• 1 Karim Fertikh et Émilien Julliard, « La drôle de guerre froide de Robert Michels », Genèses, 3/2019 (...)
• 2 Otto Kirchheimer, « The Waning of Opposition in Parliamentary Regimes », Social Research, 2/1957, p (...)
• 3 Werner Sombart, Warum gibt es in den Vereinigten Staaten keinen Sozialismus ?, Darmstadt, Wissensch (...)
• 4 Lars Lih, Lénine. Une biographie, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015.
• 5 Ingrid Gilcher Holtey, Das Mandat des Intellektuellen : Karl Kautsky und die Sozialdemokratie, Berl (...)

1La social-démocratie des pays germanophones a servi de laboratoire à de nombreuses recherches qui y ont expérimenté de nouvelles manières de rendre compte des phénomènes politiques. Dès le début du XX^e siècle, la social-démocratie allemande constitue un objet d’étude par excellence pour la genèse et le fonctionnement des organisations politiques. Cet intérêt ne s’est pas démenti par la suite. La « loi d’airain de l’oligarchie1 » de Roberto Michels tout comme la notion de « catch-all-party2 » d’Otto Kirchheimer appelées à une grande fortune au sein de la science politique ont été formulées dans le cadre de travaux portant, uniquement ou principalement, sur le Parti social-démocrate allemand (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD). Max Weber a lui-même été très attentif aux développements du SPD avant 1914 et lorsque ce parti accède au pouvoir en 1918. On peut encore ajouter que certains travaux ont fonctionné par contraste avec la situation allemande, à l’instar de la fameuse interrogation de Werner Sombart sur l’absence du socialisme aux États-Unis3. Du reste, dès la fin du XIX^e siècle, nombre d’observateurs et de responsables politiques britanniques, français, belges, russes (parmi d’autres) multiplient les articles et les ouvrages sur la social-démocratie allemande, objet de fascination comme de répulsion. L’« erfurtianisme4 », terme désignant la large influence internationale du programme d’Erfurt du SPD de 1891, constitue un phénomène majeur permettant de comprendre les réalités politiques des premières décennies du XX^e siècle. Cela vaut, plus largement, pour la diffusion du marxisme pour laquelle les social-démocraties germanophones ont joué le rôle de plaque tournante5.

• 6 Thomas Welskopp, « “Arbeiterintellektuelle”, “sozialdemokratische Bohemiens” und “Chefideologe”  : (...)
• 7 Alf Lüdtke, Des ouvriers dans l’Allemagne du XX^e siècle : le quotidien des dictatures, Paris, L’Har (...)
• 8 Respectivement : https://www.fes.de/ et https://www.onb.ac.at/ [liens consultés le 12/10/2022].

2Les social-démocraties germanophones ont fourni un terrain de choix pour le développement des liens entre disciplines. Des notions comme la « loi d’airain de l’oligarchie » ont ainsi donné lieu à des hybridations et des discussions disciplinaires entre sociologie et histoire sur la longue durée. Il suffit de mentionner les travaux de Thomas Welskopp6 pour s’en convaincre ou encore de rappeler, pour souligner l’investissement interdisciplinaire sur cet objet, le long dialogue d’Ingrid Gilcher Holtey avec la sociologie de Pierre Bourdieu. À sa façon, l’Alltagsgeschichte, dont l’influence dépasse les frontières de la science historique, éclaire cette même réalité puisqu’elle a débuté comme une interrogation sur les manières dont le mouvement ouvrier s’est inscrit dans la vie ordinaire et sur ce que les « petites gens » faisaient (et ne faisaient pas) des grandes offres idéologiques7. De manière générale, l’historiographie dans les deux Allemagne puis en Allemagne unifiée, en Autriche comme en Suisse a été et demeure très dynamique, depuis les travaux d’histoire régionale innombrables jusqu’aux ouvrages consacrés à l’histoire des social-démocraties et de nombreuses structures qui lui sont liées. Il serait vain de vouloir tous les citer ici ; on se reportera notamment aux bibliographies des ouvrages des deux auteurs de la présente introduction relatifs à l’histoire des social-démocraties. Notons également une tradition importante d’édition de sources sous format papier (particulièrement dans les deux Allemagne entre les années 1960 et 1980), qui a facilité la recherche sur le sujet. Plus récemment les portails numériques allemand et autrichien offrent désormais la possibilité de travailler sur des corpus considérables avec une bien plus grande facilité : on renverra le lecteur pour l’Allemagne au portail de la Friedrich Ebert Stiftung qui réunit un nombre considérable de documents, d’archives et de périodiques et pour l’Autriche au site de la Bibliothèque nationale autrichienne qui a récemment mis en ligne d’importants corpus relatifs à ce sujet8. On peut également mentionner l’existence de certaines équipes de recherche publiant régulièrement des travaux sur le sujet, autour du centre de Bielefeld par exemple (avec notamment Stefan Berger) ou encore, sans exclusive, le volume annuel publié par le Friedrich Ebert Gedenkstätte de Heidelberg.

