• 2 G. Noiriel, 1988, p. 21.
• 3 X. Vigna, 2012, p. 22 ; A. Dewerpe, 1998, p. 96.
• 4 G. S. Cross, 1983, p. 136.
• 5 M. Martini, 2016 ; C. Zalc, 1998.

3On peut ainsi s’interroger sur la confiance qu’un clandestin confère à cette institution judiciaire. Lors de son audition par le tribunal, personne ne l’interroge sur son origine, sur sa nationalité ou sur son statut juridique en France. Les documents des prud’hommes mentionnent uniquement les informations concernant l’emploi des requérants. Ce silence sur les autres informations des travailleurs est sans doute le premier obstacle pour mener une recherche sur les étrangers et leurs relations avec les prud’hommes. Or, dans l’entre-deux-guerres, le monde du travail en France continue à être caractérisé par la présence d’un nombre très important de travailleurs immigrés2. Un long processus de substitution des ouvriers français par des étrangers dans les tâches les moins qualifiées s’est opéré au cours des premières décennies du siècle. Les immigrés affluent massivement vers les secteurs nouveaux de l’industrie3, en particulier la métallurgie ou la chimie, mais également vers d’autres plus traditionnels, à savoir les mines, les carrières et le bâtiment4. Les étrangers entrent dans un marché du travail segmenté, voire ségrégué, là où se forment des véritables niches ethniques5.

• 6 P.-A. Rosental, 2006 ; F. Del Giudice & G. Francisci, 2020.
• 7 M. D. Lewis, 2010.

4Si les étrangers participent à la flexibilisation du marché du travail, en accomplissant les tâches les plus pénibles et en percevant des salaires moindres, à partir de l’entre-deux-guerres ils se trouvent progressivement intégrés dans les systèmes de protection sociale. Les recherches récentes sur l’influence des traités internationaux de travail ont souligné le rôle joué par la diplomatie dans l’élargissement progressif des droits sociaux aux ressortissants des pays signataires, tout en mettant en évidence la hiérarchisation qui s’opère entre les immigrés protégés par ces conventions internationales et ceux qui ne le sont pas6. D’autres recherches ont signalé l’importance des administrations municipales dans la définition des droits accordés aux étrangers, en analysant ainsi la grande variété de logiques qui peuvent être adoptées en fonction des exigences politiques ou économiques territoriales7.

• 8 F. Soubiran, 1987 ; M. Cappelletti, 1984.

5Dans cet article, nous voulons dépasser la simple analyse des droits accordés formellement par les institutions étatiques (à l’échelle locale, nationale ou internationale), en tournant notre regard vers les stratégies judiciaires choisies par les étrangers eux-mêmes dans leur tentative de se voir accorder les nouvelles formes de protection sociale. Nous allons ainsi examiner les étrangers qui s’adressent aux prud’hommes. La sociologie du droit a beaucoup insisté sur l’importance de s’interroger sur les institutions judiciaires pour comprendre le degré d’exigibilité des droits et, donc, leur ampleur réelle8.

• 9 À propos de la distinction entre le statut juridique d’étranger et la condition économique d’immig (...)

7Ces questions ne sont pas cantonnées uniquement aux problèmes d’ordre juridique. Un immigré naturalisé, ayant ainsi officiellement obtenu une égalité juridique, peut malgré tout être victime de formes de discrimination, par exemple à cause de la place qu’il occupe sur le marché du travail ou en raison de sa méconnaissance de la législation française. L’article ne se limitera pas à l’analyse de la catégorie juridique de l’étranger mais il examinera la catégorie économique d’immigré9. Les prud’hommes, où se dessinent les problèmes spécifiques que rencontrent les travailleurs étrangers, les solidarités laborieuses qui naissent avec leurs collègues français, ainsi que leur utilisation des textes juridiques, apparaissent ainsi comme un excellent moyen d’analyse de cette catégorie professionnelle.

• 10 A. Cottereau, 2002 ; id., 2006 ; C. Lemercier, 2008.
• 11 P. Cam, 1981 ; L. Willemez, 2012 ; H. Michel & L. Willemez, 2008.

