• 1 Voir notamment pour la Première Guerre mondiale : Sylvain Antichan, Sarah Gensburger, Jeanne Teboul (...)
• 2 « Déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, sur le Forum de Paris sur la Paix (...)
• 3 Fernand Braudel, Histoire de la civilisation moderne, leçon inaugurale prononcée le vendredi 1^er dé (...)
• 4 Stéphane Audoin-Rouzeau, La Grande Guerre peut-elle mourir ? Essai sur le référent 14-18 en France, (...)

1Du centenaire de la Première Guerre mondiale au quatre-vingtième anniversaire de la fin de la Seconde, la décennie 2014-2025 fut riche en commémorations. Celles-ci ont été peu à peu structurées, sous l’effet de la pandémie de Covid-19 d’abord, puis de la montée des tensions internationales en Ukraine et au Proche-Orient ensuite, par une inquiétude mémorielle : la transmission du souvenir des combats à de « jeunes générations1 » dont le futur semble désormais irréversiblement voué à de lourdes épreuves. Ainsi les traditionnels appels à la paix et au dépassement des rancœurs qui ponctuaient encore les discours jusqu’au 11 novembre 20182 se sont effacés au profit d’objurgations à l’égard des jeunes Européens et Européennes des années 2020. Ceux-ci semblent promis à devenir de « tristes hommes […] exposés à tous les coups, à toutes les surprises, à toutes les trahisons des autres hommes et du sort, à toutes les amertumes, à toutes les révoltes inutiles… Autour d’eux et en eux-mêmes, tant de guerres inexpiables3 », pour reprendre les mots de Fernand Braudel à propos des humanistes des années 1560 décrits par Lucien Febvre. Dans un tel contexte européen où les répertoires politiques font désormais la part belle au lexique de la mobilisation, du traumatisme, voire de la guerre4, il nous paraît nécessaire de revenir sur la défaite comme expérience partagée qui bouscule, recompose et continue à travailler en profondeur les sociétés, et plus particulièrement les sociétés françaises et allemandes, avant, pendant et après les guerres du XX^e siècle.

• 5 Sur la notion de guerre totale, voir notamment : Roger Chickering, Stig Förster, Bernd Greiner (dir (...)
• 6 Miles Kitts, « Military Coups d’état and the Distribution of Domestic Institutional Power Within De (...)
• 7 Voir notamment les synthèses de : Jean-Michel Guieu, Gagner la paix, 1914-1929, Paris, Le Seuil, 20 (...)
• 8 Michael Jeismann, La patrie de l’ennemi. La notion d’ennemi national et la représentation de la nat (...)
• 9 Sur la notion de « démobilisation culturelle » : John Horne (dir.), 14-18 Aujourd’hui-Today-Heute. (...)

2Durant les deux conflits mondiaux qui opposent la France et l’Allemagne, la guerre entre dans un processus – évidemment inachevé – de totalisation5 qui exige de plus en plus des acteurs sociaux. La guerre totale signifie-t-elle alors la « défaite totale » ? La défaite semble en tous les cas constituer un paradoxal marqueur de la modernité politique européenne : à partir de 1870, en France comme en Allemagne, elle provoque invariablement le changement de régime constitutionnel du pays vaincu, le renouvellement consécutif du personnel politique s’opérant au sein d’un spectre très large allant des forces réactionnaires aux mouvements révolutionnaires6. Certes, les travaux les plus récents adoptant une perspective franco-allemande7 ont montré que l’histoire des années 1870-1945 ne saurait se résumer à la seule histoire des conflits, au balancier des défaites et des revanches, au mouvement des recompositions politiques et militaires ou encore au processus de construction de l’inimitié8. La guerre et la défaite n’en représentent pas moins, pour les contemporains, un horizon des possibles et, souvent, une expérience vécue. Ils sont amenés à y faire face que ce soit pour s’y préparer, s’y adapter quand l’événement survient, pour le dépasser et le conjurer, une fois la guerre terminée. Dans cette perspective, deux options dominent : préparer soit la revanche, soit le dépassement de la logique d’affrontement. Ces attitudes ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Les entre-deux-guerres franco-allemands sont en effet marqués à la fois par des dynamiques d’incitation à la vengeance mais aussi par les répertoires de la « démobilisation culturelle », qui regroupent les actions collectives visant à la déprise de la violence et de la figure de l’ennemi, accompagnées par de puissants mouvements pacifistes de part et d’autre du Rhin9.