• 9 Hélène Miard-Delacroix, Willy Brandt, Paris, Fayard, 2013.
• 10 Joseph Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Paris, Le Seuil, 1978 ; Jacques-Pierre Go (...)
• 11 Par exemple, Gilbert Badia, Rosa Luxemburg, épistolière, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 199 (...)
• 12 Paul Pasteur, Pratiques politiques et militantes de la social-démocratie autrichienne 1889-1934, Pa (...)
• 13 L’histoire générale du socialisme (Paris, PUF, 1971-1977) sous la direction de Jacques Droz, malgré (...)
• 14 Fabien Escalona, La reconversion partisane de la social-démocratie européenne : du régime social-dé (...)
• 15 Un ouvrage assez caractéristique de ce point de vue est celui d’Alain Bergounioux et de Gérard Grun (...)
• 16 Gilles Morin, « Oppositions et tensions socialistes face au programme commun », dans Danielle Tarta (...)

3En France, en termes historiographiques, la tradition de recherche sur la social-démocratie germanophone demeure circonscrite à quelques chercheurs et les travaux étrangers y circulent, somme toute, assez peu. L’obstacle linguistique associé à une certaine germanophobie dans le sillage des deux guerres mondiales expliquent en partie ce phénomène. Mais l’on ne doit pas perdre de vue le fait qu’une large partie de l’histoire politique est restée concentrée pendant longtemps sur l’espace national, au-delà des particularités du cas allemand. Malgré quelques rares travaux pionniers (Jacques Droz, Joseph Rovan, Jacques-Pierre Gougeon, Gilbert Badia, Paul Pasteur), et plus récemment des ouvrages ponctuels (comme la biographie de Willy Brandt9 par Hélène Miard-Delacroix), les social-démocraties du monde germanophone n’ont rencontré les faveurs que d’un nombre limité de chercheurs jusqu’à il y a peu. Pourtant ces recherches, souvent citées mais peu discutées dans l’historiographie francophone, avaient permis d’introduire et de discuter quelques éléments clefs : Joseph Rovan et Jacques-Pierre Gougeon10 avaient par exemple apporté de nombreux éléments pour mieux comprendre le « réformisme » social-démocrate. Gilbert Badia11, à travers ses nombreux travaux sur Rosa Luxemburg, avait décortiqué les logiques à l’œuvre dans les courants de gauche du SPD avant 1914, essentielles pour saisir la genèse du communisme. Plus récemment, Paul Pasteur avait porté une attention particulière aux « pratiques militantes12 ». Malgré ces travaux, il a subsisté structurellement un relatif désintérêt qui a conduit à solidifier les savoirs en une mythologie centrée sur le « modèle » qu’incarnerait la social-démocratie allemande, assimilée à l’exemple-type du compromis social par excellence13. Le travail de synthèse de Fabien Escalona se positionne précisément contre cette illusion substantialiste de recherches essentialisant la social-démocratie et la définissant par des traits fixes, ignorant la plasticité de ces entreprises politiques14. S’est cependant longtemps imposée une sorte d’équivalence entre social-démocratie et idéologie du consensus, faisant fi des multiples contradictions que traverse ce large milieu politique, syndical et associatif de ses origines à nos jours15. Un exemple caractéristique peut être cité ici : les appels incantatoires à un « Bad Godesberg à la française » de plusieurs responsables politiques et d’historiens proches du Parti socialiste français ont souvent reposé sur une mythification ahistorique du congrès de Bad Godesberg de 1959. Personne ne s’était véritablement penché jusqu’à une date récente sur la genèse et le déroulement du congrès en question, au dénouement bien éloigné du mythe construit a posteriori, y compris par l’appareil dirigeant du SPD lui-même. Au terme de ce qui est devenu une histoire française, le mot de « social-démocratie » lui-même a fini par devenir un marqueur politique dont les significations ont été dictées par les besoins du moment, comme un lointain écho du modèle (apprécié ou dénigré) qu’incarnerait la social-démocratie allemande. Signifiant flottant, le terme « social-démocratie » a fini, en France, par désigner une option politique floue, constamment redéfinie. Il en est ainsi de longue date : en 1975, une aile droitière du Parti socialiste, hostile (déjà) à l’union de gauche, créait un « Parti social-démocrate » en dénonçant l’inachèvement de la « révolution social-démocrate » en France, et stigmatisant le marxisme comme le communisme soviétique16.

