• 1 Bundesarchiv-Militärarchiv Freiburg (BAMArch), RH20-19/285, f. 166 : AOK 19, Ic, Nr. 876/45 geh., F (...)

« On peut se le dire : cette année 1945 nous apportera le dénouement. Nous devons tenir et poursuivre le combat jusqu’à ce que notre victoire soit une certitude. »
Lettre du sous-officier W. F., 13 janvier 1945. Extrait relevé par la censure postale de la 19^e armée allemande1.

• 2 Rüdiger Overmans, Deutsche militärische Verluste im Zweiten Weltkrieg, Munich, Oldenbourg, 2004, p. (...)
• 3  Jörg Hillmann et John Zimmermann (dir.), Kriegsende 1945 in Deutschland, Munich, Oldenbourg, 2002  (...)
• 4 Johann Chapoutot, La loi du sang : penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014, p. 521.

2À l’été 1944, la guerre semble perdue pour l’Allemagne nazie. Le régime peine désormais à minimiser la situation catastrophique : l’échec de la Wehrmacht dans la campagne de France et l’écrasement du groupe d’armées « Centre » sur le front de l’Est constituent des tournants dans le déroulement du conflit. Cependant, les combats s’intensifient de sorte que la moitié des soldats allemands morts durant toute la guerre ont été tués après juillet 19442. Jusqu’à l’hiver 1945, le front se stabilise, car l’Armée rouge a ralenti sa progression et les Alliés occidentaux affrontent une résistance importante sur les frontières allemandes. Ce n’est qu’au plus fort de l’hiver que le dispositif militaire allemand s’effondre, que les Alliés pénètrent en profondeur au sein du Reich et que le régime est vaincu. Cette période particulière a été pensée comme cohérente par l’historiographie récente3, qui a montré à quel point les revers militaires de l’été 1944 et l’attentat manqué contre Hitler le 20 juillet 1944 ont accéléré la radicalisation du régime. Alors que les affrontements dépassent les frontières allemandes, « la dimension eschatologique4 » du national-socialisme trouve une application dans le domaine militaire. Désormais, les directives du Haut commandement sont, systématiquement, de mener le combat jusqu’au dernier homme avec pour promesse la « Victoire finale », loin de la défaite pourtant inévitable.

• 5 Jean Solchany, « La lente dissipation d’une légende : la "Wehrmacht" sous le regard de l’histoire » (...)
• 6 Rolf-Dieter Müller et Hans-Erich Volkmann (dir.), Die Wehrmacht: Mythos und Realität, Munich, Olden (...)
• 7 Christian Ingrao, La promesse de l’Est : espérance nazie et génocide, 1939-1943, Paris, Éditions du (...)
• 8 Rolf-Dieter Müller, Hitlers Ostkrieg und die deutsche Siedlungspolitik: die Zusammenarbeit von Wehr (...)
• 9 Stephen G. Fritz, « "We are Trying ... to Change the Face of the World"-Ideology and Motivation in (...)
• 10 Peter Lieb, Konventioneller Krieg oder NS-Weltanschauungskrieg? Kriegführung und Partisanenbekämpfu (...)
• 11 Gaël Eismann et Stefan Martens (dir.), Occupation et répression militaire allemandes : la politique (...)

3Rompant avec le mythe5 d’une Wehrmacht « apolitique », les travaux consacrés à l’armée allemande depuis les années 19906 ont montré que le sens politique que les acteurs conféraient au conflit expliquait en partie leurs comportements. Cet effort s’est toutefois cristallisé autour du front de l’Est, qui a occupé une place considérable dans l’historiographie française7, allemande8 et anglo-saxonne9. Ce travail, essentiel à la compréhension de la Seconde Guerre mondiale, a néanmoins abouti à une surreprésentation du front de l’Est dans les travaux historiques. Cela eut pour conséquence de remplacer le mythe d’une Wehrmacht « aux mains propres » par celui d’une distinction entre la guerre d’extermination à l’Est et la « guerre convenable » à l’Ouest. Bien que la guerre se soit accomplie de manière différente selon les régions concernées, les recherches récentes10 ont souligné qu’elle n’a pas pour autant été apolitique sur le front occidental, d’autant que les acteurs et les pratiques ont circulé entre les théâtres d’opérations11. À ce titre, la radicalisation de l’armée à la fin du conflit entraîne aussi un processus (inachevé) d’homogénéisation qui tend à brouiller les frontières entre les fronts.

• 12 Jean-Luc Leleu, Combattre en dictature. 1944 : La Wehrmacht face au Débarquement, Paris, Perrin, 20 (...)

5Ces archives, où le politique se mêle aux opérations militaires, révèlent que la défaite a paradoxalement permis au national-socialisme d’occuper une place croissante dans la Wehrmacht. La situation de l’armée allemande durant la campagne de Normandie, récemment étudiée par Jean-Luc Leleu12, est finalement le point de départ d’un long processus de raidissement et de déliquescence qui s’étend jusqu’au printemps 1945.