• 10 Ce colloque a été organisé les 8 et 9 septembre 2021 par le Service historique de la Défense, le Ce (...)

3Point d’aboutissement d’un travail collectif sur la défaite comme objet d’histoire franco-allemande débuté avec l’organisation d’un colloque international en 202110, ce dossier explore la diversité des attitudes des acteurs tant civils que militaires face à la défaite, aussi bien la sienne que celle de l’autre, en 1918 et 1945. Il s’agit de saisir le rapport à la violence de la défaite selon différentes échelles : depuis le niveau de l’individu et de l’intime jusqu’à celui des institutions locales, nationales et impériales (militaires ou non), tout en étant attentif aux multiples interactions entre ces dimensions. En sortant d’une logique binaire et en insistant sur les fluctuations entre les statuts de vainqueur et de vaincu, les articles qui composent ce dossier dévoilent la grande diversité des rapports à la défaite au sein des sociétés françaises et allemandes.

• 11 Julie Le Gac et Nicolas Patin, Guerres mondiales. Le désastre et le deuil 1914-1945, Paris, Armand (...)
• 12 Gerd Krumeich, L’impensable défaite. L’Allemagne déchirée, 1918-1933, Paris, Belin, 2019.
• 13 Pierre Laborie, « La défaite : usages du sens et masque du déni », dans Patrick Cabanel et Pierre L (...)

4Militaires, diplomates et politiques et, dans leur sillage, historiens militaires, historiens des relations internationales et historiens du politique ont souvent comparé ces défaites, recherchant d’abord leurs causes et résonances, quitte parfois à « écraser11 » les périodes d’entre-deux-guerres. Les travaux sur l’opinion publique ont ensuite pris le relais en pensant « l’impensable défaite », tels Gerd Krumeich sur l’Allemagne après 191812 ou Pierre Laborie sur le cas français de 1940, perçue comme un « choc traumatique spectaculaire, un désastre collectif aux effets tragiques, une rupture violente du cours de l’histoire, un effondrement quasi général du lien social13 ».

• 14 Voir notamment la postface inédite de Laurence Bertrand Dorléac, L’art de la défaite (1940-1944), P (...)
• 15 Les cas emblématiques de cette représentation artistique de la défaite sont les travaux d’Otto Dix (...)
• 16 Sabine Kienitz, « Der verwundete Körper als Emblem der Niederlage? Kriegsinvaliden in der Weimarer (...)
• 17 Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000. Sur (...)

5L’élargissement ultérieur de la focale sur les politiques publiques et les discours officiels post-défaite a reflété que « le travail sur la défaite » n’est pas le seul apanage des politiques, des diplomates et des militaires. La défaite de 1940 en France voit par exemple artistes, marchands d’art et musées traduire artistiquement les traumatismes sociaux et psychologiques qui lui sont liés14 – tout comme cela a été le cas en Allemagne après 191815. L’ouverture de nouveaux champs a en outre permis d’analyser d’autres dimensions de l’expérience de la défaite, symbolisés par exemple dans les corps des mutilés de guerre allemands d’après 191816, ou à travers ceux, brutalisés, des femmes, avec notamment l’étude pionnière de Fabrice Virgili sur les tontes de 1944 – pour partie reflet des frustrations d’une virilité française mise à mal par la défaite de juin 194017.

• 18 Wolfgang Schivelbusch, Die Kultur der Niederlage: Der amerikanische Süden 1865, Frankreich 1871, De (...)
• 19 Pour le cas allemand, voir par exemple : Burkhard Asmuss et al. (dir.), 1945: der Krieg und seine F (...)