8Les prud’hommes ont fait l’objet d’un intérêt grandissant pour les historiens et les sociologues. Les premiers se sont intéressés principalement au fonctionnement sui generis de cette institution judiciaire, aux juges élus, aux procédures, au rôle joué en tant que producteur d’usages (ce qu’Alain Cottereau a appelé le « bon droit ») dans le monde des métiers10. La sociologie a prêté une attention majeure aux acteurs qui se tournent vers cette juridiction, à la relation entre les litiges et la conflictualité syndicale11. C’est dans ce domaine que nous comptons les seules publications sur la place accordée aux travailleurs étrangers aux prud’hommes, en particulier par les publications de la revue Plein droit.

• 12 N. Olszak, 1987a ; id., 1993.

9Parmi ces recherches, il faut pourtant signaler un vide chronologique et un autre méthodologique. Le premier concerne la première moitié du xx^e siècle, période analysée uniquement dans les études novatrices de Norbert Olszak, issues de sa thèse soutenue en 198712.

• 13 J.-C. Farcy, 1992, p. 15.
• 14 É. Serverin, 2003, p. 58.

10D’un point de vue méthodologique, il faut par contre constater l’absence d’études statistiques. Pourtant, dans d’autres domaines, l’intérêt pour le traitement statistique des sources judiciaires est issu d’une longue tradition, ouverte dans la seconde moitié du xx^e siècle grâce aux apports des modernistes et des criminologues13 et à l’utilisation des dénombrements officiels offerts par le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale et de la justice criminelle (publié à partir de 1825 pour la justice criminelle et 1831 pour la justice civile)14.

• 15 H. Lévy-Bruhl & A. Davidovitch, 1957-58, p. 355.
• 16 A. Stanziani, 2018, p. 13.

11Le quantitatif permet de dépasser la dimension individuelle, et donc exceptionnelle, de chaque affaire pour s’intéresser plutôt aux implications sociétales de l’application du droit15. L’adoption de l’outil statistique offre en outre la possibilité de s’affranchir de l’étude de la jurisprudence et de la doctrine, c’est-à-dire d’une étude qui se limite aux affaires qui ont fait débat parmi les juges et les juristes et qui ont été considérées comme extraordinaires. La statistique, au contraire, aide à déplacer l’attention sur l’utilisation du droit au quotidien, et donc sur ce qui n’est pas forcément retenu ni par la jurisprudence ni par la doctrine. Ici, il ne s’agira donc pas de se cantonner à l’étude de litiges tenus pour exemplaires ou extraordinaires. Alessandro Stanziani a souligné que le nombre de litiges ne donne pas une indication de l’impact des lois sur la « vie réelle », mais plutôt sur la possibilité des personnes de faire respecter leurs droits16. C’est précisément cet aspect qui nous intéresse ici, puisque nous souhaitons étudier la capacité des travailleurs étrangers à demander l’application des lois par le recours à l’arène judiciaire.

• 17 D. Margairaz, 2007, p. 168.
• 18 D. Margairaz, 2007, p. 173.

12Quand, en 2007, Histoire & Mesure avait consacré un numéro spécial au traitement statistique des sources judiciaires, Dominique Margairaz constatait un fort déséquilibre entre l’examen de la justice criminelle, où ces méthodologies avaient trouvé une large utilisation, et celui de la justice civile17. Pour cette dernière, D. Margairaz prônait la même méthode pour arriver à comprendre la « sphère de l’agir routinier », en passant donc « de l’exceptionnel des justices criminelles à l’ordinaire des justices civiles »18.

• 19 B. Aubusson de Cavarlay, 2007, p. 42 ; É. Serverin, 2020, p. 392.
• 20 H. Lévy-Bruhl & A. Davidovitch, 1957-1958, p. 358.
• 21 É. Serverin, 2003, p. 58.
• 22 B. Aubusson de Cavarlay, M.-S. Huré & M.-L. Pottier, 1993, p. 15.
• 23 J.-C. Balois-Proyart, 2022.

13Pour ce faire, il faut pourtant dépasser certaines limites qui apparaissent dans les sources, à partir de l’incontournable Compte général de l’administration de la justice. Le premier problème concerne les unités de compte qui ont été utilisées par les administrations qui l’ont rédigé19, privilégiant le dénombrement des affaires plutôt que des personnes impliquées dans les procès. Les statistiques « nous [font] connaître le crime, mais non le criminel20 » et, surtout, nous informent « sur ce qui est considéré comme important pour la justice, plus que sur les questions qu’elle traite réellement21 ». Pour la justice civile, nous ne trouvons ainsi pas de statistiques sur la nationalité des requérants, ou sur leur origine, alors que cette information est recensée pour la justice criminelle à partir de 192722. En général, les statistiques sur les prud’hommes se limitent à évaluer la capacité des conseils à concilier les affaires, sans s’interroger sur la nature des litiges ou sur les personnes impliquées23.

