Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024
Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Seuil (Écocène), 2024, 407 p.
Texte intégral
1Les conséquences du dérèglement climatique placent les sociétés humaines face à leur responsabilité au regard des activités sociales prédatrices et leur propension dominatrice envers l’environnement… Les choix énergétiques qui ont contribué à construire nos sociétés de consommation posent définitivement le climat comme relevant du politique. Cette épreuve oblige à repenser notre modèle économique et à inventer de nouveaux scénarios pour l’avenir.
2En tant qu’historien des sciences, des techniques et de l’environnement, Jean-Baptiste Fressoz propose une histoire du rapport aux énergies qui embrasse l’ensemble de celles-ci, non pas de manière séparée et chronologique, mais dans une approche globale et sur le temps long de l’histoire des techniques et des choix de société. Dans la continuité des travaux qu’il a entrepris depuis une quinzaine d’années, il met en perspective combien, sur la base d’une idéologie capitaliste, les différentes énergies ont cohabité, et se sont entretenues les unes les autres. Pour le dire autrement, le « passage » de l’une à l’autre ne s’est pas accompagné de la disparition des premières, bien au contraire.
- 1 Alain Gras, Les macro-systèmes techniques, Paris, Presses universitaires de France (Que sais-je ?), (...)
3En même temps, il nous invite à revoir la pertinence du projet d’adaptation et de la notion de « transition énergétique ». Il montre, avec force illustrations et pas moins de 778 notes de bas de page, que matières et énergie, mais aussi les énergies elles-mêmes, sont reliées entre elles par des interdépendances, au cœur des macro-systèmes techniques1. Au service d’un modèle économique centré sur la croissance, chacune d’elles sert de variable d’ajustement quand les autres font défaut ou prennent le devant de la scène. Elles s’empilent donc, plus qu’elles ne s’excluent ou ne se substituent les unes aux autres, dans une dynamique permanente impulsée par des jeux combinés entre état des ressources, innovations techniques, marché et surtout contextes géopolitiques.
- 2 Promotion des technologies peu gourmandes en énergie et peu émettrices de CO2.
- 3 Scénario Afterres 2050 produit par Solagro, repris par l’association Negawatt (URL : https://www.ne (...)
- 4 Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Paris, Seuil, 2022 ; Aurélien (...)
- 5 Ivan Illich, Énergie et équité, trad. de l’allemand par Luce Giard, Paris, Seuil (Techno-critique), (...)
- 6 URL : https://www.undp.org/sustainable-development-goals.
4Le livre de J.-B. Fressoz est stimulant, très documenté, assorti de nombreux exemples concrets. Il nourrit les débats académiques, déchaîne les passions, ravive une vision dialectique (duale) du rapport de nos sociétés à l’énergie. Il cristallise les croyances embarquées par deux paradigmes énergétiques principaux qui divergent quant aux enjeux et aux modalités de la transition. Le premier paradigme fait de la croissance la norme de l’action publique. Obsédé par la question démographique, combinée à celle de l’épuisement des ressources (crise énergétique), il met en avant la possibilité de nouvelles formes d’abondance. Ainsi, transitionner s’apparente à s’adapter. Dans cette optique, la substituabilité des ressources est envisageable. L’innovation technique et la promotion d’énergies alternatives permettront une croissance dite « verte », sans porter atteinte au niveau de confort actuel. L’autre paradigme s’inscrit en revanche dans l’idée d’une crise écologique qui contraint à réfléchir au caractère incompatible du modèle capitaliste avec les limites planétaires. Notre société peut atténuer le dérèglement climatique en sortant des fossiles via la définition de seuils pour engager une transition promouvant les énergies renouvelables (éolien, solaire…), l’efficacité énergétique2, la sobriété énergétique3, des formes de repolitisation du modèle économique4 et de ralentissement des modes de vie pour aller vers une réelle équité5 à l’échelle planétaire, en phase avec les Objectifs de développement durable adoptés par les Nations unies en 20156.
- 7 Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’én (...)
- 8 Le bois assure l’extraction du charbon en permettant la construction des étais des mines. Il est le (...)
