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La raison statistique au service des travailleurs

Jacques Ferdinand-Dreyfus et les assurances sociales (1912-1940)
Statistical Reasoning to Serve the Working Class: Jacques Ferdinand-Dreyfus and Social Insurance (1912-1940)
Fabrice Cahen
p. 139-162

Résumés

Cet article rend compte du travail effectué par l’actuaire Jacques Ferdinand-Dreyfus (1884-1943), socialiste réformiste proche des réseaux durkheimiens et haut fonctionnaire au ministère du Travail de 1912 à 1940. Aux côtés de Georges Cahen-Salvador notamment, il joue un rôle important dans la conception des assurances sociales, leur promotion et leur mise en œuvre. Sa production actuarielle et la manière dont, plus largement, il conçoit son métier ont marqué l’histoire de la protection sociale en France malgré l’oubli qui a frappé le personnage. Ferdinand-Dreyfus apparaît moins comme un bureaucrate cherchant à « gouverner par les nombres » que comme un artisan du chiffre désireux d’imposer une méthode rationnelle pour légitimer l’État social, maximiser ses chances de réussite et diffuser dans la classe ouvrière une culture du welfare et de ses mécanismes.

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Notes de l’auteur

J’adresse mes plus vifs remerciements à Bruno Valat pour sa relecture attentive d’une version préalable de ce texte. Cette recherche n’aurait pu être ce qu’elle est sans l’appui de Renée Ferdinand-Dreyfus et de Jacques Gerstenkorn, qui m’ont ouvert les portes de la famille Ferdinand-Dreyfus, acceptant de me raconter « leur » Jacques Ferdinand-Dreyfus et de me laisser consulter certains papiers personnels.

Texte intégral

  • 1 Pendant longtemps, ce sont principalement les assurances privées qui ont été étudiées dans leur lo (...)
  • 2 P. Dutton, 2002 ; M. Dreyfus et al., 2006 ; M. Lengwiler, 2007.
  • 3 Il y a quinze ans, faisant le constat de ce creux historiographique, Guy Thuillier traçait un ense (...)

1Excepté peut-être le domaine des retraites, il existe peu d’études historiques attentives au versant financier des systèmes assurantiels et à la gestion prévisionnelle des dépenses1. Depuis le renouvellement, par l’histoire sociale, de la recherche sur l’assurance sociale, la prise en compte des acteurs et des pratiques de la solidarité a permis de rompre avec une historiographie cantonnée aux débats politico-parlementaires, de même qu’avec les approches exclusivement mémorielles ou militantes2. Mais la redistribution des richesses reste souvent, en tant que telle, une réalité évanescente, tout se passant comme si l’étude approfondie des montages budgétaires, des circuits de financement, des modalités comptables – et des métiers en charge de ces différents aspects – était implicitement laissée aux économistes, statisticiens, juristes ou administrateurs3.

  • 4 É. Brian, 1996 ; P.-A. Rosental, 2003.
  • 5 Voir notamment A. Desrosières, 2008.
  • 6 Le peu d’informations publiées sur Jacques Ferdinand-Dreyfus se trouvent dans : A. Compère-Morel, (...)

2C’est sous une entrée spécifique que nous aborderons ici ce vaste terrain : celui du rôle des savoirs quantitatifs sur la population et des outils de prévision démographique dans la fabrique et la pratique de l’action publique4. Deux éléments sont à la source de cette enquête historique. Le premier, d’ordre théorique, est une volonté de réinterroger l’hypothèse du « gouvernement par les nombres », au potentiel heuristique évident mais qui se présente parfois comme une variante de l’assimilation du « savoir » au « pouvoir » – lequel serait nécessairement masqué et illégitime –, empêchant de saisir la multiplicité des formes, usages et effets de la quantification5. Le second, d’ordre empirique, est une rencontre comme le travail d’archives en offre parfois : celle d’un technicien de l’assurance et de la prévoyance, en poste au ministère du Travail de 1912 jusqu’à son éviction par le régime de Vichy en 1940. Si le nom de Jacques Ferdinand-Dreyfus (1884-1943) est connu de la plupart des historiens de la protection sociale en France, son parcours biographique et son rôle historique restaient largement ignorés6. Faisant le pari d’une approche micro-historique, nous avons cherché à saisir à travers un individu ce qui constituait, sous la Troisième République, cet ensemble de savoir-faire mathématiques, statistiques, démographiques et financiers visant à viabiliser l’État providence – nous parlerons d’actuariat social –, dont l’empreinte a marqué le devenir de la protection sociale après la Seconde Guerre mondiale.

  • 7 M. Dreyfus et al., p. 81-100.
  • 8 Henri Hatzfeld compare à une « mêlée » cette situation où chaque point de discussion est sujet à a (...)
  • 9 H. Hatzfeld, 1989, p. 145

3Se replonger dans les projets, débats et combats qui aboutirent au premier système national d’assurances sociales – lequel allait permettre à douze millions de salariés visés par les lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930 de bénéficier d’une assurance obligatoire couvrant la maladie, la maternité, le décès, l’invalidité et dans une moindre mesure, selon un mécanisme de capitalisation viagère, la retraite7 – conduit à observer de quelle manière est alors négociée la frontière du souhaitable et du réalisable8 et comment, face à l’« objection libérale », les partisans de la protection sociale sont amenés à déplacer leurs arguments de la sphère des principes vers le terrain des techniques et des instruments9. Malgré les efforts des principaux groupes d’intérêt pour décourager toute remise en cause de l’ordre socio-économique hérité du xixe siècle, le débat n’est pas écrasé comme il le sera un demi-siècle plus tard par le leitmotiv de la « crise de l’État providence » et par la chasse aux déficits publics. Pour les principaux promoteurs de la réforme, l’équilibrage des comptes sociaux ne se présente alors pas tant comme un « problème » que comme un défi à relever : celui d’assurer à des principes de justice sociale les conditions matérielles de leur réalisation et de leur pérennisation. À qui revient alors ce travail, qui rentre difficilement dans le schéma du « gouvernement par les chiffres » bien qu’il y soit de toute évidence beaucoup question de nombres et de calcul ? Comment s’articule-t-il à l’action politique à proprement parler et comment dialogue-t-il avec les logiques propres du mouvement social ?

  • 10 Le Trésor de la langue française définit l’actuaire comme un « mathématicien spécialisé dans le ca (...)

4Nous tenterons de répondre à ces questions en nous plaçant à la croisée de deux histoires : celle de l’expertise, de la bureaucratie, de l’« État au travail » et celle de l’ésotérique profession d’actuaire, profession que l’on associe spontanément aux assurances privées à but lucratif lorsqu’on l’associe à quelque chose10. Pour explorer ce que pouvait être dans l’entre-deux-guerres une réappropriation, à vocation progressiste, de la rationalité statistique, Jacques Ferdinand-Dreyfus constitue le meilleur guide que nous puissions trouver.

1. Du mouvement social à l’actuariat d’État

  • 11 Il est probable que l’ajout du prénom au patronyme tienne à la volonté d’afficher une absence de l (...)
  • 12 Il se consacra en outre à des travaux historiques et économiques : auteur de plusieurs livres, don (...)
  • 13 Nous avons pu trouver une carte d’adhérent à la SFIO, section du XVIe arrondissement, pour l’année (...)
  • 14 Correspondance, fonds AB/XIX/3040, AN.
  • 15 Fille de Jacques, Renée Ferdinand-Dreyfus se souvient de son émotion d’enfant lorsque Léon Blum se (...)
  • 16 E. Poisson, 1934 ; A. Chatriot, 2005 ; A. Blaskiewicz-Maison, 2016 ; M. Dhermy-Mairal, 2018.
  • 17 Écrivant à Mauss en novembre 1917 pour lui exprimer ses condoléances à la mort de Durkheim, Ferdin (...)
  • 18 N. Mariot, 2017.

