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Identifier et dénombrer les slums dans les villes indiennes

De la genèse coloniale à la multiplication des mesures depuis l’indépendance
Identifying and Counting of Slums in Indian Cities: From the Colonial Beginnings to the Multiplication of Measures since Independence
Éric Denis et Véronique Dupont
p. 185-214

Résumés

Cet article analyse la genèse coloniale de la catégorie slum en Inde et son déploiement, initialement dans une perspective hygiéniste de mesure de la sur-occupation et du mal-logement, pour aboutir à un dénombrement de l’habitat précaire. Deux cas contrastés de métropoles illustrent cette évolution, Delhi et Madras/Chennai. Après l’indépendance, le slum s’impose d’abord comme une catégorie juridico-administrative, liée à un enregistrement ouvrant des droits aux habitants. Les institutions publiques productrices de statistiques s’emparent de cette catégorie plus tardivement, et c’est seulement en 2001 que le recensement général de la population distingue des zones de slums. Cependant, en l’absence de coordination, la multiplication des approches nuit à une appréciation adéquate des slums.

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Texte intégral

1Pour la première fois en 2001, le Census of India – ou recensement général de la population indienne – recueille des données sur les slums, et définit à cette fin les zones concernées :

« Toutes les zones spécifiées dans une ville, notifiées comme “slums” par le gouvernement de l’État, les autorités locales, ou l’administration des Territoires de l’Union (TU) en vertu de toute loi incluant un “Slum Act” ;

Toutes les zones reconnues comme “slums” par le gouvernement de l’État, le gouvernement local, ou l’administration des TU, qui peuvent ne pas avoir été officiellement notifiées comme “slums” en vertu d’une loi ;

  • 1 Census of India 2001, Metadata and Brief Highlights on Slum Population. URL : http (...)

Une zone compacte d’au moins 300 habitants ou environ 60 à 70 ménages, composée de logements mal construits et congestionnés, dans un environnement insalubre, généralement dépourvu d’infrastructures adéquates ainsi que d’installations sanitaires appropriées et d’eau potable1. »

  • 2 MHUPA, 2010a. En 2001, la population urbaine totale de l’Inde était de 286 millions d’habi (...)

2Dans un premier temps, seules les villes de plus de 50 000 habitants ont été couvertes, puis celles entre 20 000 et 50 000 habitants. Selon la définition donnée, la population vivant dans les slums représentait 23,5 % de la population des villes prises en compte en 2001. Fondées sur la même définition, des estimations portant sur l’ensemble de la population urbaine livrent les chiffres de 75,5 millions d’habitants en slums, soit 26,3 % de la population urbaine de l’Inde en 20012.

  • 3 Nous conservons dans cet article le terme slum tel qu’il est utilisé dans les documents co (...)

3Le défi qu’implique une telle prégnance de l’habitat précaire pour les politiques urbaines explique l’attention portée par les autorités à la « question » des slums – un terme polysémique dont la traduction par « bidonville » ou « taudis » serait nécessairement réductrice3. La définition donnée ci-dessus, de prime abord absconse, combine des critères juridiques et administratifs avec des critères démographiques et descriptifs reposant sur l’observation de terrain – autant de critères que nous examinerons en détail.

4Pour comprendre la construction de cette catégorie, il est nécessaire d’en faire la genèse en remontant à l’époque coloniale ; nous montrerons ainsi comment l’identification des slums porte encore l’héritage de l’administration britannique. Nous retiendrons ensuite quelques moments clefs de l’histoire contemporaine : l’accession à l’indépendance de l’Inde en 1947, puis la promulgation de lois décisives et des décisions administratives majeures dans les organismes nationaux producteurs de statistiques. Si l’époque coloniale est marquée par des ambiguïtés et des glissements, entre l’appréhension du slum comme unité d’habitation – un taudis – et comme zone, après l’indépendance, les définitions officielles se réfèrent à une identification de zones.

  • 4 A. Desrosières, 2008.

5Deux approches principales seront mises en évidence dans les efforts d’identification et de comptage des slums et de leurs habitants, une dualité qui rejoint la distinction établie par Desrosières4 dans les sources de données statistiques entre, d’une part, registres administratifs et, d’autre part, enquêtes ou recensements. Ceci n’exclut pas intersections et combinatoires, à l’origine de la complexité actuelle.

6Le slum a d’abord été construit comme une catégorie administrative et juridique, avec la loi de 1956 sur les slums – The Slum Areas (Improvement and Clearance) Act – une référence dans l’Inde indépendante, suivie de variantes dans les différents États de la Fédération indienne, à l’instar du Tamil Nadu Slum Areas Act de 1971, que nous évoquerons. D’autres instances, à des niveaux inférieurs de gouvernement (municipal ou métropolitain) ont aussi élaboré leurs propres définitions. La reconnaissance officielle d’une zone en tant que slum ainsi que sa catégorisation administrative et juridique ont des conséquences cruciales pour ses habitants allant, selon les cas, de la reconnaissance du droit au relogement à la démolition sans alternative.

7La construction de la catégorie statistique « slum » suivant une définition nationale intervient plus tardivement : en 1976-1977 à l’initiative de la National Sample Survey Organisation (NSSO, relevant du ministère des Statistiques et de l’Exécution des programmes) ; et en 2001, sous la responsabilité du bureau du Registrar General of India and Census Commissioner pour les besoins du recensement général de la population (sous la tutelle du ministère de l’Intérieur). Les méthodes d’identification et de comptage des slums diffèrent cependant selon ces deux administrations chargées de produire des statistiques nationales. La méthode de recensement soulève plusieurs problèmes : couverture, sous-dénombrement, comparabilité, critères d’identification ambigus, autant de difficultés à résoudre pour informer l’élaboration des politiques urbaines et du logement.

8La première partie de cet article analyse l’émergence du slum en tant que catégorie d’habitat pendant la période coloniale, en lien avec l’adoption des concepts émergents de l’urbanisme. Elle retrace les tentatives de comptage et mesures. La deuxième partie met en évidence le legs colonial dans la construction du slum comme catégorie administrative et juridique, montrant ce qui est en jeu derrière le classement d’une zone en slum. La dernière partie examine la construction du slum en tant que catégorie statistique dans les enquêtes et recensements nationaux, et s’interroge sur les intentions sous-jacentes et les demandes auxquelles ces collectes de données répondent.

  • 5 Sur le mouvement dravidien, voir G. Ganguelin, 2017 ; J.-L. Racine, 2006.

9Pour étayer nos arguments et illustrer nos propos, nous nous concentrons sur deux cas contrastés de métropoles, Delhi et Madras (renommée Chennai en 1996), en fonction des faits les plus significatifs à illustrer. Le cas de Delhi est emblématique à plusieurs titres : capitale de l’Empire britannique des Indes de 1911 à 1947, puis de l’Union indienne indépendante, c’est une vitrine du pouvoir d’État, pionnière en matière de loi sur les slums qui a influencé les législations des autres États. Madras/Chennai, ancien comptoir colonial et capitale de l’État du Tamil Nadu dans le sud de l’Inde, offre une perspective provinciale, dans un contexte socio-politique distinct. Elle se trouve au cœur du mouvement dravidien5 d’où ont émergé des gouvernements régionaux caractérisés depuis l’indépendance par leurs politiques redistributives en faveur des pauvres qui ont marqué l’approche envers les slums.

1. Le slum par rapport à d’autres catégories d’habitat pendant la période coloniale

  • 6 C. Z. Guilmoto, 1988.

10Ce n’est qu’après la première guerre mondiale que l’administration indienne s’est approprié le terme « slum » en tant que catégorie d’action, soutenue par l’enquête, le comptage et leur délimitation. Auparavant, le dénombrement des maisons précaires à partir de leurs matériaux de construction permettait d’identifier les quartiers pauvres et insalubres. Fondées sur le dénombrement de la population par îlots urbains, les notions de surpeuplement, de congestion et de surdensité ont également été des mesures essentielles utilisées par l’administration coloniale, agissant principalement dans une perspective hygiéniste et de confinement afin de contenir la diffusion des épidémies. L’obsession des administrateurs coloniaux britanniques pour mettre en œuvre une classification et un comptage des populations indiennes, selon un système des castes qu’ils tentent d’objectiver, a certainement joué aussi en défaveur d’une approche plus sociofonctionnelle des territoires6. Ainsi dans l’Inde du Sud, le terme de « cheri » qui désigne les quartiers des parias (intouchables) se confond longtemps avec celui de slum.

  • 7 A. King, 1976.
  • 8 C. Nightingale, 2008.

11La ville coloniale est longtemps restée subdivisée en deux parties bien séparées, en utilisant des désignations différentes d’une province à l’autre. On y distinguait la partie indigène de la ville selon une doctrine ségrégationniste inscrite dans la planification urbaine. Par exemple, à Bombay et à Calcutta, l’expression « native town » désignait la partie de la ville non planifiée par les dirigeants coloniaux. Après 1911, lorsque Delhi devient la capitale de l’Inde britannique, « Old Delhi » est maintenue à l’écart de « New Delhi » dans laquelle se distingue « cantonment » et « civil-station »7 ; alors qu’à Madras, la « ville noire » était opposée à la « ville blanche ». En 1710, Madras est même la première localité au monde où la terminologie « ville noire » est utilisée8. Il faudra attendre 1906 pour que la ville non britannique, peuplée « des autres », soit renommée Georgetown. À Madras comme à Bombay, l’émergence de la ville des non-Britanniques, des communautés locales et des migrants, y compris européens, est concomitante de la mise en place du comptoir colonial.

