• 1 « Déclaration tripartite sur l’Autriche », 1^er novembre 1943. La Déclaration de Moscou constitue le (...)

2En effet, l’image de l’Autriche était particulièrement ternie depuis les années 1930 et en particulier depuis son annexion par l’Allemagne nazie lors de l’Anschluss en mars 1938. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le statut de l’Autriche était très ambivalent : en tant que territoire du III^e Reich, les Alliés considéraient qu’elle portait une responsabilité dans le déclenchement et la poursuite de la guerre. Dans le même temps, l’Autriche, qualifiée de « premier État libre à avoir été victime de l’agression hitlérienne1 », était considérée comme un territoire à libérer. Cette dualité apparaît clairement dès la Déclaration de Moscou de 1943 et conditionne le traitement de l’Autriche après 1945. À l’instar de l’Allemagne, son territoire et sa capitale ont été divisés en quatre zones d’occupation. Les négociations sur le futur de l’Autriche sont étroitement liées au règlement de la « question allemande » et soumises aux affrontements idéologiques et stratégiques entre les deux grandes puissances de la Guerre froide. Il a fallu attendre dix années pour que les négociations sur le traité d’État autrichien aboutissent, le 15 mai 1955. Une fois sa souveraineté recouvrée, l’Autriche a proclamé sa neutralité : ce petit État neutre, faible politiquement et militairement, faisait ainsi office de zone tampon entre les deux blocs. Dans l’historiographie autrichienne, l’ère Kreisky est souvent considérée comme un âge d’or, puisqu’à cette époque, l’Autriche semble renouer avec une certaine grandeur.

• 2 « Für ein modernes Österreich » était un des slogans centraux du SPÖ lors de la campagne de 1970.

3L’accession puis le maintien au pouvoir de Bruno Kreisky ont été marqués par sa volonté de construire « une Autriche moderne2 » mais aussi de définir et de mettre en place une « voie autrichienne » (österreichischer Weg). Ce projet était double, puisqu’il s’agissait à la fois de réformer l’Autriche de l’intérieur afin de répondre aux objectifs des sociaux-démocrates, mais aussi de développer de nouvelles modalités d’action sur la scène internationale. Dans ces deux domaines, la réflexion théorique et la mise en pratique ont été nourries par de nombreux échanges et transferts entre Kreisky et des dirigeants d’autres nationalités. Les liens politiques et personnels ont ainsi servi la politique de Bruno Kreisky et sa recherche d’une troisième voie, à la fois entre réformistes et révolutionnaires, mais aussi entre les blocs se faisant face pendant la Guerre froide.

• 3 Bruno Kreisky, Zwischen den Zeiten – Der Memoiren erster Teil, (éd. par Oliver Rathkolb, Johannes K (...)
• 4 Jenny Andersson, « "Qu’est-ce que c’est ce modèle suédois ?" Débats constitutifs pour comprendre l’ (...)
• 5 Bruno Kreisky, Zwischen den Zeiten, op. cit., p. 373.
• 6 Wolfgang Petritsch, Bruno Kreisky : Ein biographischer Essay, Wien, München, Zürich, Kremayr & Sche (...)
• 7 Ibid., p. 41.

7Après avoir quitté l’Autriche en 1938, Bruno Kreisky a passé plusieurs années d’exil en Suède. Comme il le souligne dans ses Mémoires, c’est la première fois qu’il faisait l’expérience d’une « démocratie fonctionnant bien3 ». Fasciné par cette expérience, il a une perception très positive du réformisme pragmatique suédois, synonyme de stabilité démocratique et d’avancées sociales liées à l’État providence. Si, par la suite, Bruno Kreisky niera avoir voulu importer le « modèle suédois4 » en Autriche, il n’en demeure pas moins qu’il a été durablement marqué par ce qu’il a observé à l’étranger5. Kreisky a activement participé à la réflexion sur le rétablissement et la reconstruction politique de l’Autriche d’après-guerre lorsqu’il était en Suède, notamment en prenant la tête du Club des socialistes autrichiens (Klub österreichischer Sozialisten). Lors de ses années d’exil, Kreisky a établi des liens politiques et personnels avec de nombreux sociaux-démocrates, qu’ils soient scandinaves ou issus de l’exil. Il entretient notamment de très bonnes relations avec des membres du gouvernement suédois comme Torsten Nilsson et Gustav Möller, longtemps ministre des Affaires sociales6. À partir de 1942, Bruno Kreisky participe à la « petite Internationale de Stockholm », composée d’environ soixante personnes issues de quatorze pays7, réunie autour de Willy Brandt, avec lequel il a tissé d’étroits liens d’amitié. Le contact régulier et les échanges d’idées avec des figures de la social-démocratie d’autres pays, qui se poursuivent après le retour de Kreisky en Autriche au début des années 1950, ont donc largement contribué à façonner et à faire évoluer les idées de Bruno Kreisky.

