• 1 Claude A. Clegg III, The Price of Liberty: African Americans and the Making of Liberia, Chapel Hill (...)

1Demeuré formellement en dehors des empires coloniaux contemporains, État indépendant membre à part entière de la Société des Nations puis de l’Organisation des Nations unies (ONU), le Liberia a suscité une littérature plutôt abondante mais inégale. Un nombre important de publications s’interroge avant tout sur les spécificités et la banalité de cette histoire, replacée tantôt dans un espace ouest-africain dominé par les empires britannique et français, tantôt dans un espace atlantique marqué par les migrations suscitées par les traites esclavagistes et leur abolition progressive au XIX^e siècle. Ainsi, l’histoire des colons arrivés dès les années 1820 par l’intermédiaire de l’American Colonization Society (ACS) – dont les descendants constituent une élite politique aux contours relativement stables jusque dans la seconde moitié du XX^e siècle – a été largement traitée pour souligner les circulations atlantiques et la complexité des parcours de ces esclaves afro-américains affranchis1.

• 2 Voir récemment : Leigh Gardner et Tirthankar Roy, The economic history of colonialism, Bristol, Bri (...)
• 3 Notre traduction pour les citations.

2Avec Sovereignty without Power : Liberia in the Age of Empires, 1822-1980, Leigh Gardner propose une histoire économique du Liberia. L’autrice, professeure d’histoire économique à la London School of Economics, spécialiste reconnue pour ses travaux sur l’histoire monétaire et plus largement sur l’histoire économique de l’Afrique subsaharienne2, produit ici un ouvrage dense, qui entend situer comparativement la trajectoire économique du pays. Pour démontrer que « le Liberia [a] plus en commun avec d’autres États indépendants qu’avec d’autres États sous domination coloniale3 » (p. xvi), Gardner s’appuie en premier lieu, de façon assez classique en histoire économique du développement, sur des séries de données démographiques et commerciales qui constituent l’un des apports de l’ouvrage. En histoire africaine, on peut lire avec un œil prudent les estimations démographiques avancées pour le XIX^e siècle dans le chapitre introductif – au titre pourtant précautionneux « Reconstructing the Fragments » (pp. 1-30). De l’aveu même de l’autrice, la faiblesse des séries statistiques jusqu’aux années 1960 empêche de tirer des conclusions trop franches sur les niveaux de vie (p. 241).

• 4 John Coatsworth, Growth Against Development: The Economic Impact of Railroads in Porfirian Mexico, (...)

3Dans Sovereignty without Power, ces séries de données permettent de rapprocher la trajectoire économique du Liberia de celle de certains pays indépendants plutôt que de celle d’une colonie britannique. Le Liberia connait des phases de développement significatives à partir des années 1930, plus tardives que celles du Ghana voisin – la Gold Coast sous domination britannique –, tandis que son régime de concessions économiques étrangères des années 1940 à 1980 serait comparable à celui du Mexique des années 1876-1911. Cette période est classiquement désignée comme celle d’une « croissance sans développement » selon l’expression de John Coatsworth4. Pour l’historien de l’économie étatsunien, ce phénomène s’explique par l’accaparement du produit des concessions par les élites – dont l’intéressement financier personnel était dans le même temps l’une des seules garanties que pouvait fournir le régime aux investisseurs étrangers. Cette proximité avec les États indépendants est également remarquable, selon l’autrice, dans les taux d’intérêts accordés au Liberia par les investisseurs étrangers sur les marchés internationaux, en moyenne plus élevés que ceux des colonies qui bénéficient de la garantie d’un État développé. Le coût de l’indépendance est donc réel, perceptible dans la charge de la dette (chapitre 6, « The Cost of Foreign Capital », pp. 139-162).

• 5 Gregg Mitman, Empire of Rubber: Firestone’s scramble for land and power in Liberia, New York, The N (...)

4Puisqu’il s’agit donc de réintroduire l’idée selon laquelle la souveraineté du Liberia a « modelé le développement des institutions économiques et politiques sur le long terme » (p. xviii), Gardner prend le contre-pied d’une historiographie qui a longtemps situé ce pays dans le champ de l’impérialisme informel étatsunien. Les concessions importantes accordées à la firme de pneumatiques Firestone sur la culture de l’hévéa et la récolte du latex font ici l’objet d’une attention particulière : l’autrice mobilise les travaux les plus récents sur le sujet, qui soulignent la violence de l’accaparement terrien, et insiste sur le poids exorbitant des salaires des agents étatsuniens présents au Liberia dans les finances publiques du pays. On semble alors retrouver ici deux des caractéristiques majeures des économies coloniales de la période5.