- 9 « Après deux siècles de “transition énergétique”, nos sociétés n’ont jamais brûlé autant de pétrole (...)
5De fait, ce livre dérange car il bouscule les certitudes intellectuelles, notamment celles qui reposent sur la distinction selon des phases de l’histoire, l’âge du bois, celui du charbon, celui du pétrole, celui du nucléaire ; la première, la deuxième et la troisième révolution industrielle7 ; et, l’âge de la transition… Or, ce que montre J.-B. Fressoz, c’est bien que l’arrivée d’une énergie au-devant de la scène ne signifie absolument pas une disqualification ou une disparition des énergies précédentes. Bien au contraire. En tant qu’entités, les énergies ont besoin les unes des autres pour interagir avec les matières. Elles s’entretiennent dans une dynamique énergétique plus globale. Ainsi, J.-B. Fressoz entreprend d’identifier les éléments qui conduisent à cette intrication. Selon lui, les énergies primaires font plutôt l’objet d’un jeu de déplacements qui s’organise au gré des découvertes ou des besoins technologiques. L’exemple du bois8, comme celui du charbon9, sont éloquents. C’est cet ensemble, les additions, les combinaisons et les permanences qu’il implique, qui conduisent J.-B. Fressoz à questionner l’imaginaire sur lequel reposent les récits phasistes.
6Ainsi, le livre ouvre une réflexion sur la manière de raconter l’histoire des énergies et de l’utiliser pour réfléchir aux possibles futurs énergétiques. Comment concevoir une « transition » brandie de manière quasi consensuelle, comme l’objectif à atteindre, sachant que sa mesure repose sur un « artefact statistique » ? Par convention, on attribue les émissions de CO2 aux pays producteurs de biens et non aux pays consommateurs de ces biens. On est bien là au cœur du débat sur l’instrumentalisation des données (quelles données, produites par qui, pour quels enjeux et à quelle échelle et sur la base de quelle vision du monde ?) et sur le mésusage du terme « transition » dans les entreprises de futurologie.
- 10 Gérard Dubey & Alain Gras, La servitude électrique. Du rêve de liberté à la prison numérique, Paris (...)
- 11 Le carbone durable ou carbone circulaire consiste à capter et séquestrer le CO2 qui provoque le réc (...)
- 12 Jean-Baptiste Fressoz, « La main invisible a-t-elle le pouce vert ? », Techniques et cultures, no 6 (...)
7J.-B. Fressoz n’est pas un expert en physique ou en énergétique, mais un historien. Au-delà des faits, il s’intéresse aux imaginaires sur lesquels s’appuient les politiques visant à décarboner la société. Il interroge la servitude10 aux fossiles et à l’électricité et l’illusion d’une croissance verte. Il met en avant la manière dont le grand Capital et le monde politique ont instrumentalisé et continuent de manipuler la notion de transition pour justifier la promotion des fossiles, du nucléaire et de toutes sortes d’alternatives fantasmées, comme celle du carbone durable11, dans une croyance largement entretenue que nos sociétés occidentales peuvent continuer à se développer « durablement » en repoussant les limites en termes de ressources12.
- 13 Serge Latouche, Survivre au développement. De la décolonisation de l’imaginaire économique à la con (...)
- 14 Pierre Veltz, Bifurcations. Réinventer la société industrielle par l’écologie ?, La Tour-d’Aigues, (...)
- 15 Dominique Bourg, Alain Kaufman & Dominique Méda (dir.), L’âge des transitions. En route pour la rec (...)
- 16 Jean-Baptiste Fressoz, « Pour une histoire désorientée de l’énergie », Entropia, vol. 15, 2013, p. (...)