• 8 Willy Brandt, Bruno Kreisky, Olof Palme, La Social-démocratie et l'avenir, Paris, Gallimard, 1976, (...)
• 9 Ibid.

8Vivement opposé au communisme, Kreisky considère dans le même temps que « les deux théories de la social-démocratie, la réformiste comme la révolutionnaire, ont abouti à une impasse [et qu’]il importe de mettre au point une nouvelle conception qui permettra de poursuivre le processus de démocratisation de tous les domaines de la société8 ». Bruno Kreisky se fait ainsi le défenseur du socialisme démocratique et de la démocratie sociale, qu’il cherche à mettre en œuvre à son arrivée au pouvoir en tant que chancelier à partir de 1970. Néanmoins, ses réflexions sur le socialisme démocratique et sa transposition pratique sont menées de concert avec d’autres dirigeants socialistes au pouvoir à la même époque, tout particulièrement avec Willy Brandt et Olof Palme, avec qui se sont établis de nombreux échanges et une correspondance partiellement publiée à l’époque9. Après une vague de nouveaux programmes sociaux-démocrates adoptés en Europe (Vienne en 1958, Bad Godesberg en 1959, Stockholm en 1960), l’arrivée et le maintien au pouvoir de dirigeants sociaux-démocrates dans plusieurs pays d’Europe dans les années 1960 et 1970 favorisent en effet une puissante émulation sociale-démocrate au niveau international.

• 10 À partir de 1991, le SPÖ change de nom et devient le Parti social-démocrate d’Autriche (Sozialdemok (...)

9Si le programme de Vienne de 1958 a contribué à établir les contours d’un Parti socialiste autrichien (Sozialistische Partei Österreichs, SPÖ10) réformiste et anticommuniste, une véritable transformation du parti s’opère sous la direction de Bruno Kreisky, qui remplace Bruno Pittermann à la tête du parti en 1967. Un an auparavant, et pour la première fois depuis 1945, le SPÖ est devenu un parti d’opposition, avec la formation du gouvernement monocolore conservateur ÖVP (Österreichische Volkspartei, Parti populaire autrichien) de Josef Klaus (1966-1970). Pendant ces années d’opposition, la stratégie de Kreisky est donc double, puisqu’elle vise la reconquête du pouvoir et une transposition pratique de la démocratie sociale. En s’adressant aux classes moyennes et en défendant un programme de réformes, Kreisky soutient une politique d’ouverture et de redynamisation du parti. Ainsi, il n’hésite pas à déclarer à plusieurs reprises :

• 12 Ces experts préparent notamment des programmes pour l’économie, la justice ou l’éducation.
• 13 Bundesministerium für Inneres, Die Nationalratswahlen vom 1. März 1970, Wien, Druck und Kommissions (...)
• 14 Le parti conservateur de l’ÖVP dispose alors de 79 mandats au Conseil national, tandis que le parti (...)
• 15 Bundesministerium für Inneres, Die Nationalratswahlen vom 10. Oktober 1971, Wien, Druck und Kommiss (...)

10Cela se traduit concrètement par la mise en place d’une commission de 1 400 experts, qui établissent, pour chaque domaine12, un « programme de réformes pour une Autriche moderne », présenté pour les élections de 1970. Le SPÖ y obtient la majorité des voix (48,4 % des suffrages, soit 81 des 165 mandats13), ce qui permet à Kreisky de former un gouvernement minoritaire, soutenu par le Parti de la liberté d'Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ)14. À partir de 1971, le SPÖ dispose de la majorité absolue (50 % des suffrages, soit 93 des 183 mandats15), exploit réitéré en 1975 et 1979. Dans les années 1970, le SPÖ devient ainsi le parti social-démocrate le plus puissant d’Europe.

• 16 Maria Wirth, Elisabeth Röhrlich, « "Für ein modernes Österreich". Die Ära Kreisky (1970-1983) », da (...)
• 17 Oliver Rathkolb, « Gesellschaftspolitik in der Ära Kreisky am Beispiel der Justiz-, Bildungs- und H (...)
• 18 Déclaration du gouvernement de Willy Brandt, 28 octobre 1969.

11Une grande politique de réformes est menée dans de nombreux domaines dès le début de la décennie16 : des avancées sont faites en matière de législation sociale, avec l’introduction d’un nouveau système d’aides sociales et des mesures de prévoyance santé. Dans le domaine du travail, on peut relever notamment l’introduction de la semaine de 40 heures, d’une loi constitutionnelle sur le travail (Arbeitsverfassungsgesetz, 1974) assurant la participation de représentants du personnel aux conseils d’administration, ou encore l’amélioration des congés maternité. Des mesures sont également prises en direction de la jeunesse, avec la réduction de la durée du service militaire et l’introduction d’un service civil. De grandes réformes sont menées dans le domaine de la justice17 : la « petite » réforme pénale de 1971 décriminalise l’homosexualité et l’adultère. La « grande » réforme pénale de 1974 permet notamment la libéralisation de l’avortement (Fristenlösung) et adapte le droit de la famille pour assurer l’égalité entre hommes et femmes, mais aussi entre enfants légitimes et illégitimes. L’école et l’université font également l’objet de réformes, afin de promouvoir l’égalité des chances et de faciliter l’accès du plus grand nombre à l’éducation et à l’information. Ces mesures de libéralisation, cette volonté de placer l’humain au centre de la politique, défendue par le SPÖ de Kreisky et ces réformes sociales et sociétales ne sont pas sans faire écho à la politique menée par Willy Brandt en Allemagne à son arrivée au pouvoir en 1969 et la résolution d’« oser plus de démocratie18 ».

