• 1 On ne peut pas parler d’une véritable « fondation » de l’Internationale socialiste en 1889, il s’ag (...)
• 2 Sur le congrès de Londres, voir Pierre Alayrac, L’Internationale au milieu du gué. De l’internation (...)
• 3 Sur le socialisme international, voir : Patrizia Dogliani, « Socialisme et internationalisme », Cah (...)
• 4 Une thèse sur le BSI est en cours de réalisation : Andrea Benedetti, Le BSI : instrument de coopéra (...)
• 5 Kevin J. Callahan, Demonstration Culture : European Socialism and the Second International, 1889-19 (...)

1Les partis socialistes des différents pays, au début du XX^e siècle, réalisent un véritable effort internationaliste. À partir de 1889, ils se réunissent régulièrement en congrès1. Entre 1889 et 1914, on en compte neuf : deux congrès ont lieu à Paris (1889 et 1900), un à Bruxelles (1891), Zurich (1893), Londres (1896)2, Amsterdam (1904), Stuttgart (1907), Copenhague (1910) et, enfin, Bâle (1912). Le congrès de 1914 aurait dû se tenir à Vienne3. Si, jusqu’en 1900, l’Internationale n’existe que lors de ses congrès, la mise en place cette année-là du Bureau socialiste international (BSI)4, son secrétariat permanent, permet que les liens entre les partis soient plus denses et en quelque sorte institutionnalisés aussi en dehors des congrès. Le BSI se réunit en effet plusieurs fois au fil des ans indépendamment des congrès. L’un des buts de ces différentes rencontres est de former un sentiment socialiste international commun5. Le réseau d’échanges entre socialistes de différents pays se densifie. Les interactions entre les sociaux-démocrates allemands et les socialistes français, deux des principaux partis de l’Internationale, sont particulièrement vivantes.

• 6 Georges Haupt, « L’Internazionale socialista e la conquista libica », Movimento operaio e socialist (...)

2La Deuxième Internationale est affectée par l’ordre géopolitique européen et mondial et par les tensions qui surgissent entre ses pays membres6. Au cours de son existence, des crises diplomatiques se succèdent (la crise de Fachoda de 1898, les deux crises aux Maroc en 1905 et en 1911) et des guerres ont lieu (la guerre russo-japonaise en 1904-1905 ; la guerre italo-turque en 1911-1912 ; les deux guerres dans les Balkans en 1912-1913). Ces moments de tension diplomatique ou de guerre font craindre aux pays européens, qui sont liés entre eux par un système d’alliances, le déclenchement d’une guerre généralisée. Il faut ajouter à cela que l’Allemagne et la France entretiennent une relation particulière, depuis la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Dans l’équilibre géopolitique européen, le risque d’une nouvelle guerre franco-allemande reste l’un des problèmes principaux.

• 7 Jost Dülffer, Martin Kröger, Rolf-Harald Wippich (dir.), Vermiedene Kriege : Deeskalation von Konfl (...)
• 8 Pour les études les plus récentes sur la guerre russo-japonaise, voir : Olivier Cosson, Préparer la (...)
• 9 Les informations sur la première crise marocaine sont prises de : Jean-Claude Allain, Agadir 1911, (...)

5Pendant les années 1904 et 1905 se déroulent deux événements particulièrement critiques pour la situation politique et diplomatique internationale, ce qui a valu à 1905 la dénomination d’année de la « crise double » (« Doppelkrise⁷ ») : d’un côté une guerre ouverte, la guerre russo-japonaise8, et de l’autre côté une crise diplomatique, causée par les prétentions expansionnistes françaises et allemandes sur les territoires marocains, qui se résout par le traité d’Algésiras, sans qu’un coup de feu soit tiré9. Au cours de cette période, la manière d’agir de l’Internationale change : elle réagit pour la première fois aux situations de crise diplomatique internationale.

