• 1 Je tiens à remercier le comité de rédaction d’Histoire & Mesure qui m’a permis de (...)
• 2 Le Corpus agrimensorum Romanorum, dont le meilleur accès en français est aujourd’hui (...)
• 3 Traces fossiles intactes : p. ex. L. R. Decramer et al., 2002. Centuries transformées : (...)

1On s’étonne peu de l’abandon rapide du système romain de mesures agraires1, alors que la connaissance s’en est conservée dans un ensemble de sources qui suscite encore bon nombre de travaux2 et que les traces du découpage régulier du sol cultivé en centuries – carreaux de 2 400 pieds de côté (de 704 à 710 m pour un pied romain de ~ 0,293 à 0,296 m) renfermant 200 jugères (de 120 × 240 pieds) arpentés à la perche de 10 pieds – sont encore décelables dans maintes régions pour une archéologie de plus en plus pointue3.

• 4 Le titre même de l’édition du Corpus par S. Del Lungo, La pratica agrimensoria nella tarda (...)
• 5 En Allemagne, A. Meitzen, 1895 ; en Angleterre, F. W. Maitland, 1897 ; et, en Ital (...)
• 6 P. Guilhiermoz, 1913 ; id., 1919. L’apport de cet auteur reste fondamental. Mes recherches (...)
• 7 Comment ne pas invoquer, pour la France, M. Bloch, 1931, et, sur d’autres prémisses, R. Di (...)
• 8 B. Cursente & M. Mousnier, 2005 ; les travaux inspirés par G. Chouquer (voir le site http: (...)
• 9 Le Comité français pour la métrologie historique et ses Cahiers de métrologie, animés par (...)

2Le délaissement de ce système d’arpentage à but fiscal – mais non de la notion ni de la pratique du mesurage4 – est implicitement attribué à l’effacement de l’Empire d’Occident et de ses institutions. Ensuite l’évolution des sociétés et des techniques agricoles aurait, dans ce contexte, suscité la création de mesures établies localement, ou ethniquement, ou encore d’après la nature du terrain, selon la recherche ancienne5 – à l’exception notable d’un courant incarné par Paul Guilhiermoz6, qui professait la continuité historique ordonnée des unités de mesure par conversion de l’une en l’autre. Les champs allongés du nord de l’Europe ont suscité par la suite un débat sur l’organisation sociale et technique des cultures en openfield et ailleurs en bocage7, et sur son influence sur les mesures – débat qui prenait place dans une perspective d’histoire quantitative. Depuis lors la recherche s’est orientée plutôt vers ce qu’il est convenu d’appeler la dynamique des paysages8. Parallèlement, une métrologie historique s’est renforcée autour de comités et de revues et elle a suscité une nouvelle génération de recensions de conversions dans le système métrique décimal9.

• 10 Pour se rappeler l’érudition allemande du xix^e siècle, partir de A. Déléage, 1945 ; puis, (...)
• 11 P. Portet, 1998 ; id., 2006 ; M. Bourin, 1995 ; id., 2002 ; et les ouvrages mentionnés ci- (...)
• 12 W. Kula, 1984 [1970] mettait en avant ces aspects d’ordre anthropologique. S’y ajoutent le (...)

3Par ailleurs, des travaux sur la fiscalité permettent d’avancer que celle du Bas-Empire s’est maintenue dans le haut Moyen Âge, reliée le plus souvent à la possession ou à la jouissance de la terre recensée10, d’une part ; et, d’autre part, des attestations diverses laissent penser que des règles d’arpentage nouvelles étaient en vigueur au moins depuis les temps carolingiens11. Cependant on s’intéresse aujourd’hui davantage à la possibilité, à la manière et à la signification de l’acte de mesurer qu’aux unités de mesure elles-mêmes12. Mais, ces unités, comment se sont-elles définies dans leur différence radicale au regard ou en dépit de l’arpentage à la manière antique ?

• 13 Du point de vue métrologique uniquement, ce qui n’épuise évidemment pas la questio (...)

4Afin de scruter ce hiatus13, quelques observations doivent être faites pour appuyer l’hypothèse posée en titre d’une étape byzantine. Car les unités de mesure agraires ne sont pas seulement d’ordre agronomique : depuis la plus haute Antiquité, elles servent à délimiter la propriété des terres pour asseoir une fiscalité foncière étatique. En principe, les mesures sont donc un attribut de la puissance souveraine. Sur ce point, si l’autorité de Rome fut bien, depuis le v^e siècle, frappée d’incapacité, ce ne fut pas le cas de celle de Byzance qui, de plus, reconquit une partie de l’Occident, l’Italie principalement, au vi^e siècle, et n’y fut relayée dans sa suprématie qu’aux viii^e-ix^e siècles par les Carolingiens puis, jusqu’au xiii^e siècle au moins, par le Saint-Empire. Il s’ensuit que les composantes des mesures agraires apparues dans l’Occident médiéval – unités fondamentales, tels les pieds, empans et coudées ; modulaires, telles les perches, cannes ou toises ; superficielles, de tous les noms dont on les a désignées – pourraient être passées par une étape byzantine, cachée sous leurs conversions ultérieures.

