• 1 Voir notamment sur le sujet : Ingrid Gilcher-Holtey, Die 68er Bewegung Deutschland, Westeuropa, USA(...)
• 2 Voir notamment Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire polit (...)
• 3 Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, op. cit., p. 42-44.
• 4 Alrun Berger, « The Historical Cultures of the 1960s’ West German Peace Movement : A Learning Proce (...)
• 5 L’Allemagne fédérale ne disposait pas de législation applicable en cas d’état d’urgence, c’est-à-di (...)

1Le mouvement de 1968 est, depuis plusieurs décennies, analysé comme un phénomène transnational, symbole d’une perméabilité des sociétés occidentales qui avaient la capacité de se mobiliser pour des causes communes1. La diffusion massive des images, notamment celles de la guerre du Vietnam, et la mobilité des acteurs contribuèrent au caractère en partie transnational de ce moment. Cette caractéristique n’exclut cependant pas des dynamiques proprement nationales, comme le montrent les cas français et ouest-allemand. Les expériences de 1968 furent différentes dans les deux pays. Si elles eurent pour point commun les protestations d’une jeunesse qui revendiquait davantage la parole et une meilleure prise en compte de ses besoins, la République fédérale ne fut pas confrontée à une grève générale telle que celle qui paralysa la France en mai-juin 19682. La temporalité française des événements fut plus resserrée, les premières tensions se cristallisant véritablement en 1967 avec l’occupation de la résidence des filles à Nanterre en mars et une grève en novembre contre la sélection à l’entrée à l’Université3. Une accélération survint en 1968, avec d’abord le Mouvement du 22 mars à Nanterre, puis la crise éruptive de mai-juin. La temporalité ouest-allemande fut quant à elle plus étendue et débuta dans la seconde moitié des années 1960 avec les premières marches de Pâques contre l’arme nucléaire4. Elle connut ensuite des moments charnières le 2 juin 1967, avec l’assassinat de l’étudiant Benno Ohnesorg à Berlin-Ouest au cours d’une manifestation contre la venue du shah d’Iran en Allemagne fédérale, puis en avril-mai 1968 avec les troubles de Pâques au cours desquels Rudi Dutschke fut agressé, et les manifestations contre la législation d’urgence5.

• 6 Gerhard Lehmbruch, « Die Große Koalition und die Institutionalisierung der Verhandlungsdemokratie » (...)
• 7 Peter Borowsky, « Große Koalition und Außerparlamentarische Opposition », Bundeszentrale für politi (...)
• 8 André Cellard, La Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, Paris, Université Paris 1-Panthé (...)
• 9 Roland Cayrol et alii, Les élections législatives de mars 1967, Paris, Armand Colin, 1971.
• 10 On soulignera néanmoins la parution en 2008 d’un numéro de la revue Parlement[s] consacré à « mai 1 (...)