• 19 Willy Brandt, Bruno Kreisky, Olof Palme, La Social-démocratie et l'avenir, op. cit., p. 147-197.

12Les objectifs de justice sociale, de protection des travailleurs, de lutte contre le chômage et la précarité font partie des mots d’ordre de la social-démocratie. Jusqu’au début des années 1970, l’Europe connaît une conjoncture économique favorable, ce qui permet notamment à Kreisky de financer son programme de réformes. Cependant, la crise pétrolière de 1973-1974 entraîne une grave crise économique mondiale, qui n’épargne pas l’Europe, et met en difficulté les gouvernements au pouvoir. Les moyens de limiter les conséquences de cette crise et d’en éviter de nouvelles sont notamment au cœur d’une discussion entre Willy Brandt, Olof Palme et Bruno Kreisky, réunis en 1973 à Schlangenbad19. Parmi les pistes évoquées par les trois dirigeants se trouvent la volonté de diversifier les ressources en énergie ou encore la possibilité du recours à la planification de l’État.

• 20 Robert Kriechbaumer, Die Ära Kreisky: Österreich 1970-1983 in der historischen Analyse, im Urteil d (...)
• 21 Ibid.
• 22 Günther Tichy, « Austrokeynesianismus – Angewandte Wirtschaftspolitik oder theoretisches Ex Post-Ko (...)

13La politique économique de l’ère Kreisky est conçue comme une voie médiane afin d’échapper à la fois à la crise économique qui touche l’Occident et à la crise d’approvisionnement rencontrée par les pays communistes20. Bruno Kreisky observe attentivement ce qui se fait à l’étranger, en décèle les avantages et les limites, afin de tenter d’adapter les solutions envisagées à la spécificité de la situation économique et sociale de la Seconde République. Cette « troisième voie » autrichienne consiste à mener coûte que coûte une politique de plein-emploi, en ayant recours à des mesures fiscales, salariales et monétaires, tout en se servant de l’industrie nationalisée comme levier de l’intervention de l’État, au risque d’augmenter considérablement les dépenses publiques. « Plein emploi, croissance économique et stabilité monétaire » constituent le triple objectif de ce « policy mix21 ». Cette politique ambitieuse de lutte contre le chômage, qui connaît son apogée au milieu des années 1970, est désignée à partir des années 1980 par le concept d’« austrokeynésianisme22 ». Dans un premier temps, l’Autriche paraît relativement épargnée par les effets de la crise mondiale et fait figure d’exception en Europe, ce qui contribue à alimenter le mythe d’une « île des bienheureux » (Insel der Seligen) dans l’océan des crises mondiales. Cependant, malgré les efforts consentis par l’État autrichien, la politique économique autrichienne ne permet pas d’endiguer les effets d’une crise qui dure : sur le long terme, la hausse du chômage et le considérable endettement de l’État remettent en question l’austrokeynésianisme défendu par Kreisky.

• 23 La promesse faite par les négociateurs autrichiens d’adopter une neutralité suivant le modèle suiss (...)

14L’une des particularités de l’ère Kreisky est la place centrale accordée à l’international pendant ces « longues années 1970 ». Il est indéniable que cela tient en partie à l’affinité personnelle du chancelier Kreisky pour les questions diplomatiques, mais aussi au réseau transnational qu’il a su se constituer. La politique menée par l’Autriche sur la scène internationale se distingue également en raison de la neutralité perpétuelle (immerwährende Neutralität) adoptée par la petite République alpine le 26 octobre 1955. En avril de la même année, Bruno Kreisky, alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères, avait participé aux négociations du Mémorandum de Moscou, où une neutralité autrichienne était apparue comme le prix politique à payer à l’URSS pour obtenir son aval dans le cadre des négociations du traité d’État, synonyme de retour de la souveraineté autrichienne23.

• 24 Elisabeth Röhrlich, Kreiskys Außenpolitik: zwischen österreichischer Identität und internationalem (...)