• 14 G. Beaujouan, 1991.
• 15 Cette démarche répond en quelque sorte à la question posée par J.-L. Abbé, 2005 : « Le pay (...)
• 16 Les données utilisées proviennent des dictionnaires de H. Doursther, 1965 [1840] ; de (...)

5Cette position est l’aboutissement d’une démarche métrologique classique quant à la généalogie des unités de mesure agraires, où l’on doit premièrement tenir compte des rapports proportionnels entre les différents systèmes d’unités linéaires (en l’occurrence romain et byzantin), et de leur compatibilité numérique. Les conceptions imputées à la période étudiée résultent d’opérations simples, sur les entiers et les fractions ordinaires – et s’y tiennent, « par raison de nombres », selon l’heureuse expression de Guy Beaujouan14. La démonstration « régressive » que je propose15 s’appuie sur les attestations recueillies dans les sources et travaux à teneur métrologique16 et qui seront décryptées.

• 17 Sans négliger les travaux de nombreux chercheurs, on peut voir l’origine des études « mo (...)

7La métrologie du haut Moyen Âge continue de s’appuyer sur un substrat antique. Mais ce n’est qu’en considérant l’héritage de deux systèmes de mesures parallèles – l’un utilisé dans la Rome antique, l’autre à Byzance – que l’on peut le percevoir17.

• 18 Tandis que la coudée égyptienne alignait 28 des mêmes doigts (rapport 7/6) (...)
• 19 Cette qualification provient du traité De limitibus de l’arpenteur Hygin, l’un (...)

8En simplifiant à l’extrême : suivant Hérodote, la coudée « royale » d’origine babylonienne se divise, pour les Grecs, en 27 doigts, et l’ordinaire, ses 8/9 – il est essentiel de relever et d’intégrer de tels rapports, simples mais irréfragables – en 24 doigts18. C’est de cette dernière dont découle le pied de 16 doigts qui en est les 2/3 et qui fut utilisé en Grèce, puis à Rome (où il fut divisé en 12 pouces de 4/3 de doigt) – alors que c’est de la coudée royale que découle, pour ses 2/3 comme il se doit, le pied de 18 doigts dit drusien19. Cependant, selon Didyme, une réforme voulue par les Ptolémées d’Égypte produisit une nouvelle coudée « royale », allongée, de 1 ⅘ du pied de type romain plutôt que de 1 ½ pied (9/5 plutôt que 3/2 : le rapport est donc de 6 pour 5 entre les coudées). Selon Héron d’Alexandrie, qui réfère à Philétaire de Pergame, cette réforme n’accordait plus que 13 ⅓ doigts de la nouvelle coudée divisée en 24 doigts nouveaux au pied italikos – qui est le pied romain puisque 16 ÷ 6/5 = 13 ⅓. Pied ptolémaïque et pied philétairien sont donc identiques et leur rapport avec le pied de type romain sera également de (9/5 × 2/3 =) 6/5. Puis la nouvelle coudée hellénistique « royale » a suscité la création d’une coudée ordinaire pour ses 8/9 selon le même rapport que précédemment et, de là, d’un pied en proportion qui vaut (6/5 × 8/9 =) 16/15 du pied de type romain : c’est le pied ordinaire byzantin.

• 20 La dimension des pieds hérités de l’Antiquité a fait couler des flots d’en (...)

9Le Tableau 1 présente les rapports à considérer entre les systèmes décrits. Les valeurs transcrites en métrique reprennent des données généralement admises20. En gras, les unités dont il va effectivement être question. Les rapports mathématiques reliant entre elles les cases du tableau sont d’ailleurs plus importants que les dixièmes de millimètres.

• 21 Voir E. Schilbach, 1970, pour une analyse approfondie de la métrologie (...)

11Le pied byzantin, qu’il soit royal ou ordinaire, n’y est pas directement utilisé21. La principale mesure est le modios, un muid valant une ou deux fois le carré du schoinion, une corde de 10 ou de 12 orgyiai, selon la qualité de la terre. L’orgyie est à l’origine la brasse de 4 coudées, donc de 6 pieds ; elle aligne ainsi 8 spithamai (spithames) soit empans, un empan (mesure figurée par la main écartée) étant invariablement compté pour les 3/4 du pied qui lui correspond, soit pour la moitié de sa coudée.

