• 1 Marion Fontaine, « Ouvriers », dans Jean-Numa Ducange, Stéphanie Roza et Razmig Keucheyan (dir.), H (...)
• 2 Patrick Halbeisen, Margrit Müller et Béatrice Veyrassat (dir.), Wirtschaftsgeschichte der Schweiz i (...)

1Pour qui parlent les partis socialistes et sociaux-démocrates ? La question de savoir quel(s) électorat(s) représenter, centrale pour tout parti, est particulièrement symbolique pour les partis de gauche issus du mouvement ouvrier, et fait depuis leurs débuts l’objet de débats nourris, des sections locales jusqu’aux associations internationales. Comme le suggère Marion Fontaine, les socialismes portent une « pensée de la société sur elle-même », qui s’exprime plus récemment dans l’inquiétude d’avoir « perdu » le monde ouvrier1. Cet article propose en ce sens d’interroger la cible électorale changeante du Parti socialiste suisse (PSS) en étudiant les débats stratégiques et les pratiques de mobilisation de ce parti au cours de l’après-guerre, en lien avec les discussions transnationales des sociaux-démocrates sur ces mêmes questions. Derrière la grande stabilité électorale de cette période (le PSS se maintient autour de 20-25 % des suffrages exprimés, voir fig. 1), on peut en effet se demander comment le parti traduit politiquement les profondes transformations en cours de la société suisse. L’économie suisse, tôt industrialisée et intégrée au commerce international, connaît après-guerre une « avance de prospérité » en comparaison européenne, qui transforme les styles de vie et les perceptions courantes des classes sociales2. Mais l’après-guerre (ré-)ouvre également deux questions qui poussent à repenser dans la longue durée la figure politique de l’« ouvrier » : la tardive introduction du suffrage féminin (1971 au niveau fédéral) et les droits des « travailleurs invités ».

• 3 Bernard Degen, « Sozialdemokratie und Gewerkschaften : Geschichte einer wechselhaften Beziehung », (...)
• 4 Sur cet espace, voir Karim Fertikh, « Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates alle (...)

2Ces questions ne sont pas nouvelles : issu du mouvement ouvrier, le PSS, fondé en 1888, a mis plusieurs décennies à clarifier ses relations avec les syndicats, qui, à l’époque, insistent sur leur engagement en faveur du monde ouvrier au-delà du corps électoral suisse et masculin3. Contraint par sa participation au jeu politique national, le PSS est tout de même au confluent de plusieurs espaces de circulation des idées socialistes, en premier lieu l’espace germanophone4. Le PSS est d’ailleurs resté un parti moins centralisé que dans d’autres pays, avec des variations de ligne politique selon les cantons et les régions linguistiques – qui se retrouvent déjà dans ses différents noms : Parti socialiste en français et Partito socialista en italien, mais Partida socialdemocrata en romanche et Sozialdemokratische Partei en allemand, la langue majoritaire.

• 5 Adrian Zimmermann, « Von der Klassen- zur Volkspartei ? Anmerkungen zum ideologischen Selbstverstän (...)
• 6 Adrian Zimmermann, Klassenkampf und Klassenkompromiss : Arbeit, Kapital und Staat in den Niederland (...)
• 7 Bernard Degen, Sozialdemokratie : Gegenmacht ? Opposition ? Bundesratspartei ? Die Geschichte der R (...)
• 8 Line Rennwald, Partis socialistes et classe ouvrière : ruptures et continuités du lien électoral en (...)

3Cette diversité historique se retrouve également au niveau de l’ancrage social du parti, qui ne se revendique « parti de classe » qu’avec le programme de 19205. Alors qu’il enregistre dans les années suivantes ses meilleurs résultats électoraux (premier parti en termes des voix avec 28,7 % aux élections au Conseil national en 1931) en dépit de la nouvelle concurrence du Parti communiste suisse, le PSS manque cependant de marges de manœuvre face au « bloc » des partis bourgeois (radical, conservateur et agrarien) verrouillant les institutions politiques. Comme dans d’autres pays, la crise économique et la montée des fascismes poussent le PSS, dans son programme de 1935, à accepter la défense nationale et à se positionner comme défenseur de la démocratie suisse. Ce programme revendique également une double étiquette de « parti de classe » (« Klassenpartei ») et de « parti populaire » (« Volkspartei »), représentant toutes les « couches exploitées » (« ausgebeutete Schichten »). Le PSS se rapproche alors des organisations d’employées et d’employés ainsi que de la paysannerie dans le but de réguler le capitalisme. Ce repositionnement, mais surtout la période d’unité nationale ouverte par la guerre, seront le creuset du « compromis de classe asymétrique » d’après-guerre6. Pour le PSS et les syndicats majoritaires réunis au sein de l’Union syndicale suisse (USS), cette intégration asymétrique permet certes de participer aux décisions, mais conduit à des compromis souvent ingrats et donc à une tension existentielle entre réalisme et opposition7. Sur le plan électoral, le partage des mandats sur la base (informelle) de quotes-parts électorales au Conseil fédéral (gouvernement) implique pour le PSS, comme pour ses partenaires gouvernementaux, de maintenir le même niveau de voix aux élections parlementaires sur le long terme. Or comme l’a montré la politiste Line Rennwald sur la base des sondages électoraux réalisés depuis les années 1970, en Suisse plus qu’ailleurs, une partie de l’électorat ouvrier suisse, en particulier celle sans attaches syndicales, s’est détournée d’un PSS devenu plus à gauche sur les enjeux culturels. Ce « désalignement » a contribué à l’envol de l’Union démocratique du centre (UDC) et au déclin (limité) du PSS dans les années 1990, dont l’électorat est aujourd’hui principalement constitué de classes moyennes salariées, particulièrement de spécialistes des domaines sociaux et culturels8.

• 9 Pour une approche constructiviste de la représentation politique, voir Michel Offerlé, Les partis p (...)
• 10 Jacques Lagroye, Bastien François et Frédéric Sawicki, Sociologie politique, 6^e éd., Paris, Presses (...)

4Cet article propose de se demander comment les acteurs partisans eux-mêmes ont pu objectiver ces transformations, y compris en l’absence de telles données pour les premières décennies, et comment ils les ont interprétées et traduites en stratégies électorales et politiques. Il s’agit donc de s’intéresser aux transformations sociales non simplement telles qu’elles s’imposeraient aux acteurs politiques, mais bien telles qu’ils les perçoivent, les anticipent, voire tentent de les façonner en fonction des outils, données et concepts scientifiques à leur disposition. Faire l’histoire de cette réflexivité du parti sur son ancrage social, c’est aussi s’interroger sur ses cadres de pensée, du local au transnational, et sur les acteurs partisans et non partisans en position de penser, de catégoriser, de parler pour, et de « prétendre représenter » les groupes sociaux9. Au sein du parti, le travail représentatif fait en effet l’objet de luttes de légitimité internes et d’une division du travail entre acteurs, qui peuvent être reliées aux transformations de leurs profils sociologiques et politiques. Au vu de la faiblesse historique des partis politiques suisses, notamment face aux associations économiques, et donc, à gauche, aux syndicats, il est aussi essentiel de penser le travail partisan de représentation en lien avec celui réalisé par les diverses organisations de gauche en Suisse, du mouvement ouvrier jusqu’aux nouveaux mouvements sociaux, compris comme « systèmes d’action » contribuant à entretenir, mais aussi à faire évoluer, les identités socio-politiques au long cours10.