5Comprendre comment Jacques Ferdinand-Dreyfus est devenu un pilier de l’administration du social dans l’entre-deux-guerres demande d’abord de se pencher sur une histoire familiale. Fils d’Adèle Porgès, dont le père était le banquier Charles (né Carl) Porgès, et de Ferdinand Dreyfus11, député (1880-1885) puis sénateur (1909-1915) de Seine-et-Oise, il est très tôt sensibilisé à la question sociale. Son père, gambettiste et franc-maçon, proche de Paul Strauss, s’inscrit pleinement dans la nébuleuse réformatrice et s’illustre dans le domaine de l’assistance ; il est en particulier, dans les années 1900, un ardent promoteur de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes12. Faisant ses premières armes dans le mouvement coopératif, Jacques opte pour sa part pour la SFIO, bien qu’aucune trace ne témoigne d’un engagement militant extrêmement actif13. On pourrait voir dans cette entrée au parti socialiste une forme de rupture avec les orientations politiques de Ferdinand Dreyfus père, si l’on ne précisait que Jacques se rattache à la tendance modérée, millerandienne, du parti. Sa correspondance14 témoigne de liens privilégiés avec Joseph Paul-Boncour, Léon Blum15 et surtout Albert Thomas, qui dirige avant la Grande Guerre l’office technique de la Fédération nationale des coopératives de consommateurs16 – organisme au sein duquel le jeune Ferdinand-Dreyfus fait également la connaissance de l’économiste François Simiand et de l’anthropologue Marcel Mauss17. Ces derniers, il les croise également au sein d’une petite organisation fondée en 1908 par les élèves d’Émile Durkheim, le « Groupe d’études socialistes », qui se réclame du mouvement fabien et constitue l’un des creusets du socialisme de gouvernement18. On retrouve ici la porosité bien connue entre la nébuleuse réformatrice, le cercle des coopérateurs et le monde socialiste. Le réseau personnel tissé par Ferdinand-Dreyfus à l’intersection de ces trois univers s’avérera extrêmement stable et constituera en temps utile une ressource politique de premier ordre.

  • 19 Lily Mayer est la belle-sœur de Julien Cain (longtemps administrateur de la Bibliothèque nationale (...)
  • 20 Lettre de demande en mariage (papiers familiaux).
  • 21 Votée le 5 avril 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP) institue le premier r (...)
  • 22 É. Penissat, 2006.
  • 23 Y. Marec, 1993.

6Animé par des convictions mesurées mais dénuées d’ambiguïté, soucieux de prolonger une œuvre réformatrice sans pour autant reproduire à l’identique le schéma de carrière paternel, Jacques Ferdinand-Dreyfus effectue un choix d’orientation professionnelle à mi-chemin entre idéaux et nécessités pratiques. Ayant épousé en 1908, à l’âge de 24 ans, Jenny Henriette Amélie (dite « Lily ») Mayer (1888-1969)19, il n’entend pas repousser indéfiniment ses chances de trouver une situation convenable20. L’idée d’accéder à un poste technique au ministère du Travail a pu lui être suggérée par son père : ce dernier ne peut ignorer qu’avec le développement des lois sociales, en particulier celles promulguées en 1898 sur les accidents du travail et sur les sociétés de secours mutuel, sans parler de celle sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP)21 dont il espère l’avènement, l’administration fait face à des besoins croissants en personnel qualifié. Alors que les agents du ministère du Travail sont principalement de formation juridique, les compétences statistiques y sont de plus en plus prisées22. Brillant élève du lycée Condorcet, précocement attiré par les chiffres, Jacques Ferdinand-Dreyfus a obtenu une licence ès sciences (en plus d’une licence en droit) et a envisagé un temps d’entamer une thèse en mathématiques. C’est finalement à l’Institut des actuaires de France qu’il décide d’achever son cursus. Cette société savante, qui recrute essentiellement parmi les polytechniciens, a été créée sur le modèle de l’Institute of Actuaries londonien par Léon Marie, Émile Cheysson et Paul Guieysse, grand artisan de la loi sur les ROP23. Lieu de recrutement, de formation – s’y enseignent en particulier les techniques de fixation des montants de cotisations et le calcul des réserves mathématiques –, de certification et d’expertise, l’Institut fonctionne comme une passerelle, où les instruments issus de l’assurance privée deviennent potentiellement utilisables dans le champ de l’économie sociale, des assurances sociales et des fonds de redistribution divers. Ferdinand-Dreyfus y est admis en 1909 et, trois ans plus tard, entre sur concours – il le précise explicitement pour parer à tout soupçon de népotisme – au ministère du Travail, où il va occuper en tant que haut fonctionnaire une position stable dans une administration qui, en moyenne, dans la période qui nous intéresse, change de ministre tous les quatre mois.

  • 24 A. Bruckère & J. Ferdinand-Dreyfus, 1912.
  • 25 L’Humanité, 16 septembre 1912.

7Affecté à la direction des Retraites ouvrières et paysannes, il est immédiatement plongé, sous la houlette du directeur Hubert Brice, dans la mise en œuvre technique de la loi de 1910 sur les ROP. Cette loi qui, rappelons-le, fut portée par Albert Thomas et les coopérateurs, et défendue par Jaurès contre la majorité des socialistes, inaugure un nouveau paradigme en faisant de la couverture du risque vieillesse un droit social inhérent au statut salarial, avec pour conséquence l’existence d’un système redistributif impliquant plusieurs millions d’individus. Une facette du jeune actuaire progressiste, qui ne cessera de le caractériser, s’exprime d’ores et déjà : le souci d’information sociale et d’éducation économico-statistique de la classe ouvrière. En témoigne la publication, cosignée avec un camarade socialiste et coopérateur, d’un « guide ouvrier24 » détaillant les mécanismes de la nouvelle législation, suivie du compte rendu dans les colonnes de l’Humanité des dispositions introduites par les textes d’application25. Ferdinand-Dreyfus continuera ultérieurement de faire état des avancées du droit social dans l’Humanité puis, après le congrès de Tours, dans Le Populaire de Léon Blum.

  • 26 Mobilisé, Jacques est blessé en juillet 1915. Ses deux parents décèdent pendant la guerre.
  • 27 L’Office général détient l’autorité supérieure et un pouvoir juridictionnel en matière d’assurance (...)

8L’effet catalyseur de la guerre de 1914-1918 dans le champ du welfare, puis le contexte des traités de paix, vont accroître la notoriété du haut fonctionnaire dans les milieux réformateurs26. Germanophone, bon connaisseur de l’Alsace où réside une partie de sa famille, il est envoyé en janvier 1919 à Strasbourg où le commissaire général de la République, Alexandre Millerand, a mis en place l’Office général des assurances sociales d’Alsace et de Lorraine, qui se substitue à l’Office impérial des assurances sociales dans les territoires réintégrés27. Quelques mois plus tard, Ferdinand-Dreyfus est appelé comme expert, cette fois, dans le cadre de la Commission des réparations instituée par le Traité de Versailles. Ainsi, en 1920, il peut être considéré comme l’un des rares statisticiens issus de la gauche socialiste à maîtriser les questions de technique assurantielle. Cette qualité va bientôt conduire son camarade Albert Thomas à le nommer, en 1922, membre du Comité des assurances sociales du Bureau international du travail.

  • 28 Polytechnicien, collaborateur d’Émile Borel, Risser a notamment produit une étude sur les coûts de (...)
  • 29 P. Dutton, 2002.

9Lorsqu’il retrouve en 1920 son affectation au ministère, la direction des Retraites vient d’être confiée au conseiller d’État, Georges Cahen-Salvador. Leur association va s’avérer d’autant plus étroite que le supérieur hiérarchique de Ferdinand-Dreyfus, René Risser (1869-1958), titulaire du poste de chef du service de l’actuariat, se consacre davantage aux sociétés savantes (Institut des actuaires et Société statistique de Paris) qu’à ses fonctions administratives28. En qualité d’« actuaire adjoint faisant office de chef de service », Ferdinand-Dreyfus figure déjà parmi les collaborateurs directs de Cahen-Salvador lorsque ce dernier est appelé, en juin 1920, à siéger dans la commission spéciale instituée par le ministre du Travail, Paul Jourdain, en vue d’élaborer un projet d’assurances sociales s’inspirant de la législation alsacienne. Les membres de cette commission, qui vont porter à bout de bras le dossier pendant dix ans et se trouver en première ligne face au grand patronat, aux médecins libéraux et aux mutualistes qui défendent bec et ongles tout ce qui pourrait menacer la prévoyance facultative et la libre affiliation29, se nomment Paul Strauss, Édouard Grinda, François Simiand, Albert Peyronnet, Laurent Bonnevay, Jules Laurent et Gabriel Ramon. À 36 ans, Ferdinand-Dreyfus se voit en charge du montage actuariel de la plus ambitieuse réforme sociale de la première moitié du xxe siècle, destinée à protéger des principaux risques sociaux (chômage exclu) en s’inspirant à la fois de la loi sur les ROP et des assurances bismarckiennes.

  • 30 Témoignage de Pierre Laroque dans Georges Cahen-Salvador, 1875-1963, s. l. n. d., p. 12-17.
  • 31 Documents en lien avec la préparation de la loi sur les Assurances sociales, ministère du Travail, (...)