7Si l’opération historique n’échappe pas toujours à la sédimentation d’affects déposés par la violence des guerres perdues, elle permet toutefois au moins partiellement, de les mettre à distance ou d’opérer sur eux un retour analytique et réflexif. La comparaison, qu’elle soit diachronique ou synchronique, est une des approches qui permet cette mise à distance, notamment en relativisant le caractère a priori exceptionnel d’une situation historique donnée tout en permettant de mettre en valeur, a posteriori, ses spécificités. Wolfgang Schivelbusch s’y est essayé en 2001 avec un livre, La culture de la défaite, qui comparait le Sud des États-Unis après la guerre de Sécession, la France après 1870 et l’Allemagne après 1918. Toutefois, comme le soulignait Stefan Goebel dans une recension, l’opération comparative à proprement parler était relativement limitée et se résumait aux parties introductives et conclusives, l’opération semblant ne servir qu’à confirmer les idées préétablies de l’auteur18. De manière intéressante néanmoins, même si sa thèse prenait une tournure par trop systématique, l’auteur insistait sur la dynamique de modernisation parfois masquée par le recours à une imagerie idéalisée du passé qui traversait les vaincus, et appelait donc à ne pas s’arrêter sur les seules manifestations du trauma ou les mises en récit d’une défaite tétanisant le corps social19. C’est aussi l’une des directions que prend un autre travail collectif qui aborde la défaite de manière diachronique, publié en 2016. L’ouvrage Vaincus ! Histoire des défaites, principalement centré sur l’Europe des XIX^e et XX^e siècles, soulignait les différents usages et (ré)interprétations des grandes défaites qui ont parcouru le Vieux Continent, jusqu’à les magnifier.

• 20 Voir par exemple : Jean-Claude Caron et Nathalie Ponsard (dir.), La France en guerre. Cinq « années (...)
• 21 Pour ne citer que quelques exemples de ces travaux pionniers : Hartmut Kaelble, Nachbarn am Rhein. (...)
• 22 Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999 ; Michel Espagne, « Sur (...)
• 23 Camille Mahé, « Des enfances ordinaires ? Une histoire comparée de la sortie de guerre des enfants (...)

8Malgré ces exemples et les travaux d’Élise Julien et Marieke König précédemment cités, rares ont été jusqu’à présent les comparaisons entre les défaites qui généralement ont été comprises dans le seul cadre national20. C’est donc aussi pour cette raison que nous avons choisi ce cadre franco-allemand qui est, hors du cas stricto sensu de la défaite, l’un des plus dynamiques dans le champ des approches comparées et transnationales, et ce depuis la fin des années 198021. La démarche comparatiste a bien sûr été discutée et si ces critiques, à l’instar de Michel Espagne ou de Michael Werner, ont parfois appelé à la dépasser via une histoire des transferts culturels, une histoire croisée ou connectée22, elle n’a pas été abandonnée et continue d’être pratiquée, y compris par des contributeurs à ce dossier23.

• 24 Sur l’histoire éditoriale du livre, parmi une production prolifique, on se référera à l’édition fra (...)

9À côté des interrogations obsédantes et des méditations radicales sur les raisons de l’humiliation, apparaissent simultanément des récits niant la réalité de l’effondrement militaire et politique. Ces grands discours globalisants qui atténuent ou remettent en cause la défaite, façonnent les œuvres des écrivains et mémorialistes qui, eux aussi, sont nombreux à s’emparer de la plume, à l’instar d’un jeune officier allemand de 25 ans qui publiait en 1920, à 2 000 exemplaires et à compte d’auteur24, un récit de guerre sous le titre In Stahlgewittern (Dans les orages d’acier). Dans un contexte de défaite, de révolution et de déprise éditoriale très marquée des écrits de guerre, Ernst Jünger clôturait ainsi la première édition de son livre :

• 27 Sur la fin de la guerre en Allemagne et les interprétations de la défaite, parmi une bibliographie (...)

11Avec cette première édition, Jünger instaure manifestement avec la défaite un rapport de déni. Celui-ci n’est pas propre à l’écrivain. La démobilisation des soldats allemands s’était accompagnée, elle aussi, d’un déni officiel de la défaite, mais, contrairement à celui de Jünger, il avait été verbalisé. Les cérémonies d’accueil des soldats saluaient le retour des héros comme s’ils avaient été victorieux et même le chancelier Friedrich Ebert avait salué le 11 décembre 1918 à Berlin les régiments « invaincus sur le champ de bataille ». Ce type de discours ne dit certes rien sur la conviction intime de celui qui le prononce, mais il a une dimension indéniablement performative27.

• 28 Voir notamment le volumineux recueil de ses articles publiés entre 1919 et 1933 qui portent indénia (...)
• 29 De ce point de vue, il n’est pas le seul, voir le dossier coordonné par Franziska Heimburger et Nic (...)