• 11 Cette contribution fait suite à ma thèse de doctorat réalisée dans le cadre du projet de recherche (...)

5Pour suivre la construction d’un électorat depuis la catégorisation statistique jusqu’à la représentation iconographique en passant par les pratiques de mobilisation, la contribution s’appuie sur un corpus réunissant procès-verbaux de réunions des instances dirigeantes, statistiques électorales et sondages, articles de presse et matériaux de campagne. L’analyse se concentre sur une série d’élections législatives fédérales choisies pour leur importance historique, étudiées au niveau fédéral et dans trois cantons (Tessin, Vaud, Zurich) retenus pour représenter la diversité culturelle, socio-économique et religieuse du pays11. Premières élections d’après-guerre, les élections législatives de 1947 servent de test pour la capacité du PSS à rassembler une majorité interclassiste. En contraste, les élections de 1959 doivent avant tout consolider la revendication du parti à obtenir deux mandats au Conseil fédéral. La vision élaborée alors de l’électeur du PSS est fortement remise en cause lors des élections de 1971, ne serait-ce que par l’arrivée tardive des Suissesses dans la politique électorale. Enfin, les élections de 1983 marquent une nouvelle tentative de synthèse alors que le parti fait face à la montée des Verts et des nouveaux mouvements sociaux.

• 12 Hans Ulrich Jost, Politik und Wirtschaft im Krieg. Die Schweiz 1938-1948, Zürich, Chronos, 1998.

6La sortie de la Seconde Guerre mondiale représente une période à la fois ouverte et ambivalente pour le PSS. Comme ailleurs en Europe, son aura sort plutôt renforcée de l’affrontement des démocraties contre les fascismes, d’autant que les élites politiques bourgeoises se retrouvent, au moins pour un temps, sur le banc des accusés pour leurs compromissions économiques avec l’Allemagne nazie. Le PSS obtient 28,6 % des voix aux élections législatives de 1943, et réussit le mois suivant à faire élire un premier Conseiller fédéral socialiste par le Parlement. Mais il doit à partir de 1944 faire face à la concurrence du Parti du travail (PdT), successeur du Parti communiste interdit en 1940. Les années qui suivent servent de test pour les rapports de force entre partis, alors que l’organisation des rapports entre démocratie et économie est sur la table, après des années de guerre marquées par les « pouvoirs spéciaux » de l’exécutif12. Dans ce contexte, le PSS participe aux compromis en voie d’élaboration, tout en avançant ses propres visions, comme avec son programme d’inspiration planiste de 1942, « La nouvelle Suisse », qui réaffirme le PSS comme « parti populaire » (« Volkspartei »).

• 13 Initiative populaire concernant la réforme économique et les droits du travail, 18.05.1947.
• 14 Discours au Conseil national, 13 décembre 1946, Ernst Reinhard et Willy Spühler, « Zwei Reden über (...)
• 15 Matthieu Leimgruber, Solidarity without the State ? Business and the Shaping of the Swiss Welfare S (...)

7L’année 1947 est particulièrement déterminante en ce sens, avec plusieurs votations populaires importantes en plus des élections parlementaires fédérales. Avec son initiative pour la réforme économique et les droits du travail visant à constitutionnaliser « le droit au travail et la juste rémunération du travail13 », le PSS assume, dans les mots du conseiller national Willy Spühler, « la nécessité absolue d’orienter l’économie », « si nous voulons donner à l’ensemble du peuple, aux ouvriers et aux paysans, aux employés et aux petites gens du commerce, plus de sécurité, plus de prospérité et plus de joie de vivre14 ». Mais le PSS est seul derrière ce texte, qui ne récolte que 28,6 % des voix en mai 1947, le même score qu’aux élections de 1943. Ce texte a au moins influencé un projet parallèlement mis en discussion par le Conseil fédéral, qui reprend la nécessité de lutter contre les crises tout en encadrant strictement les compétences fédérales en matière économique. Ces « articles économiques » constitutionnalisent par ailleurs la participation des groupes d’intérêt aux processus de décision parlementaire, ce qui renforcera leur prééminence dans le système politique suisse. Ils sont acceptés par le peuple le 6 juin 1947, en même temps qu’un projet historique d’assurance vieillesse et survivants (AVS), qui deviendra le symbole ambigu d’un nouveau compromis social pour l’après-guerre15.

• 16 ASS Ar 1.116.15. Procès-verbal du congrès ordinaire du PSS, discours d’Hans Oprecht et Jules Humber (...)
• 17 ASS Ar 141.10.9. Cohen, Victor: SPS-Propaganda-Plan 1946-47, [1946].
• 18 Zoé Kergomard, Wahlen ohne Kampf ? Schweizer Parteien auf Stimmenfang, 1947–1983, Basel, Schwabe, 2 (...)

8Malgré l’échec de leur initiative, les cadres du PSS envisagent les élections fédérales de 1947 avec un certain optimisme. À l’étranger, les gouvernements sociaux-démocrates au Royaume-Uni et en Suède, revendiquant de représenter le peuple au-delà de la classe ouvrière, font espérer la possibilité d’une « troisième voie »16. Un publicitaire autodidacte et membre du parti, Victor Cohen, déjà chargé de promouvoir l’AVS pour les syndicats, conçoit la campagne du parti, en recommandant de « différencier » selon les groupes sociaux la « langue » et les moyens de communication, de la presse partisane à la presse indépendante17. En continuité avec la ligne adoptée depuis 1935, la campagne combine un imaginaire ouvriériste du chantier et de la « reconstruction18 » avec de nombreux appels interclassistes. Renvoyant au tableau de Giuseppe Pellizza Il Quarto Stato (1901), référence du mouvement ouvrier et paysan italien, une affiche du peintre expressionniste Fred Stauffer (fig. 2) imagine un peuple en marche, incluant des femmes et hommes de tous âges et de diverses conditions sociales, qu’une brochure présente comme une majorité potentielle :

• 20 Werner Baumann, « Verbäuerlichung der Nation - Nationalisierung der Bauern », dans « Musée Suisse » (...)
• 21 Annonce électorale « Die fetten Jahre... », dans Beobachter, 15.09.1947.
• 22 Olivier Longchamp, La politique financière fédérale (1945-1958), Lausanne, Antipodes, coll. « Histo (...)
• 23 Bibliothèque de Genève, Da 606. René Gilsi : Sozialdemokraten und Gewerkschaften, 1947 ; ASS Ar 1.2 (...)