10De la rédaction, en 1921, de l’avant-projet Cahen-Salvador30 à l’adoption par la Chambre, en 1924, du projet Daniel Vincent (du nom du ministre du Travail qui le dépose à la Chambre), Ferdinand-Dreyfus, entouré de quelques coéquipiers, assure en coulisses un travail considérable, produisant les études techniques, passant au crible les nombreux amendements, rédigeant des réponses circonstanciées aux questions adressées au ministre sur les incidences financières de la loi31. Ainsi est-on presque étonné de voir cet homme de bureau se mettre à ce point en lumière lorsqu’à l’automne 1923 il vient présenter en personne, devant la Société de statistique de Paris, une communication sur les « prévisions statistiques et financières des Assurances sociales ».

2. L’art du « pessimisme prudent »

  • 32 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923.
  • 33 De nombreux documents de travail et manuscrits préparatoires sont conservés sous les cotes AB/XIX/ (...)

11Cette communication, publiée aux Presses universitaires de France dans une version enrichie32, peut être lue à trois niveaux : comme le fruit des travaux accomplis depuis les débuts de la collaboration avec Cahen-Salvador, comme une arme argumentative fournie aux partisans du projet Vincent contre la coalition des sceptiques et enfin, plus largement, comme une véritable défense et illustration de l’actuariat social, qui n’est sans doute pas sans rapport avec l’auto-valorisation du corps des actuaires en pleine phase d’ascension33.

  • 34 René Hubert, « Les Assurances sociales et les finances de la France », Revue politique et parlemen (...)
  • 35 Commentaire de l’article de René Hubert (1923) (AB/XIX/3039).
  • 36 Ferdinand-Dreyfus doit s’accommoder des recensements d’avant-guerre. Celui de 1921 ne sera toujour (...)

12La posture « anti-chiffres » se manifeste souvent, dans les années 1920, du côté conservateur. Les détracteurs de la réforme recourent abondamment à cette rhétorique ambivalente et toujours très efficace qui consiste à réfuter une proposition rationnelle au nom même de la rationalité, tout en prétendant qu’elle relève d’un domaine inaccessible à la raison. On en trouve un exemple dans les interventions publiques de René Hubert34, « professeur à la faculté de lettres de Lille » qui oublie, notera Ferdinand-Dreyfus35, d’indiquer qu’il est également « attaché à l’UIMM [Union des industries métallurgiques et minières] ». Disséquant les dispositions techniques du texte, Hubert conclut par des truismes : « la rigueur mathématique n’est pas tout », « la vie concrète ne se laisse pas enfermer dans un système de formules ». Qu’une démonstration mathématique ne soit pas « tout », Ferdinand-Dreyfus ne semble guère en douter. Au moins est-ce à ses yeux une garantie (nécessaire mais non suffisante) de réussite et, peut-être plus encore, un gage de crédibilité dans la promotion d’une réforme. Face à la stratégie du doute organisé, la communication à la Société de statistique est un exposé limpide dont la dimension pédagogique n’a échappé à aucun lecteur. Elle relève d’un ars conjectandi assumé et maîtrisé, combinant probabilités, loi des grands nombres et données démographiques, sanitaires, sociales et économiques. Mettre en équation les principaux paramètres, c’est-à-dire le nombre d’assujettis et de bénéficiaires, le montant et le volume global des cotisations, les coûts prévisionnels (pour les caisses autonomes et dans une moindre mesure pour l’État par le biais des contributions diverses et fonds de garantie), de manière à proportionner les recettes aux dépenses et à atteindre le fameux « équilibre actuariel » à long terme, censé prémunir contre tout incident financier : plus encore qu’à celui d’un ingénieur du social, ce travail méticuleux s’apparente à celui d’un artisan de précision – orfèvre ou horloger – qui, la matière première dégrossie, se concentrerait sur le ciselage ou le réglage fin, veillant à ce qu’aucune modification, fût-elle imperceptible, ne vienne fragiliser ou déstabiliser l’ensemble. La matière première, ce sont des statistiques publiques, françaises comme étrangères, dont Ferdinand-Dreyfus est un grand compilateur. Il n’est pas de calcul valable qui ne se fonde sur des données aussi solides et exhaustives que possible : la population doit être appréhendée dans ses grands effectifs, ses caractéristiques (en particulier sa structure par âge) et ses évolutions futures ; d’où la nécessité de tirer le meilleur parti des sources disponibles – recensements de population, statistique des familles, enquêtes sur les salaires, etc.36

  • 37 Visant à estimer la mortalité par âge d’une cohorte de référence, les tables de mortalité sont fon (...)
  • 38 Jacques Bertillon, « De la morbidité et de la mortalité par profession », Journal de la Société fr (...)
  • 39 Ce n’est pas chez Bertillon mais chez le mathématicien et actuaire Albert Quiquet que Ferdinand-Dr (...)

13En bon actuaire, Ferdinand-Dreyfus attache une importance particulière à ces outils spécifiques que sont les tables de mortalité d’une part et de morbidité de l’autre. Les premières, qui servirent d’abord au calcul des rentes viagères et des assurances sur la vie, entrent timidement dans l’attirail gestionnaire des organismes de prévoyance (en particulier les caisses de retraites mutualistes) à la fin du xixe siècle mais sont par définition37 impropres à l’examen des dépenses d’assurance maladie, principale composante budgétaire des assurances sociales. Pour anticiper les dépenses occasionnées par les soins et les arrêts de travail, il faut disposer de statistiques sur la morbidité tenant compte, dans l’idéal, du statut professionnel, du métier, de l’âge et du sexe. Or, comme l’avait bien décrit le démographe Jacques Bertillon, les difficultés inhérentes à la mesure de la santé des populations sont nombreuses38. Très rares et de valeur limitée, les tables de morbidité disponibles en Europe au xixe siècle et au début du xxe siècle proviennent essentiellement de sociétés de secours mutuel, auxquelles sont affiliées des populations restreintes et sélectionnées. Si ces tableaux fournissent des indications dignes d’intérêt sur le nombre moyen de jours « chômés » pour cause de maladie, leur utilisation statistique est sujette à caution, chaque société ayant sa propre définition et ses propres règles d’enregistrement de la maladie, sa propre classification des maladies et son propre mode de décompte des jours chômés. En outre, les tables réalisées par les groupements mutualistes n’enregistrent ni l’âge des sociétaires ni celui des malades, à l’exception de celle établie par Gustave Hubbard en 1851, soit près d’un siècle avant l’étude de Ferdinand-Dreyfus39.

  • 40 C’est également une recommandation de l’Institut international de statistique que de tirer profit (...)
  • 41 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923, p. 32-35. La source originale est : Amtliche Nachrichten des K.K. Mini (...)
  • 42 Dans son commentaire de l’article de Hubert (AB/XIX/3039).
  • 43 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923, p. 138.
  • 44 V. Viet, 2015.

14Bertillon attirait déjà l’attention sur la documentation fournie par un État figurant parmi les pionniers en matière d’assurance obligatoire des travailleurs : l’Autriche. On y trouvait en effet depuis les années 1880 des données de meilleure qualité, et en particulier une table de morbidité constituée sur un effectif de 80 000 affiliés (65 000 hommes et 15 000 femmes), croisant nomenclature des métiers et classification des maladies40. C’est sur une table de morbidité autrichienne portant sur la période 1891-1895 que Ferdinand-Dreyfus fonde une partie clé de sa démonstration41. Cette table ne présente pas comme seuls intérêts de regrouper une grande quantité de « têtes » (sept millions et demi), de découper cette population en secteurs d’emploi et de distinguer hommes et femmes en dissociant, pour les secondes, maladie et maternité. Comme les papiers manuscrits conservés dans ses archives administratives en témoignent, l’actuaire a préalablement pris soin de transcrire sous forme graphique les données des diverses tables de morbidité existantes (Figure 1). Il a pu, de cette manière, identifier la table autrichienne comme étant celle accusant « la probabilité de maladie la plus élevée, donc la dépense la plus coûteuse » – en particulier dans la métallurgie et les chemins de fer. Opter pour cette table s’inscrit pleinement dans une doctrine revendiquée de « pessimisme prudent42 », à savoir, pour se préserver de tout aléa, retenir systématiquement l’hypothèse de travail la moins favorable. En appliquant cette morbidité par âge à la population ayant vocation à être couverte, l’actuaire table sur 38 millions de journées maladie pour les hommes, 25 millions pour les femmes (hors accouchements), 1,3 pour les épouses d’assurés et 17,4 millions pour les « enfants de moins de 16 ans » (dont le nombre provient du dernier recensement corrigé). Redoublant de précautions, Ferdinand-Dreyfus ajoute dans un autre chapitre que si ces estimations de la morbidité restaient malgré tout trop optimistes, c’est que l’état des populations serait tel qu’une mortalité prématurée élevée ne manquerait de compenser, par un allègement des dépenses d’assurance vieillesse, le surcoût imposé à l’assurance maladie43. On ne peut qu’être frappé par la maigreur et l’opacité des données empiriques disponibles sur la santé des Français malgré l’effort considérable accompli en matière de santé publique et de statistiques sanitaires depuis la guerre44, et en particulier par l’absence de distinction possible des maladies professionnelles. Dans cette pénombre, l’actuaire tâtonne mais n’avance pas à l’aveugle.

