• 1 Marc André, « L’accès aux documents liés à la guerre d’Algérie est toujours aussi difficile », Le M (...)
• 2 La guerre d’Algérie et la Loire-Atlantique. Guide des sources (en collaboration avec le Centre d’hi (...)
• 3 Sabah Chaïb, « Cantines et restaurants algériens à Paris et dans le département de la Seine entre 1 (...)
• 4 https://cht-nantes.org/userfiles/file/pdf/mouvement_ouvrier_guerre_algerie_gourhand_routhiau.pdf, p (...)
• 5 L’Enfer du Décor (Lettre d’information trimestrielle des Archives municipales de Nantes), n° 31, 1^e (...)

1Si l’accès aux archives publiques peut parfois être difficile pour les chercheurs, des archives disponibles restent à l’inverse inexploitées1. À l’occasion du 60^e anniversaire du cessez-le-feu (19 mars 1962), des centres d’archives départementales ont réalisé des guides sur la guerre d’Algérie, à l’instar de celui réalisé par les archives départementales de Loire-Atlantique (ADLA)2. Initiateurs de ce guide en 2021 avec le Centre d’histoire du travail (CHT) et son archiviste Manuella Noyer, nous avons mené dès 2018 des recherches sur les incidences de la guerre en Loire-Atlantique, sur la communauté algérienne de Nantes en dépit de sa taille relativement modeste. Celle-ci est très majoritairement kabyle et composée de quelques centaines de personnes au plus. Les quelques cafés-restaurants-garnis tenus par des patrons nord-africains sont pour cette communauté des lieux de sociabilité, de restauration3 et d’hébergement, mais également des lieux politisés, particulièrement après l’implantation durable du Front de libération nationale (FLN) de 1957 jusqu’à la fin de la guerre4. Le FLN entend imposer un contrôle strict aux Algériens résidant à Nantes et à Saint-Nazaire, y compris en ayant recours à la violence, voire au meurtre des réfractaires5.

• 6 Français jusqu’en 1962, les Algériens ont eu la possibilité d’ouvrir et de tenir des débits de bois (...)
• 7 Ali Haroun, La 7^e Wilaya. La guerre du FLN en France 1954-1962, Paris, Le Seuil, 1986. Le FLN décou (...)
• 8 Neil MacMaster, « The Algerian Café-Hotel. Hub of the Nationalist Underground, Paris 1926-1962 », F (...)
• 9 Omar Carlier, « Le café maure. Sociabilité masculine et effervescence citoyenne (Algérie XVII^e-XX^e  (...)
• 10 Omar Carlier, « Le café maure, lieu de sociabilité et instance politique », dans Abderrahmane Bouch (...)
• 11 Des sources provenant des ADLA ont néanmoins déjà été partiellement utilisées pour la réalisation d (...)

2Ces cafés « algériens » et leurs tenanciers6 auraient constitué sur Nantes le fer de lance de la lutte nationaliste en métropole, au profit, en particulier, de la Fédération de France du FLN dans le cadre de la « 7^e Wilaya »7. Les études sur les tenanciers et les commerçants algériens en métropole, notamment durant le conflit franco-algérien, ne concernent pas l’Ouest breton8. Des travaux pionniers ont été menés sur les cafés « maures » : en particulier ceux d’Omar Carlier pour l’Algérie et ceux de Colette Granet durant l’entre-deux-guerres pour les cafés de Marseille et de Lyon9. Si Omar Carlier fait du café maure un « lieu de sociabilité et [une] instance politique10 », Colette Granet insiste sur les caractéristiques des cafetiers. Nous avons retrouvé ces éléments lors de notre recherche. Ceci illustre l’intérêt du recours à des sources départementales inexploitées sur une thématique plus générale11.

• 12 Sur 300 000 Nord-Africains présents en métropole en 1954, 19 500 (6,5 %) se répartissent entre soix (...)
• 13 La région rurale de Taher avec Chahna et Beni-Siar compte une population surtout jeune d’environ 20 (...)
• 14 Livre blanc des immigrations dans l’agglomération nantaise, Nantes, Centre interculturel de documen (...)
• 15 « À ces hommes qu’on arrache à leur terre, à leur famille, à leur culture, on ne demande que leur f (...)
• 16 Lionel Kesztenbaum et Patrick Simon, « Des Français musulmans aux Algériens : migration en métropol (...)
• 17 Note des RG du 12 novembre 1954, ADLA 213 W 263 ; Rapport d’information du 15 novembre 1957 de la S (...)