12Sans verser directement dans la légende du « coup de poignard dans le dos », même s’il ne cache pas son mépris de la société bourgeoise de l’arrière, Jünger revient ensuite dans les années 1920, alors qu’il embrasse le fascisme et la révolution conservatrice28, pour lesquels il guerroie par la plume, sur la guerre qui apparaît comme une grande initiation29 et comme le préambule à un ordre nouveau. Il installe dès lors une tension entre ce silence initial sur la défaite elle-même et son refus. Le silence se manifeste par le retour, dans les écrits de guerre postérieurs à Orages d’acier, précisément sur cette année 1918 si lourde de conséquences. Après la publication d’Orages d’acier, Jünger revient en effet sur son expérience de guerre dans ces écrits ultérieurs. Il réduit alors sa focale sur des épisodes plus brefs qui ont lieu en 1918. Pour autant cette focalisation sur 1918 ne lève pas le silence sur la fin du conflit elle-même. La défaite refusée, vue tout au plus comme une épreuve et un état transitoire vers quelque chose de plus grand, se décèle aussi dans les changements apportés à Orages d’acier dans les éditions publiées entre 1924 et 1934. On sait que Jünger, jusqu’à l’édition définitive de 1978, est, à chaque réédition, revenu sur son texte. Parfois, au gré des éditions, les changements sont mineurs. Souvent, ils portent la marque des évolutions politiques de leur auteur. En 1924, il ajoute deux paragraphes après l’épisode du télégramme. Ceux-ci se terminent par ces mots :

• 31 Cité Pierre-Paul Sagave, 1871 Berlin-Paris, Paris, Albin Michel, 1995, p. 9. Ernst von Salomon comm (...)

13Six ans plus tard, un autre écrivain nationaliste, Ernst von Salomon, va plus loin encore dans le refus. La Grande Guerre ne s’est pas achevée, elle a continué avec les combats des corps francs à l’extérieur et les assassinats politiques à l’intérieur : « Tant que nous sommes les perdants, la Grande Guerre n’est pas terminée31. » Dans son livre intitulé Les réprouvés, Salomon décrit ainsi les « vaincus » de 1918 :

• 33 Martin Sabrow, Die Verdrängte Verschwörung. Der Rathenau-Mord und die Deutsche Gegenrevolution, Ber (...)
• 34 Ernst von Salomon, Le questionnaire, Paris, Gallimard, 1953 (1951).

14Dans ce passage, le narrateur fait littéralement face à la défaite. Il la voit défiler devant lui. Les vaincus, eux, ne regardent pas ceux qui les regardent passer. Celles et ceux qui ont lu Salomon connaissent la suite. Le narrateur, frustré de n’avoir vu ce qu’ils ont vu, subjugué par cette vision des réprouvés, se joint à eux dans ce qu’il a deviné à partir de leur attitude : le refus radical de la défaite. Salomon ira très loin dans cette attitude en participant aux combats des corps francs et en trempant dans complots et assassinats politiques, dont celui de Walther Rathenau33. La défaite n’est pour lui vraiment consommée qu’en 1945. Pourtant, l’ironie et l’humour grinçant avec lesquels, dans Le questionnaire (1951)34, il entend revenir sur son parcours et celui de l’Allemagne qui la mena à la défaite de 1945, ne marquent-ils pas une manière de détourner le regard face aux causes profondes de l’effondrement ?

• 36 Ibid., pp. 40 et 134.
• 37 Le lecteur ne peut ici s’empêcher de penser à Zola et à la débâcle qui clôt le cycle des Rougon-Mac (...)

16Dans le même texte, Werth compare la déroute française à celle vécue à Reichshoffen et, un peu plus loin encore dans son récit, la débâcle vécue fait remonter des souvenirs familiaux de la guerre de 1870. Des souvenirs « cent fois entendus36 », précise-t-il. Celui d’un scrupule persistant, qui survivait dans le récit familial, d’une tante qui, après avoir rendu visite à son mari, avait tendu la main à son geôlier pour le saluer37.

• 38 Hanns Johst, Rolandsruf, Munich, Delphin-Verlag, 1919, p. 7.