• 10 John W. Steinberg, All the tsar’s men, op. cit., p. 111.
• 11 John W. Steinberg, « Was the Russo-Japanese War World War Zero? », art. cit., p. 1-7.
• 12 Geoffrey Barraclough, An introduction to contemporary history, Baltimore, Penguin, 1967, p. 154-155

6La Russie et le Japon se battent du 8 février 1904 au 5 septembre 1905 pour le contrôle de la Mandchourie. Le traité de Portsmouth, signé le 5 septembre, ratifie la victoire de l’Empire japonais, qui gagne le contrôle sur une partie du territoire au sud de la Mandchourie et une partie de l’île russe de Sakhaline. Même si le théâtre des combats reste limité à l’extrémité est du continent asiatique, autour du Pacifique, cette guerre a des répercussions variées en Europe. Du point de vue des alliances, la Russie est liée à la France et le Japon à l’Angleterre. La possibilité d’une extension des combats entraînant des États européens est prise en compte par ces derniers. Mais ce conflit effraie les pays européens aussi parce qu’il montre que des puissances non européennes peuvent désormais se faire la guerre ou sont potentiellement en mesure de la faire, bravant les puissances d’Europe. Il devient donc pour la première fois imaginable qu’un conflit prenne une ampleur qu’il n’avait encore jamais eue jusque-là et que des pays extra-européens se transforment en une menace pour le Vieux Continent, si bien que la guerre russo-japonaise a été définie comme la « première guerre globale du XX^e siècle10 » et « World War Zero¹¹ ». Les conséquences de la victoire japonaise sont telles que l’historien Geoffrey Barraclough a affirmé que la guerre en Mandchourie détermine le début effectif du XX^e siècle12.

• 13 « Die französischen Sozialisten und der ostasiatische Krieg », Vorwärts, 16 février 1904.
• 14 Le socialisme français ne s’étant pas encore unifié dans la SFIO à cette date, ses deux courants pr (...)
• 15 Édouard Vaillant, « Plutôt l’insurrection », Le Socialiste, 14 février 1904.

7Les socialistes ne sont pas épargnés par ces inquiétudes. Le conflit entre la Russie et le Japon est pour eux un moment de prise de conscience dans leur combat pour la paix. La guerre russo-japonaise débute le 8 février 1904 et un article du Vorwärts s’intéressant à l’attitude des socialistes français face à la guerre en Asie orientale paraît une semaine plus tard, le 16. Le rédacteur, anonyme, souligne que, « à l’exception des irresponsables éditorialistes nationalistes, qui cherchent à rallumer avec force les passions bellicistes, personne ne veut ici une ingérence française dans la guerre russo-japonaise13 ». Pour justifier cette déclaration, l’article passe en revue les propos des représentants des différents courants du socialisme français14, en se souciant de bien mettre en évidence le fait que tous s’opposent à l’unanimité à la participation de la France au conflit. Le Vorwärts cite également des passages de l’article de Vaillant, « Plutôt l’insurrection », paru dans Le Socialiste le 14 février 190415. Le Français y affirme avec détermination son opposition à l’alliance franco-russe et sa volonté de défendre la paix internationale. Il conclut son article par la phrase devenue célèbre : « plutôt l’insurrection que la guerre ». L’article du Vorwärts se poursuit avec la citation de quelques passages d’un appel aux travailleurs rédigé par la Confédération générale du travail (CGT), invitant les travailleurs à s’opposer avec force à ce que la France entre en guerre aux côtés de l’Empire russe.

• 16 PSF, Congrès socialiste de Saint-Étienne, 4-7 février 1904, Paris, Revue socialiste, 1904, p. 364.
• 17 « Jaurès Neutralitätsklausel », Vorwärts, 20 février 1904.

9Mais cela n’est pas tout. Au congrès du Parti socialiste français (PSF), qui se déroule à Saint-Étienne du 4 au 7 février 1904, quelques semaines avant le déclenchement du conflit, un manifeste mettant l’accent sur la volonté et la capacité du PSF de s’opposer fermement à une éventuelle confrontation armée est rédigé par Jaurès, dans lequel il affirme que c’est « par la propagande de paix, d’arbitrage, d’entente cordiale que la guerre a pu être circonscrite16 ». Des extraits de ce document sont cités, dans leur traduction en allemand, dans un article paru dans le Vorwärts le 20 février 1904, suivis d’un commentaire17. Le cœur de ce commentaire porte sur la question de l’alliance franco-russe, abordée dans le manifeste. L’article du Vorwärts souligne la modération du manifeste et du discours que Jaurès a tenu par la même occasion à Saint-Étienne, reprochant au chef de file du socialisme français de ne pas demander assez fermement au gouvernement français la dissolution de l’alliance :