3Si une communauté algérienne est bien présente à Nantes depuis les années 1920, elle est numériquement modeste à l’instar des autres grandes cités de l’Ouest12. Au début des années 1950, elle est avant tout composée d’hommes jeunes, travailleurs migrants a priori temporaires, parfois isolés, très souvent illettrés, originaires principalement de la commune mixte de Taher et de ses trois douars dans la région de Jijel13. Ils sont donc issus de la même micro-région de Kabylie, voire du même douar et/ou de la même famille14. Ces « Français musulmans d’Algérie » (FMA) sont considérés avant tout comme une force de travail conjoncturelle, des manœuvres employés surtout au sein du secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) dans le cadre de la reconstruction de Nantes, ville sinistrée après la Seconde Guerre mondiale15. Leurs conditions de vie importent peu aux yeux de leurs employeurs comme des pouvoirs publics et ces migrants constituent une population « inévitable mais indésirable16 ». S’ils sont environ 240 dans le Nantais en novembre 1954, leur population atteint 530 personnes environ fin 1957, dont 60 % sont originaires de Taher17.

• 18 Un rapport de la Sûreté urbaine (SU) en novembre 1957 montre que 65 % des Algériens sont des manœuv (...)
• 19 Note du 25 novembre 1957 de la SU de Nantes, ADLA 1226 W 394.
• 20 Certaines entreprises logent accessoirement des Nord-Africains dans des baraques situées sur des ch (...)
• 21 « Foyer Sonacotra », Nathalie Barré (Archives de Nantes) et Yvon Gourhand (chercheur indépendant) 2 (...)
• 22 ADLA 147 W 383 – 336 W 46-47.
• 23 Ce quartier insalubre était voué depuis longtemps à une démolition, le projet ayant été interrompu (...)
• 24 Colette Granet, « Les cafetiers maures : 1914-1940 », art. cit., p. 127.
• 25 Voir le chapitre VI « Racisme ordinaire et affirmation de l’"arabitude" », dans Johann Michel, Soci (...)
• 26 Lucien Jailloux, « Ce virus filtrant : le racisme », La Défense, n° 417, juillet 1959. En juin 1961 (...)
• 27 « Aux stigmates pesant sur tous les "gibiers de police" s’ajoute dans le cas des Algériens de métro (...)

4Cette main-d’œuvre peu qualifiée18, souvent touchée par le chômage et faiblement rémunérée, vit la plupart du temps dans des conditions sociales précaires, en particulier pour leur logement. L’exemple du foyer « nord-africain » du quai Ernest-Renaud à Nantes, géré de 1952 à 1958 par l’Association d’entraide aux Nord-Africains (AENA), constitue un cas significatif. Il abrite plusieurs dizaines de Kabyles dans des conditions d’inconfort, d’insalubrité et de surpopulation renforcées par l’apparition d’un bidonville, des « gourbis », autour des baraquements d’origine. En novembre 1957, au moment d’une rafle policière d’envergure, le foyer prévu pour 60 personnes en accueille 17819. Pouvoirs publics comme employeurs20 – en dépit de l’intérêt de surveiller et contrôler ces hommes plus facilement – ne prennent aucune initiative digne de ce nom pour leur assurer des conditions de logement décentes. Il faut attendre 1969 pour l’ouverture d’un premier foyer Sonacotra21. Si, à partir de 1957-1958, la construction et l’ouverture d’un nouveau foyer au Plessis-Cellier, celui des Alouettes, ont lieu, c’est sous la pression de l’AENA, la municipalité offrant le terrain22. De plus, cette ouverture se déroule dans un climat hostile du voisinage, comme en témoigne une pétition aux relents xénophobes et racistes adressée aux pouvoirs publics. Ceci explique l’importance des garnis pour l’hébergement, en particulier dans le quartier insalubre du Marchix23 où les tenanciers algériens de cafés-restaurants assurent une fonction traditionnelle de « marchand de sommeil »24. Le racisme « ordinaire »25 tel qu’il s’exerce habituellement au sein de cafés tenus par des métropolitains incite les Nord-Africains, y compris ceux qui sont hostiles ou tout au moins indifférents à la cause nationaliste, à fréquenter des lieux qui les accueillent et que les métropolitains ne fréquentent pas. Le secrétaire nazairien du Secours populaire français (SPF), Lucien Jailloux, militant communiste proche du milieu nationaliste algérien, s’insurge contre cette exclusion dans le journal du SPF, La défense26. Les cafés « maures » assurent ainsi une triple fonction : sociale, culturelle et politique, en particulier durant la guerre d’Algérie. En conséquence, ces lieux font l’objet d’une surveillance renforcée et d’une répression policière à l’égard de leurs tenanciers comme de leur clientèle habituelle ou occasionnelle, considérés comme des « gibiers de police » jugés « indésirables »27.