Figure 1. Comparaison des courbes de morbidité des travailleurs (par âge et nombre de jours d’arrêt), établies à partir des différentes tables disponibles

Figure 1. Comparaison des courbes de morbidité des travailleurs (par âge et nombre de jours d’arrêt), établies à partir des différentes tables disponibles

Source. A : papiers Ferdinand-Dreyfus, ministère du Travail, AB/XIX/3039 (photographie partielle). B : version publiée de la communication de 1923 à la Société de statistique de Paris (J. Ferdinand-Dreyfus, 1923, p. 274-275).

  • 45 G. Candar & G. Dreux, 2011. Au titre de la loi, l’âge de versement des pensions était fixé à 65 an (...)
  • 46 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923, p. 6.

15Quelques années plus tôt, c’est déjà par le calcul que Paul Guieysse et René Risser avaient établi l’impératif de l’obligation dans les retraites ouvrières et paysannes, même si, de fait, le nombre de cotisants auprès des ROP – « retraite pour les morts », selon le slogan de la Confédération générale du travail (CGT) – devait s’avérer très en-deçà des attentes du législateur45. Ferdinand-Dreyfus ne raisonne pas autrement lorsqu’il affirme qu’en matière d’assurance maladie (comme d’invalidité), « tout relâchement aboutissant à ne maintenir dans l’assurance que les assurés à santé précaire ou à lourdes charges de familles […] et favorisant l’évasion des célibataires jeunes et valides […] ne peut que bouleverser les prévisions les plus consciencieusement établies46 ».

  • 47 Ferdinand-Dreyfus à Godart, 19 novembre 1924, CE//65.

16Ce texte et, de manière plus générale, l’œuvre accomplie par Ferdinand-Dreyfus dans les années qui précèdent le vote de la loi invitent à réinterroger la notion de « gouvernement par les nombres » en considérant la tension entre idéaux socialistes et contingences économiques et financières (ou démographiques). Il semble indéniable que l’actuaire se meut dans un cadre intellectuel prédéfini, aux limites peu flexibles. L’espace du pensable reste celui du comptable et les contraintes budgétaires sont profondément intériorisées. Un haut fonctionnaire de l’entre-deux-guerres, membre de l’Institut des actuaires et de la Société de statistique, concevrait difficilement une politique inflationniste, une économie d’endettement ou de relance, et – à quelques années seulement de l’entrée en vigueur de l’impôt sur le revenu – une refonte substantielle de la fiscalité. La défense de l’« équilibre actuariel » conduit à des options qui, conformes aux visions alors dominantes, peuvent sembler aujourd’hui timorées : ainsi la préférence accordée, en matière d’assurance vieillesse, à la capitalisation (dans le droit fil de la loi de 1910) plutôt qu’à la répartition, ou le refus de couvrir le risque chômage (jugé trop aléatoire et conjoncturel pour être inscrit dans un budget prévisionnel). On doit cependant remarquer que cette rigueur ne vise jamais d’autres fins que l’« émancipation et [l’]éducation économique des travailleurs47 ». Si c’est bien dans un souci de paix sociale que la double cotisation (patronale et salariale) est défendue, malgré l’hostilité de la CGT à l’accès des employeurs à la gestion des caisses, on serait en peine de trouver chez Ferdinand-Dreyfus le signe d’un fléchissement face aux pressions patronales et conservatrices. C’est notamment pour éviter que des caisses d’origine patronale ne deviennent maîtresses du jeu, et que des inégalités ne s’instaurent au cœur du système, qu’il s’oppose à l’affiliation affinitaire et prône le rattachement exclusif à des caisses de secteur.

  • 48 J. Véron, 2009.

17On ne peut, par conséquent, que souligner la différence majeure entre l’actuariat social et ce qui caractérisera dans les années 1930 la rationalité « apolitique » des « technocrates » façon X-Crise, appuyée en particulier sur l’économétrie comme science de gouvernement ; ne serait-ce que parce que le premier refuse de se présenter comme un formalisme abstrait intrinsèquement inaccessible au profane. Même dans la dimension probabiliste et prévisionnelle de ses études, Ferdinand-Dreyfus prend toujours soin de présenter ses matériaux de travail, d’en spécifier les limites, de diversifier les hypothèses et les scénarios, en toute transparence méthodologique, de fournir au lecteur de bonne volonté des exemples concrets et « parlants ». Le fait que la publication de 1923 soit dédiée à François Simiand est pleinement cohérent avec cette orientation épistémologique implicite. Comme le premier, et comme la majorité des économistes français des années 1920 du reste, il raisonne en termes de réalité « historique » et se montre peu réceptif à la modélisation, pourtant en plein essor. La mathématisation des études de population, promue notamment par les disciples d’Alfred J. Lotka, ne sera intégrée à la démographie et à la statistique françaises que dans les années 1930, il n’est donc pas surprenant que Ferdinand-Dreyfus n’en reçoive pas l’influence48.

  • 49 « Discussion de la communication de M. Ferdinand-Dreyfus », JSSP, novembre 1923, no 11, p. 346. Li (...)
  • 50 Titres et travaux scientifiques du Dr Pierre Fredet, 1936 ; « Distinctions honorifiques. M. le Méd (...)
  • 51 P. Fredet & L. Bazy, 1930. Sur ce modèle américain, voir par ex. A. Derickson, 1989 ; E. Draper, 2 (...)
  • 52 P. Fredet, 1924, p. 19. Les conditions de travail des cheminots deviennent un enjeu international, (...)
  • 53 Revenant sur le sujet plusieurs années après la mise en place des Assurances sociales, Fredet n’a (...)

18Mais en jouant sur le registre du chiffre pour prouver la fiabilité du projet Vincent, Ferdinand-Dreyfus s’expose à de vigoureuses contre-attaques. Au sein même de la Société de statistique, c’est le président André Liesse en personne qui lance la première salve49. Tout en saluant l’exercice, ce dernier laisse planer le soupçon quant à la solidité réelle des « fondements de l’édifice », affectant de s’inquiéter qu’un « risque » particulier – celui d’une déception du salariat à qui de trop belles promesses auraient été faites – soit négligé par l’actuaire. Plusieurs sociétaires s’emploient à faire passer Ferdinand-Dreyfus pour un doux rêveur, en jetant le doute sur ses prévisions, tout en lui laissant la charge de la preuve. Le docteur Pierre Fredet (1870-1946), chef du service médical de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM), dont il a assuré la réorganisation50 en s’inspirant du modèle américain de médecine du travail51, a choisi comme talon d’Achille la rubrique relative aux dépenses de santé. Le médecin se prévaut d’un jeu de données issu de « la plus grande collectivité industrielle française52 » : les 100 000 agents du PLM, suivis statistiquement entre 1913 et 1922. Là où Ferdinand-Dreyfus procédait par déduction, qui plus est à partir d’une table étrangère, Fredet joue la carte de l’induction à partir de données d’observation, renvoyant son adversaire (et les actuaires d’État en général) du côté d’une épistémologie spéculative dont on sait que les médecins français n’ont jamais été friands53. Sans donner la moindre indication précise sur la constitution de son corpus et de ses catégories d’analyse, il présente trois indicateurs – fréquence des maladies, durée du « chômage qu’elles provoquent », fréquence des décès –, sous forme de taux pour mille agents (Figure 2), avant de ventiler les chiffres par catégories de personnels (« matériel et traction », « exploitation », « employés de bureau », « voie et construction »).

Figure 2. Diagramme synthétique extrait de l’étude du docteur Fredet sur les cheminots du PLM

Figure 2. Diagramme synthétique extrait de l’étude du docteur Fredet sur les cheminots du PLM

Source. Pierre Fredet, « Données statistiques sur la morbidité, le chômage-maladie, la mortalité, etc., pour une grande collectivité industrielle », Journal de la société française de statistique, janvier-février 1924, p. 23.