2Au-delà de la seule durée, les équilibres politiques donnaient au mouvement une coloration différente dans les deux pays. En Allemagne de l’Ouest, la problématique des « années 1968 » se posa dans des termes différents au regard des rapports de force à l’échelle fédérale. Le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) avait en effet accepté de participer fin 1966 à une Grande coalition avec l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne et son équivalent bavarois, l’Union chrétienne-sociale (CDU/CSU)6. Cela eut pour conséquence de réduire à la portion congrue l’opposition au Bundestag, incarnée par le seul Parti libéral-démocrate (FDP) : la majorité parlementaire se composait de 90 % des députés. Face à cette situation inédite, avec une majorité hégémonique, certains perçurent un danger pour la démocratie parlementaire et formèrent une opposition extraparlementaire (APO, außerparlamentarische Opposition). Cette opposition, extrêmement hétérogène, regroupait notamment le mouvement étudiant et les opposants à la législation d’urgence. Les acteurs qui composaient l’APO incarnaient à cet égard une défiance réelle vis-à-vis de la démocratie représentative et un défi important pour les députés du Bundestag7. En France, les gaullistes disposaient toujours de la majorité, mais ils avaient besoin de l’appui des giscardiens. La Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) avait été formée en 1965 et réunissait les socialistes de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), les radicaux, les membres de la Convention des institutions républicaines (CIR) de François Mitterrand et quelques clubs de gauche8. Malgré l’élan suscité par le bon score de Mitterrand au second tour de l’élection présidentielle de 1965 et une dynamique observée lors des élections législatives de mars 1967, la gauche non communiste, même alliée au Parti communiste français (PCF), restait minoritaire à l’Assemblée nationale9. Elle devait composer avec la mainmise institutionnelle de l’exécutif gaulliste. Elle ne pouvait par ailleurs pas s’appuyer sur une tradition politique comme le SPD, fondé au XIX^e siècle. Son caractère fédéré signifiait également des divergences possibles entre les différentes formations qui gardaient leur autonomie quant à la politique à privilégier. L’objectif de cet article sera de décentrer le regard porté sur le mouvement de 1968 en s’intéressant au Parlement comme lieu de décision à part entière, alors que ce dernier est fréquemment négligé ou sous-estimé dans l’historiographie10. En tant que lieu de la délibération démocratique, à une époque où la démocratie représentative était critiquée, le Parlement est un acteur important dont la perspective doit également être étudiée dans le cadre d’une histoire des « années 1968 ». On s’intéressera plus particulièrement ici aux groupes de la FGDS française et du SPD ouest-allemand comme représentants de la gauche non communiste.

• 11 Archiv der sozialen Demokratie, Fonds Helmut Schmidt, 1/HSAA005345. Cité d’après : Marie-Luise Reck (...)

4Le groupe de la FGDS à l’Assemblée nationale comptait depuis mars 1967 116 membres, auxquels s’ajoutaient 5 apparentés issus du Parti socialiste unifié (PSU), ce qui représentait près d’un quart du nombre total de sièges. À titre de comparaison, le groupe communiste était plus petit, avec 73 députés. Les gaullistes ne disposaient pas de la majorité absolue, avec 200 membres, mais ils pouvaient compter sur les 42 députés giscardiens du groupe des Républicains indépendants. Cela laissait donc aux groupes de gauche une marge de manœuvre théorique (mais faible) pour faire adopter une motion de censure, dans le cas où elle aurait réussi à rallier des députés d’autres groupes à sa cause. Le groupe du SPD élu en 1965 était plus étoffé puisqu’il comptait 202 députés sur un total de 496 sièges. Malgré le passage dans la majorité parlementaire fin 1966, le groupe social-démocrate ne se concevait toutefois nullement comme un groupe « godillot », soumis au gouvernement. Helmut Schmidt, président du groupe depuis février 1967, voyait dans le groupe parlementaire un instrument de contrôle important du gouvernement, plus important encore dans le contexte de la Grande coalition11.

• 12 Voir, par exemple, Michel Espagne et Michael Werner, « Deutsch-französischer Kulturtransfer als For (...)
• 13 François Goguel, « Les élections législatives des 5 et 12 mars 1967 », Revue française d’histoire p (...)
• 14 Jeppe Nevers, « A History of Democracy beyond National Narratives », Geschichte und Gesellschaft, t (...)
• 15 Gilles Morin, « 1968, les raisons d’un hors-jeu de la FGDS », Parlement[s], Revue d’histoire politi (...)