• 18 « Manifest der sozialistischen Partei Frankreichs gegen den Krieg », Vorwärts, 28 février 1904.
• 19 Unité socialiste révolutionnaire, « Appel aux travailleurs du Parti socialiste de France ». Cité da (...)
• 20 Ibid., p. 328.

11Un article publié quelques jours plus tard en témoigne. Le 28 février, le Vorwärts consacre un papier à un autre manifeste publié en France au sujet de l’alliance avec la Russie et de la guerre en Asie18, rédigé cette fois-ci par le parti dirigé par Jules Guesde, le Parti socialiste de France (PSDF), avec lequel le SPD entretient en général de meilleures relations qu’avec le PSF. Cet écrit se distingue par bien des aspects de celui de Saint-Étienne, parce qu’il critique durement l’alliance franco-russe, le tsarisme et la bourgeoisie française qui le soutient19. Il rappelle en fait, dès ses premières lignes, que le PSDF est « le seul qui non seulement [veut], mais [peut] la paix20 ». Cet autre manifeste souligne ensuite que les prolétaires de France ont une tâche très importante à accomplir dans l’immédiat et elle concerne la guerre en cours : ils doivent « s’opposer effectivement » à l’élargissement de ce conflit, qui pourrait arriver jusqu’à impliquer la France, ainsi que l’Angleterre et les États-Unis. Dans l’article du Vorwärts, une brève introduction, où la différence essentielle entre ces déclarations et celles exprimées à Saint-Étienne est soulignée, précède la traduction complète du manifeste. Le fait qu’il soit publié en allemand dans son intégralité laisse peu de doutes sur le fait que le Vorwärts soit en accord avec le contenu de cet écrit plutôt qu’avec les opinions de Jaurès et de son groupe – attitude baptisée par le quotidien allemand de « Neutralitätsklausel » (clause de neutralité) de Jaurès. Quoique, dans les articles du Vorwärts, il n’y ait aucun commentaire des rédacteurs allemands à propos des prises de positions françaises, les sociaux-démocrates s’exprimant dans ce quotidien se montrent très intéressés par l’attitude des camarades français. En revanche, ils ne prennent pas de positions spécifiques à l’égard du conflit. D’un côté, leur pays n’est pas touché par la crise en cours et cette dernière les intéresse peu. De l’autre, cependant, ils montrent leur crainte que la France entre en guerre : la peur de l’alliance franco-russe l’emporte sur l’engagement des sociaux-démocrates allemands pour le maintien la paix.

• 21 Albert Thomas, « À Amsterdam », L’Humanité, 14 août 1904 ; « Le congrès d’Amsterdam », L’Humanité, (...)
• 22 Protokoll des Parteitages zu Bremen von 1904, Berlin, Vorwärts, 1904, p. 303-311.

12Même si les débats y restent encore très théoriques, le cinquième congrès de la Deuxième Internationale, qui a lieu à Amsterdam en 1904, en pleine guerre, prend une dimension fortement symbolique d’opposition à la guerre : le représentant du socialisme russe Gheorgi Plechanov et son homologue japonais Sen Katayama sont invités à se serrer la main devant les autres délégués présents à Amsterdam. Le geste est ovationné par ceux qui sont présents et salué comme la concrétisation de la volonté socialiste de paix. Mais le congrès d’Amsterdam est perçu par les socialistes français et par les sociaux-démocrates allemands de deux manières différentes. Tandis qu’en France la manifestation de 1904 est saluée comme un pas en avant dans la lutte socialiste contre la guerre, surtout en raison de sa charge symbolique, la même chose ne peut être affirmée pour le SPD. Albert Thomas et August Bebel, présents aux Pays-Bas, relatent le congrès, une fois rentrés dans leurs pays respectifs. Thomas décrit la rencontre entre Katayama et Plechanov dans les pages de L’Humanité et de la Revue socialiste21. Tout en restant critique à l’égard de la spontanéité du geste d’amitié entre ses deux camarades, Thomas reconnaît au congrès d’Amsterdam sa valeur de manifestation symbolique de lutte contre la guerre. Le compte rendu de la rencontre d’Amsterdam que Bebel prononce devant ses camarades lors du congrès du SPD qui se tient à Brême22 ne fait en revanche pas mention du geste d’amitié entre le Russe et le Japonais, ni de la guerre en cours, se limitant à un résumé des différents débats qui ont eu lieu à Amsterdam, principalement ceux sur le ministérialisme et sur la nécessité pour la France d’avoir enfin un parti socialiste unifié, ce qui n’était pas encore le cas. Le compte rendu de Bebel néglige donc complètement toute cette partie du congrès d’Amsterdam qui avait porté sur la guerre.