15Si la neutralité suisse est explicitement évoquée comme exemple dans le Mémorandum de Moscou, il n’en demeure pas moins que Kreisky devait penser en premier lieu à la politique de neutralité menée en Suède sous la forme d’une politique étrangère engagée. Celle-ci lui apparaissait comme le moyen de consolider la position internationale de l’Autriche, mais aussi de façonner une identité spécifiquement autrichienne24. Du reste, l’adhésion de l’Autriche à l’ONU dès décembre 1955 a très vite démontré qu’elle ne comptait pas se conformer à la politique menée par son voisin helvétique, mais bien davantage trouver une voie qui lui soit propre. L’observation du modèle suédois et du modèle suisse de neutralité ont ainsi permis de fixer les bases d’une neutralité « à l’autrichienne ». La politique de neutralité constitue un point commun qui facilite la coopération des États neutres européens, comme par exemple lors de la mise en place de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE).

• 25 Erwin A. Schmidl, « "Push" and "Pull" Factors in Foreign Policy : A Case Study of Austrian Particip (...)
• 26 Michael Gehler, « Bruno Kreisky, European Integration, the German Issue and Transnational Socialist (...)

16En sa qualité de ministre des Affaires étrangères (1959-1966) puis de chancelier, Bruno Kreisky a développé une « politique de neutralité active », consistant non pas uniquement à se tenir à l’écart des conflits, mais à éviter l’émergence même de ces derniers et à apporter une contribution active à la paix mondiale. Les « bons services » autrichiens se sont multipliés pendant cette période, qu’il s’agisse de la participation à des missions de maintien de la paix ou de médiation. L’Autriche est ainsi devenue l’un des pays envoyant le plus de soldats sous mandat onusien, à partir des années 1970 et ce, jusqu’à la fin de la Guerre froide25. Cette ouverture à l’international s’est traduite en particulier à Vienne, où se sont multipliées conférences internationales et discussions diplomatiques. La capitale autrichienne est également devenue une ville d’accueil pour de nombreuses institutions et organisations internationales, dont l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA, 1957), l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (UNIDO, 1967) ou encore l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP, 1965)26. L’une des grandes réalisations de Bruno Kreisky a été de faire de Vienne le troisième siège des Nations unies en 1980. Cela a renforcé le prestige de l’Autriche sur la scène internationale.

• 27 Bruno Kreisky, Die Zeit in der wir leben : Betrachtungen zur internationalen Politik, (éd. par Manu (...)

17L’ouverture à l’international fait également partie intégrante de la politique de sécurité de la Seconde République d’Autriche : l’absence de véritable réaction internationale à la suite de l’Anschluss de 1938 a en effet contribué à alimenter durablement les craintes des dirigeants politiques autrichiens comme Bruno Kreisky. Accueillir des organisations internationales et des observateurs étrangers revient à donner une visibilité à l’Autriche et à s’assurer qu’en cas d’atteinte à son intégrité territoriale, elle ne tombe pas dans l’indifférence et dans l’oubli27. En mettant en avant de bonnes relations avec les autres États, l’Autriche soigne sa présence sur la scène internationale. C’est aussi ce qui contribue à forger le nouveau profil de l’Autriche : la neutralité autrichienne est bien plus qu’une neutralisation imposée par l’URSS, telle que la craignaient de nombreux observateurs internationaux en 1955. Elle permet au contraire à la petite République alpine de redorer son blason, mais aussi de devenir un élément d’identification pour la population autrichienne. En devenant une plaque tournante de la diplomatie internationale, l’Autriche renoue avec la grandeur passée de l’Empire des Habsbourg. Les moyens déployés en matière de politique étrangère alimentent ainsi une nouvelle fierté nationale, qui allie modernité et tradition. Le déploiement de la diplomatie autrichienne et la place accordée aux réseaux transnationaux contribuent à moderniser l’image de l’Autriche, à l’intérieur et en dehors de ses frontières.

• 28 Bruno Kreisky, Neutralität und Koexistenz : Aufsätze und Reden, München, Paul List Verlag, 1975, p (...)
• 29 Michael Gehler, « Bruno Kreisky, European Integration, the German Issue and Transnational Socialist (...)
• 30 Michael Gehler, Österreichs Außenpolitik der Zweiten Republik : von der alliierten Besatzung bis zu (...)
• 31 Michael Gehler, « Bruno Kreisky, European Integration, the German Issue and Transnational Socialist (...)

18Pendant la Guerre froide, le statut d’État neutre a permis à l’Autriche de se profiler comme un pont entre l’Est et l’Ouest. C’est un des éléments saillants repris dans l’historiographie autrichienne, bien que Kreisky ait été le premier à relativiser cette fonction de « pont » en cas de fortes tensions entre les deux blocs28. Certes, l’ancrage politique et idéologique de la Seconde République ne laisse guère de doute quant à sa proximité avec les pays occidentaux, mais elle n’adhère officiellement à aucun des deux blocs. La politique étrangère menée par Bruno Kreisky est animée par une volonté de normaliser les relations entre l’Est et l’Ouest et de contribuer à la « coexistence pacifique », condition nécessaire à une politique de détente29. Cela a pris la forme de nombreuses visites officielles de représentants autrichiens aux États-Unis et en URSS, en Europe de l’Ouest et de l’Est. Signe de la reconnaissance des efforts de médiation de cet État neutre, la ville de Vienne a été choisie pour accueillir une rencontre au sommet entre Kennedy et Khrouchtchev en 1961. En parallèle de ces initiatives, l’Autriche s’est constamment engagée, dès la fin des années 1950, sur la voie d’une politique de bon voisinage (Nachbarschaftspolitik), consistant à soigner ses relations diplomatiques avec les États d’Europe centrale et orientale. Selon l’historien Michael Gehler, cette « politique active de voisinage [est] une "Ostpolitik" spécifique à l’Autriche30 », qui a contribué à ouvrir la voie à la politique de détente menée par la République fédérale d’Allemagne. Il n’est donc pas étonnant que Bruno Kreisky ait salué et encouragé l’Ostpolitik initiée par Willy Brandt dans les années 196031.