• 13 Pour des éléments sur l’antisémitisme en Allemagne au début du XX^e siècle et sa place dans le nazis (...)
• 14 Jeffrey Herf, « "Der Krieg und die Juden". Nationalsozialitische Propaganda im Zweiten Weltkrieg » (...)
• 15 BAMArch, RW62/1, f. 129-133 : OKW, NS-Führungsstab, Der Politische Soldat. Bilderdienst, fol. 1, 19 (...)
• 16 BAMArch, RS2-13/1, f. 6 : Gen. Kdo. XIII. SS-AK, VIb, Az. B. 6a, 22 janvier 1945.

6À travers le prisme national-socialiste, la Seconde Guerre mondiale est une lutte entre les races humaines. La séparation entre la guerre conventionnelle du front occidental et la guerre d’anéantissement du front oriental ne résiste pas au discours idéologique, qui, à partir du Débarquement de Normandie, insiste sur les enjeux millénaires du conflit. Il ne s’agit pas d’un affrontement entre d’un côté les Occidentaux et de l’autre les Soviétiques, mais d’une lutte entre la communauté raciale allemande et ses ennemis mortels. À ce titre, l’antisémitisme13 constitue un puissant agent mobilisateur. À l’Ouest comme à l’Est, les ennemis prennent des formes différentes, ils ne sont pas moins les marionnettes d’un même « complot juif mondial »14. Bien des sources documentent cette acrobatie discursive, comme une double page du cahier illustré du Politische Soldat où sont présentés les « Juifs autour de Churchill, Roosevelt et Staline15 ». Autour des visages des trois dirigeants, placés sous une étoile de David, des personnalités juives sont listées, accompagnées de portraits désobligeants et, selon les nationaux-socialistes, elles contrôleraient les gouvernements ennemis. La mondialisation du conflit serait d’ailleurs la conséquence d’une escalade de la lutte contre les Juifs qui, face à la détermination du régime, ont été obligés de « jouer [leur] dernière carte16 » en faisant entrer les superpuissances soviétique et américaine dans la guerre.

• 17 BAMArch, RH37/6461 (n. f.) : OKW, NS-Führungsstab, Mitteilungen für die Truppe, Nr. 364, septembre  (...)
• 18 Il s’agit du journal de front de la 5^e armée blindée. BAMArch, RH21-5/79 : Pz.-AOK 5, Panzerfunk. F (...)
• 19 BAMArch, RH19-IV/250, f. 86-87 : 347. ID, NSFO, Abwehr der Feindagitation, 17 février 1945.
• 20 BAMArch RH26-712/24 (n. f.) : Gen. Kdo. LXXXIX. AK, NS-Führung, Unterrichtsmaterial für den Einheit (...)
• 21 Georges-Henri Soutou, Europa ! les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, (...)
• 22 BAMArch, RH19-IV/250, f. 8-10 : Kommandant Vert. Bereich La Rochelle, NSFO, Vortrag des NSFO’s Komm (...)
• 23 Omer Bartov, L’armée d’Hitler : la Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette, 2003, pp. 76 (...)

7À ceux qui seraient tentés de penser qu’un compromis avec les Occidentaux serait envisageable, les nationaux-socialistes rappellent qu’ils constituent un danger équivalent aux Soviétiques. En cas de victoire des Alliés, la totalité de la Wehrmacht sera envoyée dans des camps de travail en Sibérie : c’est tout du moins ce que lisent les soldats dans le Mitteilungen für die Truppe de septembre 194417, le Panzerfunk en février 194518 ou dans le feuillet « Du und dein Kamerad » distribué aux soldats de la 347^e Infanteriedivision (ID)19. Churchill et Roosevelt auraient même approuvé ces plans, à en croire la documentation politique du LXXXIX^e corps d’armée20. À ces sombres perspectives, le régime national-socialiste prétend apporter une alternative aux Allemands, et plus largement aux Européens21 : celle d’un nouvel ordre continental organisé autour d’une « Grande Allemagne » garante du respect des hiérarchies raciales. « Nous sommes le seul peuple à avoir trouvé une réponse positive à toutes les questions de la vie22 », conclut l’officier politique de la poche de La Rochelle, ce qui fait de l’Allemagne nazie la seule puissance apte à diriger le continent. À en croire ces brochures, les affrontements du front occidental auraient une importance tout aussi fondamentale que ceux conduits contre l’Armée rouge. Les efforts pour rendre au conflit son aspect mondial et affilier les Occidentaux aux Soviétiques et aux Juifs s’expliquent aussi par le besoin de corriger une idée reçue dans la troupe. L’insistance du discours idéologique depuis l’opération « Barbarossa » sur le fait que la guerre contre l’Union soviétique ne devait pas être menée de manière conventionnelle23 a laissé sous-entendre qu’il existait une exception de la guerre à l’Est. À la fin du conflit, cette exception ne vaut plus et le régime attend des soldats qu’ils soient animés partout de la même combativité, quel que soit l’ennemi qu’ils affrontent.

• 24 Johann Chapoutot, « L’historicité nazie : Temps de la nature et abolition de l’histoire », Vingtièm (...)
• 25 Jean-Luc Leleu, Combattre en dictature…, op. cit., chap. 4.