  • 54 L’étude de Fredet met en relief l’écart, contre-intuitif, entre une morbidité qu’il juge faible da (...)
  • 55 En revanche, la mortalité lui apparaît « peu élevée ».
  • 56 On est toutefois loin des chiffres obtenus par des campagnes de dépistage sur petits effectifs : d (...)
  • 57 Autre mal ayant connu un regain conjoncturel, le paludisme (« contracté en Orient ») aurait été di (...)
  • 58 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923.
  • 59 Pour calculer le montant global des prestations en nature (frais médicaux et pharmaceutiques), il (...)
  • 60 Dr Roulland, « À propos des Assurances sociales », Presse médicale, 14 mai 1924 ; Dr Lemière, Jour (...)

19Alors même que les salariés du PLM, qui subissent des examens médicaux particulièrement drastiques lors du recrutement puis tout au long de leur carrière54, forment une population sursélectionnée, la fréquence observée des maladies55 excède considérablement, selon Fredet, les hypothèses de calcul de Ferdinand-Dreyfus. Le médecin oppose une moyenne annuelle de « 10,478 » journées-maladie au chiffre de « 8,181 » journées-maladie avancé par l’actuaire. Fredet s’appuie en réalité sur une période très particulière (1913-1922), alors qu’il disposait potentiellement, dit-il, de « 34 années d’observation ». Masquant temporairement le poids de la tuberculose (10 malades pour mille salariés en 191756), la grippe « espagnole » explique pour une large part le quasi doublement de la morbidité à la fin de la guerre : l’épidémie a frappé 31 000 agents et ôté la vie à plus de 400 d’entre eux57. Notons qu’en faisant abstraction des quatre années de guerre, on passerait à moins de 10 jours d’arrêt par an. Fredet ignore en outre dans ses déductions – ce que lui fera remarquer l’actuaire58 – que le projet de loi prévoit un délai de carence de quatre jours. Ferdinand-Dreyfus chiffrait à 1,16 milliards de francs (hors assurance facultative des non-salariés) le coût de l’assurance maladie59. Son contradicteur se contente sur ce plan de lister le nombre de consultations, de visites à domicile et d’hospitalisations comptabilisées en 1922. La contre-expertise est donc à peine esquissée. Cela n’empêche pas le parti des médecins anti-réforme de s’emparer de cette dernière avec la sensation, pour reprendre les termes du secrétaire général du Syndicat médical de Paris, de combattre les actuaires « sur leur propre terrain60 ».

3. La poursuite de la statistique par d’autres moyens ?

  • 61 D’autres lettres proviennent de Maurice Bokanowski, Eugène Chaillé, Robert Perdon, Albin Jacquemon (...)

20Ce terrain scientifique, Ferdinand-Dreyfus n’est pas idéaliste au point de s’y enfermer. À l’occasion de la nouvelle séquence politique qui s’ouvre après l’adoption du texte par la Chambre des députés, le 8 avril 1924, il dévoile une autre facette de sa personnalité. Tandis que se prépare la discussion au Sénat, une partie des opposants se regroupe autour du président de la commission d’hygiène, rapporteur du projet de loi à la Chambre Haute, le docteur Claude Chauveau. Âpre défenseur des intérêts du corps médical et des mutualistes, Chauveau promeut un élargissement du périmètre des risques couverts (incluant le chômage) et des prestations (remboursement du séjour en hôpital), dans un cadre toutefois plus libéral et moins contraint. Déterminé à fédérer la gauche autour du projet Vincent, Ferdinand-Dreyfus n’hésite pas à activer ses relations. Il utilise le livre tiré de sa communication, distribué de manière ciblée depuis novembre 1923, comme support d’une impressionnante opération politique. On trouve dans la correspondance du fonds privé Ferdinand-Dreyfus les témoignages de remerciement des récipiendaires (Millerand, Doumer, Strauss, Vincent, Jourdain, Poincaré, Fontaine et bien d’autres61), qui d’ailleurs ne tarissent pas d’éloges. Un scripteur non identifié, ayant manifestement collaboré avec Guieysse lors de la confection de la loi sur les ROP, y voit une « nouvelle étape dans l’histoire actuarielle ». Marcel Mauss, qui s’excuse avec humilité de la faiblesse de ses compétences statistiques et surtout actuarielles, écrit : « il me semble évident que c’est vous qui êtes l’auteur de cette loi et de ces prévisions, compromis entre l’expérience allemande, alsacienne et les usages français ».

  • 62 Lettres d’Albert Thomas à Jacques Ferdinand-Dreyfus, 21 juin 1924 et 20 août 1924, AB/XIX/3040.
  • 63 Rey à Ferdinand-Dreyfus, 7 juillet 1924, 346 AP/9.
  • 64 Ainsi que le relève M. Armatte, la critique de « l’imprévoyance des institutions de prévoyance » e (...)
  • 65 Ferdinand-Dreyfus à Godart, 19 novembre 1924, CE//65.

21Par l’entremise d’Albert Thomas, Ferdinand-Dreyfus s’emploie à convaincre du bien-fondé actuariel du projet Vincent le député Justin Godart, qui accède alors au fauteuil du Travail62. Avec cet interlocuteur privilégié qu’est Aimé Rey, responsable des questions d’assurance sociale à la CGT, il met en œuvre un pacte tacite : Rey s’occupe de convaincre les organisations ouvrières d’apporter leur soutien au projet, Ferdinand-Dreyfus d’empêcher que le texte législatif ne soit vidé de sa substance à coups de négociations et d’amendements. Le 7 juillet 1924, le syndicaliste transmet officieusement à l’actuaire un aperçu des arguments que le rapporteur du texte au Sénat s’apprête à utiliser pour « démolir » son travail et des contre-propositions qu’il entend y opposer63. Cela permet à Ferdinand-Dreyfus de réagir rapidement au projet Chauveau, en le présentant, non sans quelque exagération, comme fondé sur le postulat que « n’importe quelle caisse, avec n’importe quel effectif et n’importe quelle répartition par âge, est apte à assurer n’importe quel risque, sans nulle précaution légale préalable64 ». Dans une note confidentielle, il avertit le ministre Godart du danger que représenterait la différenciation (par secteurs d’activité ou catégories professionnelles) du risque maladie, qui ouvrirait la voie à l’hétérogénéité des prestations65.

22Mais en prenant, depuis 1923, toutes ces initiatives individuelles sans en référer à sa hiérarchie, l’impétueux Ferdinand-Dreyfus ne manque pas de froisser certaines susceptibilités. C’est par voie de presse que le ministre du Travail, Albert Peyronnet, avait appris que l’actuaire adjoint allait s’exprimer devant la Société de statistique. Il avait alors dû rappeler son autorité hiérarchique :

  • 66 Peyronnet à Ferdinand-Dreyfus, 5 octobre 1923, AB/XIX/3039.

« Comme il s’agit, d’une part d’un projet de loi déposé par le gouvernement et actuellement [présenté] devant les commissions financières du parlement et d’autre part, de travaux exécutés sur l’ordre du gouvernement, je vous prie de me faire connaître, dès réception de la présente lettre, si la communication dont il s’agit émane de vous, et dans le cas de l’affirmative, de m’indiquer quels en sont exactement le sens et la portée. Je désirerais recevoir un exemplaire de ladite communication66 ».

  • 67 H. Hatzfeld, 1989, p. 48.
  • 68 Ferdinand-Dreyfus à Peyronnet, 6 octobre 1923, AB/XIX/3039.

23Il est douteux que le ministre n’ait été irrité que par des entorses au protocole : le fait qu’il soit favorable à la position de Chauveau n’y est certainement pas étranger67. Dans sa réponse, l’actuaire précise bien que la communication sera faite « à titre strictement personnel ». Indiquant ne pas encore disposer du texte imprimé, il se contente de fournir au ministre un résumé de son intervention et lui tient ouvertement tête68 :

  • 69 La lettre se clôt par un solennel « Veuillez agréer, M. le Ministre, l’assurance de mon entier dév (...)

« Je me permets d’ajouter, M. le Ministre, qu’en réponse au désir – qui m’a été exprimé au cours d’une conversation téléphonique avec M. le Chef du Cabinet, mais dont il n’est pas fait mention dans votre lettre –, je ne saurais de moi-même y déférer, celle-ci étant inscrite pour la date indiquée au Journal de la Société depuis plusieurs mois. Mais je me permets de faire observer que la Société de statistique compte dans son bureau – qui fixe le choix et la date des communications – à titre de Présidents d’honneur, M. le Président de la République et M. le Président du Conseil, tous deux membres de la société depuis plusieurs années ; il est d’ailleurs également dans mes intentions de leur dédier personnellement à chacun un exemplaire de mon travail. Il est légitime de résumer que si ceux-ci avaient cru devoir faire des réserves sur l’opportunité de l’ordre du jour de la séance du 17 octobre, le Bureau de la Société n’eût pas manqué de prendre en considération les convenances de ses Présidents d’honneur69 ».