• 17 Jean-Numa Ducange, Quand la gauche pensait la nation. Socialismes et nationalités à la Belle Époque(...)

4Depuis plusieurs années, une nouvelle génération, sensible aux travaux des chercheurs germanophones tout comme aux courants historiographiques internationaux, et à laquelle appartiennent notamment les deux coordinateurs de ce dossier17, s’est saisie du sujet en réinterrogeant les évidences tenues pour acquises et les approches classiques. De nombreux travaux, issus des courants socio-historiques de la science politique, des études germaniques et de l’histoire sociale du politique, ont réinvesti ce domaine à travers des initiatives individuelles que ce dossier vise à rassembler pour la première fois. Cet ensemble, au-delà d’apports factuels précieux pour ceux qui connaissent mal le monde politique des pays concernés, vise ainsi à dresser des perspectives de recherche sur les partis politiques à partir des acquis de la recherche sur la social-démocratie des espaces germanophones.

• 18 Mark E. Blum, The Austro-Marxists 1890-1918  : a Psychobiographical Study, Lexington, University Pr (...)
• 19 « L’Europe médiane » désigne un vaste ensemble de pays entre l’Allemagne et la Russie, situés entre (...)

5Précisons les raisons de notre intérêt spécifique pour les « germanophones », c’est-à-dire les populations de langue allemande sur le continent. Il ne va pas soi : la quasi-totalité des ouvrages consacrés à la social-démocratie allemande ne s’intéressant guère aux populations de langue allemande hors des frontières de la RFA actuelle ; tout au plus, les autres espaces sont mentionnés en passant. Il existe pourtant un intérêt intrinsèque à étudier les forces politiques en Suisse alémanique et en Autriche, qui font rarement l’objet de contributions scientifiques en langue française. L’historiographie allemande a elle-même largement négligé ces espaces tandis que dans le cas autrichien, la forte affirmation d’une nouvelle nation, après 1945, a eu tendance à faire émerger une historiographie avant tout préoccupée de se différencier de l’Allemagne. Les liens existant entre Allemagne et Autriche ont été ainsi ignorés de la plupart des études, décrivant le plus souvent le modèle du « grand frère » allemand, ou encore en minimisant les singularités de l’austromarxisme18, puis des voies sociales-démocrates autrichiennes. Par ailleurs, les études sur l’Autriche se sont construites en France de manière autonome et séparées par rapport à celles portant sur l’Allemagne, avec notamment la création de la revue Austriaca. Cahiers universitaires d’informations sur l’Autriche en 1975 par Félix Kreissler. La même remarque s’applique au cas de la Suisse alémanique, souvent peu évoquée dans les synthèses consacrées au mouvement ouvrier qui privilégient nettement la partie francophone. Ajoutons également que les « germanophones » ont été, pendant une longue période, présents sur les territoires actuels de la Pologne, de la République tchèque, et dans d’autres pays de l’Europe médiane19. Le mouvement ouvrier a été largement concerné par ces dynamiques de facto transnationales : il existait des sociaux-démocrates « allemands » en Tchécoslovaquie