• 22 Travaux de J. Lefort et al., 1991, qui arrêtent une orgyie légèrement plus courte à ~  (...)

12L’arpentage des terres dans l’Empire byzantin s’effectuait au moyen d’une orgyie de 9 empans du pied ordinaire, dite précisément geômètrikè. Elle était aussi, de fait, une orgyie « normale » de 6 pieds, mais de pieds « royaux » ptolémaïques / philétairiens valant 9/8 du pied ordinaire byzantin puisque 9 × 3/4 × 8/9 = 8 × 3/4 = 6. L’orgyie géométrique peut ainsi s’évaluer à (0,353 28 × 6 =) ~ 2,12 m. Cette dimension et, partant, celles des superficies données ci-dessous sont suffisamment avérées22.

• 23 Les attestations se trouvent chez Du Cange, qui s’appuie lui-même sur les grands lecte (...)
• 24 L. A. Muratori, 1726, col. 714, relevé par Du Cange, 1954 [1883-1887] : d’ (...)
• 25 R. Majocchi, 1896 : description des restes, p. 61-76 et « Appendice » du médecin F. Ro (...)

16L’érudition classique et la recherche passée attiraient déjà l’attention sur l’importance d’une unité linéaire fondamentale restée en vigueur dans le nord de l’Italie, au moins de nom, jusqu’au passage au système métrique : le « pied Liprand23 » – attribué ainsi au roi lombard Liutprand, qui régna de 712 à 744. « En ce temps-là, Liutprand, roi des Lombards, régnait fermement sur l’Italie, et l’on dit qu’il avait des pieds d’une telle longueur qu’il fallait [les] mesurer à la coudée humaine. » Ce passage de la chronique de la Novalaise (xi^e siècle) souvent cité24 a donné lieu autrefois à une légende sur la taille du souverain, dégonflée par la découverte de ses restes supposés25, car il s’agit bien sûr d’une coudée au sens métrologique, c’est-à-dire, invariablement, d’une mesure d’un pied et demi.

• 26 Jusqu’à B. Andreolli, 2003 et S. Del Lungo, 2004.
• 27 Du Cange, 1954 [1883-1887] cite les Statuta Mediolanensia part. 2, chap. 350 : « Mensu (...)
• 28 A. Martini, 1883, s. v. « Milano », p. 350.

17Les auteurs, en Italie26, en assument une valeur en élisant celle du pied Liprand de Milan (0,435 185 m), concluant que ce « pied lombard » était une coudée romaine raccourcie. Or la définition du pied Liprand de Milan ne date que du xv^e siècle pour 9 onces (9/12) du braccio di legname27, soit les ¾ d’une aune de 2 pieds, comme il se doit pour une coudée. Celui qui fut imposé en 1781 comme le seul légal de toute la Lombardie, sous le nom de braccio mercantile, converti en métrique pour 0,594 936 m, présentait en effet la dimension de deux pieds de type romain. Mais le pied agraire n’en était pas les 3/4 : il fut alors recueilli pour 8 onces, 9 points et 4 atomes plutôt que 9 onces28, soit 1 264/1 728 au lieu de 1 296/1 728 du braccio. C’est cela qui lui octroya en métrique sa dimension de 0,435 185 m.

• 29 Relevée par Du Cange, 1954 [1883-1887], t. 6, p. 287, 3^e col. : « […] apud (...)
• 30 P. Guilhiermoz, 1913, évolution du pied de roi, p. 272-279.
• 31 P. Guilhiermoz, 1913, p. 277.

18Cette bizarrerie me conduit à suggérer que le pied Liprand de Milan ait été étalonné non pas au xv^e siècle, mais au xvi^e au plus tôt, conséquemment à l’occupation française du Milanais qui a probablement imposé l’usage du pied de roi. Une remarque de Mabillon souvent citée semble l’induire : « À Milan le pied Liprand, construit à notre façon, contient un pied de roi et son tiers en plus29. » Or le pied de roi était réputé appartenir au type de 18 doigts30 ; de là, je fais l’hypothèse que l’on a voulu recréer une coudée non pas de 1 ½ pied, mais de 1 ⅓ pied de roi, c’est-à-dire (18 × 4/3 =) de 24 doigts, telle la coudée d’un pied de 16 doigts, donc de 1 ½ pied et demi de type romain, croyait-on. En rappelant que la dimension du pied de roi à considérer pour l’époque est de ~ 0,326 596 m31, on voit que ses 4/3 donneraient un pied Liprand de Milan à 0,435 460 m, fort proche de sa conversion métrique. Cependant, il ne s’agit pas du pied Liprand originel, comme la suite le montre.