• 32 Archives Kreisky, XI.3, Prominenten-Korrespondenz, Box 11. En 1959-1960, Kreisky, alors ministre de (...)
• 33 Archives Kreisky, VII.1, Länderboxen : DDR, Box 1, Mappe « Offizieller Besuch des Herrn BK in der D (...)
• 34 Maximilian Graf, « Beyond victims of communism ? : Austria and the human rights question in the 197 (...)
• 35 La CSCE est ensuite devenue une organisation pérenne, l’Organisation pour la sécurité et la coopéra (...)
• 36 Archives Kreisky, VII.8, KSZE, Abrüstung, Entspannung, Box 3, 4.
• 37 Jussi M. Hanhimäki, « Détente in Europe, 1962-1975 », dans Melvyn P. Leffler (dir.), The Cambridge (...)

19Si cette dernière est fréquemment citée comme exemple paradigmatique des efforts visant la normalisation des relations Est-Ouest, les initiatives autrichiennes trouvent une place beaucoup moins importante dans l’historiographie internationale sur la Guerre froide. Les efforts déployés par la diplomatie autrichienne en vue d’une coexistence pacifique et de l’amélioration des relations avec les pays du bloc de l’Est sont pourtant conséquents, que l’on pense notamment à la tentative d’intercession de Kreisky entre Brandt et Khrouchtchev lors de la seconde crise de Berlin32 ou encore aux visites officielles dans les pays du bloc de l’Est, dont la République démocratique allemande (RDA) (1978). À cette occasion, le chancelier de la RFA Helmut Schmidt (membre du Parti social-démocrate allemand, SPD), se dit « convaincu que [cette] visite en RDA a été très utile à la Détente33 ». L’une des particularités de l’Ostpolitik autrichienne repose sur le déploiement de relations bilatérales avec chacune des républiques du bloc de l’Est34. La contribution autrichienne à la détente entre Est et Ouest ne s’est cependant pas limitée à des initiatives unilatérales. L’Autriche de Kreisky s’est également engagée dans des actions diplomatiques collectives, notamment aux côtés des États neutres et non-alignés. Le « groupe N+N », regroupant l’Autriche, la Suisse, la Finlande, la Suède et la Yougoslavie, a eu un rôle moteur pour la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), dont les négociations ont eu lieu entre 1972 et 1975 et se sont poursuivies par la suite35. En faisant front uni, ces États ont montré qu’une troisième voie était possible entre les logiques de blocs. Lors des négociations menées à Helsinki, l’Autriche a été particulièrement active dans les négociations de la « troisième corbeille », centrée sur la défense des droits de l’homme36. Ces différentes initiatives autrichiennes confirment la thèse de Jussi M. Hanhimäki37 selon laquelle la Détente est tout d’abord un projet européen.

• 38 Michael Gehler, Österreichs Außenpolitik der Zweiten Republik, op. cit., p. 418.
• 39 Willy Brandt est président de l’Internationale socialiste entre 1976 et 1992.

20L’Autriche de Kreisky a également poursuivi ses objectifs de détente en Europe grâce à un autre réseau transnational : l’Internationale socialiste. Le SPÖ y joue un rôle actif dès 1945, mais c’est avant tout dans les années 1970 qu’elle connaît une phase de renouveau et un regain d’activité. Le Congrès de l’Internationale socialiste organisé à Vienne en 1972 contribue à renforcer, d’une part, le dialogue et les liens entre dirigeants de gauche et, d’autre part, le rôle du SPÖ au sein de l’Internationale socialiste. Les sociaux-démocrates autrichiens y jouent un rôle de premier plan : Bruno Pittermann est président de l’Internationale socialiste de 1964 à 1975, Hans Janitschek secrétaire général de 1969 à 1975, Bruno Kreisky vice-président entre 1969 et 197438. L’Internationale socialiste, également portée par le trio formé par Kreisky, Palme et Brandt39, poursuit un objectif de coopération en Europe et de dépassement des antagonismes Est-Ouest, tout en menant de plus en plus, à la faveur des années 1970, une réflexion sur les inégalités Nord-Sud.

• 40 Archives Kreisky, XI.3, Prominenten-Korrespondenz, Box 46.
• 41 Archives Kreisky, XI.3, Prominenten-Korrespondenz, Box 11, 12.