9Dans cette énumération, la première place des « paysans » revêt un caractère particulièrement symbolique alors que la politique d’autosuffisance alimentaire pendant la Seconde Guerre mondiale n’a fait que renforcer la figure du paysan dans les imaginaires politiques20. L’insistance sur les « employés » privés comme publics, souvent mis en avant dans le nom même des listes PSS (« ouvriers et employés »), est à relier à l’enjeu de cet électorat hétérogène, comparativement moins syndiqué et dont les représentants se trouvent tant sur des listes du PS que sur celles des petits partis du centre et centre gauche comme l’Alliance des indépendants. La campagne insiste sur l’appartenance de ces différentes catégories à un « nous », « travailleurs », opposé aux « gens riches » dont l’argent « vient, franc après franc, des mains du peuple travailleur21 », dans un contexte de renégociation de la politique fiscale et financière suisse22. Dans une affiche de l’artiste et caricaturiste René Gilsi, engagé à gauche, ce peuple qui pourrait prendre le pouvoir est également incarné par un timonier « barrant à gauche », reprenant les codes visuels de la virilité et de l’émancipation ouvrière23.

• 24 ASS Ar 1.110.37. Comité directeur, 31.05.1947.
• 25 Archives cantonales vaudoises (ACV), Parti socialiste vaudois, PP 225/8. Comité directeur, 19.07.19 (...)
• 26 Pierre Jeanneret, Popistes : histoire du Parti ouvrier et populaire vaudois, 1943-2001, Lausanne, É (...)
• 27 ASS Ar 1.230.3. Tableau statistique, élections au Conseil national de 1947, [1947].
• 28 ASS Ar 1.111.11. Comité directeur, 4.10.1947.
• 29 Archives du canton du Tessin (ASTi) 01 61.2.4. Lettre du secrétaire fédéral Jules Humbert-Droz aux (...)

10À côté de cette ouverture à d’autres catégories sociales, le parti se préoccupe de la mobilisation du monde ouvrier. En Suisse romande, où le PdT a recruté parmi d’anciens du PSS et fait ses meilleurs scores, les cadres cherchent à reconquérir les « socialistes sincères24 » tentés par ce parti, et lui contestent donc son auto-désignation de « parti de la classe ouvrière »25. L’entrée dans la logique de guerre froide conduit le PSS et les syndicats majoritaires organisés au sein de l’Union syndicale suisse (USS) à exclure progressivement toute alliance avec les communistes26. Au-delà de cette concurrence, des statistiques compilées par le parti comparant proportion d’ouvriers, de membres et résultats électoraux mettent en lumière un potentiel de mobilisation non exploité27. Les dirigeants du parti, optimistes au vu de « l’augmentation massive du nombre des ouvriers » dans le pays, ambitionnent donc d’aller chercher ces « nouvelles masses » de voix28. Le parti enjoint pour cela ses « hommes de confiance » à mobiliser autour d’eux, au travail ou dans les organisations sportives et culturelles du mouvement ouvrier29. Un tract du PS zurichois reprend également des statistiques officielles de l’abstention pour montrer le différentiel d’abstention conséquent entre « entrepreneurs » (11,8 %) et « directeurs » (12,6 %) d’un côté, « travailleurs qualifiés du privé » (28,5 %) et « travailleurs non qualifiés du privé » (33,4 %) de l’autre. Le tract déduit de ces chiffres que « la grande masse du prolétariat aurait donc la capacité de tenir la barre de l’État à gauche et ainsi de briser le pouvoir des riches » (fig. 3).

• 30 ASS, Ar 1.111.11. Comité exécutif, 30.10.1947.
• 31 Bernard Degen, « Haute conjoncture et guerre froide », dans Valérie Boillat, Bernard Degen, Elisabe (...)
• 32 Pietro Boschetti, Le parti socialiste suisse hors du gouvernement (1953-1959) : un parti d’oppositi (...)

11Cet espoir n’est pas réalisé puisque le parti atteint 26,2 % des voix, ce qui fait craindre à Robert Grimm, figure de la grève générale de 1918, un « certain embourgeoisement [Verspiesserung] » de la classe ouvrière, qui « est aujourd’hui à un autre niveau matériel et intellectuel qu’il y a vingt ans30 ». Cette question marque les discussions du PSS dans les années à venir, alors que le spectre de la crise économique s’éloigne et que le parti peine à proposer une vision politique alternative. La position subordonnée du PSS au sein du Conseil fédéral, mais aussi la ligne très consensuelle des syndicats, qui renoncent progressivement à la possibilité même de faire grève dans le cadre des accords dits de la « paix du travail », limitent les marges de manœuvre de la gauche pour redistribuer les fruits et gérer les coûts de la « haute conjoncture31 ». En 1953, le conseiller fédéral Max Weber finit par démissionner après un ultime blocage de la réforme financière. Cette période n’est pas pour autant le « bain de jouvence dans l’opposition » annoncé par le président Walther Bringolf32.

• 33 Voir à ce sujet Karim Fertikh, L’invention de la social-démocratie allemande. Une histoire sociale (...)
• 34 Au congrès du Parti socialiste suisse, Journal de Genève, 01.07.1959 ; Société pour le développemen (...)
• 35 Emil J. Walter, « Auseinandersetzung mit dem Marxismus », Rote Revue : sozialistische Monatsschrift(...)
• 36 Jules Humbert-Droz, « Vor dem Parteitag in Winterthur », Rote Revue  : sozialistische Monatsschrift(...)
• 37 Dont les figures de la gauche du parti Fritz Giovanoli et Jules Humbert-Droz, ASS Ar 1.250.15 ; 1.2 (...)
• 38 Michel Caillat, Mauro Cerutti, Jean-François Fayet et Stéphanie Roulin (dir.), Histoire(s) de l’ant (...)
• 39 Hadrien Buclin, « Une brèche dans la défense nationale ? Le Mouvement suisse contre l’armement atom (...)
• 40 Hadrien Buclin, Entre culture du consensus et critique sociale, op. cit., p. 290.
• 41 ASS Ar 1.116.16. Procès-verbal du congrès de Winterthour, Discours de Walther Bringolf, 27/28.06.19 (...)

12En 1959, l’objectif des cadres du PSS est non plus de réunir des majorités autour de votations, mais bien d’obtenir auprès des autres partis lors des élections au Conseil fédéral de décembre deux mandats de conseillers fédéraux, perspective facilitée par la vacance de quatre sièges sur sept. Ils précipitent l’acceptation d’un nouveau programme au congrès de Winterthour en mai 1959, à temps pour les élections parlementaires d’octobre 1959. Le contexte d’adoption de ce programme, vite résumé à un « Bad Godesberg » suisse, est brouillé par les différents conflits d’interprétation autour de ce dernier33, mais aussi par sa réception dominante en Suisse. La presse bourgeoise a immédiatement vu dans le programme le signe de la victoire des « réalistes » sur les « doctrinaires » ou encore le remplacement de la « lutte des classes » par « le niveau de vie comme religion de substitution34 ». Mais au sein du PSS, le processus de révision semble avoir rempli plusieurs objectifs potentiellement contradictoires. La proposition d’adapter le programme de 1935 et, au-delà, la doctrine du parti en fonction des enjeux économiques et géopolitiques contemporains, mais aussi des électeurs des années 1950, est en discussion depuis le début des années 195035. La déclaration adoptée par l’Internationale socialiste en 1951, proposant un « socialisme démocratique » distancié des pays communistes, sert souvent de référence, mais au-delà de cette synthèse, il n’y a pas qu’une manière d’envisager la « rénovation » du marxisme36. La commission de révision lancée en 1957 comprend d’ailleurs des cadres de différences tendances de tout le pays37. Parallèlement, les clivages internes s’aggravent autour de la politique militaire et atomique suisse. Alors que l’anticommunisme, particulièrement en Suisse alémanique, n’est que plus virulent depuis la répression soviétique de l’insurrection hongroise38, le congrès du PSS d’octobre 1958 refuse même de soutenir une initiative pour l’interdiction de l’arme atomique lancée par le Mouvement suisse contre l’arme atomique, dans lequel des socialistes s’engagent au côté de communistes39. Alors qu’il craignait une scission en 1958 (une peur sans doute exagérée)40, le président Walther Bringolf rappelle en ouverture du congrès que « nos adversaires ont les yeux rivés sur [nous] », et appelle « à rassembler notre parti, à resserrer les rangs et à créer dans le programme un instrument qui corresponde à nos conceptions, à notre politique pratique, à notre profession de foi et à notre foi dans le socialisme41 ».