• 32 P. Guilhiermoz, 1913, p. 291-293.
• 33 Ce sont des pieds à 24 vingt-cinquièmes du pied manuel qui va être évoqué (O. Reguin, (...)
• 34 A. Martini, 1883, s. v. « Torino », p. 783. Cette mesure est censée avoir été prise su (...)
• 35 La plupart des cités du Milanais ont conservé des pieds agraires de cet ordre. C’est M (...)

19Le pied Liprand de Turin, très différent, date d’une réforme des mesures de 1612 qui a32, longtemps après la fin de l’occupation française, imposé l’usage du pied dit « de chambre » de Savoie, identique dans son principe à ceux de Lyon et de Grenoble33. Le pied de Lyon converti pour 0,342 512 m × 3/2 aurait donné 0,513 768 m pour sa coudée ; de fait, le pied Liprand de Turin a été converti pour 0,513 765 970 m, accord remarquable34. Or, l’édit de 1612 établit que le nouveau pied mesurait une once (1/12) de plus qu’auparavant. Cela permet de retracer un pied Liprand plus ancien en comptant ses 11/12, soit ~ 0,471 m. Cette mesure est bien celle des pieds agraires de Pavie, de Bobbio – lieux significatifs s’il en est pour la période lombarde – convertis en métrique pour 0,471 954 m ; dans ceux de Novare (0,470 947 m), de Crème (Crema, province de Crémone) (0,469 786 m), de Plaisance (0,469 565 m), etc.35

• 36 P. Guilhiermoz, 1913, p. 291-293.
• 37 Ce sont les dimensions pivots du Tableau 1, présenté plus haut.

20Guilhiermoz affirme que ce pied Liprand était la coudée d’un « pied royal carolingien » compté pour 16/15 de pied romain36, et en effet le pied de Pavie de ~ 0,471 × 2/3 = 0,314 m, pied dont 15/16 égalent ~ 0,294 4 m37. Mais Guilhiermoz ne relève pas qu’un pied compté pour 16/15 de pied romain est le pied ordinaire byzantin.

• 38 Du Cange, 1954 [1883-1887], t. 6, p. 287, 2^e col., s. v. « Pertica 12. (...)

21Le passage évoqué de la chronique de la Novalaise se poursuit en ces termes : « La dimension de ces pieds est très respectée de coutume et jusqu’à nos jours [ce texte date de 1060 environ] parmi les Lombards pour mesurer les champs, de sorte que douze de ses pieds [de Liutprand] [composant] une “perche de corde” fasse[nt] une table38. » Coutume vivace, puisque les mesures agraires de Piémont et de Lombardie ont été données, jusqu’en plein xix^e siècle, en « trabucs », toises d’arpentage de 6 coudées / pieds Liprand qui, doublées et mises au carré, composaient une « table » de 12 × 12 « pieds » hélas faussés.

• 39 Du Cange, 1954 [1883-1887], eod. loc. : « Pertica 12. pedum quae dicitur Luitprandi, e (...)
• 40 Mentionnées par B. Andreolli, 2003, p. 162-163.

22Cependant la ou plutôt les perches de 12 pieds que Du Cange relève chez Ferdinando Ughelli sont ainsi définies : « perche de 12 pieds que l’on dit de Liutprand » et – Du Cange juxtapose, mais l’identité n’est pas certaine, au contraire – « perche légale de 12 pieds mesurée en étendant les bras soit par l’extension du bras »39. On a trouvé d’autres attestations40. Or il ne s’agit pas d’une perche, mais de deux.

• 41 Du Cange, 1954 [1883-1887], s. v. « Pertica », p. 287, 1^re col., citant un « vieil arp (...)

23Une perche de 12 pieds « mesurée en étendant les bras » répond normalement à la définition de la perche de 10 pieds « manuels » valant 6/5 du pied de type romain, soit 12 pieds romains. On en trouve une expression dans le traité Pauca de mensuris : « D’autres ont voulu que la perche ait 48 palmes [petits palmes de 4 doigts soit un quart de pied, ici], et cette perche à la main a 12 pieds, ce qui se démontre avec assez de justesse par l’extension des bras41. »

• 42 Du Canon perdu de Polyclète au De Architectura de Vitruve puis au célèbre dessin qu’en (...)