5Quel est le potentiel heuristique de la comparaison entre les députés de la FGDS et du SPD dans la crise de 1968 ? Bien que parfois critiquée pour le renforcement du cadre national auquel elle aboutirait12, la comparaison permet d’examiner les marges de manœuvre dont disposaient les deux groupes parlementaires étudiés. La FGDS était alors un groupe d’opposition dans un système politique marqué par la prééminence du pouvoir exécutif sur le législatif. Elle trouvait également dans le PCF à la fois un allié et un concurrent sur sa gauche. Au premier tour des élections législatives de mars 1967, le PCF avait ainsi obtenu un peu plus de 22 % des voix, soit environ quatre points de plus que la FGDS13. Le SPD était quant à lui devenu parti de gouvernement à l’échelle fédérale et disposait d’un groupe important dans un système dans lequel le Bundestag était la première institution évoquée dans la Loi fondamentale et où le Parti communiste d’Allemagne (KPD) avait été interdit en 1956. Par ailleurs, la comparaison permet de nuancer les narrations historiques qui peuvent émerger d’une étude strictement ancrée dans le cadre national, comme l’a notamment montré l’historien danois Jeppe Nevers à l’exemple de l’Allemagne et du Danemark14. Dans le cas présent, peut-on réellement parler d’un « hors-jeu » du groupe de la FGDS, comme l’affirmait en 2008 l’historien Gilles Morin15, ou la confrontation à l’exemple ouest-allemand permet-elle de relativiser ce constat ? Réciproquement, le groupe du SPD eut-il une gestion de crise plus efficace que son homologue français grâce à ses prérogatives parlementaires plus larges ? Le choix de la comparaison implique aussi des bornes chronologiques communes, pertinentes pour l’analyse. Nous privilégierons ici les années 1967 et 1968 qui concentrèrent l’essentiel des manifestations estudiantines dans les deux pays. Elles seront étudiées à l’aide des procès-verbaux des séances plénières, mais aussi des séances des groupes parlementaires et de la correspondance de députés présents à l’époque.

• 16 Sur les critiques adressées initialement par la SFIO de Guy Mollet, ou encore par François Mitterra (...)
• 17 Boris Gobille, Mai 68, Paris, La Découverte, 2018, p. 96.
• 18 Archives municipales de Marseille, Fonds Gaston Defferre, 100 II 569, Dossier Notes manuscrites et (...)

6En France, les députés de la FGDS soutenaient vigoureusement les initiatives étudiantes et revendiquaient une proximité permanente avec les manifestants. Malgré les sensibilités distinctes qui pouvaient exister entre les différents partis membres de la Fédération, un consensus régnait sur cette question, même si le sociologue Boris Gobille identifie une différence entre une SFIO légaliste16 et une CIR davantage tentée par une plus grande « connivence, intéressée, avec le mouvement étudiant17 ». Ces distinctions étaient néanmoins peu visibles en séance plénière où la FGDS présenta un front uni. Le président du groupe et maire de Marseille Gaston Defferre jugeait les revendications des jeunes légitimes et il fallait selon lui aider les étudiants dans la transition vers une autre société, qui s’opposait à la « société gaulliste18 ».

• 19 Frédéric Fogacci, « "Totalement passifs, totalement négatifs" ? Le parti radical, la FGDS et la cri (...)
• 20 Ibid., p. 52.
• 21 Voir Archives nationales, Site de Pierrefitte-sur-Seine, Fonds Louis Mermaz, Cote 754AP/57. Mermaz (...)
• 22 Louis Mermaz, Il faut que je vous dise : mémoires, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 197.
• 23 Voir par exemple l’article rédigé par Gaston Defferre, président du groupe, dans son journal Le Pro (...)
• 24 Fondation nationale des sciences politiques, Direction des ressources et de l’information scientifi (...)
• 25 Avant celle du 14 mai 1968, le groupe FGDS avait déjà déposé deux motions de censure depuis le débu (...)