• 42 Ibid.
• 43 Sozialdemokratische Partei der Schweiz, 1959, Programm der Sozialdemokratischen Partei der Schweiz, (...)
• 44 ASS Ar 1.116.16. Procès-verbal du congrès de Winterthour, Discours de Walter Kull (Zurich), 27/28.0 (...)

13La réforme visait donc des objectifs potentiellement contradictoires, qui se retrouveront dans les références convoquées au congrès de Winterthour : actualisation doctrinale ou simplement électorale, rassemblement du parti, et/ou preuve de loyauté gouvernementale et d’anticommunisme pour l’extérieur. Avec la présence de délégués étrangers comme Albert Carthy (secrétaire de l’Internationale socialiste) et Willy Eichler (membre de la commission programmatique du SPD), la déclaration de Francfort ainsi que les réformes autrichiennes et allemandes sont citées comme exemple, permettant aux cadres promouvant le programme de souligner la continuité et l’unité d’un « nous » social-démocrate suisse et international42. Si le programme n’utilise plus les termes « prolétariat » et « luttes de classes », il affirme que la Suisse est déjà « en voie vers le socialisme43 ». Dans la presse socialiste et au congrès, les quelques voix dissonantes, venant souvent de Suisse romande mais aussi de Zurich, se concentrent justement sur ce nouveau vocabulaire qui « endormir[ait] encore plus [les ouvriers]44 ». En réaction, Max Weber défend la réforme comme une adaptation nécessaire de la communication du parti face aux transformations de l’électorat :

• 46 ASS Ar 1.110.49. Bureau exécutif, 24.01.1959.
• 47 Voir à ce sujet Anja Kruke, Demoskopie in der Bundesrepublik Deutschland  : Meinungsforschung, Part (...)
• 48 ASS Ar 1.110.49. Bureau exécutif, 24.01.1959.
• 49 Nowland Organisation, Das politische Verhalten von drei Kategorien periphärer Wähler und ihr Verhäl (...)
• 50 Nowland Organisation, Das politische Verhalten, op. cit., p. 18 ; 96.

14Parallèlement à la révision du programme, la direction du parti semble d’ailleurs plus préoccupée des transformations de son électorat que de débats théoriques, puisqu’elle commande pour la première fois un sondage pour « essayer pour une fois quelque chose de nouveau » et rattraper son retard en ce domaine vis-à-vis de la droite46. La commande de ce sondage révèle par là une certaine fébrilité du parti et des syndicats, qui contribuent à le financer, mais aussi l’externalisation du travail d’appréhension de l’électorat, en contraste avec le SPD allemand qui préfère encore s’appuyer sur son propre réseau pour comprendre son électorat47. Réalisée par l’agence états-unienne Nowland, l’étude doit porter sur les « marges » de l’électorat du PSS, tout comme dans une étude précédemment menée pour le parti catholique belge qui aurait permis de convaincre des « électeurs supplémentaires48 ». En procédant par entretiens, l’étude s’intéresse en particulier à trois catégories : l’« ouvrier non qualifié », l’« employé de base », et le « contre-maître » – indiquant en creux l’ouvrier qualifié comme figure classique de l’électeur PSS49. L’étude prend note de la fluidité des frontières sociales, mais y voit un élément de déstabilisation de cet électeur périphérique, qui ne sait plus « se positionner là où les autres le classent », craint d’« être tôt ou tard court-circuité et supplanté par d’autres, mieux informés et ayant reçu une formation plus moderne », et en conséquence tend à se replier sur « l’espace privé50 ». L’étude tire de ce constat pessimiste une recommandation sans appel pour la communication du PSS :

• 52 Ibid., p. 106 ; 109.
• 53 Ibid., p. 109 ; 97.
• 54 Matthew Day, « The short happy life of the affluent working class : Consumption, debt and Embourgeo (...)
• 55 ASS Ar SGB G 196/3. Correspondance de l’USS avec le PSS, Lettre de la Nowland Organization à Herman (...)
• 56 ASS Ar 1.110.49. Bureau exécutif, 24.01.1959.
• 57 Sur les transformations des cadres socialistes au cours de l’après-guerre, Julien Wicki, On ne mont (...)
• 58 ASS Ar 1.230.6. Lettre aux sections cantonales et locales, 25.09.1959.

15Tout comme la publicité vend des produits comme moyens de distinction sociale, le PSS doit donc réaliser le rêve de cet électeur d’atteindre « les nouvelles et larges classes moyennes52 » et contribuer à le distinguer tant des « pauvres types » plus pauvres que lui que des « rouges ». Pour cela, le parti doit se montrer « sous la lumière d’une sagesse paternelle », comme force « qui contrôle le progrès et qui parvient à gérer les complications pouvant résulter d’un monde surtechnicisé53 ». Cette vision d’un monde ouvrier en voie d’embourgeoisement, voire de droitisation, tendant vers l’individualisme et l’« apathie », fait alors l’objet d’une discussion transnationale54. Les sondeurs, tout comme des voix critiques de la campagne comme l’ancien secrétaire fédéral Jules Humbert-Droz, comparent d’ailleurs les difficultés du PSS à la dernière défaite électorale du Labour britannique, pour en tirer des conclusions opposées quant à la pertinence de s’adapter à la « petite-bourgeoise55 ». Mais les recommandations du sondage, resté confidentiel pour ne pas révéler l’origine étatsunienne de l’agence56, confortent la majorité des cadres du PSS et du mouvement ouvrier qui y ont accès, souvent plus âgés et eux-mêmes en ascension sociale57, dans leurs représentations du monde ouvrier et dans la stratégie politique à adopter à l’avenir. La campagne de 1959 fait déjà écho à cette stratégie, avec comme slogan très neutre « L’homme au centre », illustré par une affiche du graphiste Joe Mathis montrant le visage stylisé d’un homme en noir et blanc (fig. 4), tout en ciblant les « couches périphériques de l’électorat » : « jeunesse/étudiants, employés, paysans, abstentionnistes58 ».