21L’ère Kreisky, souvent présentée comme un âge d’or du rayonnement international de l’Autriche, est marquée par l’omniprésence de son chancelier, qui garde la main sur la diplomatie. Les ministres des Affaires étrangères nommés par Kreisky restent au second plan. Ces derniers sont par ailleurs sans affiliation politique, ils ne sont pas choisis dans les rangs du SPÖ. Sur la scène internationale, c’est donc Bruno Kreisky qui incarne véritablement l’Autriche et la social-démocratie autrichienne. Le chancelier dispose d’une grande latitude pour définir les thèmes et les objectifs en matière de politique étrangère. Sur ces sujets, Bruno Kreisky échange volontiers avec Olof Palme et Willy Brandt : tous trois ont un intérêt marqué pour les questions internationales. Si les échanges entre Bruno Kreisky et Olof Palme sont principalement marqués par les problématiques Nord-Sud40, la correspondance avec Willy Brandt, beaucoup plus fournie41, laisse une part importante aux problématiques Est-Ouest, notamment lorsque Kreisky était ministre des Affaires étrangères (1959-1966) et Brandt maire de Berlin-Ouest (1957-1966). Willy Brandt, chef du SPD depuis 1964, chancelier de la RFA (1969-1974) puis président de l’Internationale socialiste (1976-1992), est un partenaire politique privilégié avec lequel Kreisky entretient des relations d’amitié.

• 42 Willy Brandt, Bruno Kreisky, Olof Palme, La Social-démocratie et l'avenir, op. cit.
• 43 Michael Gehler, « Bruno Kreisky, European Integration, the German Issue and Transnational Socialist (...)
• 44 Elisabeth Röhrlich, Kreiskys Außenpolitik, op. cit., p. 258.
• 45 Willy Brandt, Bruno Kreisky, Olof Palme, La Social-démocratie et l'avenir, op. cit., p. 245-247.
• 46 Archives Kreisky, VII.6, Cancùn-Gipfel, Nord-Süd-Konflikt, Entwicklungshilfe, Box 1, 2, 3.

22Comme en attestent leurs échanges au début des années 197042, le trio constitué par Willy Brandt, Olof Palme et Bruno Kreisky souhaite renouveler l’Internationale socialiste, consolider son rôle et élargir son champ d’action. L’action conjuguée de ces trois hommes politiques contribue à donner un nouvel élan à l’Internationale socialiste et à « déplacer de plus en plus la politique étrangère européenne de l’axe Est-Ouest à l’axe Nord-Sud43 ». Kreisky s’engage dans la lutte contre les inégalités Nord-Sud, en défendant notamment depuis les années 1960 la mise en place d’un « plan Marshall pour le Tiers-monde44 ». Il soumet également à Palme et à Brandt un grand projet d’électrification et d’irrigation en Afrique45. À la suite du « rapport Brandt » sur les problèmes liés au développement (1980), Bruno Kreisky organise un grand sommet pour la coopération et le développement, qui se tient à Cancún en 1981 et qui rassemble de nombreux dirigeants politiques de premier plan, mais dont les résultats restent néanmoins assez modestes46.

• 47 Archives Kreisky, XI.3, Prominenten-Korrespondenz, Box 10, Discours d’Olof Palme à Vienne, 21 janvi (...)
• 48 Archives Kreisky, XI.3, Prominenten-Korrespondenz, Box 10, Interview de Willy Brandt accordée au jo (...)
• 49 Bruno Kreisky, L’Autriche entre l’Est et l’Ouest : réflexions d’un social-démocrate, Paris, Stock, (...)
• 50 Michael Gehler, « Bruno Kreisky, European Integration, the German Issue and Transnational Socialist (...)
• 51 Robert Kriechbaumer, Die Ära Kreisky, op. cit., p. 281.
• 52 Bruno Kreisky, Die Zeit in der wir leben, op. cit., p. 102.