7Même les radicaux, qui souffraient d’une mauvaise image chez les jeunes et ne plaçaient guère ceux-ci au centre de leur programme politique19, modifièrent leur stratégie au moment de la crise de 1968 pour coller davantage aux aspirations de la jeunesse, comme l’a montré l’historien Frédéric Fogacci20. Réduits à 26 députés, les radicaux de René Billères se placèrent de façon générale à la remorque de la FGDS au cours des événements de mai-juin. Les députés de la CIR, au nombre de 15, étaient quant à eux les plus jeunes du groupe et revendiquaient un renouvellement générationnel dans la sphère politique française21. Louis Mermaz, âgé de 36 ans en mai 1968, raconte dans ses mémoires être allé régulièrement à la rencontre des jeunes manifestants dans le Quartier latin avec ses camarades de la CIR Georges Fillioud et Charles Hernu, pour éviter les brutalités policières22. Cette proximité avec les manifestants s’exprimait sur le fond : les parlementaires cherchaient à introduire un mouvement dialectique entre, d’un côté, un pouvoir gaulliste sourd au changement et hostile à la jeunesse, et de l’autre, une gauche en soutien total à sa cause23. Sur le plan institutionnel, la FGDS avait pour seul véritable instrument de blocage la motion de censure. Toutefois, les députés eux-mêmes étaient conscients des limites de celle-ci, même si un succès restait théoriquement possible24. Fernand Darchicourt, député du Pas-de-Calais, pointa les faiblesses de cette stratégie au cours de la séance du groupe du 28 mai 1968 : il fallait parvenir à mobiliser largement l’opposition parlementaire, dans sa diversité, et convaincre également quelques gaullistes – ce qui les renvoyait à leur propre impuissance25. Les fédérés cherchaient à compenser leur faiblesse structurelle par une opposition forte en verbe et très clairement appuyée sur les pratiques des jeunes manifestants, ce qui donna lieu à une certaine perméabilité entre la rue et l’Assemblée nationale au niveau des pratiques de protestation.

• 26 Boris Gobille, op. cit., p. 98.
• 27 Assemblée nationale, 3^e législature, Procès-verbal de la 1^ère séance du 14/05/1968, p. 1775-1776, h (...)
• 28 FNSP, DRIS, DA, Fonds Groupe Parlementaire socialiste, GS 20, Séance du groupe parlementaire de la (...)
• 29 Ibid.
• 30 Voir Marie-Christine Granjon, « Révolte des campus et nouvelle gauche américaine (1960-1988) », Mat (...)
• 31 John Gaffney, Political Leadership in France : From Charles de Gaulle to Nicolas Sarkozy, Basingsto (...)

8Dans le même temps, les communistes étaient embarrassés par ce mouvement qu’ils n’étaient pas en mesure de contrôler et qui adoptait une stratégie opposée à la leur, fondée sur la prise de pouvoir par les urnes et dans le cadre d’une union de la gauche. Ils furent malgré tout contraints de soutenir les manifestants étudiants et ouvriers, tout en dénonçant le « gauchisme » de certains26. Les gaullistes reconnurent aux fédérés le rôle que ces derniers cherchaient à obtenir, comme le montre l’exemple de la séance plénière du 14 mai 1968 où le député gaulliste Pierre-Charles Krieg mit sur le même plan les parlementaires de la FGDS et les « enragés à Nanterre27 », du fait des multiples interruptions causées par les fédérés au cours de la séance. En outre, fin mai 1968, alors que l’exécutif tardait à offrir une réponse à la crise que traversait le pays, Georges Vinson (CIR) proposa d’aller jusqu’à une occupation de l’hémicycle, pour forcer la main du Premier ministre Georges Pompidou et le contraindre à une déclaration devant les députés28. Pour Arsène Boulay, issu de la SFIO, il ne fallait pas « donner l’impression que les députés perd[aient] leur temps dans le jeu parlementaire » et procéder « le plus rapidement possible à la diffusion de documents et de tracts29 ». Les pratiques de manifestations politiques extraparlementaires furent reprises à leur compte par certains députés fédérés alors que les étudiants manifestants avaient importé le sit-in des États-Unis comme forme de protestation et d’occupation de l’espace30. La remarque de Boulay était par ailleurs un cruel aveu de l’impuissance de l’opposition fédérée à l’Assemblée nationale puisque celui-ci ne voyait plus dans les outils parlementaires classiques un moyen de faire entendre sa voix. Après le meeting du stade Charléty du 27 mai 1968, la conférence de presse de François Mitterrand organisée le lendemain ne fit que renforcer la confusion : ce dernier se déclara prêt à former un gouvernement en cas de vacance du pouvoir et laissa totalement de côté le parti communiste dans ses considérations, malgré les discussions organisées entre les deux forces politiques en mai. Il renvoya l’image d’une opposition opportuniste dans son rapport aux manifestants31.

