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Débat

Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024

Jérôme Bourdieu
p. 186-188
Référence(s) :

Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Seuil (Écocène), 2024, 407 p.

Texte intégral

1Il semble de plus en plus vraisemblable qu’au rythme auquel nous exploitons la planète, à horizon d’un siècle ou deux, nous atteindrons le bout du chemin : réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles, effondrement de la biodiversité, mènent inexorablement à la fin du monde. À cette vision collapsiste, s’oppose l’alternative de la transition écologique : de même qu’on a su évoluer de la force animale à l’utilisation du charbon de bois, on a pu passer du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, on a ensuite pensé pouvoir aller du pétrole au nucléaire, et désormais on envisage de remplacer toutes ces ressources finies et d’utilisation polluante par une énergie issue de ressources naturelles, infiniment renouvelables, le vent, l’eau, le soleil. Cette vision optimiste est parfois remise en cause par les difficultés techniques qu’il faudra surmonter pour tirer une puissance énergétique suffisante de ces ressources naturelles mais elle reste le scénario souhaitable pour sortir de la crise écologique.

2Pour Jean-Baptiste Fressoz rien dans l’histoire ne permet pourtant de donner crédit à un tel scénario : il n’y a jamais eu de transition, l’utilisation de nouvelles sources d’énergie ne s’est jamais faite par substitution aux précédentes mais, au contraire, toujours par addition et tout semble indiquer qu’à nouveau, l’utilisation des énergies renouvelables ne se fera pas en remplacement des énergies fossiles, mais viendra seulement s’ajouter à une consommation toujours plus grande de celles-ci. Comme il est précisé en préface, il ne s’agit pas de dire « que la transition est impossible, mais d’identifier les facteurs qui conduisent à l’accumulation énergétique, des processus de symbiose qui sont toujours avec nous et ne sont pas près de disparaître ».

3L’ouvrage de J.-B. Fressoz établit ce constat en mobilisant un très vaste ensemble de sources et de données sur une période longue qui remonte à la fin du xviie siècle et s’étend jusqu’à aujourd’hui. En même temps, il s’interroge sur l’aveuglement de tous ceux qui, depuis des décennies, ont repris le thème de la transition sans jamais apercevoir son inanité. À l’analyse du phénomène empirique s’ajoute donc une question d’histoire des représentations, plus étonnante encore en un sens, parce qu’il semble stupéfiant qu’un phénomène aussi massif que celui que décrit J.-B. Fressoz ait échappé à plusieurs générations d’observateurs.

4Paradoxalement, en s’appliquant à étayer avec force cette double thèse, J.-B. Fressoz en révèle l’inexactitude. La trajectoire exponentielle de croissance de la consommation d’énergie sur laquelle s’adosse presque parfaitement la croissance économique dans son ensemble est à la fois incontestable et incontestée et elle garantit en même temps l’impossibilité de son prolongement si elle s’adosse, à technologie donnée, à des ressources finies. La transition telle qu’il l’entend est une fatalité et, en un sens, tout le monde le sait depuis longtemps, l’aveuglement qu’il décrit est bien plus une cécité volontaire. De fait, le livre décrit avec une acuité remarquable la manière dont le caractère insoutenable d’une trajectoire aussi dispendieuse en énergie a été depuis longtemps énoncé. Certes l’idée de transition a été souvent évoquée mais elle portait sur la succession entre des systèmes techniques objectivement profondément différents : l’utilisation du bois, du charbon d’autrefois, du pétrole puis du nucléaire renvoient à des systèmes techniques distincts qui se succèdent, cela ne préjuge pas de la consommation des ressources qui leur sont nécessaires (on le voit tout particulièrement lorsque l’auteur évoque un âge de l’électricité qui est toujours lié en réalité à l’utilisation de modes de production de l’électricité d’un autre âge, si l’on peut dire, dont la source hydraulique, au demeurant très peu présente dans le livre).

5Un basculement particulièrement surprenant et radical des représentations que décrit J.-B. Fressoz est celui qui tient au passage de la peur de l’épuisement des ressources à la crainte du réchauffement climatique. Quand on passe de l’un à l’autre, la finitude des ressources fossiles n’est plus une menace, c’est leur surabondance qui inquiète parce que leur utilisation est le principal vecteur du réchauffement de la planète.

6L’économie des ressources dites non renouvelables, c’est-à-dire disponibles en quantité finie, décrit une trajectoire de consommation décroissante de la ressource et l’augmentation de son prix à mesure que les réserves diminuent. Une telle représentation ne correspond pas à la réalité observée d’une augmentation constante des ressources consommées : c’est que les réserves que l’on épuise, ce sont les réserves prouvées et elles se renouvellent sans cesse du fait des découvertes de nouveaux gisements. Jusqu’au moment où l’on atteint les réserves ultimes : le processus d’épuisement se manifeste en fait sous la forme d’un renchérissement de l’accès à des réserves nouvelles. C’est là que réside le processus de transition : on exploite les ressources depuis les moins chères jusqu’aux plus chères, à l’aléa près du processus même de découverte, de découverte de nouveaux gisements qui peuvent être moins chers à exploiter que ceux qui sont déjà connus, mais aussi de découvertes de techniques d’utilisation des ressources qui démultiplient ce que l’on peut tirer de leur usage. La question du réchauffement climatique vient à première vue détourner l’attention de la question de la finitude, du moins aussi longtemps que l’on ne considère pas le climat lui-même comme une ressource finie (voir p. 280). La question de la finitude ne manque pas de resurgir alors. Et elle ne peut être contrecarrée qu’en faisant appel à l’idée de backstop technology, une ressource qui serait disponible à coût marginal constant, de manière infinie.