  • 70 Peyronnet à Ferdinand-Dreyfus, 27 novembre 1923, AB/XIX/3040.
  • 71 Brouillon de question écrite, rédigé par Ferdinand-Dreyfus, non daté, AB/XIX/3040.
  • 72 Paul-Boncour à Ferdinand-Dreyfus, 28 novembre ; Thomas à Ferdinand-Dreyfus, 2 décembre ; Thomas à (...)
  • 73 Son collègue Jules Laurent lui demande par lettre si sa mission à Genève a été fructueuse (Laurent (...)

24Lorsque quelques semaines plus tard, en sa qualité d’expert du Bureau international du travail, Ferdinand-Dreyfus est convié par Albert Thomas à la Conférence internationale du travail – où il doit représenter la France aux côtés d’Édouard Fuster, secrétaire du Comité permanent international des assurances sociales – Peyronnet refuse de lui accorder la prise en charge du déplacement et lui interdit de s’exprimer au nom de l’administration française70. Bien décidé à rendre public ce qu’il perçoit comme une brimade, Ferdinand-Dreyfus demande à son ami le député Paul-Boncour d’adresser une question parlementaire à ce sujet au président du Conseil. L’élu insisterait sur la nécessité d’une représentation française à Genève « à un moment où la science et la technique des assurances sociales se renouvellent grâce à l’effort scientifique des spécialistes appartenant précisément à notre pays71 ». Ni Paul-Boncour ni Thomas (informé de ce qu’il appelle « l’incident du bouquin ») ne souhaiteront aller à l’affrontement, tous deux préférant s’entretenir discrètement avec le ministre72, et c’est hors de ses fonctions officielles que Ferdinand-Dreyfus se rendra, à partir de 1925, à Genève comme expert ès assurances sociales73.

  • 74 Lot de dix lettres adressées entre le 26 mars et le 9 avril 1929 à Lily, alors en villégiature à B (...)
  • 75 Journal officiel, 30 septembre 1936.

25La résistance sénatoriale, l’équipe de Cahen-Salvador ne parviendra pas à la surmonter. Les lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930, issues d’un réaménagement du projet Vincent soumis en 1926 à la Chambre par Édouard Grinda et le socialiste Étienne Antonelli, entérinent les nombreuses concessions accordées aux mutualistes et au lobby médical. Déçu de ce qu’il considère comme une version édulcorée du projet initial, mais foncièrement heureux de l’aboutissement d’un long combat, Ferdinand-Dreyfus participe activement à la finalisation puis à la mise en œuvre de la loi. Sous l’autorité de Louis Loucheur, ministre du Travail de juin 1928 à février 1930, il contribue à la rédaction des 338 articles du règlement d’administration publique qui paraît au Journal officiel le 5 avril 192974. Il devient officiellement directeur de la Comptabilité des assurances, de la statistique et de l’actuariat – direction nouvellement créée et rattachée, après l’entrée en vigueur de la loi, à la direction générale des Assurances sociales et de la mutualité, dont il prendra la tête en septembre 193675.

  • 76 Note de Ferdinand-Dreyfus au ministre à propos du projet Piquemal pour une réforme des Assurances (...)
  • 77 M. Dreyfus, 2003.

26L’enthousiasme aura été de courte durée. À peine inscrites dans le droit social républicain, les lois sur les assurances sociales font face à deux situations dramatiques : d’une part, la Dépression, qui ronge progressivement l’équilibre des recettes et des dépenses ; d’autre part, une série des pratiques frauduleuses, impliquant à la fois le monde de la prévoyance libre et des hauts responsables de l’État. Ferdinand-Dreyfus, dont le comportement va rester jusqu’au bout exemplaire, est conforté dans ses velléités de rationalisation de la protection sociale. Il prône une plus forte étatisation et centralisation76, ainsi qu’un renforcement des services d’inspection pour garantir les rentrées de cotisation (patronales en particulier). Ainsi n’est-ce sans doute pas sans raison qu’on lui prête d’être l’inspirateur de la réforme de l’automne 1940 qui, en supprimant les caisses d’affinité, annonce la structuration de la Sécurité sociale de 194577. Dans un climat de spéculation effrénée et malsaine, il plaide pour la mise en place de règles prudentielles. Après plusieurs années où la conduite de ses activités est parasitée par un conflit administratif qui l’oppose à un ancien responsable ayant notoirement versé dans l’affairisme, Ferdinand-Dreyfus est déchu de ses fonctions par le décret du maréchal Pétain du 9 novembre 1940, au titre de l’épuration administrative. Dénoncé comme juif en août 1942, interné, il est déporté à Auschwitz le 31 juillet 1943. Il n’en reviendra pas.

Conclusion

  • 78 L. Frobert, 1997.
  • 79 A. Landry, Avis présenté au nom de la Commission des Finances… La manière dont Antonelli et Landry (...)

27Prolongateur à sa manière de l’œuvre sociale entamée par son père, ancré dans les réseaux durkheimiens, socialistes et réformateurs, Jacques Ferdinand-Dreyfus mérite pleinement sa place dans l’histoire des élites réformatrices de la Troisième République. Aux côtés de Georges Cahen-Salvador et de ses successeurs à la direction des Assurances sociales, il a tenu un rôle capital dans la conception des assurances sociales, leur promotion et leur application. Le fait que ce soit un projet concurrent qui l’ait finalement emporté, projet dont l’un des deux principaux porteurs à la Chambre, Etienne Antonelli, était un économiste d’une autre sensibilité (défenseur du mutualisme par sensibilité proudhonienne, il s’était également converti au marginalisme walrassien78), ne semble pas avoir impliqué de rupture majeure dans la manière de concevoir l’actuariat social. Lorsque le démographe Adolphe Landry effectue l’évaluation de ce second projet, il ne peut que souligner la qualité du travail réalisé auparavant par « l’administration », lui-même se situant en continuité avec les études produites par le groupe de Cahen-Salvador79.

  • 80 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923.

28Entrevoir, par archives interposées, l’actuaire du ministère du Travail à son bureau, maniant annuaires statistiques et tables de mortalité ou de morbidité, calculant des barèmes de cotisation ou des réserves mathématiques, annotant scrupuleusement des propositions d’amendement, c’est retrouver une sorte de pureté originelle de la gestion prévisionnelle des systèmes sociaux. Moins imposition « par les nombres » d’une décision politique que le pouvoir voudrait soustraire au débat public que mise en œuvre, à des fins à la fois administratives, dialectiques et éducatives, d’un savoir-faire de pointe – qu’il est l’un des rares hommes de gauche de son temps à maîtriser à ce niveau –, le chiffrage du welfare, Ferdinand-Dreyfus y aura consacré toute sa carrière et une bonne part de son existence. Cet actuariat social n’est exempt ni d’une logique de faire-valoir professionnel, ni des sacrifices évidents qu’impose la social-démocratie. Mais il ne se prétend ni science exacte de la prédiction, ni outil de censure des revendications au nom d’un « réalisme » péremptoire. Il est avant tout méthode ; et si l’actuaire se définit comme un « prophète social » déontologiquement astreint à un « pessimisme prudent », il ne devrait jamais, insiste Ferdinand-Dreyfus, jouer les « Jérémie »80. Il est enfin indissociable d’un effort de consolidation de la conscience ouvrière, d’éducation populaire à l’État social et à ses mécanismes – effort qui, de Jean Jaurès à Pierre Laroque, était considéré comme le pendant de l’extension des droits.

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Notes

1 Pendant longtemps, ce sont principalement les assurances privées qui ont été étudiées dans leur logique économique (voir notamment V. Zelizer, 1979 ; T. Porter, 1995 ; G. Clark, 1999 ; T. L. Alborn, 2009).