• 28 Jacques Simon, Le MTLD (Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) (1947-1954), Pari (...)
• 29 Emmanuel Blanchard, « Contrôle au faciès : une cérémonie de dégradation », Plein droit, vol. 103, n (...)
• 30 ADLA 1226 W 394, chemise consacrée à l’opération de police du 21 au 22 novembre 1957.

5Au sein de l’organisation politico-administrative (OPA) du FLN ou nidham, la taille pour le moins modeste de la communauté algérienne de Nantes n’exclut pas une action intense et continue des services de police. L’OPA du FLN s’est calquée sur celle du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD)28 de Messali Hadj bien implanté en métropole avant 1955. Ceux-ci ont mené des opérations d’envergure. Le 22 novembre 1957, une vaste rafle policière, notamment au foyer du quai Ernest-Renaud, mobilise plus d’une centaine de policiers pour une communauté de seulement 178 personnes, sans résultat. Les policiers multiplient les « contrôles au faciès »29 au sein de la population nord-africaine, avec une attention toute particulière pour les cafés fréquentés par les Algériens et leurs garnis30. Par exemple, en décembre 1957, 274 Nord-Africains sont contrôlés et identifiés au cours de neuf opérations, sans résultat notable à nouveau, les cafés « algériens » étant systématiquement concernés.

• 31 L’article 3 de la loi du 20 septembre 1947 précise « Quand les Français musulmans résident en Franc (...)
• 32 ADLA 1226 W 395, courrier du 26 mars 1958 du commissaire central (CC) de Nantes au préfet de Loire- (...)

6Fidèle à la doctrine policière en vigueur et en dépit du fait qu’en principe les Algériens sont des citoyens français ‑ certes « diminués », mais néanmoins citoyens31 ‑, ceux-ci, a priori suspects, sont les victimes d’une discrimination évidente selon une procédure dite du « harcèlement », comme l’expriment ouvertement consignes et rapports de police. Les cafés « algériens » et leurs tenanciers sont l’objet de l’attention des différents services de police : la Sûreté urbaine (SU), la Surveillance du territoire (ST), le Service régional de la police judiciaire (SRPJ) dont la direction est alors à Angers ainsi que les Renseignements généraux (RG). Ainsi, dans la nuit du 25 au 26 mars 1958, deux opérations, du fait d’informations fournies par des indicateurs, se déroulent simultanément. L’une est ordonnée par le commissaire central de Nantes, sur mandat de perquisition préfectoral, et l’autre menée, sur commission rogatoire d’un juge d’instruction d’Angers, par la brigade de surveillance du territoire (BST), à laquelle la SU fournit moyens humains et matériels32. Un homme est particulièrement ciblé : le nouveau tenancier du Bon Couscous, Areski A., concerné par les deux opérations… Plus d’une vingtaine de perquisitions assorties de contrôles systématiques avec fouille au corps des consommateurs nord-africains des cafés perquisitionnés sont réalisées par la SU et la BST, sans résultat cette fois encore.

• 33 Marion Abssi, « Le nationalisme algérien et ses diverses expressions dans l’immigration en France m (...)
• 34 La rivalité après le 1^er novembre 1954 entre le MNA de Messali Hadj et le FLN naissant prend rapide (...)
• 35 ADLA 1805 W 16, notes d’information des 5 janvier 1953 et du 23 juin 1954.
• 36 ADLA 1226 W 396, rapport de la BNA du 10 août 1958 sur les activités séparatistes algériennes du 25 (...)

8Ces cafés-restaurants-garnis jouent un triple rôle : assurer le gîte et le couvert pour certains de leurs clients ; offrir à l’ensemble de leur clientèle un lieu où une sociabilité et une culture communes peuvent s’épanouir ; jouer un rôle politique. En effet « la politique se fait […] essentiellement dans les cafés maures, lieux de sociabilité privilégié des immigrés algériens » où « peuvent plus facilement avoir lieu des échanges d’idées33 ». Tenanciers comme militants nationalistes y tiennent un rôle essentiel au profit, initialement, du MTLD, implanté en métropole, puis du FLN qui s’impose au terme d’une véritable guerre civile34. Celle-ci se traduit aussi par une « guerre des cafés » à laquelle Nantes échappe du fait de la faible implantation du MTLD35 et du ralliement rapide au FLN des tenanciers, même si des violences se produisent, comme le meurtre d’un militant messaliste, Hammou M36.