• 23 Sur les accords franco-allemands, voir Abdelkrim Mejri, Les socialistes français et la question mar (...)
• 24 Voir ibid., p. 74.

14L’autre événement qui bouleverse la situation internationale en cette année 1905 est une crise diplomatique, celle que l’on nomme la « première crise marocaine » ou « coup de Tanger », qui semble pendant un temps mettre en danger la paix européenne. Dès le début du XIX^e siècle, plusieurs pays européens (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne) montrent leurs visées coloniales sur le Maroc. En 1901, un marchand venant d’Algérie, une colonie française, est assassiné dans la région du Rif. Cet événement amène à un « accord » entre le Maroc et la France : la France est autorisée à exercer des fonctions de maintien de l’ordre dans les régions marocaines frontalières de l’Algérie. Mais l’Angleterre a aussi des intérêts au Maroc et la France ne peut pas y accomplir sa pénétration sans négocier. Des accords franco-britanniques sont donc signés le 8 avril 1904 : ils confirment les droits que la France a sur le Maroc et le désistement politique de la Grande-Bretagne23. L’élargissement de l’influence française dans le nord de l’Afrique déplaît aussi à l’Allemagne, qui a des intérêts économiques dans la région. L’empereur allemand se décide donc pour un coup de théâtre : le 31 mars 1905, il débarque à Tanger pour y rencontrer le sultan marocain Abdelaziz. Il lui promet de garantir sa souveraineté et l’indépendance de son empire et il évoque la nécessité d’instituer une politique « de la porte ouverte » au Maroc. C’est un coup dur pour la France, qui avait complètement négligé la possibilité d’une intervention allemande dans l’affaire24. La crise marocaine revêt donc un caractère fortement franco-allemand, la distinguant ainsi de la guerre russo-japonaise.

• 25 Pour une analyse plus détaillée, nuançant la passivité présumée du SPD, voir Dieter Groh, « Jaurès (...)
• 26 « August Bebel in Zürich an Camille Huysmans in Brüssel, 25.06.1905 », dans August Bebel, Ausgewähl (...)
• 27 Martin Meyer, Geheime Diplomatie, op. cit., p. 221.

15La réponse du socialisme international aux faits marocains arrive de manière décalée par rapport aux événements, c’est-à-dire au début du mois de juillet 1905. Auparavant, l’attitude du socialisme international face à la crise marocaine avait été plutôt passive, conséquence de la passivité du groupe dirigeant du SPD25. Cette inertie est, dans un premier temps, générale au sein du parti allemand et a des résonances au niveau international. Alors que la crise est en cours et que ses conséquences sur le plan international sont encore imprévisibles, le socialiste britannique Henry Hyndman demande au BSI de convoquer une nouvelle réunion pour faire face aux événements. La Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), le parti socialiste unifié nouveau-né de l’union entre le PSF et le PSDF, répond avec enthousiasme à cette proposition, les leaders Édouard Vaillant et Jean Jaurès étant les premiers à soutenir la nécessité d’une telle initiative. Mais des questions d’équilibre internes au Bureau font échouer cette tentative. August Bebel se déclare ouvertement opposé à cette proposition. Selon le leader allemand, la situation internationale n’est pas grave au point de rendre nécessaire une nouvelle réunion des membres du Bureau26. En réalité, une protestation socialiste franco-allemande contre les événements au Maroc prend timidement forme. Jaurès est invité à s’exprimer à Berlin et Bebel à Paris, même si les deux hommes ne peuvent finalement pas se rendre dans les deux capitales en raison des interdictions gouvernementales. Ce qui pousse Bebel à s’opposer à la réunion du BSI est uniquement sa crainte d’un renforcement de l’influence anglaise au sein du Bureau27. En conséquence de cette opposition du SPD, aucune nouvelle réunion du Bureau n’a lieu avant mars 1906. De son côté, l’Internationale ne se réunit qu’en 1907, une fois que la situation diplomatique est revenue au calme.