2 P. Dutton, 2002 ; M. Dreyfus et al., 2006 ; M. Lengwiler, 2007.

3 Il y a quinze ans, faisant le constat de ce creux historiographique, Guy Thuillier traçait un ensemble de pistes pour qui souhaiterait s’engager dans une voie certes rebutante mais essentielle pour analyser la fabrique de l’État social (G. Thuillier, 2004, p. 210-221). Ce n’est que depuis peu que des travaux sur la prévoyance sociale (J. Caranton, 2017) ou encore sur la législation sur les accidents du travail (R. Dartevelle, 2016, p. 67-95) empruntent ce type de perspective. Les connexions avec l’histoire de la fiscalité (N. Delalande, 2011) mériteraient également d’être davantage étudiées. Notons enfin qu’une histoire intellectuelle et professionnelle de l’actuariat a été initiée récemment par Michel Armatte (M. Armatte, 2016).

4 É. Brian, 1996 ; P.-A. Rosental, 2003.

5 Voir notamment A. Desrosières, 2008.

6 Le peu d’informations publiées sur Jacques Ferdinand-Dreyfus se trouvent dans : A. Compère-Morel, 1924, sur lequel s’appuie la brève notice du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (notice « DREYFUS Jacques », URL : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article22970, version mise en ligne le 25 octobre 2008) ; M. Dreyfus, 2001 ; id., 2006, p. 127-141 ; B. Valat, 2001 ; A. Chatriot, 2014, p. 103-128. Une biographie sommaire a été publiée en 1992 dans le Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale.

7 M. Dreyfus et al., p. 81-100.

8 Henri Hatzfeld compare à une « mêlée » cette situation où chaque point de discussion est sujet à affrontement, les « statistiques qu’on se renvoie de part et d’autre » étant à la fois un enjeu et un instrument de ces affrontements (H. Hatzfeld, 1989, p. 35).

9 H. Hatzfeld, 1989, p. 145

10 Le Trésor de la langue française définit l’actuaire comme un « mathématicien spécialisé dans le calcul des probabilités, dont les services sont utilisés, soit par des services financiers, pour des calculs d’amortissement, soit par des établissements dont l’activité comporte un risque calculable ou est basée sur la couverture d’un risque, comme les Assurances ».

11 Il est probable que l’ajout du prénom au patronyme tienne à la volonté d’afficher une absence de lien de parenté avec Alfred Dreyfus (P.-A. Meyer, 1994).

12 Il se consacra en outre à des travaux historiques et économiques : auteur de plusieurs livres, dont un Vauban économiste, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1892.

13 Nous avons pu trouver une carte d’adhérent à la SFIO, section du XVIe arrondissement, pour l’année 1913 (papiers de famille Ferdinand-Dreyfus).

14 Correspondance, fonds AB/XIX/3040, AN.

15 Fille de Jacques, Renée Ferdinand-Dreyfus se souvient de son émotion d’enfant lorsque Léon Blum se rendit, peu de temps après la guerre, à la propriété de Montfort-l’Amaury pour présenter ses condoléances à Lily, veuve de Jacques.

16 E. Poisson, 1934 ; A. Chatriot, 2005 ; A. Blaskiewicz-Maison, 2016 ; M. Dhermy-Mairal, 2018.

17 Écrivant à Mauss en novembre 1917 pour lui exprimer ses condoléances à la mort de Durkheim, Ferdinand-Dreyfus a les mots suivants : « C’est une perte pour toute ma génération. […] Quels guides vont nous rester ? » (lettre du 19 novembre 1917, fonds Marcel Mauss, 12, 57 CDF 61-13, Archives du Collège de France).

18 N. Mariot, 2017.

19 Lily Mayer est la belle-sœur de Julien Cain (longtemps administrateur de la Bibliothèque nationale), dont Jacques Ferdinand-Dreyfus et surtout son frère Charles sont très proches.

20 Lettre de demande en mariage (papiers familiaux).

21 Votée le 5 avril 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP) institue le premier régime de retraites garanties par l’État. Le système, qui fonctionne par capitalisation, repose sur la cotisation obligatoire des assurés, éventuellement complétée par une cotisation facultative, la contribution des employeurs et la participation de l’État.

22 É. Penissat, 2006.

23 Y. Marec, 1993.

24 A. Bruckère & J. Ferdinand-Dreyfus, 1912.

25 L’Humanité, 16 septembre 1912.

26 Mobilisé, Jacques est blessé en juillet 1915. Ses deux parents décèdent pendant la guerre.

27 L’Office général détient l’autorité supérieure et un pouvoir juridictionnel en matière d’assurance-accident et de vieillesse-invalidité. Il a également pour tâche de proposer des projets réglementaires en application des lois sociales (P. Geissler, F. Kessler & N. Olszak, 2001). Les archives de Ferdinand-Dreyfus père contiennent le brouillon d’une note rédigée à Bordeaux en septembre 1914 et destinée à Poincaré. Cette note « relative à la formation d’une commission d’études pour la réorganisation administrative de l’Alsace-Lorraine française » suggère, pour gérer au mieux le retour des départements « dans le giron de la Mère-Patrie », de décourager toute forme « d’autonomie ou de particularisme » et de favoriser la « réassimilation » des populations (note manuscrite, 21 septembre 1914, 346 AP/8, AN).

28 Polytechnicien, collaborateur d’Émile Borel, Risser a notamment produit une étude sur les coûts de la loi sur les ROP qui lui a valu l’obtention du prix Montyon de statistiques (R. Risser, 1911). Il occupe en 1919 la chaire d’économie et d’assurances sociales de la chambre de commerce de Paris (L. Le Van-Lemesle, 2004) et enseignera par la suite à l’École polytechnique et au Conservatoire des Arts et métiers (B. Zimmermann, 1994). Plusieurs allusions présentes dans les lettres de Ferdinand-Dreyfus à son épouse laissent entendre que ce dernier assure en 1919 des tâches et responsabilités qui formellement auraient dû échoir à Risser.

29 P. Dutton, 2002.

30 Témoignage de Pierre Laroque dans Georges Cahen-Salvador, 1875-1963, s. l. n. d., p. 12-17.

31 Documents en lien avec la préparation de la loi sur les Assurances sociales, ministère du Travail, F/22/2056, AN ; « Étude sur les incidences financières par l’actuariat du ministère du Travail » (pour le Conseil national économique), papiers Cahen-Salvador, CE//65, AN. Voir aussi « Les Assurances sociales. Exposé sur les bases financières et actuarielle du projet gouvernemental », Le Parlement et l’opinion, avril-mai 1922, p. 884 et 1048.

32 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923.

33 De nombreux documents de travail et manuscrits préparatoires sont conservés sous les cotes AB/XIX/3039, AN et F/22/2060, AN.

34 René Hubert, « Les Assurances sociales et les finances de la France », Revue politique et parlementaire, t. CXIV, février 1923, p. 240-262. Très différente est la position d’Édouard Fuster, qui reconnaît aussi qu’il est difficile de tout mathématiser, mais que les Assurances sociales doivent être soutenues par principe. Sur Fuster et la protection sociale, voir l’article « Comment suivre l’exemple de l’Allemagne sans perdre son âme ? Le pari de Fuster sur la Mutualité française dans la lutte contre la tuberculose » de Vincent Viet, à paraître dans Les études sociales, Édouard Fuster (1869-1935).

35 Commentaire de l’article de René Hubert (1923) (AB/XIX/3039).

36 Ferdinand-Dreyfus doit s’accommoder des recensements d’avant-guerre. Celui de 1921 ne sera toujours pas exploitable en 1928, comme s’en plaindra le démographe et député Adolphe Landry (Avis présenté au nom de la Commission des Finances sur le projet de loi concernant les Assurances sociales. Chambre des députés, treizième législature, session de 1928, Paris, Imprimerie de la Chambre des députés, 1928, fonds Marguerite Pichon-Landry, 12 D 1/1486, Bibliothèque de la fondation Maison des sciences de l’homme). Ferdinand-Dreyfus retravaille les données, les corrige, leur applique des multiplicateurs lorsqu’elles ne sont plus suffisamment à jour.

37 Visant à estimer la mortalité par âge d’une cohorte de référence, les tables de mortalité sont fondées sur des quotients de mortalité, c’est-à-dire sur des probabilités de décès ou de survie entre l’âge x et l’âge x+1.

38 Jacques Bertillon, « De la morbidité et de la mortalité par profession », Journal de la Société française de statistique, t. 33, 1892, p. 341-372 et 382-406. S’intéressant avant tout à l’état sanitaire des populations, Bertillon considère la mortalité comme un indicateur plus adéquat.

39 Ce n’est pas chez Bertillon mais chez le mathématicien et actuaire Albert Quiquet que Ferdinand-Dreyfus a puisé sa critique des tables issues des sociétés de secours mutuel.

40 C’est également une recommandation de l’Institut international de statistique que de tirer profit des données de gestion des assurances sociales (H. Methorst, 1912, p. 23-24).