  • 9 J.-P. Gaudin, 1988, p. 347.
  • 10 S. Hazareesingh, 2001 ; J. Hosagrahar, 2005.

12La perception des slums dans les villes indiennes et les politiques d’éradication sont influencées par le mouvement hygiéniste, qui s’est développé en Europe à partir de la fin du xixe siècle chez les urbanistes et les architectes, puis a été relayé en Inde par l’administration coloniale britannique. La célébration du « rôle primordial de la circulation de l’air et de l’ensoleillement dans la conception de l’habitation » par le mouvement international en architecture9 se retrouve, en négatif, dans la définition des slums qui souligne les conditions insalubres des logements. Le second facteur d’identification et d’éviction des slums tient à des stratégies de revalorisation foncière qui s’affirment à partir des années 1900-1920 avec l’émergence des trusts municipaux. Ces derniers inscrivent des usages du sol plus rentables et rationnels devant mettre fin à la « congestion » dans des planifications territoriales de plus en plus systématiques, intégrant toute la ville et anticipant son extension10.

Le cas de Delhi

  • 11 J. Hosagrahar, 2005, p. 144, 151.
  • 12 A. Sharan, 2014.
  • 13 A. P. Hume, 1936.

13La ville indienne « indigène » apparaît menaçante aux Britanniques. Ils la perçoivent comme surpeuplée, insalubre, incontrôlable, sans organisation régulière. Ils la décrivent avec un vocabulaire rappelant celui des taudis ouvriers – les slums – des villes industrielles de la fin du xixe siècle en Grande-Bretagne11. Ainsi le terme de « slum » apparaît-il dans les rapports des fonctionnaires sur la cité fortifiée de Delhi dès les années 1920 et 193012. L’attention des autorités municipales sur la dégradation des conditions d’habitat dans la vieille ville répond notamment à des préoccupations de santé publique. Le transfert de la capitale de l’Empire britannique des Indes de Calcutta à Delhi en 1911 et la construction de New Delhi durant les deux décennies suivantes entrainèrent un afflux de population dans la vieille ville, y aggravant d’autant l’entassement des habitants. Soucieux de cette situation, les autorités coloniales commanditèrent à un de ses hauts fonctionnaires, A. P. Hume, ancien commissaire adjoint de Delhi, un rapport pour soulager Delhi de sa congestion urbaine13. Cherchant à comprendre le problème, Hume entreprit un ambitieux projet pour cartographier la congestion de la ville. Cet exercice était fondé sur les statistiques du dernier recensement décennal, une enquête détaillée maison par maison dans deux divisions (sur 16) de la municipalité, et des normes d’espace vital.

  • 14 S. Legg, 2006, p. 717.

« En choisissant son “bâton de mesure”, Hume a tenu compte du manque d’air et d’ensoleillement dans la ville fortifiée, décidant que 50 pieds carrés [par personne] seraient l’espace minimum pouvant être considéré comme salubre dans de telles conditions14. »

14En raison de contraintes financières et de temps, l’exercice fut ramené à un calcul de densités de population par acre (Figure 1). Ce rapport identifiait de nombreuses zones de slums, qualifiées de fléau (evil), et décrivait la ville comme abondant en ruelles et bâtiments insalubres constituant une menace pour la santé publique de tout Delhi. Suite aux recommandations du rapport, le Delhi Improvement Trust fut créé en 1937, présidé par Hume, sous la supervision du département de l’Éducation, de la Santé et des Affaires foncières. L’aménagement et l’assainissement de la vieille ville étaient l’une de ses principales missions, incluant des démolitions de slums. À cette fin, une enquête d’identification des slums et de leur condition fut menée en 1937, conduisant à une liste de 41 slums, sur la base de la définition suivante :

  • 15 Source : Chief Commissioner Jenkins, Delhi State Archive, 1937 (citée dans A. Sharan, (...)

« une zone bâtie dans laquelle, en raison d’une ou de plusieurs des causes suivantes, les conditions sont gravement préjudiciables à la santé des habitants : une disposition ne procurant pas suffisamment de lumière, d’air et de ventilation ; l’absence ou l’insuffisance de chaussées, de canalisations et d’installations sanitaires ; la conception ou la construction défectueuse des bâtiments15 ».

15Si l’ambition initiale de Hume était de considérer les conditions d’habitat au niveau du logement, son rapport produit in fine une appréhension par zone. L’identification des slums en tant que zones sera l’approche retenue ultérieurement par les organismes nationaux de production des statistiques.

Figure 1. Densité de population à Dehli d’après le recensement de 1931

Figure 1. Densité de population à               Dehli d’après le recensement de 1931

Source. A. P. Hume, « Intensity of population by circles of the 1931 census », Report on the Relief of Congestion in Delhi, 1936.

Le cas de Madras

Le recensement des habitations précaires

  • 16 Très tôt, l’administration coloniale a adopté le terme hindi kutcha (c’est-à-dire «  (...)
  • 17 Elle n’a jamais été utilisée dans d’autres provinces indiennes, comme l’indique le r (...)
  • 18 H. V. Lanchester, 1918, p. 68.

16Les premiers recensements de la présidence de Madras, tant en 1871 qu’antérieurement, ne comportaient aucune disposition visant à identifier les quartiers précaires16. De 1871 à 1891, lors des recensements décennaux provinciaux, la classification distingue trois catégories de construction : les « maisons à toit plat avec terrasse », les « maisons aux toits en tuiles » et les « maisons aux toits de chaume » (et aux murs en terre). Cette dernière catégorie, en milieu urbain, serait la plus proche des huttes (10 752 maisons en chaume, soit 21 % du nombre total d’habitations de la ville de Madras en 1871). Cette catégorisation était propre à la présidence de Madras17. En mai 1900, un décret a interrompu cette disposition afin d’aligner les recensements régionaux sur le format du recensement impérial, même si, comme noté dans le rapport du recensement de 1901, « la nature du toit de la maison donnait des indications sur la prospérité de leurs propriétaires ». En 1921, seule la notion de « congestion » (over-crowdedness) apparaît dans le rapport du recensement en ce qui concerne certains quartiers de Madras. Dès lors, dans toute l’Inde le recensement de la population ne retient plus que le nombre de maisons et de pièces comme catégories de dénombrement de l’habitat. Jusqu’à l’indépendance, les recensements décennaux n’ont collecté aucune caractéristique des zones urbaines, ni des maisons. Dans son ouvrage de 1918 sur Madras, Henry V. Lanchester s’appuie sur une carte très heuristique (Figure 2) quant à la centralité du problème de la surdensité pour insister sur le besoin d’un « ordonnancement de la croissance urbaine18 ».

Figure 2. Ville de Madras : croquis cartographique montrant la distribution de la population (recensement de 1911)

Figure 2. Ville de Madras : croquis                 cartographique montrant la distribution de la population                 (recensement de 1911)

Source. Henry V. Lanchester, « Madras Town: Sketch map showing distribution of population », Town Planning in Madras, 1918, p. 68.

  • 19 H. V. Lanchester, 1918, p. 57.
  • 20 Des entreprises similaires d’inventaire ont été conduites à Delhi en 1910. Voir J. H (...)
  • 21 S. P. Geddes, 1915.
  • 22 J. Trywhitt, 1947.
  • 23 R. Home, 2013.

17Le terme de slum apparaît dans le traité d’aménagement appliqué de H. V. Lanchester, Town Planning in Madras. Il se rapporte à des travaux conduits en 1912 afin « d’éliminer les mauvais types de logements19 ». Architecte, cofondateur du Royal Town Planning Institute à Londres en 1914, Lanchester insiste dans son traité sur l’importance des « civic surveys » préalables. Ils sont à ses yeux indispensables pour sérier et calibrer les interventions visant l’amélioration de la ville (city improvement)20. Il faut situer ces comptages dans l’affirmation d’une science de la ville et de sa planification qui s’impose en Inde avec le voyage de Patrick Geddes dont Lanchester est un élève. Geddes prône le « survey before planning » notamment dans son rapport sur Madras en 191521. Il s’inscrit dans la filiation de la cartographie de la pauvreté conduite par Charles Booth à Londres (1889-1902). Il forma des enquêteurs locaux à ses méthodes. Il fut invité en Inde de 1914 à 1917 par le gouverneur de Madras, Lord Pentland, fort de son expérience relative à la réhabilitation de l’habitat précaire à Edimbourg22. Sa proximité avec Pierre Kropotkine et Élisée Reclus comme sa posture post-marxienne fondatrice d’une écologie urbaine émancipatrice ne furent pas un obstacle à sa tournée indienne. Pour autant, sa défense d’une approche inclusive et réformatrice prônant la réhabilitation in situ des quartiers précaires, la « chirurgie conservatrice », ne fera pas école en Inde où les évictions étaient et demeurent jusqu’à présent le mode d’intervention étatique dominant23.