• 37 Guillaume d’Hoop, « Les Algériens acteurs des faits divers pendant la guerre d’Algérie », Actes de (...)
• 38 Rapport d’information du 15 novembre 1957…, op. cit.

9Si les cafés « algériens » ont habituellement une mauvaise image auprès de l’opinion publique française, soigneusement entretenue par l’intermédiaire de la presse grand public37, ils constituent le refuge habituel des migrants nord-africains. Trois établissements retiennent l’attention de la police, sachant qu’en novembre 1957, alors que le FLN s’est bien implanté en métropole et que la France est engagée dans une guerre à outrance, la SU répertorie trois cafetiers-restaurateurs algériens, aux côtés de vingt-huit commerçants ambulants et de cinq sédentaires38.

• 39 Les noms de famille ont été anonymisés en les limitant à l’initiale de ceux-ci.
• 40 ADLA 1226 W 394, courrier du 10 octobre 1957. Il est précisé que cet homme a été déporté en Allemag (...)
• 41 Benjamin Stora, Messali Hadj (1898-1974) pionnier du nationalisme algérien, Paris, L’Harmattan, 198 (...)
• 42 ADLA 1226 W 394, note d’information sur les cafés « algériens » nantais du 19 juin 1957.
• 43 ADLA 1226 W 395, courrier du 25 mars 1958. Au domicile de Belkacem, la police découvrira un pistole (...)
• 44 À savoir pour défaut de visa sur le registre des logeurs ainsi que pour non-établissement de fiches (...)
• 45 Il s’occupe en effet de dix meublés appartenant à une métropolitaine, la gérance lui en ayant été c (...)
• 46 Un rapport financier du FLN, daté de février 1959 et rédigé par Mahmoud B, responsable FLN de secte (...)
• 47 Il nie tout versement au parti, les surplus étant, selon lui, versés aux familles, en prétendant qu (...)
• 48 ADLA 1805 W 1, fiche de police DN 18.012.
• 49 ADLA 1805 W 15, note des RG de Nantes du 4 février 1960.

10Le premier, le Café de la Place, situé place Viarme à Nantes, a pour gérant, Belkacem A.39, dit « René ». Né en 1912, il est marié avec une Nantaise, Émilie, et père de cinq enfants. À Nantes depuis 1940, il exploite depuis 1945 ce café dont il devient propriétaire en 194840. Son établissement sert alors de lieu de réunion pour les quelques partisans de Messali Hadj41 et membres du MTLD, dont il est un militant actif. En juin 1957, le café est un lieu d’accueil pour le FLN après le ralliement de son patron42, comme fréquemment là où le MTLD était faiblement implanté et où le FLN s’est facilement imposé. Des perquisitions dans ses locaux se révèlent improductives, hormis celle de mars 195843. Il fait l’objet de diverses procédures administratives44 en raison de son statut de logeur et pour une inscription injustifiée au registre du chômage car gérant, au 36 rue du Marchix, des garnis qui servent, notamment, à héberger des clandestins45. Son activité sociale ‑ visites d’hospitalisés et enterrements de compatriotes46 ‑ est bien connue ; il nourrit également des militants, tout en procédant à des quêtes au profit du FLN lors des enterrements47. En février 1960, son cousin germain, Mohamed A., devenu son associé, est abattu par balle48. Ce peintre en bâtiment de 54 ans, en France depuis 1929, « sentimentalement attaché au MNA », a rejoint son parent à Nantes49. Il s’agit peut-être, en ce cas, d’un règlement de compte politique.

• 50 ADLA 1805 W 1, fiche de police DN 19.368.
• 51 Par récalcitrants, nous entendons deux cas de figure, à savoir ceux qui refusent de payer la cotisa (...)
• 52 ADLA 1805 W 15, note des RG du 8 octobre 1959. Il est question notamment de « punir » un entraîneur (...)

11Abdallah Z., 38 ans, est le tenancier du second café, Le Pigeon Bleu. Simone G., son épouse, une Vendéenne née en 1932 à Luçon, est la propriétaire du café-restaurant confié en gérance à son conjoint50. Selon les RG, son domicile servirait de point de chute et de lieu d’hébergement à des responsables du FLN. Ce lieu de réunion serait aussi le siège d’un « tribunal FLN » chargé de punir les récalcitrants51, sous la présidence du tenancier. Une séance se serait tenue début octobre 1959, durant laquelle les « juges » auraient envisagé de punir sévèrement des Algériens réfractaires au paiement des cotisations52.