17Ces quelques exemples littéraires n’épuisent pas, loin de là, la question de la défaite. Ils ne sauraient non plus être considérés comme représentatifs à eux seuls de l’état d’esprit des Français en 1940 ou des Allemands en 1918 et 1945. Comme ceux-ci, l’ensemble des articles de ce dossier montrent bien que l’événement-défaite comme sa mémoire s’inscrivent dans une interface sociale des plus poreuses : les grands récits nationaux pénètrent la sphère intime, les secousses du système international sont ressenties jusque dans le quotidien d’un groupe social ou d’une région. L’un des premiers apports de ce dossier est de montrer la manière dont coexistent des singularités à côté de grands récits nationaux cherchant à rassembler dans une douleur commune les attitudes et les émotions multiples et visant à effacer les différences militaires, sociales, géographiques et politiques. Dans un contexte de fragmentation profonde et d’incertitude absolue, l’enjeu pour la sphère politico-militaire consiste en effet à s’assurer que les « heures de honte et de déshonneur38 », pour reprendre les mots du poète Hanns Johst, sonnent à l’unisson pour l’ensemble de la société vaincue. Malgré la puissance de ces récits, en dépit parfois de la coercition que le pouvoir politique déploie contre les voix discordantes, des singularités se maintiennent, se revendiquent, voire s’inventent dans la défaite au point de produire des identités collectives durables.

• 39 Cité par Denis Salas, « Juger, poursuivre et défendre entre 1940 et 1944 », dans La justice des ann (...)

19Loin de nier la défaite, la Troisième République finissante puis le régime de Vichy en font quant à eux une obsession nationale, quitte à sacrifier à cette dernière le sort de certains alliés. Dans cette optique, Paul Lenormand propose d’interroger la position des Tchécoslovaques servant aux côtés des Français en 1940. Pays dont l’apparition dans le concert des nations s’explique par la victoire sur les Empires centraux, la Tchécoslovaquie enchaîne du fait de l’expansion du Reich déconvenues diplomatiques et militaires jusqu’à ce que ces unités en exil soient entraînées dans le désastre de 1940. Le choix de l’exil combattant par ces soldats tchécoslovaques témoigne que trouver un débouché politique et militaire au refus de la défaite est une option en 1940. Il est à ce titre intéressant de constater que, au moment même où la France libre s’organise à Londres, le régime de Vichy renforce son appareil répressif, dans une volonté farouche de faire communier toute la société française dans une grande déploration des malheurs du temps. Dans un discours consacré à la réforme de l’enseignement et radiodiffusé le 15 août 1940, le maréchal Pétain affirme ainsi que ceux qui refusent la défaite comme ceux qui enseignent aux enfants une vision des combats de juin 1940 autre que celle avancée par le nouveau régime seront traités en ennemis sous prétexte qu’« il n’y a pas de neutralité possible entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, entre la santé et la maladie, entre l’ordre et le désordre, entre la France et l’anti-France39 ».

• 40 Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHES (...)
• 41 La figure de Marc Bloch est devenue également le sujet d’une historiographie franco-allemande, nota (...)
• 42 Jonathan Sitbon « Entre contre-discours et légitimation : la construction d’un ethos testimonial da (...)

20Par-delà les phénomènes de rejet ou d’acception de la défaite, c’est aussi le rapport au temps, et ce que Reinhart Koselleck nomme le « temps de l’histoire »40, ainsi que la question des émotions surgissant chez les acteurs étudiés qui sont interrogés dans les différentes contributions. À cet égard, l’ombre de Marc Bloch, combattant des deux guerres mondiales, désormais symbole de la coopération universitaire franco-allemande, plane sur les historiens et les historiennes du XXI^e siècle qui s’attachent à remettre cet objet d’études sur l’ouvrage41. Rappelons cependant que le titre d’« étrange défaite » est une décision éditoriale posthume, le manuscrit étant originellement intitulé « Témoignage42 ». Cette question du témoignage sous le coup de l’humiliation façonne les récits comme l’historiographie. La défaite teinte l’expérience combattante – voire la vie sociale dans son ensemble – d’un questionnement moral : chefs et décideurs politiques justifient leurs choix malheureux, des corpus idéologiques mettent en branle les imaginaires autour des idées de décadence et de régénération, le débat entre armistice et capitulation questionne le rapport à l’autorité, la recherche des responsables de la défaite fracture les groupes sociaux.

• 43 Robert Gerwarth. Les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires. 1917-1923(...)
• 44 Sophie Cœuré, « Le "moment 1940" dans les archives publiques françaises : quels enjeux pour les con (...)