• 32 Assemblée nationale, 3^e législature, Procès-verbal de la 1^re séance du 14/05/1968, op. cit., p. 177 (...)
• 33 Assemblée nationale, 3^e législature, Procès-verbal de la 1^ère séance du 08/05/1968, p. 1595, https: (...)
• 34 Ibid., p. 1606.

9À cette attitude très favorable aux manifestants étudiants s’ajoutait une attitude très critique vis-à-vis des forces de l’ordre. Les fédérés critiquèrent, à l’instar de François Mitterrand, les interventions d’une « sauvagerie sans nom32 » de la police pour déloger les manifestants massés à la Sorbonne. La critique exprimée par Mitterrand, qui voyait dans la répression policière de mai 1968 l’action du bras armé du gaullisme face aux étudiants, n’était guère surprenante au regard de l’attitude du groupe fédéré au cours des manifestations. La plupart des membres de la majorité, à l’instar d’André Fanton et du ministre de l’Éducation nationale Alain Peyrefitte, se firent quant à eux très critiques vis-à-vis des manifestants. Fanton voyait dans les manifestations le résultat de l’enseignement pratiqué dans les facultés de sociologie et de psychologie et dans les commissions paritaires formées dans plusieurs facultés des lettres, avec des membres « désignés à main levée par une minorité ridicule » en présence de professeurs33. Alain Peyrefitte quant à lui décrivit les manifestants comme des « enragés34 ». À cet égard, la polarisation des forces en présence était extrême à l’Assemblée nationale.

• 35 Deutscher Bundestag, 5^e législature, Procès-verbal n° 05/136 de la séance du 17/11/1967, https://ds (...)
• 36 Deutscher Bundestag, 6^e législature, Procès-verbal n° 05/154 du 09/02/1968, p. 7869-7870, https://d (...)
• 37 Mathieu Dubois, Génération politique : les « années 68 » dans les jeunesses des partis politiques e (...)
• 38 Deutscher Bundestag, 6^e législature, Procès-verbal n° 05/154 du 09/02/1968, p. 7886, https://dserve (...)
• 39 Voir Nicolas Batteux, « Verdächtige oder fehlende Emotionen ? Entemotionalisierungsprozesse bei den (...)
• 40 Egon Franke, « Aus dem Leben eines Funktionärs. Offener Brief an einen jungen Anhänger der APO », D (...)
• 41 Lettre de Theodor Heuss à Konrad Adenauer du 19/06/1951, dans Hans Peter Mensing et alii (dir.), Un (...)
• 42 Ute Frevert, « Rationalität und Emotionalität im Jahrhundert der Extreme », dans Martin Sabrow et P (...)
• 43 William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, Ca (...)
• 44 Le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund, Union socialiste allemande des étudiants) était in (...)
• 45 Deutscher Bundestag, 5^e législature, Procès-verbal n° 05/136 de la séance du 17/11/1967, p. 6918, h (...)