• 28 Protokoll des Parteitages zu Jena von 1905, Berlin, Vorwärts, 1905, p. 216.

16Mais qu’en est-il des relations entre Français et Allemands ? Le groupe parlementaire socialiste français s’engage pour trouver un moyen de résoudre la situation. La SFIO vient juste de se former et elle se doit d’afficher son unité d’action et de pensée par une réponse homogène aux faits marocains. On retrouve en son sein très peu de voix critiques. La réaction du SPD est en revanche beaucoup moins ferme, au point que ses membres sont accusés d’inaction, tant par des personnalités internes au parti (Robert Michels)28 que par les camarades français.

• 29 BSI, Comptes rendus des réunions, manifestes et circulaires. Documents recueillis et présentés par (...)

18Si pendant la guerre russo-japonaise leur manque d’initiative était justifié par leur implication moindre, les Allemands sont concernés par la crise au Maroc tout autant que les Français. Les représentants du SPD se montrent néanmoins extrêmement sceptiques à l’égard de la capacité et de la volonté des camarades d’outre-Rhin d’entreprendre une quelconque action pour faire face au danger. Georges Haupt a parlé à cette occasion d’« attentisme des socialistes allemands » qui, selon l’historien du socialisme international, « contraste singulièrement avec la fermeté des socialistes français, qui mènent une campagne soutenue dans la presse et à la Chambre des députés29 ».

• 30 Luigi Cortesi, Le Origini del Partito comunista italiano: il PSI dalla guerra di Libia alla scissio (...)

19Cette manière d’agir du SPD change radicalement en 1911, alors que la guerre italo-turque éclate. Le 28 septembre 1911, l’Italie, qui a des visées expansionnistes dans des territoires contrôlés par les Ottomans et qui veut entrer, elle aussi, dans le jeu colonial, envoie un ultimatum à la Turquie. Débute alors un conflit qui voit les deux pays s’opposer pour la possession des régions de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque et qui ne s’achève qu’un an plus tard. La paix est en effet signée à Lausanne le 18 octobre 1912. La Turquie reconnaît à l’Italie la souveraineté sur les deux régions et garde en retour le contrôle de Rhodes et d’autres îles du Dodécanèse que les Italiens avaient occupées pendant les opérations militaires30.

• 31 Même si Giovanni Giolitti a déjà été Président du conseil de mai 1892 à décembre 1893, ce sont les (...)

20En Italie, la politique étrangère menée pendant la période giolittienne31 est strictement liée à la Triplice et elle est encore marquée par celle du gouvernement de Francesco Crispi. Pendant son troisième et quatrième gouvernement (1893-1896), Crispi avait déjà essayé de transformer l’Italie en une puissance coloniale. Mais l’expédition en Afrique occidentale, qui avait culminé par la bataille d’Adoua (1896), avait été un échec aussi bien militaire que politique et le gouvernement avait dû démissionner. L’une des raisons de cet échec était que Crispi avait prétendu conduire une politique impérialiste en Afrique sans l’accord préalable de l’Angleterre et de la France. La tâche de Giovanni Giolitti dans la nouvelle entreprise coloniale de 1911 est de revendiquer pour l’Italie une certaine liberté face à ces deux puissances. Il y réussit : la France et l’Angleterre reconnaissent à l’Italie la liberté d’action en Tripolitaine et en Cyrénaïque. En échange, le gouvernement italien doit admettre les mainmises française au Maroc et anglaise en Égypte.