avant 1945. Après 1933 et 1945, l’émigration vers les deux Allemagne des Allemands allogènes, Volksdeutsche, et l’élan de réinvention des identités nationales en réaction à la politisation nazie de la question linguistique conduisent à isoler plus fortement les organisations les unes des autres. Plus loin, l’épisode historique du nazisme a eu tendance dans l’historiographie à placer dans le camp nationaliste toutes les volontés de regrouper les germanophones dans un même État. Pourtant, il a bien existé longtemps des projets « grand-allemands » issus du mouvement ouvrier qui n’avaient rien de commun avec le nationalisme extrême et l’antisémitisme viscéral du pangermanisme. L’évolution récente de la recherche, notamment la multiplication des études transnationales, a permis de dépasser ces limites et il est désormais possible d’envisager de travailler sur un monde « germanophone » sans l’associer à une connotation négative.

• 20 Karl Kautsky, Erinnerungen und Erörterungen, La Hague, Mouton, 1960.
• 21 Karim Fertikh, « Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands (années 1920-19 (...)
• 22 Christina Morena, op. cit.
• 23 Jenny Andersson, « "Qu’est-ce que c’est ce modèle suédois ?" Débats constitutifs pour comprendre l’ (...)

7Les carrières militantes ont pu, elles aussi, se construire dans des espaces qui ne coïncident pas avec ceux des territoires étatiques. Les frontières nationales ne bornent que sur le tard l’espace vécu des militants sociaux-démocrates, celui de la communication politique et théorique ou même celui des carrières et des aspirations individuelles. On gagnerait à relire à cette lumière l’autobiographie de Karl Kautsky (1854-1938), probablement le théoricien le plus influent de la social-démocratie à l’échelle d’un demi-siècle : né à Prague dans une famille austro-tchèque, il devient militant au sein de la social-démocratie autrichienne où il fait ses premières armes théoriques, avant de passer quelques années à Zurich, où il travaille pour la première fois avec Eduard Bernstein20. En 1890, il s’installe en Allemagne où il devient le théoricien de référence du SPD. Marginalisé en Allemagne après la Première Guerre mondiale, il revient à Vienne dans les années 1920 où il regagne une certaine notoriété ; il termine enfin son existence à Amsterdam en exil. Son cas, du reste, est loin d’être unique21. Le monde social-démocrate est ainsi connecté par d’intenses échanges, informels ou organisés, entre les espaces politiques locaux, nationaux, internationaux22, posant sur la table l’épineuse question des nationalités et du nationalisme (le cas autrichien sur la longue durée est de ce point de vue emblématique). L’historiographie a mis sur le métier l’histoire des circulations internationales des idées, des réseaux interpersonnels, de la formation transnationale des « modèles » (suédois, autrichien, etc.) en interrogeant aussi leurs effets en retour sur les social-démocraties érigées en « modèles »23. Les espaces germanophones constituent des fenêtres qui permettent de réinterroger le poids relatif des logiques nationales et celui des échanges internationaux dans les stratégies partisanes.