18Dans son histoire de Madras parue en 1939, Srinivasachari, professeur d’histoire à l’université d’Ananamalai, indique que l’inventaire des slums devient une question importante dans les années 1930 et que ces mesures font usage des données censitaires sur l’habitat et impliquent des comptages ad hoc. Il explique :

  • 24 R. S. Srinivasachari, 1939, p. 292.

« Une particularité de Madras qui s’est avérée difficile à éradiquer est l’existence de nombreuses parcelles de terrain appelées “hutting spaces”, où les habitations de terre-crue et de chaume s’élèvent par centaines. Certains quartiers de huttes correspondent à d’anciens villages. Ils sont généralement dans un état très insalubre et souvent sujets aux incendies. En 1871, le recensement indiquait 10 752 huttes de ce type. En 1931, leur nombre était certainement beaucoup plus élevé. En 1932, lors d’une enquête officieuse sur l’état des slums de la ville, la Corporation a fourni une liste de 158 slums (ou cheris) ; l’enquête a révélé que 23 autres slums ne figuraient pas sur la liste officielle et que le nombre total de familles vivant dans ces quartiers dépassait 40 50024 ».

  • 25 P. K. Nambiar, 1970.

19Le slum devient une catégorie administrative formelle avec la révision, en 1936, de la loi de 1919 régissant la corporation municipale de Madras. Il y est ainsi indiqué que la municipalité a le pouvoir d’emprunter des fonds notamment pour l’éradication des slums et la construction d’habitations. Le terme stabilisé apparaît dans plusieurs autres dispositions. En 1933, la municipalité de Madras crée le Special Housing Committee qui délimite et énumère 189 slums contenant 15 942 huttes. Après l’indépendance, mais avant le tournant de la loi de 1956 sur les slums, une « enquête civique sur les slums » menée par la corporation municipale de Madras en 1953-1954 a identifié 306 slums dans la ville, comprenant 57 436 familles et comptant 265 000 habitants25.

L’influence de l’urbanisme ségrégationniste à Madras

  • 26 Appelées Harijans par le Mahatma Gandhi (littéralement « les enfants d (...)
  • 27 Voir par exemple : Report of the Sanitary Commissioner for Madras, 187 (...)
  • 28 N. Gooptu, 2001, p. 77.

20L’approche ségrégationniste de l’administration coloniale a influencé la planification physique de Madras. Dans la « ville noire », près des usines et des villages périurbains, le pariya-cheri apparaît comme une subdivision fonctionnelle. En langue tamoule, il désigne les lieux où vivent des « hors castes », des populations démunies ou pariya26. Par extension, cheri est jusqu’à présent synonyme de slum au Tamil Nadu, bien qu’en 1957 le gouvernement régional ait interdit l’utilisation de ce terme dans les documents officiels. Dans la perspective hygiéniste de l’administration coloniale, l’enjeu principal de l’identification des quartiers précaires était de contrôler la diffusion d’épidémies telles que la peste ou le choléra. L’identification des « taches de peste » passait alors par un inventaire des habitats « congestionnés », indésirables et peu hygiéniques des pauvres. Parfois, surtout après les années 1920-1930, cela se traduisit par leur démolition (avec ou sans relogement). Renforcée dans son approche par la doctrine du gouvernement indirect, l’administration coloniale ne chercha pas à réduire la ségrégation des castes et, par conséquent, en termes d’aménagement du territoire le cantonnement s’imposa pour tenir à distance les populations autochtones et leurs quartiers. L’étude et la délimitation des zones de pauvreté et de l’habitat précaire n’étaient donc pas une priorité. Toutefois, les études sanitaires impliquaient une attention particulière pour identifier les quartiers de huttes, congestionnés et sans système de drainage sanitaire27. Il faut ajouter que des colonies de squatters se sont développées dans les faubourgs de Madras où se trouvaient également des ateliers industriels. Étant périphériques, elles n’étaient pas considérées comme une menace sanitaire directe. La fiscalité a certainement été un autre facteur qui a mené à l’arpentage. La All Indian Sanitary Conference, tenue en 1912 à Madras, a de même réaffirmé que « l’introduction de réseaux modernes suivant des plans d’urbanisme » faisait partie des « besoins sanitaires les plus urgents en Inde28 ».

21La question des slums est devenue plus aiguë après les années 1920 et l’émergence d’une classe ouvrière structurée accompagnant l’expansion industrielle rapide. Les pauvres sont devenus plus visibles en ville. Ils étaient au cœur de l’agitation sociale, de la politique de masse et des émeutes urbaines articulées aux mouvements indépendantistes et gandhiens qui revendiquaient la justice sociale. C’est dans ce contexte, lorsque le dénuement des pauvres est devenu visible, que les slums ont commencé à être recensés par les autorités municipales et que la politique urbaine locale a commencé à les prendre en compte dans une perspective plus inclusive et de redistribution. Toutefois, la capture de la rente urbaine par les élites au pouvoir dans les villes n’a pas permis que se déploie une approche en termes de réhabilitation in situ telle que promue par Geddes. Les évictions ont continué de primer. Le ressentiment à l’égard du traitement brutal par l’administration coloniale de la question des slums a contribué à la cristallisation des revendications sociales autour du mouvement nationaliste.

2. L’héritage colonial et la construction du slum en tant que catégorie administrative et juridique

22Les urbanistes de la jeune république indienne ont à cœur de mettre en œuvre une politique ambitieuse de résorption de l’habitat précaire. Elle implique un effort d’identification des slums permettant leur reconnaissance et, par conséquent, la réduction des risques d’éviction sans proposition alternative. Les listes de slums enregistrés (notified slums) deviennent dès lors les instruments de négociation de la place en ville des résidents des quartiers informels. Cependant, alors que ces quartiers continuent de se développer en l’absence de politique efficace de logements abordables subventionnés, les registres de slums notifiés ne sont pas actualisés, et d’autres catégorisations administratives, moins protectrices pour les résidents de ces quartiers, entrent en vigueur.

Delhi et la loi de 1956 sur les slums

  • 29 Source : Ministry of Rehabilitation, Annual Report on Evacuation, Relief and Rehabilit (...)

23Pour mieux comprendre les efforts renouvelés d’identification des slums dans les années 1950, il est nécessaire de rappeler les conditions d’accession du pays à l’indépendance en 1947. Suite à la partition de l’ancien Empire britannique des Indes entre l’Inde et le Pakistan, la capitale de la nouvelle Union indienne se trouve confrontée à un transfert massif de populations : Delhi, qui compte alors 900 000 habitants, doit recevoir 495 000 réfugiés hindous et sikhs originaires du Pakistan occidental, alors que 329 000 musulmans quittent la capitale29. La période intercensitaire 1941-1951 est celle de plus forte croissance démographique dans l’histoire de la capitale : sa population passe de 700 000 à 1,4 million, soit un taux de croissance de 7,5 % par an, inégalé depuis. L’afflux massif de réfugiés contribue à une poussée démographique considérable, entraînant de fortes pressions foncières accompagnées d’une spéculation effrénée. Alors que le ministère de la Réhabilitation aménage des « colonies de réhabilitation » pour les réfugiés, des campements de squatters se multiplient dans la capitale, et des lotissements non autorisés dans ses périphéries.

  • 30 A. K. Jain, 1990.
  • 31 C’est le terme utilisé dans le texte de loi, l’autorité compétente étant désignée et n (...)

24La question des slums est perçue comme un problème majeur au plus haut niveau de l’État, et fait l’objet de débats à l’Assemblée nationale, les députés réclamant leur éradication30. C’est dans ce contexte que le parlement vote la loi d’urbanisme de 1956 relative aux slums, le Slum Areas (Improvement and Clearance) Act, loi pionnière qui habilite les « autorités compétentes31 » à notifier certains secteurs d’habitation en slums, et prévoit des mesures d’amélioration du parc immobilier ancien sous certaines conditions ainsi que la démolition des immeubles les plus délabrés sous d’autres. Selon cette loi, sont catégorisées en « slum areas » :

« les zones où les immeubles sont à tous égards impropres à l’habitation humaine, ou qui, en raison de leur délabrement, congestion, disposition et conception défectueuses, de l’étroitesse ou de l’aménagement défectueux des rues, du manque de ventilation, de lumière ou d’installations sanitaires, ou toute combinaison de ces facteurs, sont nuisibles à la sécurité, la santé ou la morale » (chap. II).

  • 32 Bharat Sevak Samaj, 1958 (avec un avant-propos de Nehru).
  • 33 Bharat Sevak Samaj, 1958, p. 34.

25La situation dans la capitale retient tout spécialement l’attention du Premier ministre Jawaharlal Nehru qui, en 1956, accorde une subvention spéciale au Bharat Sevak Samaj (BSS), une organisation non gouvernementale et apolitique, pour réaliser une enquête socio-économique sur les slums de Old Delhi32. Sur l’ensemble de la ville, 1 787 slums abritant 225 000 personnes furent identifiés. Le rapport du BSS souligne les caractéristiques suivantes des slums : la congestion, le délabrement et l’état d’insalubrité, ainsi que la pauvreté économique et l’appauvrissement social des habitants33.

  • 34 S. D. Seghal, 1998.
  • 35 Dans le schéma directeur d’urbanisme publié en 1990 certaines zones du centre historiq (...)