8L’enjeu du conflit est donc immense, car il s’agit tout simplement de l’existence du peuple allemand. S’ils l’emportent, ils sont destinés à vivre en paix au sein d’un Reich hégémonique, mais si, au contraire, la guerre était perdue, le peuple serait voué à la disparition. Tout le discours idéologique repose sur cette mise en tension entre le dénouement de la guerre et la fin des temps24. Au cours des derniers mois du conflit, l’évolution stratégique, notamment sur le front de l’Ouest, fournit un contexte propice au perfectionnement de ce discours. À la suite du débarquement, vécu comme un moment « décisif25 », le franchissement des frontières allemandes par les Alliés occidentaux en septembre 1944 constitue un puissant motif de mobilisation. Le 16 septembre 1944, un ordre signé de Hitler (Führerbefehl) en témoigne :

• 27 L’opération « Bagration » (22 juin – 19 août 1944) est une offensive de l’Armée rouge en Biélorussi (...)
• 28 BAMArch, RW 4/25 : OKW, WFSt, Qu. 2, Nr. 1409/44, Befehlsführung bei abgeschnitten Truppenteilen, 2 (...)
• 29 La bataille d’Aix-la-Chapelle dure du 1^er au 21 octobre 1944, trois semaines durant lesquelles les (...)
• 30 La contre-offensive des Ardennes, déclenchée le 16 décembre 1944 par la Wehrmacht, vise à renverser (...)

9La fin de l’opération « Bagration »27 sur le front de l’Est en août 1944 entraîne un déplacement du centre de gravité vers l’Ouest au moins jusqu’à la reprise de l’offensive par les Soviétiques en janvier 1945. Ainsi, le front occidental joue un rôle majeur dans l’idée que la guerre a atteint son point culminant et que l’heure de décider « d’être ou ne pas être » (Sein oder nichtsein) du peuple allemand est arrivée, sentence répétée par les nationaux-socialistes. À ce titre, un deuxième Führerbefehl du 25 novembre 194428 consacre la formule et répète le nécessaire « engagement sans égards de chacun », alors que la Wehrmacht livre un combat acharné autour d’Aix-la-Chapelle29 et que l’état-major allemand peaufine sa contre-offensive dans les Ardennes30. Les opérations militaires sur le front occidental, ou plutôt leurs représentations, ont donc également contribué à la définition de la guerre raciale et de ses enjeux.

• 32 Sven Keller, Volksgemeinschaft am Ende…, op. cit., pp. 11‑20.
• 33 Notamment dans le discours de Hitler pour le Nouvel An 1945, cité par Nicholas Stargardt, La guerre (...)
• 34 Christian Ingrao, « Violence de guerre et génocide. Le cas des Einsatzgruppen en Russie », Les Cahi (...)
• 35 BAMArch, RW 4/793 : Adolf Hitler anläßlich des Heldengedenktages 1945 an die deutsche Wehrmacht, 11 (...)

11La principale référence pour les contemporains en matière de défaite est celle de 191832 qui constitue un véritable démon à exorciser. « Plus jamais un 9 novembre 191833 » est un slogan brandi par la propagande à la fin de la guerre en raison de sa dimension percutante : le mythe du « coup de poignard dans le dos », l’abdication du Kaiser puis l’érection de la République qui a ratifié le traité de Versailles sont synonymes d’un renoncement ayant mené à la catastrophe. Véritable « trauma34 », le dénouement de la Grande Guerre constitue le contre-exemple par excellence qui permet au régime de justifier jusqu’à la fin son intransigeance. Hitler rappelle encore à tous les soldats en mars 1945, au moment où les Occidentaux progressent vers le Rhin, que « Versailles a montré ce que devient un peuple qui baisse les armes35 ». Jusqu’au suicide de Hitler en avril 1945, aucune capitulation n’est envisageable, même auprès des Occidentaux.

• 36 L’ouvrage de référence à ce sujet est Manfred Messerschmidt, Die Wehrmachtjustiz, 1933-1945, Paderb (...)
• 37 Bernd Wegner, Hitlers politische Soldaten: die Waffen-SS 1933-1945; Leitbild, Struktur und Funktion (...)
• 38 Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde (BA-BL), NS6/169, f. 12-13 : Partei-Kanzlei, Vermerk an Pg. Treisc (...)
• 39 BAMArch, RW6/404, f. 95-98 : Der Führer, septembre 1944.
• 40 Arne W. G. Zoepf, Wehrmacht zwischen Tradition und Ideologie: der NS-Führungsoffizier im Zweiten We (...)
• 41 Les enquêtes individuelles de la commission sont classées par ordre alphabétique dans BA-BL, NS6/36 (...)
• 42 Christian Ingrao, Croire et détruire : les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris, Pluri (...)
• 43 Dans les structures d’État-Major de la Waffen-SS, l’officier politique est le « VIa ». Berndt Wegne (...)
• 44 Martin Moll (dir.), Führer-Erlasse 1939-1945: Edition sämtlicher überlieferter, nicht im Reichsgese (...)
• 45 Geoffrey Koenig, « Les Richtmänner de la Wehrmacht, des relais de l’idéologie nazie au plus proche (...)