• 53 ADLA 1226 W 394, note de la SU du 18 juin 1957.
• 54 Précédemment il aurait exercé le métier de marchand forain en chaussures à Vannes de 1947 à 1951. L (...)
• 55 On comprend bien qu’outre cette activité nouvelle afin de gagner sa vie, cette solution offre à ce (...)
• 56 Ce terme de Brigade nord-africaine (BNA) au sein de la Sûreté urbaine de Nantes, figurant sur les e (...)
• 57 Il est désigné comme « le collecteur de fonds accrédité des mouvements nationalistes pour la ville (...)
• 58 Sylvie Thénault, « L’internement en France pendant la guerre d’indépendance algérienne », Matériaux (...)

12Le troisième est le café-restaurant Au Bon Couscous, rue de l’Emery, considéré comme « le foyer nantais du FLN »53. Il a été créé fin 1956 par Amar T., né en 1926 et venu de Challans (Vendée) où il était marchand forain de tissus54. Proche du MTLD, ce collecteur de fonds passe au FLN. Son établissement est fermé à compter du 9 juin 1957 pour trois mois par décision préfectorale afin de le neutraliser. Il fait alors commerce de fruits et de légumes avec une fourgonnette, en particulier au foyer nord-africain du quai Ernest-Renaud55. Selon la « Brigade nord-africaine » (BNA)56, l’homme, considéré comme le principal collecteur de fonds à Nantes, oblige les nouveaux arrivants à cotiser et leur défend de boire de l’alcool selon l’interdit religieux appliqué par le FLN57. Il est alors l’objet d’une surveillance renforcée et la police accumule des témoignages sur son activité de collecteur de fonds. Fin décembre 1957, il est arrêté sur commission rogatoire d’un juge d’instruction militaire auprès du TPFA d’Alger pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’État » (ASEE). Ce procédé, tout en recourant à la justice militaire, permet alors d’expulser de métropole des hommes jugés indésirables et transférés en Algérie pour être jugés sous un prétexte quelconque, faisant alors souvent l’objet d’un non-lieu, immédiatement suivi d’un internement en camp58.

• 59 Dès mars 1957, cet homme, né en 1908 et originaire de l’Algérois, qui vit avec une métropolitaine A (...)
• 60 Le Monde du 29 août 1958 ; Neil MacMaster, « The Algerian Café-Hotel. Hub of the Nationalist Underg (...)
• 61 L’homme est un régional, poste important au sein de l’organisation du FLN.

13Le nouveau gérant du Bon Couscous est vite suspecté, par la BNA, d’être le successeur d’Amar au sein du FLN59. En dépit de nos recherches, il n’est pas possible de déterminer les conditions d’accession de celui-ci à la direction de ce café-garni, en particulier un éventuel financement du fonds par le FLN comme cela a pu avoir lieu, ni si cet homme était un « commissaire d’hôtel »60. Comme au café de la place Viarme, des repas gratuits sont fournis aux militants auxquels cet établissement sert de lieu de rendez-vous et d’asile. S’il est très souvent contrôlé et perquisitionné, sans résultats notables, des responsables du FLN s’y réunissent régulièrement, par exemple, Arezki M., ex-chef de la région de Nantes, ouvrier tourneur au chômage. Désigné en 1959 comme nouveau responsable de la zone de Toulouse, il est appréhendé par la BST de Toulouse dès décembre 1959, porteur de documents liés à l’OPA du FLN. Des rapports organiques découverts dans une baraque de chantier à Saint-Joseph-de-Porterie sont de la main d’Arezki lui-même. Il s’agit donc d’une prise d’importance pour la SU61.

• 62 Outre ces deux cafés, deux autres sont également signalés par les archives de police, à savoir le c (...)
• 63 Neil MacMaster, « The Algerian Café-Hotel. Hub of the Nationalist Underground… », op. cit.

14Les cafés « maures » de Nantes ne se réduisent pas à ces seuls établissements. On peut en citer deux autres62. Le café-hôtel Chez Fernande compte vingt-quatre chambres. Il appartient à un boucher-charcutier de Saint-Sébastien-sur-Loire, Robert T. et, depuis septembre 1951, il a été confié contre redevance en cogérance libre à Jeanne S., originaire de Saintes, âgée de 61 ans, et à son concubin, Messaoud M., né à Sétif, âgé de 49 ans et divorcé d’une métropolitaine. Le café Denise a comme propriétaire une métropolitaine, Denise D., qui le gère avec son concubin Ben Abdallah B., un Oranais de 31 ans. On peut remarquer que la formule de gérance-libre moyennant redevance a permis à des Algériens dépourvus de capitaux propres d’accéder à la gestion de commerces, en particulier des cafés-restaurant-garnis, le propriétaire étant donc un Français métropolitain, ce qui ne facilite pas la fermeture administrative, arme régulièrement employée par policiers et préfets63.

