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Comptes rendus

Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (xixe-xxie siècle)

Jean-Guy Prévost
p. 211-213
Référence(s) :

Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (xixe-xxie siècle), Paris, Fayard, 2021, 272 p.

Texte intégral

1L’interrogation qui donne son titre à l’ouvrage d’Émilien Ruiz traduit-elle, comme le sous-titre semble l’affirmer, une obsession durable de la France moderne ? Il semble bien que oui, puisqu’elle repose d’abord sur une erreur de perspective : selon l’auteur, en effet, plutôt qu’une quelconque tendance de la bureaucratie à proliférer, « ce qui explique principalement l’accroissement du nombre des agents de l’État, c’est la multiplication de ses attributions au fil des décennies » (p. 16) – on pourrait ajouter, pour la période postérieure à 1950, la croissance de sa population. Et cette interrogation sous-tend également une rancœur que les politiques, depuis Saint-Just jusqu’à Macron, ne manquent pas d’instrumentaliser : « si les fonctionnaires et leur nombre ont, depuis deux siècles, fait l’objet de tant de critiques et de dénonciations, c’est en partie du fait d’un statut perçu comme privilégié » (ibid.). Ce double fil fournit à l’ouvrage sa trame et permet à l’auteur d’offrir un survol sur quelque deux siècles de ce terme-objet, les « fonctionnaires », dont les frontières sont demeurées au fil du temps floues et changeantes. Le premier chapitre illustre d’ailleurs les difficultés que pose l’établissement du nombre des fonctionnaires. D’abord, « il n’existe pas et n’a jamais existé de véritable définition consensuelle de ce terme » (p. 19). Entre une définition extensive qui inclurait tous les employés de l’État, des collectivités et des entreprises publiques, et une autre beaucoup plus restreinte qui ne couvrirait que « les agents titulaires de la fonction publique de l’État » (p. 20), les estimations varient de manière extrême, soit, pour l’année 2018, entre 1,5 million de personnes si l’on ne prend en compte que ces derniers et 7,5 millions si l’on adopte la première définition (p. 21). Le « flou sémantique » qui entoure la définition du fonctionnaire existe déjà au début du xixe siècle et, en dépit d’un travail considérable du droit administratif pour tenter de la circonscrire dès l’aube de la IIIe République, l’imprécision et l’ambiguïté se maintiennent jusque dans les traités et précis les plus récents. En même temps se développe la critique du « fonctionnarisme », néologisme que le dictionnaire intègre en 1872 : elle se fonde sur le nombre rarement précisé mais toujours excessif des fonctionnaires et adoptera au fil du temps une perspective républicaine (Saint-Just), puis libérale (Leroy-Beaulieu, de Foville), éventuellement vichyste (Déat), et plus récemment néo-managériale (tous les présidents depuis Chirac). L’appel à la réduction du nombre des fonctionnaires apparaît dès lors comme un leitmotiv accompagnant sur deux siècles les débats qui entourent le développement des attributions de l’État et la croissance du nombre de ses effectifs, le statut juridique de ces derniers, la reconnaissance de leurs droits syndicaux, ou encore leur féminisation.

2Les quatre chapitres suivants synthétisent de manière vivante un matériau historique considérable, fait de données statistiques et textuelles. L’auteur y montre notamment (chapitre 2) que « croissance du Léviathan » il y eut bel et bien : mais plutôt qu’à la logique du budget-maximizing bureaucrat, telle que mise de l’avant par l’école américaine du public choice et les travaux de l’économiste William Niskanen, c’est aux conjonctures des deux guerres mondiales, aux tâches militaires et économiques qu’elles imposèrent, mais surtout à « leurs conséquences sociales et fiscales » (p. 69) que l’on doit une telle croissance. Paradoxalement, comme le montrent les calculs réalisés par l’auteur sur la base de données publiées au lendemain de chacun des conflits, c’est à chaque fois « un pouvoir qui se situait résolument à la droite de l’échiquier politique », donc a priori enclin aux sirènes de l’anti-fonctionnarisme, qui « enjamba » une marche décisive « en matière d’évolution des effectifs de l’État » (ibid.). La période 1950-1980 voit également une croissance des effectifs liée « à une extension du périmètre de l’État et à une intensification des activités des ministères existants » (p. 77) et il semble en être de même pour la période 1980-2000 : les secteurs de l’éducation, de la santé et de la fonction publique territoriale en sortent grands gagnants. Bref, pour autant qu’on délaisse la recherche obsessive d’un nombre unique ou fétiche, une connaissance positive fondée sur des données et des calculs est possible, qui permet de suivre les variations d’effectifs liées à l’extension et à l’intensification évoquées plus haut.