26Le Slum Areas Act de 1956 a d’abord été appliqué au Territoire de Delhi, sous l’autorité de son gouverneur (et donc du gouvernement de l’Union). En vertu de cette loi, dont les critères d’identification d’une « slum area » rappellent ceux du Delhi Improvement Trust, la quasi-totalité du centre historique de Delhi fut progressivement classifiée en slum34, perpétuant ainsi la vision des fonctionnaires de l’administration britannique35.

  • 36 Voir la note 26 à propose du terme Harijan.
  • 37 S. D. Seghal, 1998.

27Le Slum Area Act ne prévoyait pas de dénombrement, mais l’établissement d’une liste des zones notifiées comme « slum areas » en vertu du chapitre 3 de la loi, répondant à la logique des registres administratifs (pour reprendre la distinction de Desrosières). L’examen de cette liste met en évidence des caractéristiques intéressantes. Les zones notifiées à Delhi comprennent notamment les types suivants de secteurs urbains : des quartiers (wards) dégradés situés dans la vieille ville ; des Harijan36 bastis (terme hindi utilisé comme synonyme de quartiers informels pauvres) ; d’anciens villages englobés dans l’agglomération et régis par des règles d’urbanisme peu contraignantes ; des îlots dans les lotissements de réhabilitation pour les réfugiés du Pakistan37. Cette liste met bien en évidence l’identification du slum en tant que zone. L’identification de chaque slum area fait l’objet d’une longue description des limites de la zone, accompagnée de précisions sur les sections qui sont incluses et celles qui sont exclues, mais sans aucune carte.

L’impact de la loi de 1956 sur les slums, au-delà du Territoire de Delhi

  • 38 À l’exclusion des Territoires des îles Andaman et Nicobar et des îles Lacc (...)

28Cette loi de référence a inscrit la construction du slum comme une catégorie administrative et juridique. La loi a été promulguée pour les Territoires de l’Union38, et au premier chef dans celui de Delhi. D’autres États ont dans les décennies suivantes promulgué leurs propres lois sur les slums, avec une définition des slums qui peut varier d’une région à l’autre, mais qui reste généralement fondée sur des notions similaires.

  • 39 MHUPA, 2015a, p. 22.

« Les mots clés communs à toutes les définitions sont : délabrement, congestion, mauvaise disposition, manque de ventilation, insalubre, préjudiciable à la santé et à la sécurité, disponibilité insuffisante d’eau potable, d’assainissement et de drainage, source de danger pour le voisinage39 ».

29Le Tamil Nadu Slum Areas (Improvement, Clearance) Act de 1971, en application à Madras/Chennai, illustre particulièrement l’influence pérenne de la loi pionnière. En vertu de cette loi, les critères retenus pour déclarer une zone « slum area » sont les suivants :

« (a) toute zone [qui] constitue ou peut constituer une source de danger pour la santé, la sécurité ou la commodité du public de cette zone ou de son voisinage, en raison de sa localisation en zone inondable […], du fait qu’elle soit insalubre, sordide, congestionnée ou autre ; ou

(b) les immeubles de toute zone, utilisés ou destinés à être utilisés pour l’habitation humaine, [qui] sont (i) à tous égards, impropres à l’habitation humaine ; ou (ii) en raison de leur délabrement, congestion, disposition et conception défectueuses, de l’étroitesse ou de l’aménagement défectueux des rues, du manque de ventilation, de lumière ou d’installations sanitaires, ou toute combinaison de ces facteurs, sont nuisibles à la sécurité, la santé ou la morale » (chap. II-3).

30Si la référence à la localisation en zone inondable rend compte des conditions géographiques spécifiques aux régions côtières du Tamil Nadu, donc de Madras, les caractéristiques retenues pour les immeubles reprennent mot pour mot celles de la loi de 1956, pérennisant l’identification du slum comme une zone de taudis.

Le slum : zone de taudis ou zone de squatters ?

31Notons que le Slum Areas Act de 1956 comme le Tamil Nadu Slum Areas Act de 1971 ne font pas référence au statut légal ou illégal de la tenure, qu’il s’agisse de l’occupation de l’immeuble ou du terrain. Ainsi la notification de zone en slums a pu s’appliquer à des îlots dont les immeubles étaient occupés par des locataires ou des propriétaires ayant des titres légaux (notamment dans le cas du centre historique de Delhi), comme à des quartiers d’occupation illégale où les occupants ne disposaient d’aucun titre de propriété.

  • 40 Sur la question de la désignation et catégorisation des slums dans les cours de justic (...)
  • 41 DDA, 2007. La DDA est l’agence de planification urbaine de Delhi, créée en 1957 sous l (...)
  • 42 Voir V. Dupont, 2008. La mise en œuvre des procédures d’identification et (...)

32Cette non prise en compte de la tenure dans les lois sur les slums a conduit le pouvoir judiciaire40 et les autorités urbaines, à l’instar de la Delhi Development Authority (DDA)41, à distinguer les camps de squatters (squatter settlements) pour désigner les quartiers informels situés sur des terres occupées et construites sans l’autorisation de leur propriétaire. Ce sont des « slums illégaux », des empiètements illégaux de terrain (encroachments) appelés localement « jhuggi jhopri bastis » à Delhi. Le dénombrement de ces derniers par l’administration chargée de leur assainissement, le Slum & Jhuggi-Jhopri Department, a souffert d’une absence de mise à jour rigoureuse pendant une quinzaine d’années. Après une dernière opération d’évaluation sur le terrain en 1994, qui dénombra 1 080 jhuggi jhopri bastis et 480 929 maisonnées abritant près d’un quart de la population de Delhi, ce département n’a fourni que des estimations, avec un pic de 3 millions d’habitants en jhuggi jhopri bastis en 1998 (soit 27 % de la population de la ville)42.

  • 43 Le DUSIB relève du gouvernement du Territoire de Delhi ; cette administration a rempla (...)
  • 44 La liste est accessible sur le site internet du DUSIB, URL : http://delhis (...)

33La catégorie des jhuggi jhopri bastis fait l’objet d’un effort de définition administrative à l’occasion de la création, en 2010, du Delhi Urban Shelter Improvement Board (DUSIB)43, dont la mission vise précisément la réhabilitation ou la rénovation de ces quartiers informels. Alors que le Slum Areas Act de 1956 ne faisait référence qu’aux caractéristiques physiques de l’habitat pour définir une zone de slum, la loi constitutive du DUSIB combine dans sa définition d’une jhuggi jhopri basti des caractéristiques physiques (avec des critères directement dérivés de la loi de 1956) et des critères soulignant l’illégalité de l’habitat et de l’occupation du terrain (Encadré). Sur la base de cette définition, le DUSIB identifie 690 jhuggi jhopri bastis (slums) en 2012 comprenant 304 692 jhuggis (habitations)44, et hébergeant environ 1,5 million de personnes représentant moins de 10 % de la population de la ville.

Définition d’une jhuggi jhopri basti dans la loi constitutive du Delhi Urban Shelter Improvement Board de 2010

Le chapitre 1 de cette loi définit une jhuggi et une jhuggi jhopri basti dans les termes suivants :

« Jhuggi : une structure temporaire ou pucca [consolidée], de quelque matériau que ce soit, présentant les caractéristiques suivantes, à savoir : (i) elle est construite à des fins résidentielles ; (ii) son emplacement n’est pas conforme à l’utilisation du sol selon le schéma directeur d’urbanisme de Delhi ; (iii) elle n’est pas dûment autorisée par l’autorité locale compétente ; et (iv) elle est incluse dans une jhuggi jhopri basti déclarée comme telle par le Board, par notification.

Jhuggi jhopri basti signifie tout groupe de jhuggis que le Board peut, par notification, déclarer comme jhuggi jhopri basti en conformité avec les facteurs suivants, à savoir : (i) le groupe de jhuggis est impropre à l’habitation humaine ; (ii) en raison du délabrement, de la congestion, de la disposition et conception défectueuses de ces jhuggis, de l’étroitesse ou de l’aménagement défectueux des rues, du manque de ventilation, de lumière ou d’installations sanitaires, ou de toute combinaison de ces facteurs, il est nuisible à la sécurité, à la santé et à l’hygiène ; (iii) il est habité par au moins cinquante ménages, tel qu’existant au 31 mars 2002. »

Le Board peut notifier toute(s) jhuggi ou jhuggis dispersées dans le voisinage comme faisant partie d’une jhuggi jhopri basti voisine.

Source. DUSIB, URL : http://delhishelterboard.in.

  • 45 Le TNSCB fut créé en 1971, sous la tutelle du gouvernement de l’État du Tamil Nadu, en (...)
  • 46 La CMDA – antérieurement la Madras Metropolitan Development Authority – es (...)
  • 47 TNSCB & TNUIFS, 2005 ; id., 2006.

34Au Tamil Nadu, le Tamil Nadu Slum Clearance Board (TNSCB)45 et la Chennai Metropolitan Development Authority (CMDA)46 ont introduit d’autres catégories faisant référence aux caractéristiques structurelles et à la localisation des slums. Une première distinction est établie entre les « undeveloped slums » et les « developed slums », ces derniers correspondant aux slums qui ont bénéficié de programmes d’amélioration ou de rénovation de l’habitat depuis leur catégorisation initiale en slums47. Parmi les slums qui n’ont pas été « développés », une autre catégorie est introduite, celle des « objectionable slums », voués à l’évacuation :

  • 48 CMDA, 2008, p. 147.