• 24 B. Aubusson de Cavarlay, M.-S. Huré & M.-L. Pottier, 1993, p. 15.
• 25 A. Stanziani, 2007, p. 17.

14Un autre problème découle de la réduction du nombre des statistiques publiées à partir de 1933 à cause de problèmes budgétaires24. Ainsi, si jusqu’en 1932 le Compte général dénombre la nature des affaires qui donnent lieu à une demande auprès des prud’hommes, pour le reste de la période ces statistiques se limitent au nombre des affaires traitées par chaque conseil. Finalement, aucune statistique ne mentionne les demandeurs qui s’adressent aux prud’hommes ni les défenseurs qui se trouvent accusés. Aucune analyse de type sociologique n’est donc possible à partir de ces sources25.

• 26 J.-C. Farcy, 2019.
• 27 F. Vesentini, 2007, p. 8.

15Une étude quantitative présuppose ainsi de partir de bases de données faites directement par le chercheur26, certainement pour dépasser les biais des statistiques publiques, mais également pour « vérifier, recouper, compléter, suppléer et détailler une information existante27 ».

• 28 I. Marinescu, 2002, p. 18.

17En ce qui concerne les affaires traitées dans les années 1920 (Figure 2), nous pouvons remarquer une primauté des demandes qui portent sur le paiement des salaires (50-60 %) et les licenciements (25-30 %)28. Les autres problématiques – discipline, respect des horaires, traitement de l’outillage – ne forment qu’une infime partie des litiges. Certaines demandes qui explosent dans les années 1930, comme celles concernant les certificats de travail ou celles relatives à la protection sociale, recouvrent néanmoins un moindre pourcentage des affaires traitées.

• 29 S. Cerutti, 2011, p. 567.
• 30 C. Lemercier & C. Zalc, 2008, p. 17.

20Comment apprécier ce silence de la part des prud’hommes ? Pouvons-nous affirmer que les questions relatives à la nationalité des acteurs désintéressent les juges ? C’est précisément pour répondre à ces questions qu’une analyse au « ras du sol » est nécessaire pour dépasser les silences des sources et la carence des statistiques. Nous allons ici reprendre de la microhistoire une lecture à « rebrousse-poil » des documents, menée « contre les intentions des rédacteurs des sources29 ». Si la microhistoire a mis en discussion l’utilisation des statistiques pour l’étude des documents judiciaires, c’est précisément au croisement de ces méthodologies que nous pouvons ouvrir un nouveau chapitre dans l’étude de ces sources30.

• 31 J. Rainhorn, 2005, p. 42 ; L. Couder, 1986, p. 502.
• 32 L. Couder, 1986, p. 503.

21L’absence d’informations sur la nationalité des acteurs contraint à une analyse des noms de famille qui figurent sur les fiches des procédures pour y déceler les étrangers. Afin de réduire le risque de rencontrer plusieurs générations de migrants dans un même échantillon, nous avons décidé de travailler sur une région où l’immigration italienne est, dans l’entre-deux-guerres, un phénomène récent : le département de la Seine. La région parisienne ne devient un pôle majeur d’attraction des nouveaux arrivants qu’à partir du premier après-guerre, alors que les vagues précédentes d’Italiens avaient privilégié le Sud-Est. Dans le département de la Seine, les Italiens prennent la place des migrations internes, affaiblies par les effets démographiques catastrophiques de la guerre, et des migrations internationales les plus anciennes de Belges et Suisses. Dans l’immédiat après-guerre, les effectifs italiens triplent et, en 1931, leur nombre atteint 100 000 personnes dans le département (150 000 si l’on ajoute les départements voisins de la Seine-et-Marne et de la Seine-et-Oise) et ils représentent le quart des étrangers31. Cet accroissement est particulièrement fort dans la première couronne de la banlieue (dans le département de la Seine, la hausse est de 221 % entre 1911 et 1931) et surtout dans la seconde couronne (Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, avec une augmentation de 616 % et 481 % respectivement)32. Contrairement aux régions d’enracinement plus ancien, à Paris, le nombre de naturalisés commence à augmenter uniquement à partir du début des années 1930. En 1936, les naturalisés sont pour 18,7 % des Italiens résidents dans le département de la Seine.