24Les expressions « pied manuel », « perche à la main », « mesurée en étendant les bras » peuvent remonter (non pas formellement, bien sûr) au canon de Polyclète : la stature de l’homme bien fait est de 4 coudées soit 6 pieds, et l’envergure de ses bras étendus a la même dimension, prise de l’extrémité d’une main à l’autre. C’est cette envergure qui définit dans leur principe les cannes méridionales, les toises plus au nord, et les brasses de marins42. Mais sa mesure « à la main » la transforme en pas de 5 pieds manuels, des pieds de type romain agrandis à leurs 6/5. Sa valeur serait de ~ 1,766 4 m pour 6 pieds romains à ~ 0,294 4 m soit 5 pieds manuels à ~ 0,353 28 m. Or ce pied manuel n’est autre que le pied hellénistique « royal » (ptolémaïque / philétairien) du système adopté à Byzance.

• 43 B. Andreolli, 2003, p. 163.

25De plus, je pose ici l’hypothèse, en relation avec la mesure agraire de la Rome pontificale traitée plus loin, qu’une perche répondant elle aussi à cette définition quelque peu ambiguë ait pu aligner, dans l’Italie du viii^e au xi^e siècle, 12 pieds manuels et non 10. On peut du moins lire de cette manière les attestations semblables à celles relevées ci-dessus d’une « perche légale de 12 pieds mesurée [mesurés ?] en étendant les bras ». Il y a eu concurrence entre la « perche légale » de 12 pieds manuels et la « perche de table » de 12 coudées / pieds Liprand. C’est pourquoi sans doute leur distinction était nécessaire, mais elle ne devint pas systématique avant le x^e siècle43. Sans altération, la perche de Liutprand comportera (12 × 3/2 =) 18 pieds byzantins et mesurera ~ 5,65 m ; alors qu’au pied manuel, une perche de 12 pieds vaudra 12 × 6/5 = 14 ^2/5 pieds romains et mesurera ~ 4,24 m, différence considérable.

• 44 B. Andreolli, 2003, p. 165.
• 45 Ce module est à l’origine (calculée, et non approximée) de la perche de Toulouse de (...)

26Une perche de 10 pieds se répand à partir du viii^e siècle selon les documents44. Il apparaîtra ci-après qu’il ne peut s’agir que de 10 pieds byzantins (~ 3,14 m), module courant en Émilie-Romagne. Elle se rencontre aussi hors d’Italie45.

• 46 B. Guérard, 1844, p. 960 ; voir aussi Du Cange, 1954 [1883-1887], t. 6, p. (...)
• 47 Cette perche sera d’abord, en France, celle de Chartres, dès le x^e siècle, en 20 pieds (...)

27Une perche se présente en 20 pieds qualifiés de manière énigmatique. Dès Benjamin Guérard46, on mentionne à l’envi cette perche en citant, pour 738 déjà : « Ipsa pertica abente in se per una pedi xx ad pede munichisi. » Il est très probable que munichisi – qu’aucun auteur n’explique, à ma connaissance – soit une corruption due à la graphie et qu’il faille lire manuali. Cette perche comporte donc aussi bien 20 pieds manuels que (× 6/5) 24 pieds de type romain soit encore (24 × 15/16 × 2/3 =) 15 coudées / pieds Liprand, mesurant ~ 7,065 m. Elle était promise à un rôle majeur47.

• 48 P. Guilhiermoz, 1913, p. 291. Sa présence en Italie est moins visible qu’elle ne l’est (...)

28Entre ces deux perches – l’une de 10 pieds byzantins, l’autre de 20 pieds manuels –, une troisième, que Guilhiermoz appelle avec raison carolingienne, de 10 coudées / pieds Liprand (~ 4,71 m), revêtira une grande importance48.

• 49 Sur la Savoie et la Suisse romande, voir O. Reguin, 2012b.

32Si cependant, selon une autre hypothèse, à Turin comme à Milan, c’est un pied Liprand de 1 ⅓ pied de roi qui avait été imposé, alors le trabuc en aurait aligné 8 pieds et l’unité aurait couvert 25 600 pieds carrés de roi. Or le journal commun de Savoie est ainsi défini, dont le décompte fut aussi imposé par l’occupation française du xvi^e siècle, puis la superficie agrandie par le même effet de la réforme de 1612 – mais sa description et sa superficie sont restées telles quelles au pied de roi dans les contrées détachées de la Savoie : Belley, Gex, Genève49…

• 50 Outre les données de A. Martini, 1883, voir L. Frangioni, 1992, qui décrit les mesures (...)

34Quant à la pertica de Milan, elle se composait de 24 « tables ». Ailleurs dans le Milanais, cette pertica, répandue (les noms peuvent varier), pouvait être prise quatre ou six fois pour faire un moggio (un muid) de 96 ou de 144 tables50. Observons que le décompte de 96 tables est proche de celui de la giornata de 100 tables à Turin, mais que la superficie prétendue de l’unité est nettement inférieure (~ 2 618 m² à Milan pour ~ 3 800 m² à Turin) à cause de la dérive inverse des mesures des deux États quant au pied Liprand.