• 32 Ce sont les Allemands qui utilisent le terme de « guerre mondiale » déjà à cette époque. Protokoll (...)

21Le conflit en Tripolitaine implique un pays européen dans une guerre ouverte. La peur des contemporains est que les combats s’élargissent et entraînent d’autres États dans le conflit, transformant cette expédition coloniale en une guerre mondiale32. Quelle est alors la réaction des représentants socialistes ? Plusieurs initiatives sont prises au niveau international. Au moment de l’ultimatum, le BSI vient juste de se rassembler à Zurich. Cette fois-ci sa capacité d’action n’est pas entravée par les membres du SPD et de la SFIO, étant donné que ni Allemagne ni la France ne sont impliquées dans la guerre en cours. La réaction du BSI ne se fait donc pas attendre. Le Bureau montre qu’il a appris la nécessité de réagir rapidement aux crises internationales pour donner une réponse efficace. Par cela, il envoie un message important aux gouvernements, manifestant ainsi que le socialisme international est désormais en mesure de répondre au danger de guerre et qu’il est devenu un acteur de premier plan sur la scène politique internationale.

• 34 Maurizio Degl’Innocenti, Il socialismo italiano e la guerra di Libia, op. cit., p. 152.
• 35 Circulaire n° 9, 1911 du Comité exécutif du BSI « À tous les partis affiliés », Bruxelles, 19 octob (...)

23Le BSI s’engage sur plusieurs plans. Il organise des manifestations anti-guerre qui doivent avoir lieu au même moment dans plusieurs pays. Il envoie également une circulaire stipulant que la tâche du Bureau est d’empêcher chacune des puissances qui pourraient en avoir l’intention d’instrumentaliser la guerre en Tripolitaine, d’éviter que le conflit italo-turc ne se propage dans les Balkans et de faciliter la réalisation d’une solution pacifique immédiate34. Lors des discussions qui conduisent à la rédaction de la circulaire, les prises de position sont fermes. Le comité exécutif du BSI demande aux partis membres l’autorisation d’intervenir directement contre la guerre en cours, dénonçant l’attitude des classes ouvrières italiennes, qui « non seulement ont fait contre la guerre une manifestation jugée insuffisante par beaucoup de camarades et, ce qui est plus grave, ont trouvé dans leurs rangs quelques soutiens de la politique impérialiste du gouvernement Giolitti35 ».

• 36 « L’Internazionale socialista contro la guerra. I comizi nelle capitali europee », Avanti!, 15 nove (...)

24C’est dans le quotidien socialiste italien Avanti ! que nous retrouvons la liste de tous les meetings organisés à la suite de l’appel du Bureau36. Paris et Berlin sont concernés par les manifestations. Le Français Albert Thomas est présent dans la ville allemande, ce qui marque une différence non négligeable avec ce qui s’était passé en 1905, quand Jaurès n’avait pas pu se rendre à Berlin. Thomas affirme lors du meeting ce qu’il montre déjà par sa présence : « Les peuples de France et d’Allemagne veulent la paix. » Il déclare avoir été envoyé à Berlin par son parti pour exprimer les sentiments de fraternité de ses camarades envers le prolétariat allemand. Son allocution se poursuit par une ferme prise de position contre la guerre :

• 39 Ibidem.

26Le Français conclut son discours en affirmant que « l’organisation de la paix mondiale, cela est la grande œuvre que la social-démocratie doit accomplir39 ».

• 40 Ibidem.