• 33 O. Milza, 1986, p. 70.
• 34 A. Bechelloni, 2001, p. 174.
• 35 L. Couder, 1986, p. 508.
• 36 J. Rainhorn, 2015, p. 94-95.

22Pour mener à bien l’étude, j’ai choisi d’examiner les travailleurs du bâtiment qui avaient une section autonome au conseil de prud’hommes. Cette branche recouvre une place centrale dans le développement économique français à partir de la seconde moitié du xix^e siècle et, après une période de crise engendrée par la Grande Guerre, jusqu’aux années 1920. Son essor est caractérisé par une substitution progressive des ouvriers français par des étrangers, ces derniers représentaient 14 % de la main-d’œuvre en 1911 et 45 % en 1929. Les Italiens constituent à eux seuls environ 41 % des étrangers employés dans ce secteur33. Pour ces raisons, Antonio Bechelloni affirme que le bâtiment représente « une espèce de “sanctuaire” professionnel du fait de la prédominance des Italiens dans tous les degrés ou presque de la hiérarchie34 ». Dans le recensement de 1926, les ouvriers du bâtiment représentent 23 % des travailleurs italiens à Paris (le pourcentage s’élève à 33 % en 1931), 31,6 % en banlieue proche et 52 % dans le département de la Seine-et-Oise. En 1931 les Italiens représentent 14 % des travailleurs du BTP de la capitale35. L’historiographie a d’ailleurs montré que le secteur de la construction emploie principalement des Italiens nés en Italie, alors que les travailleurs de la deuxième génération privilégient d’autres secteurs ou montent dans la hiérarchie professionnelle36.

• 37 M. Martini, 2019.

24Dans le bâtiment, les Italiens s’insèrent à toutes les échelles de la hiérarchie : en 1926, environ 7 000 entrepreneurs italiens opèrent en région parisienne. Ils figurent aussi dans tous les statuts intermédiaires entre les ouvriers et les entrepreneurs, en particulier dans le monde des sous-traitants et des tâcherons37.

• 38 É. Vial, 1986.

27Pour dépasser l’absence d’information sur la nationalité dans les sources prud’homales, j’ai sélectionné les noms de famille d’assonance italienne, pour ensuite vérifier leur présence dans d’autres archives administratives et policières, tels que les registres de naturalisation, les listes nominatives des recensements de la population française (de 1926, 1931 et 1936), et le Casellario Politico Centrale, le bureau de la police politique italienne, créé en 1894, qui enregistrait alors toutes les personnes jugées subversives38. Cette source a permis d’éclairer les parcours migratoires et les raisons qui avaient poussé un certain nombre d’Italiens à quitter leur pays.

• 39 J. Rainhorn & C. Zalc, 2000, p. 57.

36Cet aspect particulier de l’action judiciaire ne regroupe pas les travailleurs selon leur nationalité. Les Italiens peuvent faire partie de groupes de travailleurs mixtes (où les requérants proviennent d’un vaste territoire et ne partagent pas de qualification ni de spécialisation), ou de groupes aux caractéristiques particulièrement homogènes. Dans ce dernier cas, très souvent, nous voyons paraître ce que Judith Rainhorn et Claire Zalc ont qualifié de « maisonnées », pour indiquer des groupes qui partagent l’appartenance à une multiplicité de réseaux ethniques, professionnels et de parenté39. Ainsi, des travailleurs possédant les mêmes qualifications, résidant dans la même rue, voire dans le même bâtiment, et étant originaires de la péninsule peuvent s’adresser aux prud’hommes au même moment. La présence de groupes homogènes d’Italiens est un phénomène répandu sur toute la période, mais avec un infléchissement considérable en 1934, fléchissement probablement dû à la politique des quotas introduits par la loi sur la protection de la main-d’œuvre nationale de 1932. L’introduction des quotas diversifie la composition du monde du travail, en réduisant la présence de groupements homogènes du point de vue de l’origine nationale. Pourtant, en 1937, des groupes apparemment homogènes, mais cette fois-ci composés de travailleurs de nationalité italienne et d’autres récemment naturalisés, se présentent de nouveau devant les prud’hommes.