• 59 Annonces électorales « Komitee für fortschrittliche Gewerkschaften und Sozialisten », Tagblatt der (...)
• 60 Zoé Kergomard, Wahlen ohne Kampf, op. cit., p. 147-154 ; 246-248.

16Mais les temporalités des sondeurs et des cadres ne sont pas celles des mobilisations au long cours, et sur le terrain, les socialistes continuent de s’appuyer sur leurs relais traditionnels du mouvement ouvrier, en particulier les syndicats. Seuls événements d’une campagne terne, les conflits entre aile gauche et aile droite du parti se règlent d’ailleurs à coup de campagnes de diffamation entre candidats dans la presse socialiste et sur les « tableaux noirs » des syndicats dans les entreprises59. C’est bien tout le paradoxe du discours lisse « attrape-tout » progressivement adopté par le Parti socialiste – tout comme par les autres partis suisses. Diffusé « d’en haut », il fait face à des pratiques de mobilisation locales « par le bas » qui s’appuient sur l’existant, tant sur les réseaux, acteurs et ressources du système d’action ouvrier que sur la (ré)activation de lignes de conflit idéologiques voire identitaires permettant d’en appeler à la loyauté des électeurs (« traîtres » d’un côté, « communistes » de l’autre). Le discours « attrape-tout » permet alors surtout de se mettre symboliquement du côté de la « fin des idéologies » et de la « société nivelée de classe moyenne », deux diagnostics circulant en Suisse à l’époque qui sont aussi des projets politiques60.

• 61 Elie Burgos, Oscar Mazzoleni et Hervé Rayner, La formule magique : Conflits et consensus partisans (...)

17Les résultats des élections, marqués par la montée de l’abstention et une (légère) baisse pour le PSS (de 27 % en 1955 à 26,4 % en 1959), ne freinent pas l’élection de deux conseillers socialistes, négociée en coulisses61. Mais ils semblent confirmer l’analyse de l’agence Nowland. Dans la Rote Revue, principale revue partisane germanophone, le secrétaire central du parti, Fritz Escher, s’oppose au journal socialiste romand La Sentinelle qui rend le nouveau programme responsable des pertes du PSS, et ramène le problème sur « l’indifférence de larges couches des électeurs ouvriers », nécessitant une modernisation des campagnes et de la presse socialiste. Après les élections, le sondeur suisse de l’agence Nowland, Carl Bürgin, est encore en contact avec une poignée de dirigeants socialistes et syndicaux pour les convaincre que les pertes socialistes ne vont que s’aggraver, en prenant exemple sur « les jeunes » (hommes) :

• 63 ASS Ar 1.230.7. Rapport « Élections fédérales 1963 », Richard Müller, Jean Riesen, [1963].
• 64 Brochure citée par Felix Müller et Jakob Tanner, « "...Im hoffnungsvollen Licht einer besseren Zuku (...)
• 65 Annette Frei, « Zwischen Traum und Tradition. Frauenemanzipation und Frauenbild bei den Sozialdemok (...)

18Cette projection dans l’avenir fait écho à la nouvelle crainte des cadres de voir leur marge électorale diminuer à l’avenir, ce qui mettrait en difficulté leurs deux mandats gouvernementaux. Dans les années 1960, tant le programme de Winterthour que le sondage Nowland – cité parfois nommément – servent de référence pour des campagnes dont les secrétaires Jean Riesen et Müller assument l’« orientation relativement "petite bourgeoise"63 ». En 1963, les matériaux de campagne reprennent ainsi l’image d’un homme souriant, cravaté, auprès de sa femme et de son fils, présenté comme un « ouvrier autrefois humilié [qui] est devenu un citoyen sûr de lui dans notre pays. Il participe avec sa famille à la prospérité64 ». Dans cette élévation symbolique vers la petite bourgeoisie, l’électeur PSS n’a plus « les riches » en ennemi et n’est ni à la barre, ni en marche, pour le progrès, tandis que son épouse est nettement en arrière-plan, ce qui correspond aussi à un recul de l’engagement du parti pour les droits des femmes à l’époque65.

• 66 Erwin A. Lang, « Wo stehen wir eigentlich? », Profil  : sozialdemokratische Zeitschrift für Politik (...)
• 67 Damir Skenderovic et Christina Späti, Les années 68 : une rupture politique et culturelle, Lausanne (...)
• 68 Voir en particulier le débat autour de l’intervention du sociologue Urs Jaeggi, « Auf der Suche nac (...)
• 69 Zoé Kergomard, « An die Urnen, Schweizerinnen ! Die Erfindung der Wählerin im eidgenössischen Wahlk (...)
• 70 ASS Ar 1.110.61. Bertschinger, Aloïs: Beleuchtender Kurzbericht zu den eidgenössischen Wahlen 1971, (...)
• 71 ASS Ar 1.117.14. Commission centrale des femmes, 20.02.1971.
• 72 ACV PP 225/38. Assemblée consultative des partis socialistes romands, 6.03.1971.
• 73 Fabienne Amlinger, Im Vorzimmer zur Macht ? Die Frauenorganisationen der SPS, FDP und CVP (1971-199 (...)
• 74 Zoé Kergomard, « Entre backlash et "lobbyisme féministe" ? Être candidate aux élections fédérales d (...)
• 75 ASS Dossier de sources sur le PSS 37.5, Journal électoral du PS et du cartel syndical zurichois, Oc (...)

19La ligne « petite-bourgeoise » est cependant rapidement contestée, ne serait-ce parce que d’aucuns comme le syndicaliste Erwin Lang s’inquiètent de la perte de « conscience de classe » d’un « citoyen moyen sans couleur » ciblé par les campagnes du parti66. Surtout, avec les « années 1968 » en Suisse67, des militants souvent plus jeunes, proches des milieux universitaires et/ou des multiples contestations estudiantines, pacifistes, féministes, internationalistes et écologistes questionnent dans les revues et au cours de congrès animés la participation gouvernementale, cherchent à réformer le parti de l’intérieur, demandent plus de démocratie interne et appellent le parti à se « réidéologiser »68. L’introduction graduelle des droits politiques pour les Suissesses (à partir de 1959 dans les cantons et en 1971 au niveau fédéral) signe le glas de l’entre-soi masculin et amène une nouvelle « inconnue » électorale pour les cadres partisans69. Bien qu’ils distinguent souvent selon le statut marital des électrices, entre les « femmes des ouvriers »70 et les « femmes célibataires », qui, selon la section des femmes PSS, seraient « les plus disposées à se rapprocher d’une tendance politique71 », les cadres partisans – au PSS comme ailleurs – ont tendance à essentialiser les femmes comme catégorie à part, forcément éloignée de la politique. Pour le secrétaire national Jean Riesen, l’enjeu pour la campagne fédérale de 1971 est ainsi de « trouver un langage qui soit accepté à la fois par la jeunesse "du Bunker" et les femmes de la campagne72 », faisant par là référence aux jeunes contestataires zurichois (dont des femmes) engagés à la « république autonome » du Lindenhofbunker. Malgré la combativité de la section des femmes du PSS73, le PSS a du mal à réinventer et à démasculiniser son offre représentative, alors que les premières candidates aux élections subissent un retour de bâton sexiste dans les médias et dans les partis74. À Zurich, quand l’écrivaine Doris Morf, candidate au Conseil des États (chambre haute), se présente comme « représentante de la majorité sous-représentée », elle ne parle pas spécifiquement des femmes, mais, dans une liste à la Prévert, « des salariés, des locataires, des retraités, des mères célibataires, des jeunes désorientés, des jeunes déracinés, des personnes socialement défavorisées75 ».