• 51 P. Rocca, 1842 ; A. Mazzi, 1877 ; id., 1885 ; G. Bertoni, 1919 ; et jusqu’à la synthèse de (...)

35La constance dans l’emploi de la « table » de 12 × 12 pieds Liprand dans la région parcourue a incité la recherche passée à supputer l’existence d’un « jugère lombard51 » qui aurait comporté, comme l’antique, 288 perches carrées, ici « tables lombardes », pour une superficie étonnante de ~ 7 850 m² au pied Liprand moderne de Milan. Il faut noter que le vocable « jugère lombard » n’apparaît dans aucune des sources invoquées ; et qu’une telle proposition ne se rencontre pas avant le xix^e siècle, et dans les travaux d’érudition seulement, sauf erreur – c’est-à-dire dans aucune conversion en métrique.

• 52 « […] res ad modia xxii per unumquodque modium habentia in longitudine can (...)
• 53 Une indication équivalente est repérable à Chartres, autre foyer de cultur (...)

36Second contre-exemple, une intéressante attestation, souvent citée, lisible comme une description de la forme jugère, provient de la chronique de l’importante abbaye de Farfa (Fara in Sabina, Latium) : « […] des biens pour 22 muids, chacun mesurant 20 cannes de longueur et 10 de largeur, et partout à la canne de 10 pieds de la coudée légale52 ». Vers l’an mil, donc, un clerc se persuade que le muid est un jugère antique, puisqu’il est selon lui mesuré au « pied de la coudée légale », c’est-à-dire au pied manuel, comme démontré ci-dessus, et qu’ainsi la canne mesure 10 × 6/5 = 12 pieds, et l’unité 120 × 240 pieds = 28 800 pieds carrés de type romain53. Cette définition paraît optative : elle valorise la connaissance des mesures antiques par les clercs. Il ne s’est conservé nulle part en Italie de mesure équivalant au jugère romain antique.

• 54 Cod. dipl. Long. n^o 309, l. 9 et 10, et Cod. Lang. 32 b, cités (...)
• 55 B. Andreolli, 2003, p. 165.

37La véritable résurrection d’une sorte de jugère s’observe en Émilie-Romagne sous l’aspect d’une unité mesurée à la perche de 10 pieds byzantins : la biolca. Le terme de bevulca apparaît en 752 et en 753 dans deux documents, dont une charte de l’abbaye de Nonantola54 ; par ailleurs la decimpeda semble s’affirmer au siècle suivant dans la région55.

• 56 P. Guilhiermoz, 1913, p. 292. Sur l’omniprésence d’étalons de mesure insér (...)

38La base de la biolca de Modène était à la fin une perche de 6 braccia convertie en métrique pour 3,138 289 740 m. Mais cette même perche, dont l’étalon était fixé depuis 1300 environ sur un mur de la cathédrale, se divisait, jusqu’en 1547 au moins, en 5 braccia. Guilhiermoz a alors parfaitement raison d’y reconnaître une perche de 10 pieds dont on peut voir qu’ils étaient répartis anciennement et logiquement en 5 braccia, aunes de 2 pieds56. Le pied ordinaire byzantin (ici à 0,314 m) se déduit de la perche de Modène convertie pour ~ 0,313 8 m, l’identique à moins de deux dixièmes de millimètre près.

• 57 Cette unité est décrite dans le bref traité De jugeribus metiundis du ~ vi^e siècle, ré (...)

39L’unité superficielle se comptait en 288 perches carrées, comme un jugère antique mais, il faut l’observer, en forme de jugerum castrense tardo-antique. Ce terme fort curieux pourrait faire allusion au camp militaire (castra), un quadrilatère de proportion 8 × 9, aussi bien qu’au palais de Dioclétien à Split qui était bâti sur ce modèle, et au fait que cet empereur a introduit de profondes réformes de la fiscalité57. Ainsi la biolca ne se compose pas de deux actus de 120 × 120 pieds, mais de quatre sous-unités de 90 × 80 pieds soit de 72 perches carrées ; en tout 180 × 160 = 28 800 pieds carrés. Et encore et surtout, elle se mesure au pied byzantin : restée très exacte par rapport à son origine, la biolca de Modène a été convertie en 2 836,470 m² (au pied byzantin de 0,314 m choisi ici, ce serait ~ 2 839,5 m²).

• 58 La biolca d’Émilie-Romagne est très répandue et je l’appelle, le reprenant de P. Guilh (...)