12Afin de faire correspondre la conduite des opérations avec cette conception idéologique de la guerre, des efforts considérables sont déployés pour maintenir les hommes au combat. Toute une série de dispositifs coercitifs est imaginée, à commencer par une forte répression contre les « défaitistes », les « lâches » et les déserteurs36. Toutefois, l’armée allemande ne marche pas uniquement au seul respect de la hiérarchie militaire et l’endoctrinement constitue un levier essentiel, surtout à partir de l’été 1944. La création des officiers politiques — Nationalsozialitischer Führungsoffiziere (NSFO) — à la fin de l’année 1943 répond ainsi à l’objectif d’éduquer politiquement la Wehrmacht en s’inspirant de ce qui existe déjà dans la SS au début de la guerre37. Toutefois, leur mise en place a pris du temps, freinée par des rivalités internes, jusqu’à l’attentat de juillet 1944 contre Hitler à la suite duquel les officiers politiques se multiplient. L’arrivée des combats en Allemagne est, là encore, un second accélérateur trop souvent négligé par les historiens. Après l’effondrement du dispositif allemand en France, un « déploiement spécial » (Sondereinsatz) de NSFO est organisé à l’Ouest afin de stabiliser le front38. En septembre 1944, Hitler émet un Führerbefehl qui explique que « la vision du monde nationale-socialiste et l’attitude politique doivent être utilisées comme le plus fort des moyens de combat39 ». Intégrés aux structures militaires, les NSFO occupent une place importante dans les rangs à la fin de la guerre. En décembre 1944, ils sont 1 074 NSFO à temps plein et 47 000 NSFO qui cumulent cette fonction avec une autre40. Les archives de la commission du Parti41 chargée d’examiner les candidats permettent de brosser le portrait de ces officiers politiques, qui rappelle celui des intellectuels du SD42 : officiers décorés en France ou en Russie, ils ont entre 30 et 40 ans, ont connu la Grande Guerre, tout en étant trop jeunes pour combattre. Souvent, ils viennent de professions intellectuelles, libérales ou de l’administration civile. Calqués sur le modèle qui s’est imposé dans la Waffen-SS43, les NSFO remplissent de nombreuses missions : ils assistent les chefs d’unité, organisent des leçons politiques, galvanisent les soldats en première ligne ou élaborent des supports de propagande. Toutefois, ils ne sont qu’une couche supplémentaire d’un encadrement politique dont les chefs d’unités conservent la responsabilité. La capacité à « élever et diriger ses hommes politiquement44 » est même ce qui détermine leur qualité de commandement, au même titre que leur compétence tactique. Ainsi, le couple formé par le commandant et son officier politique, suppléés à partir de 1945 par des auxiliaires tirés du rang45, constitue, sur le papier, un puissant moyen pour maintenir les hommes au combat.

• 46 Julie Le Gac, « Combattants. Lieux, formes et expériences de la guerre », dans André Loez (dir.), M (...)
• 47 BAMArch, RL33/80 (n. f.) : 6. Fs.-Jg.-Div., NSFO, Anweisung für nationalsozialitische Führung der T (...)
• 48 BAMArch, RH19-IV/250, f. 80-83 : 553. VGD, Ia, Nr. 351/44 geh., 5 novembre 1944.
• 49 BAMArch, RW4/606, f. 183 : Kampfgruppe True (Gren.-Rgt. 732), NS-Führung, 14 octobre 1944.
• 50 BAMArch, RH26-47/4, f. 10-12 : GIF, Ia, Nr. 9527/44 g. Kdos., Bemerkungen zur Erziehung und Ausbild (...)
• 51 BAMArch, RH19-IV/250, f. 68 : 553. VGD, NS-Führung, Nr. 56/44 geh., NS-Führungs-Befehl Nr. 5, 23 oc (...)
• 52 BAMArch, RH21-5/55, f. 38 : Pz.-AOK 5, Ia, Nr. 1164/44 g.Kdos., 17 septembre 1944.

13Afin de pousser les hommes à combattre jusqu’au bout, les officiers politiques ont pour objectif de (re)politiser la guerre, ce qui n’a rien d’évident sur le terrain où l’expérience combattante correspond davantage à une épreuve physique et psychique46. À eux d’expliquer « pourquoi va-t-on gagner47 », de répéter au soldat « pourquoi se bat-il48 », de lui « inculquer la volonté de se battre49 ». À eux aussi de prendre à bras le corps la question du combat jusqu’au bout et de convaincre les soldats de l’utilité de tenir bon, jusqu’au sacrifice ultime s’il le faut. Cette question épineuse est abordée dans des leçons idéologiques lors de la formation des cadres50, mais également dans les unités de ligne. Le NSFO de la 553^e VGD explique « pourquoi la ténacité durant ces jours et ces semaines est-elle si décisive pour remporter la victoire finale51 ». À partir de septembre 1944, les officiers politiques deviennent aussi des éléments clefs de la diffusion et de l’explication des Führerbefehle52. À ce titre, ils ont été — au moins théoriquement — les concepteurs d’un logiciel mental dans lequel le sacrifice ultime constitue une réalisation individuelle au service de la collectivité.