• 40 S. Cerutti, 2002.

38L’historiographie qui s’est penchée sur les sources judiciaires a souligné l’importance de l’analyse des procédures pour comprendre la manière dont les juges concevaient leur idée de justice, la place qu’ils accordaient aux acteurs et aux relations qui les unissaient, aux indices et aux preuves40. De façon similaire, la sociologie du droit a souligné les répercussions de l’utilisation de procédures différentes sur la possibilité des acteurs de faire reconnaître leurs droits. L’analyse des procédures, en d’autres termes, nous permet d’éclairer le degré d’ouverture d’une institution judiciaire : le langage utilisé, les coûts à supporter, les délais, représentent des variables susceptibles d’infléchir le choix d’une stratégie judiciaire.

• 41 Cet aspect a été vérifié aussi en étudiant les litiges qui se produisent au conseil de prud’hommes (...)

39Partons d’une constatation préliminaire nécessaire : parmi les litiges étudiés, j’ai trouvé seulement deux patrons parmi les demandeurs. La quasi-totalité des litiges commence après une plainte de la part d’un travailleur et, en général, il est possible d’affirmer que les prud’hommes sont à cette époque un tribunal qui est utilisé presque uniquement par des travailleurs41. Défenseur devient donc synonyme d’employeur et demandeur de travailleur.

• 42 La ressemblance avec certaines formes de « justice sommaire » d’Ancien Régime apparaît évidente, n (...)

40Les prud’hommes adoptent des procédures courtes, axées sur l’analyse des interactions sociales plutôt que sur l’interprétation des sources de droit42. À partir des statistiques dressées, on observe que la plupart des litiges du bureau de jugement sont jugés par défaut, c’est-à-dire en l’absence du défendeur. Ces procédures représentent environ 70 % des litiges au cours des trois premières années étudiées, alors qu’elles se réduisent entre 55 % et 60 % en 1934 et 1937. La baisse des procédures par défaut dans la seconde moitié des années 1930 semble indiquer une volonté croissante de la part des employeurs de défendre leur position. Cet aspect mériterait un approfondissement ultérieur, mais pourrait être un indice du fait que les prud’hommes gagnent en légitimité dans l’application des nouvelles lois sociales et des conventions collectives de travail, en particulier après l’éclatement des grèves de 1936.

• 43 F. Del Giudice, 2021.

44Le travailleur parvient donc très facilement à gagner, parfois avec une réduction du montant réclamé. Ces données montrent clairement que les prud’hommes sont incontestablement perçus comme une institution solidaire envers les travailleurs. La quasi absence d’avocats et d’avoués est un aspect à souligner, mais il ne faut pourtant pas penser qu’il soit commun à tous les conseils. Dans la section des tissus des prud’hommes de la Seine et dans la section industrielle des prud’hommes d’Aix-en-Provence, la présence d’avocats ou d’avoués peut varier sensiblement selon les usages et les stratégies adoptées à l’échelle locale43.

• 44 C. Didry, 2001 ; L. Machu, 2013.

47Les principales sources de droit utilisées par les conseillers sont les usages adoptés par les différentes corporations du bâtiment. Ces usages deviennent incontournables particulièrement dans les litiges liés aux licenciements, puisque les indemnités pour préavis ou pour brusque renvoi ne sont accordées qu’à certaines catégories et professions. L’importance des usages dans les jugements des prud’hommes est renforcée d’ailleurs par la crise de la pratique conventionnelle au cours des années 192044. Jusqu’à la fin de la décennie on remarque une continuité avec les procédures des prud’hommes étudiées au xix^e siècle par Alain Cottereau. Les juges des prud’hommes conservent un rôle important dans la fixation des usages et dans leur application aux cas individuels qu’ils sont appelés à juger.

• 45 C. Didry, 2016.