23Bruno Kreisky multiplie les initiatives dans un autre champ de la politique étrangère : il s’engage personnellement dans des tentatives de médiation au Proche-Orient. L’action de Kreisky dans ce domaine est publiquement saluée, notamment par Olof Palme47 et Willy Brandt48. Si Kreisky déploie des efforts considérables pour en faire un sujet traité par la CSCE et par l’Internationale socialiste, sa démarche est loin de faire l’unanimité, et il n’hésite pas à faire cavalier seul. L’Internationale socialiste suit en effet un cours majoritairement pro-israélien, alors que Kreisky souhaite intercéder en faveur des Palestiniens. Il dénonce les méthodes employées par l’État d’Israël à l’égard de la population palestinienne. Issu d’une famille juive, Bruno Kreisky dit n’éprouver aucun sentiment d’appartenance au judaïsme, et se montre particulièrement critique vis-à-vis du sionisme49, ce qui fera dire à ses détracteurs qu’il est un « juif antisémite ». En raison du choc pétrolier de 1973, les relations avec les pays arabes sont placées au centre des préoccupations de l’Internationale socialiste : Kreisky est finalement chargé de mener des « fact finding missions », qui le conduiront au Proche et au Moyen-Orient en 1974, 1975 et 1976. Les tentatives de médiation de Kreisky au Proche-Orient sont soutenues par les sociaux-démocrates allemands Willy Brandt et Helmut Schmidt qui, pour des raisons historiques et diplomatiques, restent néanmoins en retrait sur la question israélo-palestinienne50. Au sein de l’Internationale socialiste, Kreisky est également soutenu par les socialistes espagnols, menés par Felipe Gonzalez51, ce qui n’est pas sans tendre les relations avec Golda Meir, ministre des Affaires étrangères puis Première ministre d’Israël. Le conflit israélo-palestinien fait finalement partie des sujets mis à l’ordre du jour lors du Congrès de l’Internationale socialiste organisé à Genève en 1976. Bien qu’il regrette que l’engagement international reste mesuré, Kreisky se réjouit, car selon lui, « l’Internationale socialiste n’est plus un fantôme52 ».

• 53 Kurt Waldheim, ancien Secrétaire général des Nations unies (1972-1981), est élu président autrichie (...)

25Dans l’historiographie autrichienne, l’ère Kreisky est perçue comme un âge d’or, ce qui s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, la personnalité de Bruno Kreisky et sa longévité au pouvoir lui permettent de marquer de son empreinte l’histoire de la Seconde République. D’autre part, le prestige international de l’Autriche semble atteindre son apogée dans les années 1970, notamment en raison des liens et des réseaux tissés par Kreisky. Ce rayonnement international paraît d’autant plus vif en regard de la situation difficile dans laquelle se trouvait l’Autriche dans l’immédiat après-guerre. En outre, la seconde partie des années 1980 est marquée par plusieurs revers sur la scène internationale, à commencer par le scandale entourant l’élection de Kurt Waldheim à la présidence de la République fédérale53. Cet épisode met brutalement un terme au prestige et à la bonne réputation de l’Autriche : isolée, elle semble se replier sur elle-même, tandis que Vienne est discréditée en tant que lieu de rencontre. Ces éléments participent à la relecture éminemment positive de l’ère Kreisky et de ses mérites, parmi lesquels compte l’établissement de la neutralité comme un pilier de la diplomatie et de l’identité autrichiennes.

• 54 Michael Gehler, « Bruno Kreisky, European Integration, the German Issue and Transnational Socialist (...)

26Si la singularité de la politique étrangère de la Seconde République contribue à construire dans les années 1970 l’image d’une « voie autrichienne », c’est avant tout le système économique autrichien qui attire l’attention des observateurs étrangers. En effet, « un taux d’emploi élevé et la paix sociale ont conféré à "l’austrokeynésianisme" de Kreisky un caractère de modèle54 ». À cet égard, la réception de ce « modèle autrichien » par les socialistes français dans les années 1970 et au début des années 1980 est intéressante à plus d’un titre, puisqu’il est cité en exemple.

• 55 Thomas Nowotny, « Le chancelier Kreisky vu par les hommes politiques français », dans Oliver Rathko (...)
• 56 Ibid., p. 98.

27Pendant l’ère Kreisky, plusieurs membres du parti socialiste français, qui jouent un rôle de premier plan après l’arrivée du Parti socialiste (PS) au pouvoir en 1981, se rendent en Autriche afin d’observer son système fédéraliste et économique : Pierre Mauroy en 1976, Roland Dumas en 1979, François Mitterrand en 198055. Face à la hausse de l’inflation en France, les socialistes français veulent convaincre qu’ils sont en mesure de proposer une politique économique viable. Une partie de leur stratégie consiste donc à « attirer l’attention sur un pays européen à gouvernement socialiste où l’inflation était bien moindre que dans la France conservatrice56 » : lors de la campagne électorale de 1981, les socialistes français se réfèrent donc au « modèle autrichien ». Après la victoire de François Mitterrand, le Premier ministre Pierre Mauroy cite de nouveau l’Autriche en exemple, dans sa déclaration de politique générale du 15 septembre 1981 :

• 58 Archives Kreisky, VII.1, Länderboxen : Frankreich, Box 2.
• 59 Emmanuèle Plas, « Autriche : un modèle ? Non, un exemple… », L’Unité, 17/10/1981.

29Néanmoins, cela a eu pour effet de placer l’Autriche au centre du débat public français et de renforcer les échanges de vue entre les deux pays. En 1981, de nombreux médias s’intéressent au « modèle autrichien », comme en attestent les articles collectés et rassemblés par l’ambassade d’Autriche à Paris, consultables aux archives Kreisky58. L’hebdomadaire socialiste L’Unité dresse un portrait très positif de l’Autriche de Kreisky en octobre 1981, en insistant sur les bons chiffres de l’économie et de l’emploi, ainsi que sur la réussite du partenariat social59. Cependant, les médias s’intéressent aussi aux limites de ce modèle, de plus en plus visibles à partir du début des années 1980, avec la crise de l’industrie nationalisée. Une remarque reflète bien la posture d’observation critique présente dans la presse française :

• 61 Gilbert Krebs, Gerald Stieg (dir.), Le Modèle autrichien : genèse, structures et fonctionnement du (...)