8Il interroge l’usage qui est fait du terme « transition », mot polysémique par excellence, qui est associé, comme le mot « développement13 » à diverses épithètes bien commodes comme transition socio-technique ou technologique, deep ou shallow transition… Ce mot, a priori peu discutable et qui fait consensus (il s’agirait simplement de passer d’un monde à un autre), relève en fait d’un abus de langage largement rattaché à l’imaginaire du techno-solutionnisme. « Transition » sonne comme une étape au cours d’un parcours ou d’un processus. Au contraire de « bifurcation14 » ou de « reconversion15 ». Ainsi, ce mot autorise à croire, et faire croire, qu’il suffit d’accélérer les dynamiques (dans un sens, comme dans l’autre) pour endiguer les problèmes liés au dérèglement climatique. C’est pourquoi il importe de désorienter16 l’histoire de l’énergie car la course en termes de progrès technologique pour affronter le changement climatique n’est peut-être pas la bonne solution. Cela contribue à occulter le vrai défi de notre société : changer de civilisation et d’échelle, décarboner la production d’énergie et dé-consommer.
- 17 François Jarrige & Alexis Vrignon (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternativ (...)
- 18 Alain Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Paris, Fayard, 2003.
- 19 Geoffrey Carrère, Camille Dumat & Marie-Christine Zélem (dir.), Dans la fabrique des transitions éc (...)
9L’auteur a été accusé de vouloir démobiliser en proposant de renoncer à cette approche en termes de transition. J.-B. Fressoz invite simplement à « défataliser l’histoire des énergies17 » pour réinterroger les récits. Il s’agit de débanaliser le terme de transition pour sortir de l’emprise technologique18. On peut alors regretter qu’il ait rétréci la notion de transition énergétique à celle des choix techniques et politiques, alors que la transition est plurielle, multiactancielle et multiscalaire. Elle concerne autant sa « fabrique19 » que les modes de gouvernance ou la réception des injonctions à la modération énergétique, à tous les niveaux du social, comme à tous les échelons territoriaux (du global au local). L’autre regret, c’est de n’avoir pas insisté sur la faisabilité socio-économique de la transition vers une société bas-carbone, c’est-à-dire la capacité de notre société à réfléchir à ses besoins réels, pour décélérer en matière d’extraction, de production et de consommation d’énergie vers des modes de vie moins énergivores.
- 20 Alain Gras, Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques, Paris, Presses univer (...)
- 21 Théorisée par Paul A. David, la « dépendance au sentier » (ou « path dependency ») décrit la manièr (...)
- 22 Jean-François Mouhot, Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique, Seyssel, (...)
- 23 Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire des idées politiques, Paris, La découverte, (...)
- 24 Le terme anglais sufficiency serait plus précis, car il embarque la notion de besoin : ne pas conso (...)
- 25 Il s’agit de mieux répartir les bienfaits de la civilisation énergétique, donc la société de consom (...)
- 26 Cédric Durand & Razmig Keucheyan, Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique, (...)
10Enfin, certains lecteurs se sont arrêtés au bandeau de l’éditeur (« La transition n’aura pas lieu ») pour accuser J.-B. Fressoz de critiquer la notion de transition sans proposer de solution… Était-ce bien là son projet ? Peut-être n’insiste-t-il pas assez sur le sujet, mais il plaide pour un « discernement technologique » (réfléchir aux verrouillages socio-techniques20 et sentiers de dépendance21). On lit bien entre ses lignes que, dans un monde fini, il s’agit de sortir de l’esclavage énergétique22 pour inventer une société post-industrielle par l’écologie et l’autonomie (sans l’abondance)23, la sobriété24, et plus de justice sociale25. Le livre de J.-B. Fressoz sonne alors comme une invitation à repolitiser rapidement la notion de transition26, dépasser le laisser-faire climatique et opter pour des solutions plus offensives pour un futur bas-carbone plus égalitaire et centré sur les besoins.
Notes
1 Alain Gras, Les macro-systèmes techniques, Paris, Presses universitaires de France (Que sais-je ?), 1977.
2 Promotion des technologies peu gourmandes en énergie et peu émettrices de CO2.
3 Scénario Afterres 2050 produit par Solagro, repris par l’association Negawatt (URL : https://www.negawatt.org), qui combine les concepts de négaWatt (économie d’énergie, empreinte carbone) et de négaMat (économie de matière, empreinte matière).
4 Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Paris, Seuil, 2022 ; Aurélien Barreau, Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité. Face à la catastrophe écologique et sociale, Neuilly-sur-Seine, Lafon (Document), 2020.