• 53 BAMArch, RH26-79/97, f. 70-72 : 79. VGD, Ia/IIa, 16 janvier 1945.
• 54 BAMArch, RH20-7/197, f. 1- 3 : AOK 7, NSFO, Tätigkeitsbereicht vom 1.4-30.6.44, 30 septembre 1944.
• 55 BA-BL, NS6/367, f. 14 : NSDAP, Arbeitsbereich in den Niederlanden, NS-Führungsoffizier Major Amsink (...)
• 56 Ibid., f. 142 : Partei-Kanzlei, Arbeitsstab Ruder (IIF), Bg./Kmr., Aktenvermek. 1. Major Byeriel, 2 (...)
• 57 BA-BL, NS6/373, f. 33 : Partei-Kanzlei, Arbeitsstab Ruder (IIF), Bg./Kmr., Vemerk für NSF/W. III Pe (...)

14Toutefois, la mise en œuvre de l’endoctrinement est entravée à bien des égards. D’abord, l’institution a du mal à pourvoir les postes d’officiers politiques. Dans la 79^e VGD par exemple, malgré des demandes répétées, il faut patienter plusieurs semaines avant d’obtenir un NSFO53. Même lorsqu’ils sont présents, leur activité est perturbée par les combats. Le capitaine Ziegler de la 7^e armée concède qu’au début de la campagne de Normandie, de nombreux chefs d’unités sont livrés à eux-mêmes, les NSFO étant incapables d’atteindre les positions de combat54, problème en partie résorbé à partir de septembre 1944, mais jamais totalement résolu. Enfin, ces difficultés sont accentuées par la qualité variable des personnels malgré la sélection dont ils font l’objet. Le Major Amsink, NSFO dans un corps d’armée à Utrecht, exprime ainsi son désintérêt pour la chose politique et s’exaspère de devoir toujours « gronder sur les Juifs »55. Le NSFO de la 1^ère armée parachutiste, le Major Byeriel, est traité de « bureaucrate paresseux56 », le lieutenant Tröger, NSFO de la Heeres-Festungs-Artillerie-Abteilung 1513, est pour sa part qualifié de « national-socialiste d’apparence (…) qui n’a aucun lien intérieur avec notre vision du monde57 ». Faute d’autre solution, il est maintenu à son poste, mais toute perspective d’évolution lui est interdite. Dans l’ensemble, ces mauvaises appréciations restent marginales.

• 58 Edward A. Shils et Morris Janowitz, « Cohesion and Disintegration in the Wehrmacht in World War II  (...)
• 59 Peter Joachim Lapp, Hitlers NS-Führungsoffiziere 1944/45: die letzten Propagandisten des Endsiegs, (...)

15En revanche, les officiers politiques ne sont pas toujours accueillis à bras ouverts, suscitant l’indifférence, voire le mépris, de la troupe qui les considère comme extérieurs à la communauté combattante58. Moqués pour leur statut, ils sont surnommés « Membres de l’armée du salut de Hitler » ou « missionnaires nazis » dans le jargon du soldat59. Plus les opérations évoluent à la défaveur de l’Allemagne, plus leur crédit est contesté. Alors qu’il vient de quitter la poche de Colmar, un assistant-médecin de la 19^e armée écrit depuis le Bade-Wurtemberg :

• 61 BAMArh, RH37/6499 (n. f.) : Gren.-Rgt. 1119, Kdr., Erfahrungsbericht über die bisherigen Kämpfe mit (...)
• 62 BAMArch, RH37/6461 (n. f.) : III./Gren.-Rgt. 732, NSFO, Tatigkeits- und Erfahrungsbericht des NSFO, (...)
• 63 BAMArch, RW4/495, f. 23-27 : OKH, Chef des NS-Führrungsstabes, Nr. 304/45 g. Kdos., Truppenbesuch i (...)
• 64 Hans Boberach (dir.), Meldungen aus dem Reich 1938-1945: die geheimen Lageberichte des Sicherheitsd (...)

16Parfois, les discours politiques sonnent creux comme dans le 1119^e régiment de grenadiers, où les NSFO préparent les soldats à se battre contre l’Armée rouge, finalement engagés dans les Vosges du Nord61. Cela n’empêche pas certains soldats d’y trouver leur compte. Engagé à Bar-le-Duc (Lorraine), le NSFO du 3^e bataillon du 732^e régiment de grenadiers note en octobre 1944 que les leçons politiques sont suivies « avec intérêt62 ». Lors de sa tournée d’inspection en mars 1945, le général Ritter von Hengel se satisfait des effets positifs de l’endoctrinement63. Peut-être que ces rapports sont colorés par le souci de fournir à la hiérarchie des retours concluants. Cependant, dans d’autres contextes64, les agents du régime rapportent fidèlement les nuances de l’opinion, et ce sont les dirigeants politiques qui n’ont pas voulu les entendre. En fait, les leçons politiques ne suscitent pas un rejet total de la part des soldats. Le 21 mars 1945, un vétérinaire de la 708^e ID écrit :

• 66 Ian Kershaw évacue rapidement la question en expliquant que les soldats étaient surtout intéressés (...)