• 76 ACV PP 225/38. Comité directeur, 7.06.1971.
• 77 ACV PP 225/41. Secrétariat central PSS : Document stratégique sur les élections, [1971].
• 78 Ibid.
• 79 Bibliothèque nationale suisse, Catalogue d’affiches, SNL_1971_427. Anonyme: « SP, Arbeitnehmer, Mie (...)
• 80 Sozialdemokratische Partei der Schweiz, Manifest 1971, Préface de Max Frisch, « So wie jetzt geht e (...)
• 81 ACV PP 225/41. Carte postale « Dépassez voie de gauche Parti socialiste », [1971].
• 82 ASS Ar 1.117.14. Commission centrale des femmes, 8.05.1971.
• 83 ACV PP 225/37. Secrétariat du PS zurichois (Karl Gmünder/Sebastian Speich) : Analyse der Schwarzenb (...)

20Pour s’adresser à cet électorat divers dans un environnement médiatique bouleversé par l’émergence de la télévision et le déclin de la presse partisane, le PSS se retrouve, comme les autres partis suisses, plus que jamais dépendant des nouvelles formes de savoirs électoraux. Le parti charge une agence publicitaire zurichoise de lui fournir un concept de campagne clé en main, tellement jargonnant que des cadres vaudois y verront de l’« hypnose76 ». Comme cibles de campagne, les publicitaires identifient, dans la continuité du sondage Nowland, les « couches latérales non-activées de l’électorat PS potentiel » : « une large couche de salariés est désintéressée de la politique, ennuyée, vote pour un parti bourgeois pour des motifs de prestige, soutient l’ersatz-opposition de l’Alliance des Indépendants [parti de centre-gauche] ou prête l’oreille aux théories nationalistes-chauvinistes77 ». C’est donc encore une analyse du vote comme pratique de distinction sociale qui justifie de faire campagne en présentant le parti comme « alternative de qualité78 ». De manière très « attrape-tout », les affiches de campagne s’adressent aux « salariés [Arbeitnehmer], locataires, consommateurs », ultramajoritaires au sein du « peuple suisse », de jouer un rôle de « contre-poids » au Parlement79. Mais ce concept très lisse, qui contraste avec les interventions acerbes de l’écrivain Max Frisch pour le PSS80, fait l’objet de nombreuses contestations en interne : les partis socialistes vaudois et genevois, qui brisent un tabou en se rapprochant des communistes, lui préfèrent même une contre-campagne insistant sur le positionnement à gauche du parti81. Les femmes PSS, quant à elles, exigent que la brochure dédiée aux femmes représente des femmes non seulement auprès de leurs enfants, mais aussi au travail82. À Zurich, des cadres du parti demandent un engagement plus clair du parti sur les questions sociales pour contrer frontalement les partis xénophobes, pour éviter que les ouvriers suisses « ne soient encore plus détournés de la pensée solidaire83 ».

• 84 55 % des membres de l’USS auraient voté oui, tandis que certains membres socialistes participèrent (...)
• 85 André Holenstein, Patrick Kury, Kristina Schulz, Schweizer Migrationsgeschichte : Von den Anfängen (...)
• 86 Unser Kommentar, Volksrecht, 10.09.1971 ; Am schwarzen Bach, Volksrecht 14.09.1971.
• 87 Sarah Baumann, ...Und es kamen auch Frauen : Engagement italienischer Migrantinnen in Politik und G (...)

21En arrière-fond de la campagne, le parti et les syndicats pansent en effet les divisions causées par une initiative populaire lancée par un mouvement xénophobe visant à introduire des quotas migratoires. Ce projet est soutenu par une partie des milieux socialistes et syndicalistes et n’est repoussé que de justesse par l’électorat en 197084. Dans les décennies précédentes, l’attention portée par le PSS et les syndicats au « citoyen moyen » cache en effet leur soutien à l’un des piliers de la politique de croissance d’après-guerre : la migration de travail utilisée comme tampon conjoncturel, rejetée pourtant dès qu’elle menace les « travailleurs suisses » au nom de la lutte contre l’« emprise étrangère », topos ancien de la politique suisse qu’une partie de la gauche a pu reprendre85. La campagne électorale de 1971 est donc encore marquée par une gêne certaine sur cette question. La presse socialiste se joint à la presse de droite pour condamner la perturbation d’un meeting électoral du tribun xénophobe James Schwarzenbach par un rassemblement inédit d’activistes du mouvement d’apprentis et d’apprenties Hydra et de « travailleurs invités » italiens (une formule rarement pensée au féminin)86. Les syndicats commencent alors tout juste à intégrer les travailleurs mais aussi les travailleuses étrangers, qui fondent de leur côté leurs propres mouvements87.

• 88 Peter Hablützel, « Regierungsparteiengespräche im schweizerischen Konkordanzsystem », SVPW Jahrbuch (...)
• 89 Marco Giugni et Florence Passy, Histoires de mobilisation politique en Suisse. De la contestation à (...)
• 90 Roger Blum, « Wandel und Konstanten bei den Progressiven Organisationen (POCH) 1971-1986 », SVPW Ja (...)
• 91 Ruedi Brassel-Moser, « Verts », dans Dictionnaire historique de la Suisse, 2017, https://hls-dhs-ds (...)

22En Suisse comme ailleurs, les années 1970 confortent le diagnostic d’une crise multiple, économique, démocratique, environnementale et sociale, qui questionne les fondements même du « consensus de la croissance » productiviste et extractiviste d’après-guerre. Le chômage fait son retour dans les horizons d’attente si ce n’est dans les statistiques – le départ de nombreux travailleurs et travailleuses étrangères servant de « tampon » conjoncturel. Le champ politique suisse est marqué par un regain de polarisation entre les partis de gouvernement eux-mêmes88, mais aussi aux marges, par l’arrivée d’une nouvelle vague de mouvements sociaux pacifistes, écologistes, féministes et autonomes89. Si seuls ces derniers remettent frontalement en cause la politique instituée, la plupart des mouvements apprennent rapidement à se servir des instruments de la démocratie directe pour mettre leurs revendications à l’agenda médiatique et politique. Plusieurs générations de partis plus ou moins durables ont émergé des diverses contestations depuis les années 196090. Ils constituent une nouvelle concurrence pour le PSS, tant en termes électoraux que de bonnes volontés militantes, en portant de nouvelles formes de participation politique. L’année 1983 voit ainsi la constitution de deux fédérations de partis écologistes, l’une réformiste (Fédération des partis écologistes), l’autre plus radicale (Alternative verte de Suisse), qui deviendra l’actuel parti des Verts91.