41À Bologne, la biolca est du même ordre de grandeur en considérant sa conversion en métrique pour 2 831,730 m², mais plus difficile à décrypter quant à sa composition. Ses 196 perches carrées ne proposent aucune sous-unité ; les sous-multiples sont tout à fait inhabituels, alors que la perche comporte 10 pieds agraires ; mais ceux-ci mesurent 0,380 098 m, ce qui ne correspond à aucune mesure fondamentale connue. Supposons alors que la perche de 3,800 980 m renferme 12 pieds byzantins. Ce pied d’origine serait ainsi caché par l’invention d’un pied manuel à ses 6/5. Continuons en observant que 196 (perches carrées) est le carré de 14 (perches linéaires), ce qui nous amène à l’idée de diagonale, parce que 14/10 est l’approximation la plus simple de √2. La biolca de Bologne devait donc être composée en fait de deux sous-unités de 10 × 10 perches de 12 pieds, ou mieux de 12 × 12 perches de 10 pieds, soit de deux actus de 120 × 120 pieds, au total 28 800 pieds carrés, comme la biolca de Modène ou celle de Parme58.

• 59 G. Chouquer, 2015, p. 178, p. 231, p. 228, respectivement.

42Gérard Chouquer, dans un captivant ouvrage récent, de synthèse et de débat, commente et prolonge par ses propositions de nombreux travaux démontrant l’existence de lotissements planifiés en Émilie-Romagne (élargie), du haut Moyen Âge au xiii^e siècle. Les parcellaires qu’il analyse, cartes satellitaires ou archéologiques à l’appui, frappent par l’évidence de leur régularité, gage d’une haute technicité dans l’arpentage. J’emprunte ici trois exemples de cas59 autorisant le dialogue entre les sources écrites, l’archéogéographie et, de mon côté, la métrologie agraire.

• 60 Édités par G. Tiraboschi, 1785, t. II, n^o 182, p. 200-201.

43Un acte de 1068 tiré des papiers de l’abbaye de Nonantola60 décrit une parcelle mesurant 72 × 57 perches et « dont le total fait 15 jugères et 2 setiers de semence » ; une autre « a en long 294 perches de la mesure nommée, et transversalement 10 perches, ce qui fait un total de 5 jugères et 1 autre setier ras ». Comparer les deux descriptions permet d’y déceler des erreurs patentes de copiste (pris pour tels, les nombres conduiraient à des aberrations) : la première parcelle, de 57 × 72 = 4 104 perches carrées, renferme plutôt 14 (il manque un i à xiv) jugères de 288 perches carrées et une fraction de 72 perches carrées, un quart en effet ; la seconde, de 294 × 10 perches, soit 2 940 perches carrées, fait plutôt 10 jugères (un x lu comme un v) et une fraction de 60 perches carrées valant un setier ras, c’est-à-dire réduit – ce qui nous ramène à la première parcelle où la fraction de 72 perches carrées vaudrait alors un setier et non deux ; ou bien il faut lire « un setier et un autre, ras » pour la seconde parcelle, le setier de 36 perches carrées étant alors 1/8 de jugère, le setier ras en valant les 2/3, soit 1/12. Il ne faut pas non plus retenir la perche de Bologne moderne pour la raison expliquée et choisir celle qui a été conservée à Modène, de 10 pieds byzantins bien mesurés. On n’a pas vraiment besoin de plus d’assurances à propos de la perche « de la mesure nommée », car une unité comportant 288 perches carrées est une biolca qui se mesure forcément à la perche de 10 pieds.

• 61 L’auteur s’appuie ici sur l’étude de A. Castagnetti, 1974.
• 62 Le campo de Vérone a certainement été converti au cours des temps avant de l’être en mét (...)

44L’allocation du marais communal de Vérone a donné lieu, entre 1194 et 1199, à la confection d’un remarquable document61. On y apprend que les colons recevaient des quaterni de 10 campi mesurant (sauf indication contraire dûment enregistrée) 48 × 60 perches, soit donc 2 880 perches carrées formant ces 10 campi, toujours de 288 perches carrées. Leur disposition pourrait se régler, en jalonnant le terrain, sous la figure de 3 × 3 campi en forme de jugère castrense (160 × 180 pieds), le dixième campo couvrant toute la largeur du lot, en 480 × 60 pieds. On a pu également laniérer les campi, comme nous allons le voir dans l’exemple suivant. J’identifie sans hésiter le campo de Vérone de ce temps avec la biolca d’Émilie-Romagne62.

• 63 C. Lavigne, 2005, passim.
• 64 Les travaux de C. Lavigne sur les terroirs des bastides du Sud-Ouest français (C. Lavign (...)