5 Ivan Illich, Énergie et équité, trad. de l’allemand par Luce Giard, Paris, Seuil (Techno-critique), 1975.
6 URL : https://www.undp.org/sustainable-development-goals.
7 Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, trad. de l’anglais par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les liens qui libèrent, 2012.
8 Le bois assure l’extraction du charbon en permettant la construction des étais des mines. Il est le matériau principal des traverses des chemins de fer pour le transport. Il est au cœur de la fabrication des emballages et des palettes pour commercialiser tous les produits issus du pétrole. Aujourd’hui, il représente aussi le carburant principal pour l’alimentation d’un tiers de la population mondiale.
9 « Après deux siècles de “transition énergétique”, nos sociétés n’ont jamais brûlé autant de pétrole et de gaz, de charbon et même autant de bois » (p. 15). Les pays riches restent de gros producteurs et de gros consommateurs de charbon. Ce constat s’établit sans compter les énergies fossiles incorporées dans les importations, donc les flux de marchandises.
10 Gérard Dubey & Alain Gras, La servitude électrique. Du rêve de liberté à la prison numérique, Paris, Seuil, 2021.
11 Le carbone durable ou carbone circulaire consiste à capter et séquestrer le CO2 qui provoque le réchauffement climatique en le transformant. Ce projet « dédiabolise » le carbone et contribue à légitimer la poursuite des activités industrielles et humaines et renforce le caractère énergivore des sociétés.
12 Jean-Baptiste Fressoz, « La main invisible a-t-elle le pouce vert ? », Techniques et cultures, no 65-66, 2016, p. 324-339.
13 Serge Latouche, Survivre au développement. De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Paris, Mille et une nuits (Les petits libres), 2004 ; Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques (Références), 2012.
14 Pierre Veltz, Bifurcations. Réinventer la société industrielle par l’écologie ?, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022.
15 Dominique Bourg, Alain Kaufman & Dominique Méda (dir.), L’âge des transitions. En route pour la reconversion écologique, Paris, Les petits matins, 2016.
16 Jean-Baptiste Fressoz, « Pour une histoire désorientée de l’énergie », Entropia, vol. 15, 2013, p. 173-187.
17 François Jarrige & Alexis Vrignon (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, Paris, La découverte, 2020.
18 Alain Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Paris, Fayard, 2003.
19 Geoffrey Carrère, Camille Dumat & Marie-Christine Zélem (dir.), Dans la fabrique des transitions écologiques. Permanence et changements, Paris, L’Harmattan, 2019.
20 Alain Gras, Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques, Paris, Presses universitaires de France (Sociologie d’aujourd’hui), 1993.
21 Théorisée par Paul A. David, la « dépendance au sentier » (ou « path dependency ») décrit la manière dont les décisions passées influencent les décisions futures ; pour une synthèse, voir Paul A. David, « Path Dependence: A Foundational Concept for Historical Social Science », Cliometrica. The Journal of Historical Economics and Econometric History, vol. 1, no 2, 2007, p. 91-114.
22 Jean-François Mouhot, Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique, Seyssel, Champ Vallon, 2011.
23 Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire des idées politiques, Paris, La découverte, 2020.
24 Le terme anglais sufficiency serait plus précis, car il embarque la notion de besoin : ne pas consommer plus que nécessaire et satisfaire les principes d’équité. Voir André Gorz, Éloge du suffisant, Paris, Presses universitaires de France, 2019.
25 Il s’agit de mieux répartir les bienfaits de la civilisation énergétique, donc la société de consommation, à l’échelle du monde : Samir Amin, Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris, Éd. de Minuit (Grands documents), 1973 ; Joan Martinez-Alier, L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, trad. de l’espagnol par André Verkaeren, Paris, Les petits matins, 2002.
26 Cédric Durand & Razmig Keucheyan, Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique, Paris, La découverte (Zones), 2024.
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Référence papier
Marie-Christine Zélem, « Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024 », Histoire & mesure, XXXIX-2 | 2024, 189-193.
Référence électronique
Marie-Christine Zélem, « Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024 », Histoire & mesure [En ligne], XXXIX-2 | 2024, mis en ligne le 01 mai 2025, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/21716 ; DOI : https://doi.org/10.4000/140ko
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