17L’accueil fait par la troupe à l’endoctrinement apparaît plus nuancé que ce qui a pu en être dit par Ian Kershaw, qui suppose que les officiers politiques n’ont pas eu d’influence sur la troupe, sans toutefois développer son propos, qui reste de l’ordre de la supposition66. Malgré les difficultés de l’endoctrinement, plusieurs sources suggèrent que la confrontation de l’armée à la défaite a permis de faciliter la politisation des troupes. Un travail plus systématique mérite certainement d’être conduit pour déterminer si l’endoctrinement a eu des conséquences sur les représentations des soldats. La manière dont les hommes appréhendent les derniers mois du conflit renforce en tout cas cette hypothèse.

• 67 André Loez, « Pour en finir avec le "moral" des combattants », dans Jean-François Murraciole et Fré (...)
• 68 Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, n° 318, 1973, p. 1292‑130 (...)
• 69 François Dosse, « Histoire des mentalités », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garc (...)
• 70 Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », art. cit.
• 71 Bien entendu, cela implique qu’une proportion croissante de soldats ait pris conscience de la défai (...)
• 72 Ortwin Buchbender et Reinhold Sterz (dir.), Das Andere Gesicht des Krieges: deutsche Feldpostbriefe (...)
• 73 Ralf Schabel, Die Illusion der Wunderwaffen: die Rolle der Düsenflugzeuge und Flugabwehrraketen in (...)

18Lorsqu’elles essayent de caractériser les opinions des soldats, les armées contemporaines raisonnent traditionnellement à partir du « moral » de la troupe, ce qui constitue en réalité un « artefact »67, ou une variable imaginée par l’institution militaire. Tout comme il n’existe pas d’« opinion publique » dans le sens d’une somme des opinions individuelles68, tout comme il n’existe pas une « mentalité » d’une société69, il n’existe pas de « moral » dans lequel les expressions individuelles pourraient s’additionner. Si « moral » de l’armée allemande il devait y avoir, sa définition serait proche de celle de l’opinion que l’on peut qualifier de « système de forces et de tensions70 » caractérisé par un éclatement des opinions. Cependant, jusqu’à une période relativement tardive, une frange de soldats continue de croire en la promesse d’une victoire71, bien que cette proportion, difficilement quantifiable, ne cesse de diminuer. À quoi ces soldats s’attachent-ils alors ? L’arrivée d’armes miracles censées retourner le cours de la guerre a-t-elle convaincu les Allemands, comme cela a pu être suggéré72 ? La propagande investit cette thématique73, ce qui en fait un sujet récurrent dans les rangs, mais passé l’automne 1944, l’enthousiasme retombe. En février 1945, un capitaine de la logistique s’interroge :

• 75 Sönke Neitzel et Harald Welzer, Soldaten: Protokolle vom Kämpfen, Töten und Sterben, Francfort-sur- (...)
• 76 BAMArch, RH20-19/285, f. 71 : AOK 19, Ic, Nr. 107/45 geh., Feldpostprüfstelle bei AOK 19, Feldpostp (...)
• 77 Andreas Kunz, Wehrmacht und Niederlage…, op. cit., p. 253.
• 78 Ian Kershaw, Le mythe Hitler : image et réalité sous le III^e Reich, Paris, Flammarion, 2013.
• 79 Omer Bartov, L’armée d’Hitler…, op. cit., p. 236‑242.
• 80 BAMArch, RH20-19/285, f. 167 : AOK 19, Ic, Nr. 876/45 geh., Feldpostprüfstelle bei AOK 19, Feldpost (...)
• 81 Guillaume Piketty, La bataille des Ardennes : 16 décembre 1944-31 janvier 1945, Paris, Tallandier, (...)
• 82 Klaus Latzel, Deutsche Soldaten - nationalsozialistischer Krieg? Kriegserlebnis, Kriegserfahrung 19 (...)
• 83 Joseph Goebbels, Journal (1923-1945), t. 4 : 1943-1945, Paris, Tallandier, 2005, p. 731.