« Les slums situés en bordure de cours d’eau, en bordure de route, sur le bord de mer et dans les emplacements requis à des fins d’utilité publique sont considérés comme des objectionable slums. Les zones qu’ils occupent doivent être récupérées48 ».

  • 49 Source : Enquête sur les slums réalisée en 2003-2004 par un consultant pri (...)

35En 2003-2004, 242 undeveloped slums sont ainsi identifiés dans les limites de la municipalité de Chennai, abritant environ 72 000 familles ou 330 000 personnes, représentant moins de 10 % de la population de la ville. Sur ces 242 slums identifiés, 122 (41 683 familles) ont été classés dans la catégorie des objectionable slums49.

36Entre le Tamil Nadu Slum Areas Act de 1971 et le schéma directeur d’urbanisme pour l’Aire métropolitaine de Chennai publié en 2008 et dont est extraite la citation, la terminologie utilisée a par ailleurs évolué de « slum area » à « slum », impliquant que le « slum » est systématiquement et sans ambiguïté appréhendé comme une zone. La citation ci-dessus souligne aussi les implications de la catégorisation, question qui mérite une attention particulière au-delà de cette mention.

Les implications de la construction du slum en tant que catégorie administrative et juridique

37La reconnaissance officielle (administrative et juridique) d’une zone en tant que slum et sa catégorisation est une question importante, avec des conséquences cruciales pour ses habitants. Dans certains cas, elle matérialise la reconnaissance du droit à un logement convenable : soit l’amélioration des conditions dans le slum par la fourniture de services et infrastructures de base telles que l’approvisionnement en eau, l’amélioration de la voirie et des installations sanitaires, soit par des programmes de rénovation, de réinstallation ou de relogement sur d’autres sites. Ainsi certains programmes nationaux, à l’instar du Environmental Improvement of Urban Slums (1972-1985) et du National Slum Development Programme (1996-2005) s’adressaient uniquement aux slums notifiés administrativement. Dans d’autres cas, cependant, lorsque le slum est désigné comme un camp de squatters (squatter settlement), ou un empiètement illégal de terrain (encroachment), ou encore catégorisé comme un slum « untenable » ou « objectionable », cela entraîne une menace de démolition, avec ou sans droit à une relocalisation.

  • 50 Jagmohan, 1978.
  • 51 Jagmohan, 1975.
  • 52 A. K. Jain, 1990 ; Shah Commission of Enquiry, 1978.

38À cet égard, Delhi et Chennai présentent des cas contrastés de politiques publiques ciblant les slums, que l’on pourrait résumer comme suit : politiques protectionnistes à Chennai, politiques d’expulsion à Delhi (avec une phase culminante sous l’état d’urgence). À Delhi, pendant l’état d’urgence de 1975-1977, l’identification des slums a conduit à leur démolition massive, au nom du développement et de l’embellissement de la ville, combinée à une résurgence de l’obsession d’assainissement50. Des arguments de sécurité nationale ont également été avancés lors de la démolition des quartiers insalubres de la vieille ville51. En moins de deux ans, plus de 150 000 familles, soit environ 700 000 personnes, ont été expulsées de force des slums et des camps de squatters de la ville52, et envoyées dans des lotissements de réinstallation (resettlement colonies) situées en périphérie – de facto des parcelles non viabilisées.

  • 53 G. Ganguelin, 2017.
  • 54 J.-L. Racine, 2006.
  • 55 N. Raman, 2011, p. 74. Pour replacer l’évolution des interventions dans les slums à Ma (...)

39La situation à Madras après l’indépendance doit être comprise à la lumière de la politique de redistribution en faveur des pauvres, défendue par le mouvement dravidien qui a émergé dans les années 1910-192053. Ce mouvement s’est ensuite affirmé sans partage avec la prise de pouvoir de la DMK (Dravida Munnetra Kazhagam) en 196754. Avant de promulguer le Slum Areas Act de 1971, le gouvernement du Tamil Nadu entreprit un recensement foncier en 1969, et déclara 1 202 slums dans la ville de Madras. Le gouvernement progressiste de la DMK s’engagea à fournir des équipements de base aux slums et à procéder à leur régularisation. En 1979, un décret gouvernemental décida que tous les slums établis avant le 30 juin 1977 seraient protégés de l’expulsion. Une ordonnance gouvernementale ultérieure, datée du 10 juillet 1985, reporta au 30 juin 1984 la date limite de protection des slums contre l’expulsion. Dans les années 1970 et 1980, le TNSCB a favorisé la rénovation sur site, c’est-à-dire la construction d’immeubles à plusieurs étages au même emplacement pour les habitants des slums. Sous l’influence de la Banque mondiale, les politiques envers les slums se sont progressivement orientées vers la construction de grands ensembles de logements collectifs, à la périphérie de Chennai, destinés à accueillir les habitants des slums expulsés des quartiers centraux55.

  • 56 Cette interprétation a été confirmée par deux juges de la Haute Cour de Delhi (entreti (...)
  • 57 Voir S. D. Sehgal, 1998 ; id., 2009.
  • 58 Transparent Chennai, 2012.
  • 59 Transparent Chennai, 2012.

40Dans les années 1990, la notification de slums en application des Slum Areas Acts s’est raréfiée puis a cessé à Delhi comme à Chennai. Ceci traduit un refus des gouvernements de reconnaître les droits des habitants des quartiers informels56, qui pour autant n’ont pas cessé d’émerger ou de s’étendre. À Delhi, d’après la liste des zones déclarées comme slums selon le Slum Areas Act de 195657, la plupart des notifications ont eu lieu entre 1957 et 1972 (la dernière en 1996), et les « dé-notifications » entre 1985 et 2004. À Chennai, les ONG qui défendent les habitants des slums se plaignent que le gouvernement n’a reconnu officiellement aucun nouveau slum depuis 1985, malgré la croissance considérable de la ville58. La plupart des slums ont été reconnus en 1971, suite à l’enquête approfondie qui en identifia 1202 ; en 1985, 17 autres furent ajoutés à la liste ; et aucun depuis lors59.

  • 60 Pour une analyse détaillée de l’effet des diverses catégorisations des slu (...)

41L’absence de recours aux Slum Areas Acts pour dresser un inventaire des slums ne signifie pas que les implantations précaires ne sont plus identifiées ou classées dans des catégories administratives. C’est plutôt que les catégorisations ont changé. À Delhi, les « squatter settlements » ou « jhuggi-jhopri bastis » sont devenus la cible principale des politiques de logement – et des interventions des cours de justice, et non plus tant les îlots taudifiés des quartiers anciens60. À Chennai, nous avons relevé l’émergence de la sous-catégorie des « objectionable slums ». Dans les deux villes, l’évolution des catégories tend à souligner la dimension illégale ou illégitime des implantations concernées, appelant à leur évacuation plutôt qu’à leur protection.

3. La construction du slum en tant que catégorie statistique

42En parallèle aux efforts de catégorisation juridico-administrative des slums suivant une logique de registres, des opérations de comptage des logements précaires, et plus tardivement des slums en tant que zones, vont s’intensifier par voie de recensements et d’enquêtes, émanant de diverses administrations rarement coordonnées.

43Les statistiques officielles sur le logement et les slums en Inde depuis l’indépendance sont produites par deux agences nodales du gouvernement fédéral : le National Sample Survey Organisation/Office (NSSO), créé en 1950 et relevant actuellement du ministère des Statistiques et de l’Exécution des programmes ; le bureau du Registrar General of India and Census Commissioner, relevant du ministère de l’Intérieur, qui a perpétué les recensements décennaux lancés sous l’administration britannique depuis 1871.

44La définition fédérale des slums en tant que catégorie statistique est plus récente que la construction des slums en tant que catégorie administrative, sujette à des variations d’un État à l’autre. Avant d’identifier des quartiers ou des établissements spécifiques de la ville comme des slums, les recensements et les enquêtes nationales ont introduit plusieurs variables dans les questionnaires afin d’évaluer les conditions de logement au niveau de chaque maison ou ménage. Dans cette section, nous examinons ces différentes entreprises.

L’évaluation des conditions de logement par les recensements

45Le recensement de 1951 introduit un nouveau volume intitulé Report on Housing and Establishments. Il fournit des détails sur les conditions de logement. Cette initiative a précédé la création du ministère des Travaux publics, du Logement et de l’Approvisionnement. Le recensement de 1961 affine la nomenclature des conditions de logement. La notion de matériau de toiture est réintroduite, avec trois modalités : béton, tuiles, chaume. Les conditions de logement sont synthétisées à travers trois catégories : pucca (pour les maisons construites en matériaux durables comme le béton, la brique, le ciment…), semi-pucca et kutcha (pour les maisons en matériaux non durables). Le NSSO utilise la même classification.