27Le quotidien Vorwärts publie un compte rendu détaillé du meeting. Il consacre son deuxième supplément du 14 novembre à ce rassemblement contre « la fleur empoisonnée de l’impérialisme, contre l’offensive en Tripolitaine40 », qui prend la forme d’une manifestation imposante caractérisée par de nombreux discours et réunions qui ont lieu en parallèle dans plusieurs quartiers de Berlin. La capitale entière est impliquée, de Mitte à ses quartiers ouvriers les plus éloignés du centre-ville. Parmi les orateurs, on compte beaucoup de représentants du SPD ainsi que des socialistes de différents pays (Karl Renner de Vienne, Winarski, lui aussi Autrichien, Huysmans et Vandervelde de Bruxelles, en plus du déjà cité Albert Thomas), mais aucun Italien. Le quotidien socialiste donne beaucoup de résonance à cette participation internationale :

• 43 Pour une analyse approfondie de l’attitude du PSI, voir : Andrea Geuna, Aspects du pacifisme social (...)
• 44 En réalité, une partie du PSI s’est donnée beaucoup de mal pour exprimer son désaccord vis-à-vis de (...)
• 45 Karl Kautsky, « Banditenpolitik », Neue Zeit, 6 octobre 1911, p. 1-5.

29Les partis socialistes français et allemand calquent leur attitude sur celle du BSI, formulant des critiques similaires à l’égard des camarades italiens. Cette façon de faire est donc en quelque manière « justifiée » par le fait que l’Internationale exprime ces mêmes opinions. À son tour, le comportement froid du BSI à l’égard des socialistes italiens se fonde sur l’incapacité de ces derniers à mettre en place une protestation efficace face aux décisions de leur gouvernement sur la question tripolitaine43. Il faut cependant également ajouter que la SFIO et le SPD veulent faire preuve d’une unité renouvelée, après avoir montré leur désunion lors des crises précédentes, et ils font cela « sur le dos » des Italiens, forçant parfois le trait de l’apathie présumée de ces derniers44. D’ailleurs, l’attitude du SPD est dictée aussi par un enjeu nationaliste, vu que l’Allemagne a des intérêts en Turquie : l’Allemagne est devenue le protecteur international de la Turquie où elle a d’importants intérêts économiques. Ses généraux entraînent l’armée turque et le gouvernement du Reich envisage de construire un long chemin de fer reliant Berlin à Bagdad. Raisons de plus pour regarder d’un mauvais œil l’allié italien, qui risquait d’ébranler l’édifice déjà croulant de l’Empire ottoman. La presse allemande publie des articles affirmant, entre autres, que la population ottomane n’accepterait jamais des Italiens ce qu’elle était prête à accepter d’autres peuples plus avancés et plus « évolués ». Le Kaiser Wilhelm II se moque avec mépris de l’Italie et qualifie son ingérence dans les territoires ottomans de « vol ». Karl Kautsky écrit dans la Neue Zeit que la politique italienne en Tripolitaine est une politique de « brigandage45 ». Encore une fois, on remarque que les actions de la social-démocratie allemande sont entravées par les intérêts nationaux. Cependant, le fait que l’Allemagne ne soit pas directement impliquée dans la crise en cours permet aux sociaux-démocrates de dénoncer de manière plus décidée les actes militaires des autres pays et n’empêche pas le BSI de prendre des initiatives à l’échelle internationale.

• 46 Pour une étude sur l’ensemble de la période 1889-1915, nous renvoyons à notre livre : Elisa Marcobe (...)
• 47 Voir Georges Haupt, Le congrès manqué, Paris, Maspero, 1965.

30Quels sont les changements qui se sont opérés entre 1904-1905 et 1911-1912 ? L’Internationale a appris à réagir aux situations de crise. Le fait que l’organisation d’une manifestation internationale puisse être un moyen légitime pour s’opposer à la guerre a été désormais discuté et accepté par les deux congrès de l’Internationale qui avaient eu lieu avant l’année 1911, celui de Stuttgart (1907) et celui de Copenhague (1910). Lorsque la guerre italo-turque éclate, la Deuxième Internationale parvient à organiser très rapidement sa réaction. La réponse est encore plus impressionnante lors des deux guerres dans les Balkans qui se succèdent en 1912 et 191346. Face à ces nouveaux conflits, le BSI décide d’anticiper le congrès de l’Internationale qui devait avoir lieu à Vienne en 191447 et l’organise à Bâle en novembre 1912. Malgré ses efforts, le socialisme international ne réussit finalement pas à modifier les évènements, mais ses initiatives démontrent qu’il est désormais en mesure de s’organiser et de prendre des initiatives unitaires, même au niveau international.