30L’examen du caractère exportable du modèle économique et social de l’Autriche fait l’objet d’une réception politique, mais aussi universitaire61.

• 62 Bruno Kreisky, Politik braucht Visionen : Aufsätze, Reden und Interviews zu aktuellen weltpolitisch (...)
• 63 Robert Kriechbaumer, Die Ära Kreisky, op. cit., p. 226.
• 64 Elisabeth Röhrlich, Kreiskys Außenpolitik, op. cit., p. 342.
• 65 Michael Gehler, Österreichs Außenpolitik der Zweiten Republik, op. cit., p. 417.

31Si Kreisky ne conteste pas l’existence d’un « modèle autrichien », il considère toutefois qu’il n’a pas vocation à être exporté, ne serait-ce que parce que le partenariat social et l’importance de l’industrie nationalisée sont des éléments spécifiquement autrichiens, dont l’émergence est liée à des circonstances historiques particulières62. Cependant, ce modèle autrichien est lui-même le résultat d’observations faites par Kreisky, notamment à l’étranger, d’échanges de vues et de transferts d’expérience avec le réseau qu’il s’est constitué. À partir du début des années 1980, l’exemplarité du modèle autrichien est néanmoins de plus en plus remise en question, à l’étranger et en Autriche. L’austrokeynésianisme et la politique de plein emploi montrent leurs limites : l’Autriche n’échappe finalement pas aux difficultés économiques rencontrées par ses voisins. L’endettement massif de l’État, la hausse du chômage et la crise de l’industrie nationalisée sont les signes d’une « crise de cette troisième voie63 ». De la même manière, dans les années 1980, l’action internationale de l’Autriche subit des revers : le sommet de Cancún n’apporte pas les succès attendus, signe que l’aura dont jouissait jusqu’ici Kreisky commence à se ternir64. En outre, l’internationalisme promu par Kreisky a certes largement contribué à renforcer la visibilité et le prestige de l’Autriche à l’étranger, mais, dans le même temps, cela a conduit à l’importation du terrorisme international, dont Vienne est devenue la cible à plusieurs reprises. Il convient donc de ne pas surestimer le consensus au sujet de la politique étrangère et des grandes initiatives menées par Bruno Kreisky. L’ÖVP et le FPÖ lui reprochent sa conception de la politique de neutralité active, à laquelle ils préféreraient une plus grande retenue65.

• 66 Michael Gehler, « Bruno Kreisky, European Integration, the German Issue and Transnational Socialist (...)

32L’un des traits les plus marquants de la « voie autrichienne » qui émerge dans les années 1970 est la véritable personnification de la politique, notamment sur la scène internationale. Cela n’est pas sans conséquences lorsque le chancelier se retire de la vie politique en 1983, d’autant plus que pendant toute sa carrière, Bruno Kreisky a mis à profit ses bonnes relations avec des dirigeants politiques d’autres nationalités. Il donne par ailleurs à ces liens personnels une importance encore plus grande qu’au réseau transnational socialiste66. Du reste, on peut remarquer que les grandes initiatives internationales de Kreisky ont pour effet de faire passer au second plan une réflexion sur la participation de l’Autriche à l’intégration européenne, qui sera menée à partir de la fin des années 1980.

• 67 Manuel Lucbert, « La mort de Bruno Kreisky, Socialiste dans une Autriche conservatrice, juif mais a (...)
• 68 Bruno Kreisky avait accordé à Manuel Lucbert de longs entretiens, qui ont notamment donné lieu à l’ (...)

33« L’ère Kreisky restera celle de l’ouverture de l’Autriche sur le monde et de la volonté de modernisation d’un pays encore mal débarrassé de ses oripeaux passéistes67. » Ce bilan, dressé par Manuel Lucbert68 en 1990 lors de la disparition de l’ancien chancelier, amène à s’interroger sur la postérité de l’ère Kreisky et son héritage, à la fois pour l’Autriche, pour l’Europe et pour la social-démocratie. La recherche d’une troisième voie, aussi bien dans le domaine économique et social qu’en politique étrangère, constitue, si ce n’est un âge d’or, du moins une période inédite pour la social-démocratie autrichienne, dont l’expérience d’une majorité absolue des voix n’a pas été reconduite depuis lors. Les avancées sociales et les réformes sociétales menées sous Kreisky font désormais partie intégrante du socle commun de la Seconde République. Même si la politique économique de l’austrokeynésianisme a fini par montrer des fêlures, il n’en demeure pas moins qu’elle a contribué à alimenter l’image d’une « île des bienheureux » et à fédérer ainsi la population autrichienne.