41 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923, p. 32-35. La source originale est : Amtliche Nachrichten des K.K. Ministeriums des Innern, betreffend die Unfallversicherung und die Krankenversicherung der Arbeiter. Zwoelfter Jahrgang, 1900, p. 144.

42 Dans son commentaire de l’article de Hubert (AB/XIX/3039).

43 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923, p. 138.

44 V. Viet, 2015.

45 G. Candar & G. Dreux, 2011. Au titre de la loi, l’âge de versement des pensions était fixé à 65 ans (puis, pour les métiers les plus pénibles, à 60 ans).

46 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923, p. 6.

47 Ferdinand-Dreyfus à Godart, 19 novembre 1924, CE//65.

48 J. Véron, 2009.

49 « Discussion de la communication de M. Ferdinand-Dreyfus », JSSP, novembre 1923, no 11, p. 346. Liesse était un libéral affirmé (H. Hatzfeld, 1989, p. 64).

50 Titres et travaux scientifiques du Dr Pierre Fredet, 1936 ; « Distinctions honorifiques. M. le Médecin en Chef Fredet », 1935.

51 P. Fredet & L. Bazy, 1930. Sur ce modèle américain, voir par ex. A. Derickson, 1989 ; E. Draper, 2003, p. 10-13.

52 P. Fredet, 1924, p. 19. Les conditions de travail des cheminots deviennent un enjeu international, notamment du point de vue statistique (L. Piguet, 2018).

53 Revenant sur le sujet plusieurs années après la mise en place des Assurances sociales, Fredet n’a toujours pas ravalé ses critiques : « Au moment de la discussion de la loi sur les Assurances sociales, il aurait été utile, écrit-il, de se fonder sur des indices numériques solidement établis, pour supputer les conséquences financières de la fréquence des maladies, du chômage et de la mortalité qu’elles provoquent », Titres et travaux…, 1936, p. 99.

54 L’étude de Fredet met en relief l’écart, contre-intuitif, entre une morbidité qu’il juge faible dans le personnel « voies et construction » et une morbidité plus forte chez les employés des bureaux : la première catégorie est composée d’hommes « robustes », souvent issus du monde rural, là où la seconde englobe des individus aux « moindres qualités physiques » et à « l’hygiène relativement défectueuse ». Sur l’histoire sociale du personnel cheminot, voir G. Ribeill, 1980 ; id., 1982 ; id., 1988 ; C. Chevandier, 1993.

55 En revanche, la mortalité lui apparaît « peu élevée ».

56 On est toutefois loin des chiffres obtenus par des campagnes de dépistage sur petits effectifs : dans les dispensaires, entre les deux guerres, certaines études comptabilisaient jusqu’à un quart des salariés infectés (D. Lamoureux, 2008).

57 Autre mal ayant connu un regain conjoncturel, le paludisme (« contracté en Orient ») aurait été diagnostiqué chez 6 agents sur mille en 1919.

58 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923.

59 Pour calculer le montant global des prestations en nature (frais médicaux et pharmaceutiques), il avait appliqué un coût journalier de 9 francs (4,8 fois le montant de l’assistance médicale gratuite en 1913).

60 Dr Roulland, « À propos des Assurances sociales », Presse médicale, 14 mai 1924 ; Dr Lemière, Journal des praticiens, 3 mai 1924, p. 1365-1368.

61 D’autres lettres proviennent de Maurice Bokanowski, Eugène Chaillé, Robert Perdon, Albin Jacquemont, Mme André Savouré, Aimé Rey, Clément Colson, Gaston Tessier, Marx Dormoy, Pierre Renaudel, F. de Ramel, Max Lazard, Georges Buisson, Étienne Weill-Raynal, Jules Laurent, ou encore Justin Godart (346 AP/9, AN).

62 Lettres d’Albert Thomas à Jacques Ferdinand-Dreyfus, 21 juin 1924 et 20 août 1924, AB/XIX/3040.

63 Rey à Ferdinand-Dreyfus, 7 juillet 1924, 346 AP/9.

64 Ainsi que le relève M. Armatte, la critique de « l’imprévoyance des institutions de prévoyance » est un thème classique chez les actuaires du xixe siècle, notamment chez Émile Cheysson (M. Armatte, 2016).

65 Ferdinand-Dreyfus à Godart, 19 novembre 1924, CE//65.

66 Peyronnet à Ferdinand-Dreyfus, 5 octobre 1923, AB/XIX/3039.

67 H. Hatzfeld, 1989, p. 48.

68 Ferdinand-Dreyfus à Peyronnet, 6 octobre 1923, AB/XIX/3039.

69 La lettre se clôt par un solennel « Veuillez agréer, M. le Ministre, l’assurance de mon entier dévouement à la République et à l’État ». Après que Le Populaire (12 novembre 1923) a rendu hommage au travail du « camarade Ferdinand-Dreyfus », ce dernier prie Léon Blum de préciser aux lecteurs que le titre de « chef du service de l’actuariat au ministère du Travail » qui lui a été accolé n’existe pas dans l’organigramme administratif et que sa communication « ne prétend engager que [sa] modeste personne (lettre 12 novembre 1923, AB/XIX/3040).

70 Peyronnet à Ferdinand-Dreyfus, 27 novembre 1923, AB/XIX/3040.

71 Brouillon de question écrite, rédigé par Ferdinand-Dreyfus, non daté, AB/XIX/3040.

72 Paul-Boncour à Ferdinand-Dreyfus, 28 novembre ; Thomas à Ferdinand-Dreyfus, 2 décembre ; Thomas à Ferdinand-Dreyfus, 11 décembre, AB/XIX/3040.

73 Son collègue Jules Laurent lui demande par lettre si sa mission à Genève a été fructueuse (Laurent à Ferdinand-Dreyfus, 24 novembre 1924, 346 AP/9). Les activités d’expertise au BIT de Jacques Ferdinand-Dreyfus sont mentionnées dans son dossier de Légion d’honneur (19800035/832/94863, AN).

74 Lot de dix lettres adressées entre le 26 mars et le 9 avril 1929 à Lily, alors en villégiature à Biarritz (papiers de famille).

75 Journal officiel, 30 septembre 1936.

76 Note de Ferdinand-Dreyfus au ministre à propos du projet Piquemal pour une réforme des Assurances sociales, 1939 (AB/ XIX/3040).

77 M. Dreyfus, 2003.

78 L. Frobert, 1997.

79 A. Landry, Avis présenté au nom de la Commission des Finances… La manière dont Antonelli et Landry s’emparent du dossier précédemment pris en charge par Ferdinand-Dreyfus mériterait une étude à la fois croisée et comparative. Parmi les quelques spécificités immédiatement repérables, dans les analyses de Landry, on peut noter une attention particulière à la conjoncture démographique de l’après-Grande Guerre ainsi que l’ajout d’un paramètre essentiel, la fluctuation monétaire.

80 J. Ferdinand-Dreyfus, 1923.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Comparaison des courbes de morbidité des travailleurs (par âge et nombre de jours d’arrêt), établies à partir des différentes tables disponibles
Crédits Source. A : papiers Ferdinand-Dreyfus, ministère du Travail, AB/XIX/3039 (photographie partielle). B : version publiée de la communication de 1923 à la Société de statistique de Paris (J. Ferdinand-Dreyfus, 1923, p. 274-275).
URL http://journals.openedition.org/histoiremesure/docannexe/image/8094/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 11M
Titre Figure 2. Diagramme synthétique extrait de l’étude du docteur Fredet sur les cheminots du PLM
Crédits Source. Pierre Fredet, « Données statistiques sur la morbidité, le chômage-maladie, la mortalité, etc., pour une grande collectivité industrielle », Journal de la société française de statistique, janvier-février 1924, p. 23.
URL http://journals.openedition.org/histoiremesure/docannexe/image/8094/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,3M
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Pour citer cet article

Référence papier

Fabrice Cahen, « La raison statistique au service des travailleurs »Histoire & mesure, XXXIII-2 | 2018, 139-162.

Référence électronique

Fabrice Cahen, « La raison statistique au service des travailleurs »Histoire & mesure [En ligne], XXXIII-2 | 2018, mis en ligne le 02 janvier 2022, consulté le 14 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/8094 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoiremesure.8094

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Auteur

Fabrice Cahen

Institut national d’études démographiques (INED), unité Histoire et populations, unité Démographie, genre et sociétés ; Centre de recherches historiques de l’École des hautes études en sciences sociales (CRH, EHESS), équipe Esopp. E-mail : fabrice.cahen@ined.fr

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