• 24 Stefano Bartolini, The Class Cleavage, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 ; Stefanie Mudge (...)
• 25 Voir par exemple : Mathieu Monot, Socialistes et démocrates-chrétiens et la politisation de l’Europ (...)
• 26 Christian Salm, Transnational Socialist Networks in the 1970s : European Community Development Aid (...)
• 27 Talbot Mc Imlay, The Practice of Socialist Internationalism : European Socialists and International (...)
• 28 Antonio Muñoz Sánchez, « A European Answer to the Spanish Question : the SPD and the End of the Fra (...)
• 29 Ana Mónica Fonseca, « The Federal Republic of Germany and the Portuguese Transition to Democracy (1 (...)
• 30 Marina Pérez de Arcos, « "Like Father, Like Son" : Willy Brandt and Felipe González : Democracy, So (...)
• 31 Dorota Dakowska, « Les fondations politiques allemandes en Europe centrale », Critique internationa (...)
• 32 Antonio Muñoz Sánchez, « The Friedrich Ebert Foundation and the Spanish Socialists during the Trans (...)

8L’aspect transnational semble donc consubstantiel à l’histoire des social-démocraties des pays germanophones. La social-démocratie, d’ailleurs, s’est, de longue date, imposée comme un « objet » international, et les ouvrages sur ses évolutions, ses crises comme son âge d’or, qui croisent des données sur de multiples pays, sont innombrables. La plupart d’entre eux suivent, cependant, une perspective des plus classiques en mettant en série les cas nationaux. Même lorsque leur perspective est explicitement comparative, elles mettent en relation des partis soumis à des transformations historiques de même nature (urbanisation, industrialisation, déstructuration de la « classe ouvrière ») tout en conservant le cadre de cas nationaux soumis à l’analyse24. À côté de ces travaux, d’autres recherches relatives aux dimensions proprement transnationales des social-démocraties germanophones ont vu le jour ou encore dans le cadre de (rares) travaux consacrés aux Internationales socialistes et à l’internationalisme. En effet, étudier les social-démocraties germanophones sur la longue durée implique de tenir compte aussi de leur rôle clef dans la constitution et la pérennité des structures supranationales : l’Internationale socialiste depuis 1889, mais aussi la Confédération des Partis socialistes de la Communauté européenne, ancêtre du Parti socialiste européen25. Les politiques européennes ont ainsi été puissamment influencées par les réseaux socialistes transnationaux, qu’ils soient formels ou informels26. Sur la longue durée, des « pratiques internationalistes » ont existé et perduré, même dans les moments de « replis » nationaux27. Pour sa part, la construction européenne a constitué dès l’entre-deux-guerres, et de manière plus structurelle encore après 1945, une orientation de ces sociaux-démocrates, embrassée avec plus ou moins de réticence. Le SPD allemand (ouest-allemand tout particulièrement dans les années 1970) a joué un rôle, parfois ambigu, dans le soutien aux nouvelles forces politiques dans les États d’Europe du Sud en transition démocratique, en Espagne28 comme au Portugal (où le gouvernement de Willy Brandt et les cadres du SPD avaient établi des liens avec le Parti socialiste de Mário Soares dès avant la Révolution des Œillets29). Dans ce cadre, Marina Pérez de Arcos insiste quant à elle sur l’importance des liens interpersonnels dans l’expansion de la social-démocratie vers le sud de l’Europe30. Dans une autre configuration et par l’intermédiation de la puissante fondation sociale-démocrate allemande Friedrich-Ebert31 (qui avait, du reste, également joué un rôle dans l’appui aux socialistes espagnols32 et portugais), le SPD contribue aussi à la reconstitution de forces politiques dans les anciens pays du bloc soviétique.

• 33 Otto Kirchheimer, « The Waning of Opposition in Parliamentary Regimes », Social Research, 2/1957, 1 (...)
• 34 Julia Angster, Konsenskapitalismus und Sozialdemokratie : Die Westernisierung von SPD und DGB, Olde (...)