• 64 Geneviève Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon : de la Grande Guerre au Front populaire, Paris, C (...)
• 65 Neil MacMaster, « The Role of European Women and the Question of Mixed Couples in the Algerian Nati (...)
• 66 Pierre-Jean Le Foll-Luciani, « À la rencontre des Algériens d’une "région tranquille", Finistère, 1 (...)
• 67 Sont habituellement désigné(e)s sous ce vocable religieux les Algérien(ne)s, d’où l’expression de « (...)
• 68 Muriel Cohen, « Des familles invisibles. Politiques publiques et trajectoires résidentielles de l’i (...)
• 69 Dalila Berbagui, « Les commerçants « nord-africains », un groupe spécifique ?… », op. cit., p. 142.
• 70 Emmanuel Blanchard, « Chap. VI – Des familles et des jeunes discriminés (années 1960-1990) », Histo (...)

15L’existence de couples « mixtes » ‑ à savoir, habituellement, un homme algérien et une femme métropolitaine – n’est ni une nouveauté ni une spécificité de notre zone d’étude. En effet, celle-ci existe en métropole depuis les années 1920 et c’est le cas jusqu’aux années 195064. Selon Neil MacMaster, si la situation perdure durant la guerre d’Algérie, elle devient plus rare pour des raisons idéologiques dans un contexte de nationalisme exacerbé65. Si l’on en croit certains travaux66, les régions de faible densité algérienne comme le Finistère et la Loire-Atlantique dans l’Ouest breton entre 1958 et 1962 possèdent un pourcentage significatif d’Algériens en couple avec enfants. En 1954, l’Institut national d’études démographiques (INED) estime le nombre de ménages mixtes entre 6 000 et 7 000 pour environ 1 000 familles « musulmanes » métropolitaines67. Les tenanciers en couple mixte, cas fréquent, sont des hommes plutôt d’âge mûr, bien insérés et stables socialement, ayant vécu une amélioration de leur statut social d’origine comme, souvent, une modification de leur projet initial, tandis que leurs conjointes métropolitaines sont souvent isolées ou en rupture avec leurs familles68. Enfin, ces dernières peuvent soit apporter un capital ou un établissement soit constituer une caution rassurante auprès d’un propriétaire « européen », en cas de gérance libre notamment, voire de permettre à leur conjoint de ne pas apparaître lors de l’immatriculation au Registre du commerce69. De tels éléments contribuent à donner une particularité à de tels couples dans le milieu du commerce comme à leur fréquence70.

• 71 Benjamin Stora et Linda Amiri (dir.), Algériens en France. 1954-1962..., op. cit.

16Ces établissements, en particulier Le Bon Couscous et le Café de la Place, constituent des lieux essentiels pour une communauté algérienne nantaise ostracisée durant la guerre d’Algérie. En effet, « d’un point de vue social, les immigrés trouvent dans les garnis et les cafés nord-africains un espace où ils peuvent se loger, se nourrir et se distraire avec des compatriotes. Cela leur permet de garder un lien avec leur milieu d’origine, ces commerces assurant depuis longtemps une fonction "psycho-sociale" sécurisante, surtout pour ceux qui viennent d’arriver en France71 ».

• 72 Les « amendes » sont perçues auprès des membres réfractaires de la communauté algérienne et ceci en (...)
• 73 ADLA 1805 W 15, rapports financiers du FLN de février et juillet 1959. Même si le taux de rendement (...)

17Dans le même temps ils sont des lieux opérationnels pour le nationalisme algérien, en particulier par la collecte des cotisations mensuelles et des amendes72. De ce fait ils font l’objet d’une surveillance renforcée comme de contrôles fréquents et de perquisitions. Ceci est d’autant plus important que l’activité principale du FLN à Nantes est avant tout la collecte de « l’impôt révolutionnaire » par le prélèvement de cotisations, des amendes et des dons, y compris par la contrainte. Par exemple, en février 1959, la collecte départementale auprès de 252 cotisants s’élève à un montant de 585 000 AF (anciens francs), somme qui progresse en juillet pour atteindre un montant de 654 900 AF récoltés auprès de 270 cotisants effectifs73. Or, à cette période, la communauté algérienne s’est réduite en raison d’un chômage endémique.

• 74 Les opérations de police menées au foyer « nord-africain » révèlent la présence de sept gargotes. L (...)