21La profusion des discours et des témoignages rappelle que la défaite n’est pas indicible, quand bien même elle provoque dans l’immédiat le choc et la sidération, mais aussi le recueillement, le deuil et la tristesse. La défaite est également un moment d’intense production écrite. Elle n’est pas seulement introspection, elle recèle un puissant « pouvoir de mobilisation43 ». Définir l’ampleur de la défaite produit des kilomètres linéaires d’archives et de matériau, que le présent dossier, nourri de lettres de soldats, de rédactions scolaires, de monuments mémoriels, d’articles de presse, d’écrits intimes, juridiques ou encore d’archives sonores, dévoile en partie. Se mêlent en premier lieu discours politiques, documents administratifs, recours à l’expertise et comptes-rendus de négociations44, car il s’agit avant tout de discuter, avec l’ennemi comme au sein de son propre camp, des termes de la défaite (retrait, trêve, cessez-le-feu, capitulation, armistice, etc.), puis d’organiser la gestion économique, diplomatique et militaire de la défaite ainsi que d’évaluer les implications de ces négociations (occupation, retour des prisonniers, désarmement des combattants, ravitaillement, ordre public, paiement de tributs et d’indemnités, tracés de nouvelles frontières, statut juridique). En analysant les écrits de Maurice Gamelin, Simon Catros montre que la variété de la documentation utilisée par le généralissime déchu génère différents registres de justification (morale, stratégique, politique, judiciaire, etc.). Cédant parfois à l’air du temps vichyste ou dévoilant lucidement les manquements de la charnière politico-militaire dont il est l’artisan, Gamelin apparaît sous la plume de Simon Catros comme un homme incapable de s’extraire de la gangue de réflexes, de stéréotypes et de doctrines forgés par l’armée française au moment de la victoire de 1918.

• 45 Sur le lien entre défaite et mémoire collective, voir aussi Horst Carl et al. (dir.), Kriegsniederl (...)

22Pendant les conflits, les anticipations de l’avenir sont généralement des moyens de se rassurer en imaginant ou en planifiant des sorties de guerre victorieuses. Les défaites sont donc très rarement anticipées, et se raccrocher aux précédents et aux exemples du passé est un phénomène répandu, comme on le retrouve dans l’ensemble des articles de ce dossier45. Il paraissait cependant important à l’équipe des contributeurs de montrer que cette relecture du passé est enchevêtrée avec des manières de se projeter dans l’avenir. Les textes juridiques et administratifs reflètent cette tension. En s’attachant à analyser les tours, détours et retours du droit de la nationalité en Alsace-Moselle à partir de 1918, Axel Dröber montre combien est difficile et ambigüe l’intégration dans la communauté des vainqueurs d’une population annexée par les vaincus tant les relectures du passé par les autorités locales sont biaisées. Incarnations de la défaite, les prisonniers voient-ils leur libération comme une victoire ? En analysant les comportements à l’œuvre à chaque étape de leur retour, Fabien Théofilakis propose une réflexion sur la manière dont les pratiques comme les imaginaires des prisonniers allemands du second conflit mondial sont mis à contribution pour les « ré-orienter », c’est-à-dire dessiner un horizon social nouveau fondé sur l’acceptation durable et apaisée de la défaite sous l’influence notamment des Églises chrétiennes.

• 46 Hannes Siegrist, Jakob Vogel, Étienne François (dir.), Nation und Emotion. Deutschland und Frankrei (...)

23Sous l’effet de cette tension entre passé et avenir, se dévoile alors un éventail confus d’émotions et d’affects liés à l’effondrement et à la défaite à l’ère des nations46 – déni, silence, refus, revanchisme, accablement, résignation, et même soulagement, voire espoir de renaissance –, ils invitent l’historien et l’historienne à sortir du cadre européen pour interroger la défaite dans ses marges. Géraud Létang propose d’aborder cette question en analysant la manière dont circulent, par rumeurs interposées, les émotions liées à la défaite de 1940 dans la colonie française du Tchad. Même si elle se déroule à des milliers de kilomètres, les Européens du Tchad font eux aussi l’expérience de l’effondrement qu’ils mâtinent d’angoisses collectives nourries de violence coloniale invitant à penser autrement les liens entre colonisateurs français et britanniques en Afrique.