• 92 Paul Ignaz Vogel, « Interview mit Helmut Hubacher », Rote Revue, n^o 6, 1979, p. 166-169.
• 93 Hubacher Helmut, « Wagnis Programmrevision », Rote Revue – Profil : Monatszeitschrift, vol. 60, n^o  (...)
• 94 Rudolf H. Strahm, « Zuviel Theorie : zu wenig Praxis : eine Auseinandersetzung mit François Masnata (...)
• 95 Viktor Abt, « Die sozialdemokratischen Parteiprogramme 1870-1982 », dans Peter Hablützel, Karl Lang (...)
• 96 Gerhard Schmid, « Demokratisch-soziale Partei (DSP) Basel-Stadt  : Ablauf und Bedeutung einer Parte (...)

23Sous la présidence de l’ancien syndicaliste et journaliste Helmut Hubacher, le PSS aborde de front les questions stratégiques posées par ces multiples remises en question, d’autant que l’ouverture du champ médiatique impose aux partis un plus grand impératif de transparence. Les médias caricaturent d’ailleurs à l’envie ces débats, en opposant « syndicalistes » d’un côté, « jeunes turcs » et « intellectuels » de l’autre92. En 1981, une commission incluant des intellectuels critiques dont l’historien François Masnata propose un programme revendiquant la « rupture avec le capitalisme », l’autogestion comme objectif premier, et multipliant les signes d’ouverture aux thématiques pacifistes, écologiques et féministes. Hubacher lui-même défend ce texte dans la Rote Revue en l’ancrant dans une continuité historique, préférant relier l’autogestion à la tradition suisse des coopératives plutôt qu’à ses inspirations étrangères. Son appel à oser « l’utopie »93 n’empêche pas de virulents débats sur le texte. Dans les revues du parti, les références intellectuelles abondent comme caution pour « penser » le prolétariat, mais la qualité d’intellectuel peut aussi servir d’arme stigmatisante pour dénier à ses adversaires la capacité de le faire94. La version du texte retravaillée par le congrès ne retient finalement l’autogestion que comme l’une des alternatives possibles au capitalisme95. Ce travail programmatique n’empêche pas des conflits internes d’éclater localement jusqu’à la scission, comme à Bâle, quant à l’attitude à adopter face aux mouvements autonomes96.

• 97 Zoé Kergomard, « "Mehr Freiheit, weniger Staat". Zum Neoliberalismus als Patentrezept gegen die Kri (...)
• 98 ASS Ar 1.230.9. Strahm, Rudolf : Fakten + Argumentenblätter nur für Kandidaten, Die FDP, [1983].
• 99 ASS Ar 1.110.74. Comité exécutif, 8.06.1983 ; Annonces électorales du PSS, dans Tribune - Le Matin, (...)
• 100 François Masnata, Claire Rubattel, Le pouvoir suisse : séduction démocratique et répression suave, (...)
• 101 Journal de campagne de l’UDC zurichoise pour les élections cantonales de 1979, Aktiver Mittelstand, (...)
• 102 Programmatischer Holzschnitt nach Blocher-Art, dans Tages-Anzeiger, 13.01.1983.

24Sur son flanc droit, le « tournant néolibéral » du Parti radical97 redonne au moins au PSS un ennemi clair. Face à ce parti caricaturé comme « club de nouveaux riches à manteaux de fourrure de l’Opéra et de la Tonhalle Zürich98 », le PSS se positionne lors de la campagne de 1983 comme « conscience sociale de la Suisse » et « défenseur » de l’emploi, du logement ou de l’environnement99. Le parti reprend également la critique du manque de représentativité sociale et du pouvoir des groupes d’intérêt, très présente dans l’espace public à l’époque100, avec le slogan « Besoin de représentants ? Autant choisir des représentants du peuple » (fig. 5). Mais, pour conjurer le diagnostic largement partagé de « crise des partis », le PSS n’est pas le seul à jouer sur une critique de la capacité à représenter le « peuple ». D’autres partis se présentent comme « proches du peuple ». L’UDC zurichoise en voie de droitisation, présidée depuis 1977 par Christoph Blocher, commence à se présenter comme « l’autre parti des travailleurs », s’adressant à eux non comme « prolétaires », mais bien comme à des « citoyens responsables101 ». Christoph Blocher, passé par les mouvements étudiants anti-1968, réactualise la rhétorique anti- » subversifs » en dénonçant à tout va le « totalitarisme » des nouveaux mouvements sociaux, mais aussi « la tendance de la gauche de salon [qui] perd les préoccupations légitimes des anciens sociaux-démocrates102 ». Faisant écho aux luttes internes au PSS, Blocher se sert d’un anti-intellectualisme latent dans la politique suisse pour dénier au PSS toute capacité à représenter les ouvriers et le « peuple » en général.

• 103 ASS Ar 1.110.74. Comité directeur, 8.04.1983. Sur ce film, Stefan Länzlinger et Thomas Schärer, « S (...)
• 104 Archives privées du PS vaudois, E 1983. Rapport du Comité du groupe parlementaire : Conception de c (...)
• 105 ASS Ar 1.117.5, Zentrale Frauenkonferenz, 15.01.1983.
• 106 ASS Ar 1.110.74. Bureau exécutif, 29/30.01.1983.

25Derrière le retour des références au « peuple », qui préfigure le tournant populiste de l’UDC, le PSS tout comme les autres partis s’interroge constamment sur la sociologie changeante de son électorat, avec en point de comparaison un passé idéalisé et en ligne de mire la figure politique de l’« ouvrier ». En guise d’inspiration avant les élections de 1983, le comité directeur visionne un film réalisé pour la campagne fédérale de 1931, Ein Werktag, qui met en scène une journée de travail d’ouvriers de toutes générations comme illustration de la lutte historique du mouvement ouvrier contre le capitalisme103. Malgré le manque de moyens du PSS en comparaison avec les partis de droite, les cadres fédéraux comme cantonaux mobilisent maints sondages d’opinion publiés dans la presse et lancent même leurs propres études sur la base de statistiques électorales, en multipliant à chaque fois les critères de catégorisation104. Les visions de l’électorat PSS tout comme les appels électoraux sont en conséquence particulièrement divers, d’autant que les femmes socialistes continuent à faire campagne auprès des électrices à part de la campagne générale, qui sinon les négligerait105. Comme les partis de droite, le PSS perçoit l’émergence « desdites nouvelles classes moyennes », une catégorie très diffuse qui concentre l’intensification de la compétition électorale de la droite à la gauche. Ce sont particulièrement les « travailleurs sociaux, les intellectuels etc. » qui intéressent l’exécutif fédéral106. D’autres en revanche, comme le conseiller national René Felber du canton de Neuchâtel, appelle à « penser aux travailleurs » :

• 108 ASS Ar 27.100.55. Comité directeur, 17.05.1983.