18Si les cafés « maures » constituent donc de véritables havres pour des migrants ignorés, voire rejetés par leur nouvel environnement, ils constituent aussi, pour le FLN, des lieux de surveillance et de contrôle, notamment par l’intermédiaire du tenancier. À côté de ces établissements ayant « pignon sur rue », d’autres lieux ont joué un rôle important jusqu’en juillet 1958, à savoir les « gargotes » situées au sein du foyer du quai Ernest-Renaud à Nantes. Ces gargotes-épiceries plus ou moins clandestines ont pu servir de lieux d’exercice du contrôle exercé par le FLN sur une communauté algérienne captive74.

• 75 Sur ces interdits, cf. Gregor Matthias, « Terrorisme et contre-terrorisme pendant la guerre d’Algér (...)

19Le FLN, par une instrumentalisation politique du religieux, interdit la consommation d’alcool et de viande de porc, de se livrer au jeu, d’avoir des rapports libres avec la population européenne, de fréquenter les bals, de fumer mais aussi de vendre des affaires personnelles et de se livrer à de menus trafics75. Ces prescriptions permettent évidemment au FLN de renforcer son emprise sur des Algériens de métropole, en particulier ceux qui se trouvent en situation précaire. Il s’agit d’empêcher les nombreux chômeurs algériens de se procurer des revenus de substitution par des trafics, comme celui du tabac, et de les rendre ainsi dépendants de l’action sociale du FLN. De plus, ce contrôle est destiné à ne pas enrichir l’ennemi français par le paiement d’impôts indirects. Enfin, la multiplication des interdits permet d’appliquer plus souvent des amendes. Ces tenanciers algériens, tout en surveillant l’observance de ces prescriptions par leur clientèle, peuvent également compter localement sur d’autres commerçants, essentiellement ambulants, marchands de primeurs, pour assurer la fonction primordiale et essentielle de collecte des cotisations et des amendes et de leur acheminement au sein de la Fédération de France du FLN.

• 76 Note de la SU du 23 août 1961. Il serait devenu alors le chef de secteur sur Nantes, en utilisant l (...)
• 77 ADLA 1805 W 15, note de la BNA du 28 février 1961. Sur ces groupes, cf. Marc André, « Les groupes d (...)

20Ces commerçants se déplacent régulièrement sur les marchés, autres lieux fréquentés par les Algériens. Ils peuvent ainsi procéder à la collecte des cotisations et à la promotion de la lutte nationaliste, comme de se livrer parfois à des mises en garde auprès d’Algériens réfractaires à payer l’impôt révolutionnaire comme à respecter les prescriptions religieuses. Ainsi Abdelkader M., marchand ambulant en primeurs et client assidu du Bon Couscous, marié avec une Française, réside à Nantes. Selon la police, en 1958, il se rendrait chaque mois à Saint-Nazaire pour récupérer la collecte au profit du FLN76. Commerçants forains et cafetiers peuvent compter, pour la collecte, sur le soutien musclé des membres des « groupes de choc »77. Ces groupes de choc n’ont pas toujours le dessus comme au Foyer des Alouettes au Plessis-Cellier où les membres d’un groupe de choc se voient infliger une correction par des Algériens réfractaires. Ce sont de jeunes chômeurs qui bénéficient de l’aide sociale et financière développée par le FLN, ce qui lui permet de les contrôler.

• 78 Omar Carlier, Entre nation et djihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses d (...)
• 79 Les commerçants contribuent de manière significative aux collectes avec des cotisations mensuelles (...)
• 80 Sabah Chaïb, « L’empire de l’alcool. Une histoire... », op. cit. Un cafetier de Gagny, arrêté à Nan (...)
• 81 Neil MacMaster, « The Algerian Café-Hotel. Hub of the Nationalist… », op. cit.
• 82 Mohamed Kerrou, « Du colportage à la boutique. Les commerçants maghrébins en… », op. cit., p. 29 ; (...)
• 83 Ibidem.

21Notre étude a identifié des caractéristiques communes aux cafetiers, ces « permanents de l’émigration78 ». Localement ces hommes, militants du MTLD, ont rapidement épousé la cause d’un FLN sans véritable concurrence, implanté durablement dès 1957. Présents en métropole souvent dès l’après-guerre, voire avant, ayant une conjointe métropolitaine, vivant en famille, plus âgés que la grande majorité des travailleurs nord-africains, ils contribuent activement à la lutte nationaliste, en particulier à la collecte mensuelle des cotisations, tout en étant eux-mêmes une source de financement importante au sein de la Fédération de France du FLN79. Amar, le patron du Bon Couscous, centre névralgique du FLN sur Nantes, est représentatif de ces hommes issus du commerce forain, du « monde du contact »80, et qui ont pu accumuler du capital. D’autres sont en gérance libre, avec un propriétaire métropolitain – parfois leur conjointe –, ce qui constitue un obstacle à la fermeture administrative, souvent utilisée par les pouvoirs publics81. Au vu des archives dépouillées, aucun tenancier n’est apparu en tant qu’indicateur de police ou encore suspect de proxénétisme82. De même, le FLN à Nantes n’a procédé à aucun achat de cafés-garnis, comme ce fut le cas dans la région parisienne83.