19Les « armes miracles » sont surtout érigées comme totem par la propagande, tout comme l’offensive des Ardennes, dont la nouvelle suscite tout de même une hausse considérable de manifestations optimistes en décembre 1944. Loin de ne raviver que l’espoir des soldats directement impliqués dans ces opérations, comme cela a été écrit75, cette offensive suscite un enthousiasme partagé au sein de la Wehrmacht. Le 19 décembre 1944, un caporal-chef de la 280^e brigade de canons automoteurs engagé en Alsace se réjouit « de savoir que nous avons encore la possibilité de porter de tels coups76 ». Mais là encore, la thématique se consume aussi vite qu’un « feu de paille77 ». La confiance accordée à Hitler est quant à elle plus durable : le Führer a forgé un véritable « mythe »78 autour de sa personne qui lui assure une assise populaire résiliente79. Nombreux sont les soldats qui tentent de se rassurer, comme ce caporal qui écrit que le chancelier « ne peut jamais se tromper80 », même après l’échec de la contre-offensive des Ardennes dans laquelle l’armée allemande a perdu environ 100 000 hommes pour ne progresser que d’une centaine de kilomètres81. L’historiographie a montré que ce type de propos relevaient d’une certaine sincérité, même dans des courriers censurés82. Toutefois, les sources montrent aussi à quel point le mythe hitlérien a besoin d’une réactivation constante, raison pour laquelle Goebbels insiste pour que Hitler s’exprime publiquement jusqu’aux dernières semaines du conflit83. En effet, l’adhésion au régime, qui passe par la figure de Hitler, est en réalité fortement dépendante des succès militaires allemands. Même chez les soldats lassés de la guerre, le mythe hitlérien a pu jouer un rôle jusqu’en avril 1945, bien qu’il n’ait pu constituer l’alpha et l’oméga de leur confiance en la victoire allemande.

• 86 Sönke Neitzel et Harald Welzer, Soldaten…, op. cit., p. 266.
• 87 Deutsches Tagebucharchiv Emmendigen (DTA), 14-1 (15-1): Roland H., Mein Kriegstagebuch 1944/45, ajo (...)
• 88 BAMArch, RH20-19/245, f. 29-34 : AOK 19, Ic, Nr. 1542/45 geh., Feldpostprüfstelle bei AOK 19, Feldp (...)
• 89 MPuTk, 3.2002.1246 : Walter Kappmeier an seine Frau, lettre du 24 février 1945.

23La question de savoir jusqu’à quel moment les soldats ont « cru en la victoire » est ainsi peut-être mal posée, et il faut plutôt se demander comment ont-ils pu esquiver la défaite. Sönke Neitzel et Harald Welzer ont souligné à quel point l’expérience de la défaite sur le terrain est un point de passage obligatoire pour une prise de conscience de la situation militaire par les soldats86. En mars 1945, Roland H. ne songeait pas un instant que l’Allemagne pouvait perdre la guerre87 et c’est la réalité qui l’a rattrapé. L’échec dans la campagne de France a peut-être donné lieu à un « tournant psychologique » comparable à la bataille de Stalingrad comme ils le supposent, mais pas au point de ruiner tout espoir. Bien avéré chez certains soldats, le choc de l’été 1944 est loin d’être partagé de tous. La campagne sur les frontières allemandes entre septembre 1944 et janvier 1945 joue en effet le rôle de contrepoids. Jusque-là, la prise de conscience est contenue par la capacité de la Wehrmacht à tenir tête à ses ennemis. Ce n’est finalement qu’à partir de février 1945 qu’une bonne partie des soldats semblent rattrapés par la défaite. Révélateur d’un changement de contexte, la censure postale constate qu’à partir de ce moment-là, quasiment aucun soldat n’exprime autre chose que le désir d’en finir et de retrouver ses proches88. Encore plus significatifs, certains commencent à anticiper leur « vie d’après ». Walter Kappmeier explique à sa femme le 24 février 1945 que la reconstruction de leur vie sera difficile, mais envisageable à raison de quelques sacrifices89.

• 90 Erwin R., Gefr. (Ers.-u.Ausb. Btl. (M) 278) à son fils, Erwin R., Obergefreiter (StuG.-Bri. 902), l (...)
• 91 DTA, 4045-1 : Hans-Joachim W., Die letzten Tage des Kampfes – Tagebuch-Erinnerungen (1.4.1945-27.7. (...)
• 92 Cité par Nicholas Stargardt, La guerre allemande…, op. cit., p. 726‑727.
• 93 Omer Bartov, L’armée d’Hitler…, op. cit., p. 245‑248.
• 94 Christian Goeschel, « Suicide at the End of the Third Reich », Journal of Contemporary History, n°  (...)
• 95 Christian Goeschel, Suicide in Nazi Germany, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2009, p. 1 (...)

24Ainsi, la prise de conscience aurait lieu tardivement pour de nombreux soldats. Le 18 avril 1945, le caporal Erwin R. écrit à son fils, aussi soldat sur le front de l’Ouest que « la guerre touche à sa fin, ce que nous n’avions pas prévu90 ». Les mécanismes qui déterminent l’acceptation de la défaite apparaissent complexes et reposent sur une dialectique entre l’expérience vécue et les représentations que les soldats s’en font. Ces dernières, fortement conditionnées par la culture nationale-socialiste, ont permis d’entretenir un espoir toujours plus maigre, mais bien réel. L’aspirant Hans-Joachim W., enrôlé dans la division « Scharnhorst », se souvient que le 5 mai 1945, « personne ne se doute encore que nous sommes à 48 heures de la capitulation. La foi en la victoire a disparu. Mais tout le monde est convaincu qu’il doit encore se passer quelque chose91 ». Le 2 mai 1945, alors que Hitler s’est suicidé et que le régime de Dönitz négocie la capitulation, le philologue Victor Klemperer rencontre deux jeunes soldats à Unterbernbach (Bavière) qui espéraient « encore un tout petit peu92 » qu’un renversement survienne. Le « refus de la réalité93 » a certainement existé dans les rangs jusqu’à un stade extrêmement tardif, ce qui explique aussi pourquoi la prise de conscience fut vécue de manière si abrupte. Au printemps 1945, la société allemande est saisie par la défaite et ses conséquences, conduisant à des « épidémies de suicide94 » inédites de l’ordre de dizaines de milliers de cas. Juste à Berlin, plus de 7 000 personnes se sont suicidées en 194595. Dans le cas de l’armée, ce phénomène est mal connu et reste encore largement à étudier.