9Il reste beaucoup à faire cependant pour rendre compte du transnational « au concret », des relations établies entre les partis et les militants de ces partis ; de l’appropriation par les bureaucraties partisanes des instruments (anglo-saxons) du marketing politique, marquant la transformation, précoce dans certains cas, des social-démocraties en « catch-all parties33 » ; de l’invention, souvent consciente, des « modèles » nationaux ; des effets des exils liés au régime national-socialiste34, etc. Tout, cependant, n’est pas « transnational ». Les social-démocraties constituent un cas limite car, dans ces territoires germanophones, les divisions administratives découpent un espace longtemps imaginé comme national et les distinctions linguistiques n’y sont cultivées que sur le tard. Aussi, ces social-démocraties sont un bon terrain pour observer ce qui reste fixe, ce qui est rivé à la structure administrative, ce qui n’a pas les ressources nécessaires pour circuler. S’interroger sur le transnational ne doit en effet pas conduire à tout rabattre sur des phénomènes de circulation, ce qui reviendrait, à tout prendre, à passer d’une mystique à une autre, d’un roman national à une illusion transnationale. Ce dossier part donc du constat de l’existence d’interconnexions, de déplacements, d’organisations internationales communes aux social-démocraties germanophones. Il mobilise la spécificité de cet univers politique pour interroger, symétriquement, l’immobilité et la circulation, l’idiosyncrasie nationale et les déplacements transnationaux, le cloisonné et le connecté. Qu’est-ce qui circule ? Comment ce qui circule le fait ? Quels en sont les médiations concrètes ? Quel poids accordé à toutes ces influences de l’international dans la marche des partis sociaux-démocrates ?

• 35 Jean-Numa Ducange, Antony Burlaud (dir.), Marx, une passion française, Paris La Découverte, 2018 ; (...)
• 36 Jenny Anderson, « "Qu’est-ce que c’est ce modèle suédois ?"… », art. cit., p. 161-175. Jean-Numa Du (...)
• 37 Andrew Bonnell, Red Banners, Books and Beer Mugs the Mental World of German Social Democrats, 1863- (...)
• 38 Noëlline Castagnez et Gilles Morin, Le Parti socialiste d’Épinay à l’Élysée : 1971-1981, Rennes, Pr (...)
• 39 Patrick Diamond, The British Labour Party in Opposition and Power 1979-2019. Forward March Halted ? (...)

13À côté de l’historiographie communiste avec laquelle elle est du reste en lien étroit35, la recherche sur la social-démocratie allemande a, en particulier, fourni un terrain fécond à des approches d’histoire des idées politiques attentive aux matérialités et à l’infrastructure sociale des idées politiques36. Elle s’est interrogée tant sur la division partisane du travail programmatique que sur les modalités de la production partisane des experts et la mutation des figures de ces derniers au cours du long XX^e siècle. À côté d’études de factures plus classiques, plusieurs travaux se sont penchés sur l’ancrage social des théories, cherchant à établir des liens entre les doctrines et les hommes et femmes qui les formulent. Les travaux sur la social-démocratie ont, parmi les premiers, fait de cette histoire des idées politiques une réelle histoire sociale des idéologies en revenant sur les formes de l’appropriation des idées par les militants, sur ce dont le « monde mental » des militants sociaux-démocrates est fait37. La social-démocratie allemande, plus qu’une organisation politique avec de multiples satellites, constituait un vaste milieu militant et sympathisant avec ses rituels et codes, autant d’éléments ayant structuré le quotidien de millions d’individus dans l’histoire européenne. À bien des égards, ce à quoi ces articles s’affrontent, est cette histoire des idées : de la neutralité internationale pour Laure Gallouet, des programmes pour Étienne Dubslaff et Sophie Bouiller, des principes de vision et de division du monde social pour Zoé Kergomard, de la formation d’une doctrine intellectuelle individuelle pour Pénélope Patry, etc. En mettant en évidence ce substrat social des biens symboliques et programmatiques, ce dossier veut donc aussi contribuer à établir des ponts entre l’historiographie renouvelée du socialisme en France38, sur le Labour britannique39 et celle des social-démocraties germanophones.