46Le recensement de 1971 publie également un volume distinct sur le logement – Housing Report and Tables – tandis que dans le Housing Report du recensement de 1981, les données présentées se limitent à la classification des structures selon leur utilisation (résidence, résidence et autre usage, commerce, bureau, atelier, etc.). Depuis le recensement de 1991 jusqu’à aujourd’hui, des données sur la disponibilité de toilettes dans le logement ainsi que sur d’autres commodités (notamment l’accès à l’eau potable et à l’électricité) sont recueillies. Le nombre de pièces d’habitation à la disposition du ménage permet également d’estimer un indicateur de congestion que l’on retrouve dans les rapports d’urbanisme comme dans les publications scientifiques. Lors du recensement de 2001, une variable sur la condition de l’habitat est ajoutée avec trois modalités : bonne, habitable ou délabrée.

« Conditions du logement [census house]

  • 61 Census of India, 2001, Concepts and definitions.

L’enquête sur les conditions de logement n’a été menée que si celui-ci était utilisé à des fins résidentielles ou partiellement résidentielles. […] Étant donné que les conditions locales varient d’un endroit à l’autre, il n’a pas été jugé possible de donner une seule définition globale des termes utilisés pour déterminer les conditions de logement. L’état du logement a été enregistré comme “bon”, “habitable” ou “délabré” selon la perception et la réponse du répondant61 ».

  • 62 Census of India, Tables on Houses, Household Amenities and Assets, 2001 et (...)

47Les biens disponibles (télévision, radio, téléphone, bicyclette, moto, voiture) ont été ajoutés au questionnaire « ménage » lors du recensement de 200162.

  • 63 Ministry of Housing and Urban Poverty Alleviation (intégré depuis 2017 dans le Ministr (...)

48Ainsi, depuis le milieu des années 1950, il est possible d’éclairer les politiques de logement et d’identifier dans les îlots de recensement les concentrations d’habitats précaires – ou, selon le terme hindi en usage, les habitations katcha (par opposition aux pucca). Cette catégorisation sert de base depuis lors, notamment au ministère du Logement et de la lutte contre la pauvreté urbaine (MHUPA63), pour formuler les politiques de logement. Au niveau régional, plusieurs programmes de logement visent à éradiquer les maisons kutcha en accordant des prêts et des subventions aux ménages pauvres pour leur permettre d’améliorer les habitations dont ils sont propriétaires. Pour autant, jusqu’en 2001, les recensements ne produisent pas d’identification des slums comme zones distinctes. Les concentrations d’habitats précaires sont identifiées sur la base d’informations relatives au logement recueillies à l’échelle des ménages.

Les enquêtes sur les slums du National Sample Survey Organisation/Office (NSSO)

49Le NSSO, en revanche, a mené sa première enquête nationale sur la « situation économique des habitants des slums dans les villes » dès 1976-1977, en distinguant deux types de slums, « déclarés » (declared) et « non déclarés » (undeclared). Les « slums déclarés » se réfèrent aux zones déclarées « slums » par les autorités compétentes – municipalité, corporation municipale, instances locales ou autorités locales de développement. Pour identifier les « slums non déclarés », un slum a été défini comme :

  • 64 NSSO, 1980, p. 1.

« une zone comptant au moins 25 structures katcha [non consolidées], principalement de nature temporaire, entassées les unes sur les autres, ou un groupement de 50 ménages ou plus entassés dans des structures katcha, occupées par des personnes ne disposant pratiquement d’aucune latrine privée et dépourvues d’installations sanitaires publiques et d’approvisionnement en eau suffisants64 ».

50Cette enquête a été limitée aux villes ayant une population d’au moins 100 000 habitants au recensement de 1971, plus les villes de Shillong et Pondichéry. Seules les villes proprement dites et non les agglomérations urbaines ont été couvertes par l’enquête.

  • 65 NSSO, 2013, p. 3.

51Depuis 1993, les enquêtes du NSSO sur les slums ont étendu leur couverture à toutes les zones urbaines. Le seuil du nombre de ménages nécessaire pour considérer une zone comme un slum « non notifié » a par ailleurs été abaissé, de 50 à 20, sans aucune restriction de taille pour les slums « notifiés »65. Le qualificatif de « notifié » se réfère aux classifications juridico-administratives évoquées supra, la distinction entre slums notifiés et non notifiés remplaçant les désignations de 1976 en « déclarés » et « non déclarés ». La définition d’un slum non notifié a été simplifiée comme suit :

  • 66 NSSO, 2013, p. 2-3.

« Une implantation compacte avec un ensemble d’habitations mal construites, la plupart de nature temporaire, entassées les unes sur les autres, avec généralement des installations sanitaires et d’eau potable inadéquates, dans des conditions insalubres. Une telle zone était considérée comme un slum non notifié si au moins 20 ménages y vivaient66 ».

52Les méthodes de sondage des enquêtes du NSSO ne permettent pas de publier des estimations à l’échelle des agglomérations urbaines, mais seulement à celle des États ou des Territoires de l’Union. On mesure ainsi l’enjeu que représente l’identification des slums par les recensements dans une optique de politique publique ciblée vers les quartiers insalubres et précaires.

L’identification des slums et de leur population par les recensements

53À partir de 2001 seulement les recensements décennaux identifient les zones de slums dans les villes et en fournissent des données démographiques détaillées. Auparavant, ainsi que l’explique le Report of the Committee on Slum Index :

  • 67 MHUPA, 2015a, p. 17 

« les données sur les slums étaient recueillies auprès des autorités municipales […], compilées par la Direction des opérations de recensement et publiées dans le Town Directory des District Census Hand Books (DCHB). Étant donné que les données sur les slums publiées dans les DCHB sont basées sur les registres disponibles auprès des autorités municipales à différentes dates, et ne sont pas générées par les opérations de terrain du recensement, elles n’étaient pas comparables dans le temps et l’espace67. »

  • 68 G. Bhan & A. Jana, 2013.

54La définition des slums utilisée par le recensement (citée en introduction) combine, comme pour les enquêtes du NSSO, des critères d’appartenance à des registres administratifs et des critères basés sur des observations de terrain pendant les opérations de dénombrement. Les définitions des deux organismes sont en substance similaires sauf en ce qui concerne le nombre minimum de ménages d’un ensemble d’habitations précaires : 20 pour le NSSO, et 60 pour le recensement. En d’autres termes, les implantations précaires et insalubres de moins de 60 ménages ne sont pas prises en compte par le recensement pour l’identification des slums. Cela risque d’exclure notamment les implantations les plus récentes, aux structures les plus précaires, ainsi que les ménages les plus vulnérables68. La population des slums dans les zones urbaines est en conséquence sous-estimée et leurs caractéristiques biaisées. En outre les divergences entre le recensement et le NSSO quant au seuil retenu pour l’identification – et donc le comptage – des slums empêchent les comparaisons entre les différentes sources. Elles soulignent par ailleurs le manque de coordination entre des organismes relevant de différents ministères.

  • 69 Ce comité, placé sous la présidence de Pronab Sen, fut constitué en 2008 par (...)

55Le Comité Pronab Sen sur les statistiques et le recensement des slums69 a proposé une simplification et une uniformisation de leur définition, sans référence au critère administratif des zones notifiées en slums par les autorités urbaines :

  • 70 MHUPA, 2010a, p. 7.

« Un slum est une implantation compacte d’au moins 20 ménages avec un ensemble d’habitations mal construites, la plupart de nature temporaire, entassées les unes sur les autres, généralement avec des installations sanitaires et d’eau potable inadéquates, dans des conditions insalubres70 ».

  • 71 Voir la définition en trois catégories citée en introduction.

56Cela aurait impliqué que le recensement abaisse de 60 à 20 le nombre de ménages vivant dans une implantation compacte pour rejoindre les critères du NSSO. Le recensement aurait ainsi dénombré davantage de slums et de ménages vivant dans des slums. Toutefois, cette recommandation n’a pas été suivie pour le recensement de 2011. En outre, ce dernier conserve des critères administratifs et continue d’opérer une distinction entre trois types de slums, désormais labellisés : notifiés, reconnus et identifiés71.

  • 72 MHUPA, 2010.
  • 73 Voir note 2 pour la définition des villes statutaires et non statutaires (ou census to (...)
  • 74 MHUPA, 2015a, p. 20.
  • 75 G. Bhan & A. Jana, 2013.

57L’identification des slums par les recensements présente aussi des biais de couverture et des difficultés de comparaison. En 2001 les villes de moins de 20 000 habitants n’ont pas été couvertes. Selon les estimations du Comité Pronab Sen, leur prise en compte ferait passer la population des slums de 52,4 millions à 75,3 millions, et leur pourcentage dans la population des villes concernées de 23,5 % à 26,3 %72. En 2011, des données sur les slums ont été collectées dans toutes les villes statutaires, quelle que soit leur population. Seules 20 villes non statutaires (19 dans le Territoire de Delhi, et une dans l’État de l’Uttar Pradesh) ont été incluses73. Au total, 65,5 millions d’habitants de slums ont été recensés, représentant 22,4 % de la population totale des 2 613 villes déclarant des slums. La différence de couverture entre les deux recensements rend la comparaison impossible avec les chiffres de 2001 au niveau agrégé. En outre, restreindre l’identification des slums aux villes statutaires induit des limitations notoires. Premièrement, cela exclut 3 874 villes non statutaires, dont beaucoup comprennent très probablement aussi des slums. Deuxièmement, sont ignorés les slums situés à l’extérieur des limites des municipalités, par exemple à proximité des zones industrielles74. Par ailleurs, parmi les 4 041 villes statutaires qui ont été couvertes, seules 2 543 ont déclaré avoir des slums, ce qui soulève de sérieux doutes75. Ces différentes données illustrent ainsi l’impact de la méthodologie de dénombrement sur l’évaluation de la population des slums et donc de l’ampleur du phénomène.