45L’article63 invoqué à l’appui de l’analyse d’une autre entreprise de colonisation municipale véronaise aboutie quelques années plus tôt, en 1186, en propose une lecture de terrain par modules taillés dans (ou ayant créé) le réseau viaire64. Cet exemple permet de montrer ci-dessous « en pratique » la précision de l’arpentage, au xii^e siècle, de campi équivalant à des biolce, soit encore une fois à des jugères mesurés au pied byzantin.

• 65 On la trouverait également en Toscane, sous diverses conversions qu’il serait fastidieux (...)

50En balayant à rebours toute l’Italie padane, on peut enfin mentionner le « seteur » (une fauchée) du Val d’Aoste, qui se donna jusqu’à la fin, en dépit des injonctions unificatrices de Turin, en 800 toises au carré de 6 pieds = 28 800 pieds carrés, à un pied byzantin assez bien conservé à 0,312 m, pour une superficie de ~ 2 803,5 m², encore proche de l’idéal que représente la biolca de Modène avec ses ~ 2 836,5 m². On ne peut se le représenter qu’en 40 × 20 toises, ce qui respecte la forme du jugère antique. La mesure du jugère, de forme castrense ou traditionnelle, mais arpentée au pied byzantin, décelée dans toute cette partie du pays, était profondément ancrée65.

• 66 L. Peto, 1573, p. 11.
• 67 En plus du palmo romano des architectes, on connaissait à Rome un palmo mercan (...)

51L’unité de mesure agraire de la Rome pontificale, la pezza – que Luca Peto hésite avec raison, au xvi^e siècle déjà, à considérer comme la conversion d’un jugère antique66 –, est construite, comme tous ses multiples et sous-multiples, sur un module n’engageant en nombre fini aucun des quatre empans soit palmi connus à Rome67. On se sert d’une baguette nommée staiolo, ramenée à 5 ¾ palmi de la canna architettonica, qui sont des empans (3/4) d’un pied de type romain. Il faut relever que le staiolo, plutôt que d’être un piquet de clôture ou un échalas normalisé, comme l’avance Peto, est forcément, dans son expression fractionnaire, une mesure divisionnaire de conversion.

• 68 L. Peto ne s’explique pas l’étymologie du terme, proposant les graphies rubium(...)

52La pezza renferme 4 quarte de 4 catene de 100 staioli, toutes ces sous-unités étant à comprendre au carré, et donc 1 600 staioli carrés – soit 16 chaînes carrées, la quarta renfermant bien sûr 4 chaînes carrées et la chaîne, 10 × 10 staioli. Ainsi la pezza figure un carré de 40 × 40 staioli. Le système regroupe ensuite 7 pezze dans un multiple, le rubbio68, de 112 chaînes carrées. Mais le rubbio se décompose en une autre suite de mesures : en 4 (différentes) quarte de 28 chaînes carrées se divisant en 4 scorzi de 7 chaînes carrées, scorzi eux-mêmes divisibles en 4 quartucci (inconnus de Peto) de 1 ¾ chaîne carrée, soit 175 staioli carrés – sous-unités où rien n’est au carré.

• 69 On passe alors à une autre question (et une autre clé) de la métrologie médiévale. San (...)

54C’est en divisant cette perche de 12 pieds manuels, qui est l’expression de 2 toises de 6 pieds, que l’on retrouve sans équivoque l’orgyia geômètrikè de 9 empans du pied byzantin ordinaire de 16/15 du pied romain, soit aussi de 8 empans du pied manuel à 6/5 du même pied romain. De cette manière, la pezza s’avère être l’accolement en forme d’heredium carré de deux modioi byzantins de la 3^e catégorie, les plus répandus, et nulle autre mesure. Ces modioi se donnaient en effet en 2 × 12 × 12 = 288 orgyies carrées – un peu comme des jugères mais sans en être ! Deux de ces unités couvraient ainsi 576 orgyies carrées, soit ~ 2 588,75 m² avec l’orgyie arrêtée à 2,12 m, alors que la pezza a été convertie en métrique pour 2 640,625 m². La différence s’explique par l’emploi, au temps de cette conversion, du palmo du pied dit néo-romain69.

• 70 Ainsi le muid de 30 × 30 pas repéré par J.-M. Martin pour l’année 940 dans la principa (...)

55L’unité de mesure agraire de la Rome médiévale révèle indéniablement l’usage de la métrologie agraire byzantine en Italie. Cependant, dater sa conversion en staioli et catene mesurés à l’empan de type romain semble difficile. On peut seulement penser qu’ayant hérité du système de mesures agraires byzantin, l’administration n’a pu le modifier radicalement : elle l’a camouflé sous un vernis romain. Cette manière d’arpentage se rencontre dans le Mezzogiorno70 mais ne semble pas avoir dépassé vers le nord la limite des États pontificaux.