3On touche aux motifs de « l’anti-fonctionnarisme » dans le chapitre 3, qui place la syndicalisation des agents de l’État, la reconnaissance de leur droit de grève, leur protection contre l’arbitraire politique, puis la définition d’un « statut » spécifique des fonctionnaires comme les réels enjeux autour desquels se nouent les luttes sous-jacentes aux demandes de réduction du nombre de fonctionnaires et aux dénonciations de leurs privilèges allégués. Ainsi, au début du xxe siècle, le socialiste Albert Thomas souscrit-il aux appels contre la « bureaucratie parasitaire », tout en se montrant favorable au syndicalisme comme au droit de grève, ainsi qu’à un statut de fonctionnaires pouvant protéger ceux-ci de « l’arbitraire hiérarchique et politique » (p. 93). D’autres verront au contraire dans l’octroi d’un tel statut une manière d’empêcher le syndicalisme et la grève. À partir de 1940, Vichy pourra, en même temps, augmenter considérablement le nombre des agents de l’État et adopter une série de dispositions visant à mettre au pas et à soumettre les fonctionnaires. C’est en 1946, toutefois, qu’est adoptée une loi définissant le statut général des fonctionnaires, dont le « socle » perdure, « en dépit des réformes et remises en cause permanentes » (p. 102). Le chapitre suivant, consacré à la féminisation des effectifs de la fonction publique, montre comment un tel processus a pu se conjuguer avec les dynamiques de croissance générale des effectifs, les stéréotypes sur les qualités proprement féminines (minutie, obéissance, etc.), les craintes relatives à la natalité ou encore les débats sur l’opportunité d’une égalité des traitements entre hommes et femmes. Le chapitre 5, enfin, revient sur les diverses tentatives, en écho au slogan « trop de fonctionnaires », de réduire durablement leur nombre : si elles ont bien permis de faire disparaître, à un moment ou à un autre, un certain nombre de postes (par exemple, en ne comblant pas tous les départs en retraite), « les réductions d’effectifs ont échoué à amoindrir durablement le nombre des agents de l’État » (p. 190), l’extension des attributions de l’État se révélant à terme toujours plus forte.

4Pris ensemble, les constats que pose l’auteur sont convaincants. L’explication de l’augmentation du nombre des fonctionnaires par « une tendance automultiplicatrice » (p. 155) apparaît effectivement un peu simple et l’appel à sa réduction relève souvent de la démagogie. On ne peut que souscrire au jugement suivant : « augmenter ou réduire le nombre des fonctionnaires revient à décider du rôle et des frontières que l’on entend assigner à la puissance publique » (p. 201). Mais on peut se demander si la distinction entre, d’une part, une puissance publique s’incarnant dans l’État et ses fonctionnaires et, d’autre part, les « intérêts privés », sans doute adéquate à décrire une bonne partie de la période couverte par l’ouvrage, permet d’appréhender la complexité des transformations survenues au cours des décennies les plus récentes. La conclusion évoque rapidement le recours de l’exécutif aux cabinets de conseil (plutôt qu’aux fonctionnaires), un phénomène qui n’est évidemment pas exclusif à la France. Le hasard veut que l’auteur de cette recension habite au Canada, pays où, sur la même période (2015-2021), les effectifs du gouvernement fédéral ont crû de 24 % et l’octroi par ce gouvernement de contrats à des cabinets de conseil, de 74 % : alors, trop ou pas assez de fonctionnaires ? La lecture de l’ouvrage de Ruiz suggère bien sûr que le problème ne se réduit pas à cette alternative. D’autres phénomènes, comme la transformation de ministères en agences, la montée en puissance d’autorités indépendantes ou encore la délégation de services à des organismes privés ou communautaires, contribuent eux aussi à rendre plus poreuse et sans doute moins exclusive la distinction évoquée plus haut (public/privé). L’anti-fonctionnarisme fixé sur un nombre unique qu’il faudrait impérativement réduire a peut-être vocation à durer, mais peut-on lui attribuer tous les changements récents ? En fin d’ouvrage, l’auteur demeure à cet égard prudent, préférant caractériser l’action imputée au « néolibéralisme » au regard de l’État en recourant au terme de « reconfiguration » plutôt qu’à celui, naguère largement utilisé, de « démantèlement » (p. 198).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Guy Prévost, « Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (xixe-xxie siècle) »Histoire & mesure, XXXIX-1 | 2024, 211-213.

Référence électronique

Jean-Guy Prévost, « Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (xixe-xxie siècle) »Histoire & mesure [En ligne], XXXIX-1 | 2024, mis en ligne le 11 octobre 2024, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/21002 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12htd

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Auteur

Jean-Guy Prévost

Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST), Université du Québec à Montréal
prevost.jean-guy@uqam.ca

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