  • 76 MHUPA, 2015a, p. 21.
  • 77 MHUPA, 2015a, p. 20-21.

58Le fait que les définitions du slum par le NSSO et le recensement combinent des critères relatifs à l’état de l’habitat et aux conditions de vie avec des critères administratifs (les slums notifiés) rend difficile l’évaluation de l’étendue réelle des slums ainsi que les comparaisons interétatiques. Une appréhension unifiée des conditions des slums et la compilation de données fiables et comparables peinent à s’imposer. Les définitions des deux organismes incluent les slums notifiés en référence aux « zones notifiées comme slums par l’État, l’administration des Territoires de l’Union ou les autorités locales en vertu de toute loi », mais il n’existe aucune législation et procédure administrative standard pour la notification d’une zone comme slum. « Le problème est aggravé par l’absence d’un mécanisme efficace de notification et de dé-notification des slums76 ». De fait, « il n’est pas prévu dans les Slum Acts de différents États de disposition pour dé-notifier un slum après la régularisation de sa tenure et la fourniture de services, […] même après leur rénovation et leur régularisation, ces quartiers continuent de figurer sur la liste des slums77 ». Chennai est un cas d’espèce. On comprend ici que la décentralisation et le contexte fédéral, avec l’établissement d’agences régionales compétentes pour définir les slums et les notifier en accord avec les autorités municipales, induisent des listages hétérogènes, incomplets ou inadéquats des quartiers précaires.

Différentes intentions et demandes à différents niveaux

  • 78 P. Arabindoo, 2013.
  • 79 UN-Habitat, 2003.
  • 80 World Bank, 2000.
  • 81 MHUPA, 2015b.

59Si l’énumération des logements précaires a été prise en compte depuis l’indépendance, le recensement des zones urbaines identifiées comme slums est arrivé beaucoup plus tardivement, en 2001. Le recensement des slums ne semble pas avoir répondu à une demande directe du ministère du Logement et de la Lutte contre la pauvreté urbaine (MHUPA) ; il répondait plutôt à une demande internationale78. Ce besoin a émergé au moment où les statisticiens des Nations unies ont encouragé la production de données harmonisées sur les slums dans le monde entier afin de mettre à jour les indicateurs des « Objectifs du Millénaire pour le développement » (OMD)79. Cette demande coïncide aussi avec le lancement par l’alliance globale des villes, Cities Alliance, du plan d’action « Villes sans bidonvilles » en 200080. Le rapport Slums in India: A Statistical Compendium publié en 2015 par le MHUPA81 s’inscrit clairement dans ce contexte. Cette production indienne de statistiques sur les slums participe de la transition managériale de la gouvernance urbaine dans laquelle les indicateurs deviennent des instruments clés du pilotage et du financement. Avec les conditionnalités de financement, il est devenu obligatoire de générer des métriques. Tout soutien du gouvernement fédéral comme des bailleurs de fonds internationaux tels que la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international, est associé à la production d’indicateurs. Il en est de même dans le cadre des coopérations bilatérales ou de la participation des investisseurs au développement urbain par le biais de partenariats public-privé.

  • 82 Le programme de logement de Rajiv, en référence à l’ancien Premier ministre (...)
  • 83 MHUPA, 2010b. Suite au changement de gouvernement central en mai 2014, ce programme fu (...)

60Toutefois l’ambition de fournir des statistiques harmonisées à l’échelle de l’union indienne et selon l’esprit du programme « Villes sans bidonvilles » se heurte aux prérogatives des États en matière de maîtrise foncière, et donc de notification des slums. Ainsi, dans de nombreux États la liste des slums officiellement reconnus (notifiés) reste celle établie dans les années 1960-1970, parfois actualisée dans les années 1980-1990. Faisant écho au programme « Villes sans bidonvilles » de Cities Alliance, la politique de Slum free cities, mise en exergue dans le programme national « Rajiv Awas Yojana82 » en vigueur de 2010 à mi-201583, avait pour objectif préalable de conduire des recensements de slums et d’en établir les cartographies précises. Ces opérations de comptage n’ont cependant fait l’objet d’aucune coordination avec le recensement général de la population de 2011 qui, dans le même temps, dénombrait l’habitat en slum. Ces exercices de comptage déconnectés les uns des autres n’ont pas conduit à des mises à jour des listes des slums notifiés par les autorités régionales et locales compétentes en matière d’urbanisme et d’assainissement des slums. Or, les slums non notifiés, donc sans reconnaissance légale, ont moins de recours juridiques pour faire valoir leurs droits et résister aux expulsions sans réhabilitation adéquate.

  • 84 S. Benjamin, 2008.

61Les mesures mondialisées contribuent à décontextualiser les enjeux relatifs aux slums. Ils deviennent un problème global. Pour favoriser la croissance économique des villes et les rendre attractives aux yeux des investisseurs, faire disparaître les slums et dissiper la pauvreté urbaine s’est imposé en Inde comme une vision partagée, que les gouvernements régionaux et locaux s’appliquent à concrétiser avec plus ou moins de zèle. Les enjeux de redistribution sociale et le stock de votes que représentent les électeurs résidant dans les slums induisent en effet des actions plus nuancées qui pérennisent de fait la majorité des occupations illégales84.

Conclusion

62Au cours du xxe siècle, la prise en compte des quartiers précaires et leur énumération suivent une boucle conceptuelle.

63Pour l’administration coloniale, dominée par une vision hygiéniste et une obsession de contrôle de la propagation des maladies, il fallait identifier les concentrations de cabanes pour les isoler dans une perspective de planification physique.

64Après l’indépendance, la volonté de généraliser l’assistance publique dans une perspective inclusive a conduit à la reconnaissance légale et à l’enregistrement des slums sur des listes ouvrant droit à la réhabilitation et, par la même occasion, donnant lieu à leur inventaire. Cette approche, dans un contexte d’expansion urbaine et d’industrialisation sans moyens suffisants pour soutenir une politique publique cohérente et subventionnée du logement, a conduit à une multiplication des slums. Cette situation a entraîné une raréfaction de l’enregistrement des slums reconnus et finalement un refus de mettre à jour les listes initiales.

65Entre-temps, notamment à Delhi, pendant l’état d’urgence (1975-1977), les enjeux de sécurité nationale ont provoqué un recadrage de l’inventaire des slums.

66Parce que la reconnaissance légale des slums permettait à leurs habitants de revendiquer des droits, la non-reconnaissance est devenue la norme dans le contexte d’ajustement financier des dépenses publiques dans les années 1990.

  • 85 A. Baviskar, 2002.

67Aujourd’hui, avec la capture de l’agenda environnemental par la classe moyenne supérieure85 ainsi que la réémergence du risque sanitaire, l’inventaire des slums revient à des prétextes hygiénistes et de risques environnementaux pour justifier leur traitement, qui se traduit souvent par l’expulsion et la réinstallation en périphérie pour récupérer les terrains qu’ils occupent.

68Le dénombrement des unités d’habitation a été entrepris tout au long du xxe siècle, plus que leur catégorisation. L’identification, la délimitation, le recensement et l’enquête de certains quartiers comme slums ont été opérés dans un second temps. La multiplicité des approches et des administrations en charge nuit à une plus grande clarté et à une reconnaissance adéquate des slums. Si les experts reconnaissent depuis longtemps la nécessité de disposer d’une base de données fiable et complète sur les slums pour la formulation de politiques efficaces visant à améliorer la situation des habitants des slums, en fin de compte, nous sommes toujours confrontés à plusieurs définitions et logiques, et donc à une évaluation peu claire de l’étendue des slums dans les villes indiennes et des besoins de leurs habitants.

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Notes

1 Census of India 2001, Metadata and Brief Highlights on Slum Population. URL : http://censusindia.gov.in/Data_Products/Data_Highlights/Data_Highlights_link/metadata_highlights.pdf (téléchargé le 28 novembre 2018). Toutes les traductions vers le français dans cet article sont de notre fait.

2 MHUPA, 2010a. En 2001, la population urbaine totale de l’Inde était de 286 millions d’habitants, selon une définition qui distingue deux catégories de localités urbaines : les villes statutaires, soit les localités qui répondent au critère administratif de la présence d’un conseil municipal, d’une administration militaire (Cantonment Board), ou d’une autre instance urbaine apparentée ; les villes de recensement, soit les localités qui satisfont simultanément aux trois critères démographiques suivants : i) une population minimale de 5 000 habitants ; ii) une proportion minimale de 75 % d’actifs masculins employés dans des activités non agricoles ; iii) une densité de population d’au moins 400 personnes au kilomètre carré.