7C’est l’adhésion à la croyance dans l’existence d’une telle backstop technology qui attire alors à raison toute l’attention de l’auteur et le fait qu’elle permette de penser l’usage des ressources fossiles comme transitoire, en fonction du temps potentiellement long nécessaire à sa mise au point. Le livre montre très bien comment toutes les parties prenantes, les ingénieurs d’Exxon, les ordonnateurs du programme nucléaire français, les économistes adoptent un tel point de vue, même si on ignore s’il se fonde sur une conviction ou sur un mensonge opportuniste. Autrement dit, la question de la production de cette croyance dans un progrès technique sans limite reste ouverte, et ce d’autant plus que l’existence de limites à la croissance matérielle, indépassables pour des raisons physiques, était bien connue (et prise en compte par certains chercheurs comme Nicholas Georgescu-Roegen par exemple). J.-B. Fressoz a encore plus raison qu’il ne le dit : la question du réchauffement ne se substitue pas à celle de l’épuisement, elle s’y ajoute.

  • 1 José Halloy, « Réchauffement climatique et technologies. Quelle est la question ? », La revue nouve (...)

8Un des atouts majeurs de l’ouvrage de J.-B. Fressoz est de penser l’histoire de l’énergie en englobant des histoires sectorielles partielles, celles du bois et de la forêt, du charbon, du pétrole ou encore du nucléaire. Mais pour poser les questions qu’il pose, il faut sans doute aller encore plus loin et repenser le cadre de l’énergie lui-même. On le voit dès l’examen du cas du bois : s’il n’y a pas transition entre le bois et le charbon, nous dit J.-B. Fressoz, c’est qu’il faut plus de bois encore pour étayer les mines qu’on n’en économise en ne le brûlant pas. Ce double usage du bois indique qu’en réalité le problème d’une croissance exponentielle de la consommation d’énergie ne tient pas réellement aux sources d’énergie elles-mêmes mais aux conditions de production de l’énergie utilisable qui suppose le recours à d’autres ressources naturelles, ici le bois, aujourd’hui le silicium ou les terres rares pour les panneaux photovoltaïques ou les éoliennes. C’est parce que la production renvoie à un système productif que l’effet de symbiose joue à plein et c’est là que se trouve une limite indépassable par le progrès technique, une limite quantitative liée à la finitude de la planète : quand bien même la fusion nucléaire serait technologiquement maîtrisée, cela ne pourrait être que par la consommation sans fin de matières premières épuisables. Comme le formule José Halloy1, d’une certaine façon, nous ne manquons pas d’énergie, le soleil à lui seul en délivre chaque année bien assez pour satisfaire tous les besoins de l’humanité ; la difficulté est de transformer cette énergie réserve en puissance utile et là, la terre entière ne suffit pas à construire les dispositifs techniques nécessaires. Dispositifs qui doivent en réalité inclure tous ceux qui sont dévoreurs de ressources naturelles et en particulier ceux qui participent de la production alimentaire et vestimentaire.

9Et il faudrait élargir encore la focale parce que le changement climatique en cours, d’origine et de temporalité humaine, et, en cela, radicalement différent des changements climatiques d’origine naturelle, fait apparaître que le sort de l’humanité ne dépend pas seulement de sa capacité à produire de l’énergie mais de la dynamique de cette production et de ses effets sur la biosphère qui, en tant que système, est une ressource vitale pour la préservation de l’humanité. Elle se trouve pourtant profondément menacée par l’effondrement catastrophique de la biodiversité (la Nature en tant que telle n’a pas trop de souci à se faire ; après tout, elle n’en est pas à un écocide près).

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Notes

1 José Halloy, « Réchauffement climatique et technologies. Quelle est la question ? », La revue nouvelle, vol. 7, no 7, 2021, p. 56-62.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Bourdieu, « Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024 »Histoire & mesure, XXXIX-2 | 2024, 186-188.

Référence électronique

Jérôme Bourdieu, « Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024 »Histoire & mesure [En ligne], XXXIX-2 | 2024, mis en ligne le 01 mai 2025, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/21711 ; DOI : https://doi.org/10.4000/140kn

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Auteur

Jérôme Bourdieu

Historien de l’économie, École des hautes études en sciences sociales, École d’économie de Paris
jerome.bourdieu@ehess.fr

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