• 96 Andreas Jasper, « Radikalisierung im Westen? Zum Verhältnis von Ideologie und Handlungssituation an (...)
• 97 Christian Ingrao, La promesse de l’Est…, op. cit.

25L’idéologie nationale-socialiste entretient un rapport étroit avec la guerre : tout en la légitimant, elle se construit et existe à travers elle. La radicalisation, qui s’opère en même temps que le contexte opérationnel se dégrade, entraîne l’élaboration d’un discours spécifique à la fin de la guerre, qui est vécue comme un épisode apocalyptique. Quand certains contemporains voient l’inévitable effondrement du régime, les nationaux-socialistes espèrent vaincre un péril infernal, ce qu’ils n’obtiendront qu’en consentant un dernier et immense sacrifice. Dans ce schéma général, le front occidental est loin d’être un angle mort. Contrairement à ce qu’en écrit Andreas Jasper96 qui évacue rapidement la question de la guerre idéologique à l’Ouest, celle-ci s’inscrivait dans un projet politique qu’il est nécessaire de réévaluer. Si la « promesse de l’Est97 » est structurante dans le discours national-socialiste, elle ne le résume pas. Lorsqu’il s’agit de tenir les positions jusqu’au bout face aux Alliés occidentaux, ces considérations resurgissent.

• 98 Manfred Messerschmidt, Die Wehrmacht im NS-Staat: Zeit der Indoktrination, Hambourg, v. Decker, 196 (...)
• 99 Laurent Jalabert et Stephano Simiz (dir.), Le soldat face au clerc : Armée et religion en Europe oc (...)

26Dans le contexte militaire, la question se pose avec d’autant plus d’intérêt que l’encadrement politique des soldats a été significativement renforcé. Depuis les travaux de Manfred Messerschmitt, il semble acquis que les officiers politiques n’ont pas eu de véritable effet98. La réalité est manifestement plus nuancée. Certes, les officiers politiques ont parfois été moqués par les troupes ou méprisés par la hiérarchie : cela suffit-il pour conclure à une inefficacité de leurs actions ? Un autre problème se situe dans les sources mobilisées, qui, si elles relatent des dysfonctionnements, sont également orientées. Doit-on s’étonner de voir les soldats d’un régime en pleine radicalisation et dans une situation de rivalité critiquer le manque de zèle et de résultats ? Posée aussi dans d’autres contextes historiographiques99, la question des effets de l’encadrement psychologique des troupes résiste aux historiens. S’il est certain que les officiers politiques n’ont pas rallié la totalité des hommes à la cause idéologique, il est aussi incontestable que leur influence n’a pu être parfaitement nulle.

• 100 Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Gallimar (...)
• 101 Sven Keller, Volksgemeinschaft am Ende…, op. cit.
• 102 Elissa Mailänder, Amour, mariage, sexualité : une histoire intime du nazisme (1930-1950), Paris, Éd (...)
• 103 Louis Althusser, « Idéologie et appareil idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) », dans Po (...)
• 104 Sönke Neitzel et HaraldWelzer, Soldaten…, op. cit., p. 266.

27Lorsqu’il cherchait à qualifier les comportements face au nazisme, Ian Kershaw proposait une typologique graduée en six états, allant de « l’adhésion » à la « résistance »100. Si elle a le mérite d’être progressive, cette typologie fige les comportements en les percevant uniquement du côté des idées politiques et moins des sentiments et des réactions à la situation militaire. Ce n’est que récemment que de nouvelles analyses ont été proposées, entre autres grâce à la thèse de Sven Keller pour qui les attitudes dans la fin du conflit relèvent autant de sensibilités politiques que de phénomènes sociaux101 ou d’Elissa Maïlander qui a montré que la société allemande s’était politisée jusque dans les sphères privées102. En considérant le national-socialisme comme un « système de représentation »103, les outils conceptuels permettent de mieux comprendre les mécanismes parfois contradictoires qui sont à l’œuvre à la fin du conflit. La raison pour laquelle ils se sont maintenus tardivement s’expliquerait par une forme de constante que Sönke Neitzel et Harald Welzer métaphorisent par le fait que la plupart des individus ne se rendent compte de l’inondation qu’une fois les pieds trempés104. Si la simplicité de l’argument n’enlève rien à sa justesse, il faut le compléter en insistant sur la capacité de l’imaginaire national-socialiste à renforcer cet effet.