• 84 Ibidem.
• 85 Riad Ben Khalifa, « Collecte de fonds et violence dans le milieu des travailleurs immigrés algérien (...)

22Ces cafetiers font de leur établissement le « lieu par excellence de la vie sociale des immigrés maghrébins84 ». Ils sont des éléments essentiels du projet de contre-société revendiqué par le FLN qui s’arroge « le droit de lever l’impôt, de mobiliser, de rendre des jugements et de les faire exécuter85 », à l’image du patron du Pigeon Bleu qui préside un « tribunal ». Pour mener à bien ces missions, ils reçoivent l’aide des commerçants forains et des troupes de choc du FLN. Ils font l’objet d’une répression policière comme administrative avec une fermeture préfectorale ou un internement, comme le patron du Bon Couscous.

• 86 Daho Djerbal, L’Organisation spéciale de la fédération de France du FLN. Histoire de la lutte armée (...)
• 87 Neil Macmaster, « The Algerian Café-Hotel. Hub of the Nationalist… », op. cit.

23Nantes reste visiblement à l’écart de la « guerre des cafés » et de l’ouverture du « second front » en août 1958, comme le reste de l’Ouest breton86. Elle est toutefois concernée par la lutte nationaliste algérienne avec des tenanciers de cafés algériens considérés par la police comme des acteurs essentiels de celle-ci. Leur activité principale à Nantes se limite néanmoins à la collecte des cotisations (impôt révolutionnaire) et à l’imposition des consignes du FLN, constituant comme à Paris « les dirigeants "naturels" des échelons inférieurs du FLN – groupes, sections et kasmas – en imposant la collecte d’argent et en menant "leurs hommes" dans des actions punitives […] pour "discipliner" ceux qui refusaient d’accepter l’autorité et la réglementation du FLN87 ».

• 88 Jean-Marc Berlière, « Archives de police/historiens policés ? », Revue d’histoire moderne & contemp (...)
• 89 Neil Macmaster, « The Algerian Café-Hotel. Hub of the Nationalist… », op. cit.
• 90 Sabah Chaïb, « Cantines et restaurants algériens à Paris… », op. cit. L’auteure cite Mouloud Feraou (...)
• 91 Geneviève Massard-Guilbaud, « L’immigration algérienne en France, une immigration qui fait problème (...)
• 92 Emmanuel Blanchard, « Contrôler, enfermer, éloigner. La répression policière et administrative des (...)
• 93 Jean-René Genty, Les étrangers dans la région du Nord. Repères pour une histoire régionale de l’imm (...)
• 94 Neil Macmaster, « The Algerian Café-Hotel. Hub of the Nationalist… », op. cit.
• 95 Ibidem. Certains commerçants algériens ont été des militaires, voire des résistants, ou des membres (...)

24Indépendamment de la « dangerosité » réelle ou supposée des tenanciers, sans doute exagérée ou déformée par les rapports de police88, leurs établissements constituent le point d’ancrage de la vie sociale des migrants au sein de laquelle le FLN s’est parfaitement inséré89. Celle-ci est composée de travailleurs migrants souvent isolés et illettrés, dépendant d’une solidarité de proximité – « celle qui vient "de la terre et du sang" »90 – et pris entre contrôle nationaliste et répression policière. Car « ce qui distingue fondamentalement l’immigration algérienne de toutes les autres, c’est qu’elle a été victime, de la part de l’État, de discriminations, comme n’en ont connu les immigrés d’aucune autre nationalité91 », expression d’un racisme colonial et institutionnel92. Ainsi l’image de l’immigré algérien, notamment le tenancier de café, devient, durant la guerre, l’« archétype de l’élément asocial93 ». Comme l’a souligné Neil MacMaster, les cafetiers algériens se sont révélés « aptes à construire et entretenir des organisations clandestines94 » au sein, en l’occurrence, du FLN. Ce dernier partage avec des mouvements clandestins la caractéristique de s’ancrer dans le monde légitime du commerce et des affaires95.