Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024
Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Seuil (Écocène), 2024, 407 p.
Texte intégral
1Sans transition est inséparablement un essai d’histoire économique, une contribution à l’histoire intellectuelle et un livre politique. Ces trois propos se succèdent à peu près dans cet ordre, et pourtant ils ne sont pas simplement juxtaposés. À mesure que le livre passe de l’un à l’autre, il dévoile une même intention. Cette construction, me semble-t-il, accompagne ce que l’on pourrait décrire comme une nouvelle manière de s’adresser au public des livres d’histoire et de sciences sociales à l’ère du réchauffement climatique. Afin de mieux mettre en lumière les ressorts de cette démarche, je propose de lire le livre à l’envers.
2Commençons donc par la fin. Jean-Baptiste Fressoz cite à la page 307 cette remarque du lobbyiste Robert A. Reinstein à propos des Européens : « Ils sont comme des adolescents, ils savent tout mais ne comprennent rien ». La formule s’applique très bien aux acteurs décrits dans Sans transition mais tout autant à ceux de l’ouvrage issu de sa thèse, L’apocalypse joyeuse (Seuil, 2012). Dans ce dernier livre, qui portait sur la fin du xviiie siècle et le xixe siècle, on découvrait l’histoire d’une « grande désinhibition ». Loin d’être joyeuse, l’enquête assumait un regard très sombre sur les dynamiques de l’industrialisation. Le sujet moderne y apparaissait comme fondamentalement irresponsable. C’est en pleine connaissance des risques encourus et des conséquences catastrophiques en matière de santé et d’environnement que les sociétés occidentales, observées à partir du cas de la France du xixe siècle, s’étaient engagées dans la révolution industrielle.
3Dans ce nouveau livre, on passe à l’étape suivante : après la désinhibition, voici la procrastination. Il n’y a pas de « prise de conscience » environnementale chez J.-B. Fressoz, dont l’une des contributions comme historien a été au contraire de montrer l’ancienneté de ce qu’il a baptisé les « réflexivités environnementales ». Mais c’est une chose différente que d’être conscient des phénomènes, et d’intérioriser l’interdiction morale qui les accompagne. Sans transition, dont le nœud argumentatif se situe désormais aux xxe siècle et aux États-Unis, décrit un monde dans lequel cette interdiction morale a été admise et doit désormais être contournée. L’enjeu n’est plus de désinhiber le capitalisme, mais de le protéger de la critique environnementale qui le vise et voudrait l’inhiber à nouveau. C’est ce que clarifie la conclusion du livre, qui décrit un esprit du capitalisme que l’on pourrait résumer de la façon suivante : « Remettons à demain les mesures dont nous savons bien qu’elles sont aussi nécessaires que difficiles ! »
- 1 Bruno Villalba, Politiques de sobriété, Paris, Le pommier, 2023.
4On peut donc lire ce livre comme un essai en faveur de la sobriété. Pourtant J.-B. Fressoz ne cherche pas à prouver, en politiste ou en philosophe, qu’une politique de sobriété est le seul moyen d’engager une action efficace et immédiate1. Il ne se demande pas non plus, en économiste, comment financer la « bifurcation » énergétique. Sa démarche consiste plutôt, en historien, à montrer quels mécanismes ont été imaginés pour retarder encore et toujours le moment de passer à l’action. Continuons, pour le voir, notre lecture à l’envers.
- 2 Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs” », (...)
5Une étape essentielle de cette démarche, à laquelle est consacrée toute la seconde partie du livre, se présente comme une enquête d’histoire intellectuelle. C’est essentiellement après la Seconde Guerre mondiale que fut élaboré un récit « phasiste » dont l’importance historiographique serait peut-être anecdotique s’il n’avait pas eu aussi un immense impact sur les politiques industrielles. Selon ce récit, l’histoire de l’énergie se présente comme une série de transitions, du bois vers le charbon, puis du charbon vers le pétrole. J.-B. Fressoz identifie sa formation au sein d’un milieu d’économistes et de savants proches de la Maison Blanche qui, notamment dans les années 1970, milite en faveur d’un développement de l’industrie nucléaire civile. En historien des sciences et savoirs, il se montre ici attentif aux modes de visualisation, aux styles de pensée et aux instruments d’analyse, ainsi qu’à leurs changements de contexte, transferts et réemplois. Alors que la grande désinhibition du xixe siècle passait par le droit ou les réglementations du capitalisme, la grande procrastination du xxe siècle trouve sa justification dans un récit historique qui s’appuie sur des modèles et scénarios de futurologie et sur la « courbe en S » des néo-malthusiens2.