48Cette continuité des procédures des prud’hommes est rompue par deux évènements qui poussent vers l’affirmation des conventions collectives en limitant la possibilité pour les prud’hommes d’établir des usages. Ces deux tournants sont représentés par l’adoption de la loi du 19 juillet 1928 sur le délai-congé et l’affirmation des conventions collectives à la suite des grèves de 1936. La loi de 1928 reconnaît la centralité des conventions collectives dans la fixation du droit au délai-congé, et accorde aux prud’hommes la tâche de déterminer si la rupture d’un contrat doit être considérée comme abusive. C’est dans ce nouveau contexte que les syndicats commencent à investir les prud’hommes, générant un grand nombre de conflits pour que soit reconnu aux travailleurs le droit au délai-congé45. La loi de 1928 représente aussi une limitation faite aux prud’hommes d’établir en toute autonomie des usages, leur imposant de se contenter, pour juger, des seules sources existantes.

• 46 N. Olszak, 1987a, p. 744.
• 47 N. Olszak, 1987b, p. 117.

49Jusqu’à la première moitié des années 1930, les litiges en matière de salaires continuent à se tailler la part du lion, sous l’impulsion de la crise économique, à la suite de laquelle de nombreux travailleurs se tournent vers les prud’hommes pour obtenir le paiement des rémunérations. Avec l’éclatement des grèves de 1936 et l’écriture de milliers de conventions collectives, les prud’hommes se voient confier un grand nombre de litiges pour définir les limites d’application des nouvelles conventions46. Leur rôle se tourne alors de plus en plus vers l’interprétation du droit existant, plutôt que vers la création d’un droit autonome. Dans le même temps, on assiste à une judiciarisation des conflits de travail47.

• 48 G. Francisci, 2020.
• 49 Le juriste français William Oualid estime en 1927 qu’« un quart environ des travailleurs étrangers (...)

53Par une analyse plus fine des litiges individuels, on remarque que les Italiens qui demandent le dommage-intérêt pour rupture abusive en 1931 sont tous arrivés dans l’Hexagone à travers les mécanismes de recrutement mis en place par le traité de travail franco-italien de 1919. D’après cet accord international, les entrepreneurs qui veulent recruter des travailleurs en Italie doivent passer par le contrôle du Commissariato Generale dell’Emigrazione, qui supervise la signature de contrats écrits sur le modèle défini par le traité bilatéral48. Ces travailleurs se distinguent ainsi car leurs conditions de travail, leurs salaires et la durée de l’embauche sont définis par un contrat écrit. Si les contrats issus du recrutement bilatéral apparaissent particulièrement innovants pour l’époque, il faut admettre qu’ils ne couvrent qu’une minorité des travailleurs employés en France49.

• 50 En ce qui concerne les assurances sociales en particulier, la loi de 1928 institue des commissions (...)

57L’augmentation généralisée des demandes en matière de protection sociale est le résultat de différentes actions qui s’entrecroisent. La première provient du monde syndical, qui s’engage dans une bataille afin que les prud’hommes deviennent l’arène du combat pour étendre et améliorer la législation50. La deuxième poussée est juridique : les certificats de travail et les cartes des assurances sociales deviennent progressivement des documents obligatoires pour être embauché par une nouvelle entreprise. Si l’ancien patron se refuse à livrer ces documents au moment du licenciement, les travailleurs se retrouvent dans des limbes d’où il est très difficile de sortir. Enfin, la crise économique amène une proportion croissante de travailleurs à se tourner vers la protection sociale et/ou leur impose de chercher un nouvel emploi. La concomitance de ces facteurs – politique, juridique et économique – entraîne une transformation des prud’hommes. Ces cartes et certificats sont le symbole d’un processus de formalisation qui traverse le monde du travail. On ne demande plus uniquement de l’argent, mais des documents qui donnent droit à une allocation ou à une indemnité. Sans certificat de travail, on ne peut pas demander le chômage, sans les cartes des assurances sociales il est impossible d’avoir droit à une assurance en cas de maladie, de maternité, de retraite… La documentation administrative est donc le symbole d’une rémunération qui se détache du simple salaire, pour y inclure de nouvelles formes de monétisation couvrant les périodes d’emploi ainsi que celles de chômage.

• 51 F. de Barros, 2006, p. 35.
• 52 En 1939 on compte 15 742 chômeurs étrangers secourus par les fonds de chômage du département de la (...)
• 53 M. D. Lewis, 2010, p. 31.