26Ce « mais aussi » résume la difficulté du parti à trouver un dénominateur commun aux groupes sociaux, en Suisse et au-delà, dont il souhaite porter les intérêts. Le discours unificateur de Felber contraste avec d’autres discussions au sein du parti, par exemple au sein du PS zurichois. En plein aggiornamento électoral, les cadres cantonaux s’interrogent sur leur cœur de cible, à partir du moment où la désindustrialisation semble minoriser les ouvriers en bleu de travail (en dialecte « Übergwändli-Arbeiterschaft »)108. Le conseiller national Hansjörg Braunschweig, acteur important des mouvements pacifistes, interroge encore plus frontalement la mission représentative du PSS et la figure de l’ouvrier :

• 110 Par exemple Peter Vollmer, « Ein historischer Auftrag : zum Entwurf der Kommissionsmehrheit », Rote (...)
• 111 Brigitte Studer, Gérald Arlettaz et Regula Argast, Das Schweizer Bürgerrecht : Erwerb, Verlust, Ent (...)
• 112 Voir en particulier Sarah Baumann, ...Und es kamen auch Frauen, op. cit., p. 117-132.
• 113 ASS Ar 27.100.52. Présidence du PS zurichois, 27.11.1979 ; 27.01.1980.
• 114 Damir Skenderovic et Gianni D’Amato, Mit dem Fremden politisieren : rechtspopulistische Parteien un (...)

27Avec cette intervention, Braunschweig conteste radicalement les biais androcentriques, âgistes et nationalistes de la figure traditionnelle de l’ouvrier. Il fait implicitement référence au modèle sociologique, discuté à l’époque dans les revues socialistes, de la « sous-prolétarisation » (« Unterschichtung ») des nouveaux arrivants permettant la mobilité sociale des Suisses110. Sans aller si loin, de nombreux activistes des syndicats comme du parti ont conscience de l’impasse d’une gauche qui continuerait à ignorer les travailleuses et travailleurs non suisses. Alors que les mouvements xénophobes entrent dans une phase (temporaire) de déclin à ce moment-là, les syndicats, les mouvements chrétiens et les associations d’étrangers et d’étrangères elles-mêmes tentent de revendiquer non seulement le droit de rester, mais également des possibilités de participation politique. Si les autorités fédérales ont présenté depuis les années 1970 la naturalisation comme moyen de lutter contre l’« emprise étrangère » en créant davantage de citoyens suisses111, dans la pratique, cette option reste d’autant plus limitée et incertaine qu’elle est principalement du ressort des communes. D’abord ignorée, voire rejetée112, la demande de droits politiques au niveau communal et/ou cantonal commence à faire son chemin, des rapports des autorités fédérales jusqu’à la constitution du nouveau canton du Jura. Au sein du PSS, des relais d’activistes non exclus du droit de vote, originaires en particulier d’Italie, poussent également le parti à soutenir cette revendication, comme à Zurich113. Les socialistes porteront cette revendication diversement selon les endroits, mais plus timidement après l’échec de l’initiative « Ensemble » (« Mitenand ») qui proposait justement plus de droits pour les personnes étrangères114.

• 115 ASS Ar 27.600.14. Veranstaltungskalender Nationalratswahlen, 13.09.1983 ; Terminplan für die Herbst (...)
• 116 « Anwalt der Arbeiter, Mieter und Konsumenten », dans Tages-Anzeiger, 15.09.1983.
• 117 « Appello elettorale », dans Libera Stampa, 19.09.1983 ; ASTi FPC 01 63.2.2. Groupe de travail pour (...)
• 118 ACV PP 225/165. Recherche sur l’impact électoral du PSV lors de la campagne pour les élections nati (...)
• 119 Ibid.

28Alors que le parti zurichois est en conflit ouvert avec les syndicats du canton, sa campagne est particulièrement ouverte vers les nouveaux mouvements sociaux, en particulier écologistes et pacifistes, y compris au-delà des frontières nationales115. Le parti cantonal choisit également de souligner ses liens plus anciens avec les coopératives d’habitat en choisissant comme candidat pour le Conseil des États le président d’une coopérative zurichoise présenté comme « avocat des ouvriers, locataires et consommateurs116 ». Alors que la majorité des Suisses sont locataires, les coopératives tout comme les associations de locataires représentent en effet des partenaires intéressants soulignant la continuité de l’engagement du parti pour le logement. D’autres partis cantonaux, comme à Vaud ou au Tessin, continuent cependant de s’appuyer prioritairement sur le système d’action socialiste traditionnel comme courroie de mobilisation, le parti fédéral recommandant d’ailleurs de ne pas oublier le potentiel de mobilisation des organisations du mouvement ouvrier117. Signe des débats persistants, une étude interne au PS vaudois, réalisée par de jeunes diplômés en science politique, regrette tout de même après la campagne que le parti n’a pas trouvé de « nouvelle langue » pour les « nouveaux électorats », composés des « cadres moyens » mais aussi des « consommateurs, des locataires, des employés, des cadres moyens, des retraités, des femmes et des jeunes118 ». L’étude invite le parti cantonal à se rendre compte de « l’évolution de la population, notamment quant à l’activité professionnelle : déplacement vers le tertiaire, gonflement des cadres, maintien d’une fraction non qualifiée aussi bien dans le secondaire que dans le tertiaire (il est vrai souvent immigrée donc privée du droit de vote)119 ».

• 120 Damir Skenderovic, « Bauern, Mittelstand, Nation. Imaginationen und Metamorphosen der Schweizerisch (...)

29L’approche socio-historique adoptée dans cette contribution a permis d’étudier comment les sociaux-démocrates suisses, derrière la grande stabilité électorale de l’après-guerre, ont anticipé le changement de leur électorat, cherché à y répondre dans leurs campagnes et en ont par là même façonné les représentations. Dans un contexte d’après-guerre tiraillé entre le maintien des identités et structures socio-politiques héritées des conflits passés et l’utopie d’une « fin des idéologies », le PSS a progressivement élargi ses appels électoraux aux « employés » et aux « classes moyennes », tout en présentant aussi aux ouvriers, sur les recommandations de sondeurs et de publicitaires, le vote PSS comme un vote de « prestige » et non pour les « pauvres types ». Tout en continuant d’y trouver relais de mobilisation et sources de légitimation historique, ses relations avec les syndicats et un système d’action ouvrier affaibli se sont petit à petit distendues. Les militantes et militants, puis les structures partisanes, ont en revanche noué des liens étroits avec les nouveaux mouvements sociaux écologistes, pacifistes et féministes notamment, réservoirs de revendications, de voix et de candidatures. Ces nouvelles perspectives, et l’introduction du suffrage féminin, ont remis en cause la centralité de la figure traditionnelle, suisse et masculine, de l’« ouvrier ». Les représentations de l’électorat socialiste en sont devenues d’autant plus kaléidoscopiques. Parallèlement, les partis de gauche ont fait face à de nouvelles « prétentions à représenter » leur électorat historique. L’UDC droitisée prétend en effet mieux représenter les « travailleurs », voire le « peuple » (suisse, blanc et chrétien)120. Si les cadres socialistes, de leur côté, discutent très tôt la montée en puissance des « nouvelles classes moyennes » vis-à-vis des « ouvriers » dans leur électorat, ils s’interrogent aussi sur leur rôle représentatif (au moins informel) vis-à-vis des classes populaires non suisses, exclues des droits politiques – une question déjà centrale lors de la fondation du parti en 1888.