- 3 Paul Ricoeur, Temps et récit, t. 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1991.
6Le contraste méthodologique est saisissant entre cette histoire intellectuelle à vocation surtout critique et réflexive, et la première partie du livre à vocation plus constructive. Celle-ci, qui ouvre l’ouvrage, se présente comme une proposition d’histoire matérielle de l’énergie, attentive aux phénomènes de symbiose ou « effets symbiotiques » entre le bois, le charbon et le pétrole. Alors que l’histoire économique, chez un historien tel que Fernand Braudel, s’enorgueillissait de valoriser les proportions et les tendances statistiques – au point, comme le remarquait Paul Ricoeur, de faire du trend le véritable héros de son récit3 – c’est ici la tonne qui prend la place du personnage principal. Parler en valeurs absolues rend alors visibles, pour les remettre à leur place, des quantités qui avaient été mises hors champ. Afin de montrer concrètement les phénomènes de symbiose, on s’éloigne des agrégats statistiques au profit d’une histoire des techniques attentive à la substance des choses. J.-B. Fressoz excelle ici dans le choix des exemples, tous plus éloquents les uns que les autres et qui ressemblent parfois à autant d’uppercuts dirigés contre des adversaires, à l’image de Tim Mitchell qui en prend pour son grade – signe sans doute de l’importance de son travail pour J.-B. Fressoz lui-même.
7Sans transition aurait sans doute pu suivre le plan que je viens d’indiquer. Après avoir énoncé son intention politique, le livre aurait déconstruit l’historiographie « phasiste » en déroulant une histoire intellectuelle à vocation épistémologique et critique, puis aurait présenté son histoire matérielle comme une proposition méthodologiquement novatrice pour réécrire l’histoire de l’énergie. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Il me semble que le récit chronologique, qui n’empêche aucunement une lecture de sciences sociales, est également compatible avec d’autres formes de lecture et qu’elle est plus adaptée aux enjeux d’une histoire de l’énergie à l’ère du réchauffement climatique.
8Une posture savante classique consiste à conjurer les sciences sociales de ne pas céder aux sirènes militantes du dévoilement critique qui risqueraient de transformer le projet émancipateur hérité des Lumières en prophétisme académique. Mais comment faire, face à l’urgence environnementale, pour que les sciences sociales ne ressemblent pas à leur tour à ces adolescents qui « savent tout mais ne comprennent rien » ? S’enfermer, au nom de l’autonomie savante, dans une posture aristocratique serait une forme de dénégation de sa propre capacité d’agir. J.-B. Fressoz ne renonce pas à s’asseoir à la table des adultes. Sa proposition ne consiste au fond qu’à se mettre à la recherche d’une forme d’écriture adaptée à son objet. Celle-ci, par définition, ne saurait convenir à d’autres objets historiques, mais elle mérite qu’on l’écoute et qu’on y réfléchisse, non seulement dans l’espace public, mais aussi dans le monde des sciences sociales.
Notes
1 Bruno Villalba, Politiques de sobriété, Paris, Le pommier, 2023.
2 Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 601, no 1, 2013, p. 7-36.
3 Paul Ricoeur, Temps et récit, t. 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1991.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Julien Vincent, « Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024 », Histoire & mesure, XXXIX-2 | 2024, 194-196.
Référence électronique
Julien Vincent, « Autour de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz, 2024 », Histoire & mesure [En ligne], XXXIX-2 | 2024, mis en ligne le 01 mai 2025, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/21721 ; DOI : https://doi.org/10.4000/140kp
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