3 Nous conservons dans cet article le terme slum tel qu’il est utilisé dans les documents consultés.

4 A. Desrosières, 2008.

5 Sur le mouvement dravidien, voir G. Ganguelin, 2017 ; J.-L. Racine, 2006.

6 C. Z. Guilmoto, 1988.

7 A. King, 1976.

8 C. Nightingale, 2008.

9 J.-P. Gaudin, 1988, p. 347.

10 S. Hazareesingh, 2001 ; J. Hosagrahar, 2005.

11 J. Hosagrahar, 2005, p. 144, 151.

12 A. Sharan, 2014.

13 A. P. Hume, 1936.

14 S. Legg, 2006, p. 717.

15 Source : Chief Commissioner Jenkins, Delhi State Archive, 1937 (citée dans A. Sharan, 2014, p. 135).

16 Très tôt, l’administration coloniale a adopté le terme hindi kutcha (c’est-à-dire « fait de matériaux temporaires et non durables ») pour désigner les habitations précaires. Dans les Recommandations of the London Statistical Society for the 1881 Census of the Indian Empire (1869), les termes kutcha et pucca (« durable, solide ») sont utilisés. Voir M. Haan, 2000.

17 Elle n’a jamais été utilisée dans d’autres provinces indiennes, comme l’indique le rapport du recensement de 1901. Voir W. Francis, 1902, p. 16.

18 H. V. Lanchester, 1918, p. 68.

19 H. V. Lanchester, 1918, p. 57.

20 Des entreprises similaires d’inventaire ont été conduites à Delhi en 1910. Voir J. Hosagrahar, 2005, chap. 5.

21 S. P. Geddes, 1915.

22 J. Trywhitt, 1947.

23 R. Home, 2013.

24 R. S. Srinivasachari, 1939, p. 292.

25 P. K. Nambiar, 1970.

26 Appelées Harijans par le Mahatma Gandhi (littéralement « les enfants de Dieu »), ou aujourd’hui Dalits (« les opprimés ») : ce sont les castes considérées comme intouchables, répertoriées dans la constitution de l’Inde indépendante et bénéficiant de réservations.

27 Voir par exemple : Report of the Sanitary Commissioner for Madras, 1872.

28 N. Gooptu, 2001, p. 77.

29 Source : Ministry of Rehabilitation, Annual Report on Evacuation, Relief and Rehabilitation of Refugees, 1954-1955 (cité dans V. N. Datta, 1986).

30 A. K. Jain, 1990.

31 C’est le terme utilisé dans le texte de loi, l’autorité compétente étant désignée et notifiée par l’administrateur du Territoire (chap. I), la loi ayant été promulguée pour les Territoires de l’Union.

32 Bharat Sevak Samaj, 1958 (avec un avant-propos de Nehru).

33 Bharat Sevak Samaj, 1958, p. 34.

34 S. D. Seghal, 1998.

35 Dans le schéma directeur d’urbanisme publié en 1990 certaines zones du centre historique furent finalement reconnues comme un héritage urbain à conserver. Voir DDA, 1990.

36 Voir la note 26 à propose du terme Harijan.

37 S. D. Seghal, 1998.

38 À l’exclusion des Territoires des îles Andaman et Nicobar et des îles Laccadive, Minicoy et Amindivi. Dans le contexte de l’Union indienne, c’est-à-dire une fédération d’États pourvus chacun d’une assemblée législative élue et d’un ministre en chef responsable devant cette dernière, les Territoires de l’Union sont des divisions administratives placées sous l’autorité directe du gouvernement central.

39 MHUPA, 2015a, p. 22.

40 Sur la question de la désignation et catégorisation des slums dans les cours de justice, voir V. Dupont & U. Ramanathan, 2007.

41 DDA, 2007. La DDA est l’agence de planification urbaine de Delhi, créée en 1957 sous la tutelle du ministère du Développement urbain au niveau du gouvernement fédéral, en raison du statut de Territoire de l’Union de Delhi.

42 Voir V. Dupont, 2008. La mise en œuvre des procédures d’identification et d’énumération des camps de squatters et de leur population par le Slum & Jhuggi-Jhopri Department ou la DDA mériterait d’autres développements qui dépassent le cadre de cet article. Sur cette question, voir A. Ghertner, 2010.

43 Le DUSIB relève du gouvernement du Territoire de Delhi ; cette administration a remplacé l’ancien Slum & Jhuggi-Jhopri Department, rattaché alternativement à la Delhi Development Authority ou à la Municipal Corporation of Delhi.

44 La liste est accessible sur le site internet du DUSIB, URL : http://delhishelterboard.in.

45 Le TNSCB fut créé en 1971, sous la tutelle du gouvernement de l’État du Tamil Nadu, en tant qu’agence distincte du Tamil Nadu Housing Board créé depuis 1961, afin de traiter spécifiquement de la question des slums.

46 La CMDA – antérieurement la Madras Metropolitan Development Authority – est une structure administrative créée en 1972 sous la tutelle du ministre du Logement et du Développement urbain du gouvernement du Tamil Nadu.

47 TNSCB & TNUIFS, 2005 ; id., 2006.

48 CMDA, 2008, p. 147.

49 Source : Enquête sur les slums réalisée en 2003-2004 par un consultant privé pour le Tamil Nadu Slum Clearance Board et le Tamil Nadu Urban Infrastructure Financial Services Limited. Voir TNSCB & TNUIFS, 2005.

50 Jagmohan, 1978.

51 Jagmohan, 1975.

52 A. K. Jain, 1990 ; Shah Commission of Enquiry, 1978.

53 G. Ganguelin, 2017.

54 J.-L. Racine, 2006.

55 N. Raman, 2011, p. 74. Pour replacer l’évolution des interventions dans les slums à Madras/Chennai dans le cadre des politiques du logement mises en œuvre dans cette ville jusqu’aux années 1990 et de la montée de logiques « libérales », voir C. Auclair, 1998.

56 Cette interprétation a été confirmée par deux juges de la Haute Cour de Delhi (entretiens des 6 et 24 janvier 2019, Delhi).

57 Voir S. D. Sehgal, 1998 ; id., 2009.

58 Transparent Chennai, 2012.

59 Transparent Chennai, 2012.

60 Pour une analyse détaillée de l’effet des diverses catégorisations des slums sur le traitement qui en est fait dans le cas de Delhi des années 1950 aux années 2010, voir V. Dupont, 2018.

61 Census of India, 2001, Concepts and definitions.

62 Census of India, Tables on Houses, Household Amenities and Assets, 2001 et 2011.

63 Ministry of Housing and Urban Poverty Alleviation (intégré depuis 2017 dans le Ministry of Housing and Urban Affairs).

64 NSSO, 1980, p. 1.

65 NSSO, 2013, p. 3.

66 NSSO, 2013, p. 2-3.

67 MHUPA, 2015a, p. 17 

68 G. Bhan & A. Jana, 2013.

69 Ce comité, placé sous la présidence de Pronab Sen, fut constitué en 2008 par le ministère du Logement et de la Lutte contre la pauvreté urbaine, avec pour objectif d’étudier les différentes questions relatives aux statistisques sur les slums, en vue de l’organisation du recensement de 2011. Voir MHUPA, 2010a, Preface.

70 MHUPA, 2010a, p. 7.

71 Voir la définition en trois catégories citée en introduction.

72 MHUPA, 2010.

73 Voir note 2 pour la définition des villes statutaires et non statutaires (ou census towns).

74 MHUPA, 2015a, p. 20.

75 G. Bhan & A. Jana, 2013.

76 MHUPA, 2015a, p. 21.

77 MHUPA, 2015a, p. 20-21.

78 P. Arabindoo, 2013.

79 UN-Habitat, 2003.

80 World Bank, 2000.

81 MHUPA, 2015b.

82 Le programme de logement de Rajiv, en référence à l’ancien Premier ministre Rajiv Gandhi.

83 MHUPA, 2010b. Suite au changement de gouvernement central en mai 2014, ce programme fut interrompu et remplacé par une nouvelle stratégie nationale de logement urbain, dite du Premier ministre, le Pradhan Mantri Awas Yojan, lancée en juin 2015 (MHUPA, 2015c).

84 S. Benjamin, 2008.

85 A. Baviskar, 2002.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Densité de population à Dehli d’après le recensement de 1931
Crédits Source. A. P. Hume, « Intensity of population by circles of the 1931 census », Report on the Relief of Congestion in Delhi, 1936.
URL http://journals.openedition.org/histoiremesure/docannexe/image/8520/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 3,1M
Titre Figure 2. Ville de Madras : croquis cartographique montrant la distribution de la population (recensement de 1911)
Crédits Source. Henry V. Lanchester, « Madras Town: Sketch map showing distribution of population », Town Planning in Madras, 1918, p. 68.
URL http://journals.openedition.org/histoiremesure/docannexe/image/8520/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 416k
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Pour citer cet article

Référence papier

Éric Denis et Véronique Dupont, « Identifier et dénombrer les slums dans les villes indiennes »Histoire & mesure, XXXIV-1 | 2019, 185-214.

Référence électronique

Éric Denis et Véronique Dupont, « Identifier et dénombrer les slums dans les villes indiennes »Histoire & mesure [En ligne], XXXIV-1 | 2019, mis en ligne le 03 janvier 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/8520 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoiremesure.8520

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Auteurs

Éric Denis

CNRS, Géographie-cités. E-mail : eric.denis@parisgeo.cnrs.fr

Véronique Dupont

Institut de recherche pour le développement (IRD), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA). E-mail : veronique.dupont@ird.fr

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Droits d’auteur

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