• 6 Frederick Cooper, L’Afrique depuis 1940, Paris, Payot & Rivages, 2012 [2002].
• 7 Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internati (...)
• 8 Judson M. Lyon, « Informal Imperialism: The United States in Liberia, 1897-1912 », Diplomatic Histo (...)

5Du point de vue de l’histoire politique et économique, le dialogue avec l’histoire de l’État en Afrique est stimulant. L’ouvrage reprend pour le Liberia la thèse de Frederick Cooper à propos des « États garde-barrière » qui font de leur indépendance et de leur contrôle des mobilités et des flux commerciaux transfrontaliers une ressource afin de compenser un contrôle interne limité des ressources économiques6. La notion est surtout mobilisée pour le Liberia d’après 1945 de façon convaincante, à travers l’étude du registre maritime du pays qui procure des revenus importants par le mécanisme dit des pavillons de complaisance – une façon de « vendre le drapeau » et donc la souveraineté selon le titre du chapitre 10 (pp. 246-270). Cependant, si chez Cooper l’État garde-barrière est une caractéristique des États postcoloniaux, il l’est également pour les États colonisés, pour lesquels les douanes représentent une part certes décroissante mais toujours importante des revenus. Cela est d’autant plus remarquable qu’en nuançant fortement l’idée selon laquelle le Liberia aurait été un pays fermé au commerce jusque dans les années 1930, l’ouvrage semble de facto faire remonter cette fonction de l’État garde-barrière bien avant 1945 (chapitre 4, « Trade, Globalization and Sovereignty », pp. 93-115). De même, Sovereignty without Power mobilise la notion d’extraversion de Jean-François Bayart7, laquelle replace au centre de l’histoire des sociétés africaines leur rapport au monde, pour la seconde moitié du XX^e siècle uniquement, tandis qu’elle semble bien s’accorder avec la lecture d’une élite marchande connectée au monde qui voit de façon positive le rattachement monétaire à la livre et au dollar dès la première moitié du XX^e siècle (p. 137). Plus encore, si la souveraineté et l’indépendance sont ici étudiées comme des ressources mobilisées par le Liberia dans son développement économique et son insertion dans la mondialisation, il en va de même des puissances impériales européennes qui exercent une domination formelle ou informelle sur certains espaces, tout en mobilisant régulièrement l’argument de l’indépendance de ces derniers. La politique étatsunienne vis-à-vis du Liberia ne semble pas totalement échapper à cette logique8.

• 9 Gareth Austin, Labour, Land and Capital in Ghana: From Slavery to Free Labour 1807-1956, Rochester, (...)
• 10 Robin Law, compte rendu publié dans History, vol. 91, n° 3, juillet 2006, p. 426.

6C’est peut-être finalement la structure de l’ouvrage en onze chapitres denses, servis par une très courte introduction et un chapitre conclusif sous forme d’essai, qui peut expliquer ces interrogations. De façon assez classique en histoire économique, l’ouvrage alterne des chapitres inédits avec des chapitres directement issus d’articles déjà publiés et partiellement reproduits, à l’instar du chapitre 5 sur l’histoire monétaire (« From Paper to Gold », pp. 116-138). L’exercice n’est pas pionnier pour l’Afrique subsaharienne, et se rapproche de celui proposé par Gareth Austin sur le Ghana, produit de plus de plus de vingt ans de recherche9, dont le cadrage thématique est cependant moins ambitieux que Sovereignty without Power. Tandis qu’Austin souhaitait attirer l’attention de l’histoire économique sur le continent africain, Gardner adopte une démarche similaire à propos d’un pays africain qui a été moins souvent traité par rapport aux anciennes colonies européennes. Tous deux proposent une reconstitution de séries statistiques minutieusement justifiées. Certains lecteurs saluaient déjà la prudence des conclusions d’Austin, soucieux de ne pas faire dire tout et son contraire aux données produites10. On peut ici reprendre à notre compte cette remarque, en soulignant qu’en dépit de titres intermédiaires très séduisants, l’autrice se garde bien de revendiquer l’écriture d’un ouvrage définitif sur l’économie politique du Liberia, à laquelle elle laisse l’une des plus importantes contributions appelée à devenir une lecture obligée pour les chantiers à venir de l’histoire économique de l’Afrique de l’Ouest. Plus largement, en rappelant la diversité des ressources mobilisées par un État demeuré remarquablement en dehors des empires coloniaux européens, Gardner contribue à enrichir notre compréhension d’un pays parfois abordé uniquement au prisme de l’« État failli » depuis la guerre civile (1989-2003).