58Pour les demandes relatives à la protection sociale, les Italiens semblent partager les mêmes préoccupations que les autres travailleurs : demande de certificats de travail, de documents des assurances sociales, d’allocations familiales, ou relatives aux congés payés (Figure 11). Ont-ils donc les mêmes droits que leurs collègues français ? L’historiographie a souligné que la protection sociale française a été construite sur des discriminations, notamment en matière de chômage et d’assurances sociales. Une distinction assez nette s’opérerait entre les étrangers protégés par des traités bilatéraux, dont les Italiens, et ceux qui ne le sont pas51. Cette vision doit pourtant être nuancée, comme le démontrent certaines polémiques politiques qui surgissent au cours des années 1930, quand de nombreux étrangers sont secourus par les fonds de chômage sans pourtant être originaires de pays signataires de conventions bilatérales52. Chaque fonds ou mairie agit d’ailleurs de manière très différente, par conséquent l’inclusion des étrangers dans les politiques sociales est inégale à l’échelle nationale53. Quoi qu’il en soit, les Italiens sont des étrangers qui peuvent compter sur une protection sociale similaire à celle des nationaux. En matière d’allocations familiales, en outre, la seule discrimination est d’ordre territoriale, excluant les travailleurs ayant des fils résidant à l’étranger ou dans les colonies.

• 54 Pour une reconstruction de la fonction des cartes d’identité nous renvoyons à A.-S. Bruno et al., (...)
• 55 A. Dewerpe, 2010 ; J.-P. Le Crom, 2005.
• 56 A.-S. Bruno et al., 2006, p. 738.

60Pour les étrangers, ces documents revêtent une autre fonction : celle de permettre le renouvellement des cartes d’identité. En effet, à partir de 1921 et plus particulièrement de 1926 (loi Durafour), les étrangers doivent posséder une carte d’identité indiquant l’existence d’un contrat de travail, la durée, le secteur54… Si un patron embauche un étranger avant l’expiration du contrat qui lie celui-ci à un autre employeur, il peut être condamné. Le document d’identité reprend donc certaines fonctions du livret ouvrier55. Les sources des prud’hommes montrent l’importance croissante de ces documents pour rester dans le marché du travail légal, afin de réduire la concurrence entre les employeurs et de contrôler la main-d’œuvre dans ses déplacements géographiques et professionnels. Ce que les immigrés vivent au cours des années 1920 avec les cartes d’identité anticipe l’usage des certificats de travail dans les années 1930 pour tous les travailleurs. Cet enchevêtrement de documents d’identité et de travail participe aux « processus de “nationalisation” du marché du travail et d’“encartement” des populations étrangères56 ».

• 57 Ce changement a été souligné par M. D. Lewis, 2010.

61Toutes les politiques sociales introduites à cette époque sont l’expression de différentes rationalités qui relativisent le poids à accorder à la nationalité. La première de ces rationalités, qu’on pourrait définir comme laborieuse, est incarnée par les politiques sur le chômage, les assurances sociales et par les congés payés, et elle greffe les droits sociaux sur la figure du travailleur. L’autre rationalité, d’ordre paternaliste et démographique, est incarnée par les allocations familiales, centrée sur la figure du chef de ménage. Ces logiques ne sont pas imaginées pour protéger les Français, mais les producteurs d’une part et, d’autre part, les pères de famille57. Les étrangers doivent donc jouer le rôle de bons travailleurs (à travers leurs cotisations) et/ou de chefs de ménage nombreux : s’adresser aux prud’hommes rentre donc dans ces stratégies.

• 58 Contrairement à ce qui a été soutenu par Bechelloni quand il affirme que : « la nature des chantie (...)
• 59 N. L. Green, 2003.

63En outre, dans l’action judiciaire, le travailleur peut compter sur différentes formes de solidarité qui émanent des réseaux dont il fait partie. La dimension collective, si elle n’est pas explicitement prévue, est tout de même acceptée et renforce les liens qui naissent sur le chantier, tout comme sur le territoire d’implantation. Les cas étudiés montrent que les étrangers n’hésitent pas à porter plainte contre un patron ou un tâcheron de même nationalité. La communauté n’est donc pas une niche sans conflits58, elle peut se révéler, au contraire, un espace parcouru par de nombreuses tensions59. Est-ce une spécificité propre au monde du bâtiment ? Il est difficile de l’affirmer et de futures recherches s’imposent. En revanche, le secteur du BTP revêt sans doute une importance considérable pour la communauté italienne de l’époque et par là permet de rendre visible certaines réalités du monde des migrations.