10Les positions étaient également diverses au Bundestag au même moment, bien qu’elles aient été plus ambiguës et hétérogènes à l’intérieur d’un même groupe. Certains responsables de la CDU, comme le ministre de la Recherche Gerhard Stoltenberg, mettaient en avant l’aspect positif de cette mobilisation35 tout en en soulignant son caractère minoritaire et en réprouvant le recours à la violence. D’autres encore, comme le député Wolfgang Pohle, y voyaient plutôt l’action de jeunes nihilistes qui souhaitaient réduire à néant le système démocratico-parlementaire pour instaurer un régime communiste à la place36. Les manifestations activaient les réflexes anticommunistes de la CDU chez ce député, réflexes que l’on retrouvait également chez les gaullistes français. Les sociaux-démocrates étaient globalement plus bienveillants vis-à-vis des manifestants, même si leurs attitudes étaient plus hétérogènes que celles des députés de la FGDS. Le vice-chancelier Willy Brandt, le ministre de la Justice Gustav Heinemann et le député de l’aile gauche Hans Matthöfer étaient par exemple soucieux de maintenir le dialogue avec les jeunes manifestants et de les intégrer dans le jeu politique traditionnel37. Hans Matthöfer voyait d’ailleurs dans ce mouvement un phénomène positif dans lequel s’exprimait toute une génération38, là où le chrétien-démocrate Stoltenberg mettait l’accent sur la faible représentativité des manifestants. D’autres encore, comme le président du groupe parlementaire Helmut Schmidt, se refusaient en revanche à faire entrer la rue au Parlement. Les émotions mobilisées par les manifestants suscitaient sa méfiance et il utilisait le terme même d’« émotions » dans un sens strictement négatif39. Marqués par l’expérience du national-socialisme et de sa propagande, certains parlementaires, comme Helmut Schmidt ou encore Egon Franke40, refusaient d’adopter le mode de l’insurrection privilégié par les représentants de l’opposition extraparlementaire en Allemagne fédérale. L’ancien président Theodor Heuss avait théorisé dans les années 1950 ce « pathos de la sobriété41 ». En ce sens, l’historienne allemande des émotions Ute Frevert décrit le mouvement de 1968 comme un « choc culturel » pour les parlementaires42 puisqu’il se plaça en rupture avec le registre émotionnel, et même le « régime émotionnel », au sens de William Reddy43, des parlementaires. Pour Helmut Schmidt, la jeunesse pouvait expliquer certains excès, mais elle ne pouvait tout excuser. Le 17 novembre 1967, il prit l’exemple du SDS44 dans les années 1940 : Schmidt avait lui-même été président de cette organisation étudiante, sans que l’on ait pu lui reprocher des excès semblables45. En ce sens, le Bundestag représentait un espace qui pouvait comprendre certains désidératas de la jeunesse, mais qui ne pouvait tout accepter et tout pardonner. L’argument explicatif de l’âge ne suffisait pas, d’après Schmidt, pour comprendre la violence des manifestants. Il y avait là une dimension proprement générationnelle. L’institution restait peu perméable aux excès et à l’émotion et les députés sociaux-démocrates formèrent même une communauté parlementaire solidaire de leurs alliés de la CDU/CSU.

• 46 Peter Borowsky, « Große Koalition und Außerparlamentarische Opposition », Bundeszentrale für polit (...)
• 47 AdsD, SPD-BT-Fraktion, 5^e législature, 1143, Lettre de Walter Schwarz à Adolf Arndt du 10/06/1968.
• 48 Voir le communiqué de presse du SPD n° 168/1968 du 11/04/1968, http://library.fes.de/cgi-bin/pdpdf. (...)
• 49 Robert Philipps, Sozialdemokratie, 68er-Bewegung und gesellschaftlicher Wandel 1959-1969, op. cit., (...)

11Cela ne veut toutefois pas dire que les sociaux-démocrates restèrent muets après l’attentat contre Rudi Dutschke en avril 1968. Dutschke, figure de proue du mouvement étudiant en Allemagne fédérale, avait été victime de plusieurs coups de feu, alors qu’il se trouvait devant les locaux du SDS de Berlin-Ouest. Le ministre social-démocrate de la Justice, Gustav Heinemann, qui disposait également d’un mandat de député, s’interrogea à ce moment-là sur l’attitude de sa génération, qui avait peut-être perdu le contact avec la jeunesse, alors que certains manifestants cherchèrent à incendier les locaux du groupe de presse Springer après cet acte de violence à l’encontre de Dutschke46. Adolf Arndt, pourtant opposé à la violence des jeunes manifestants qui lui rappelait les combats de rue des dernières années de la République de Weimar, considéra alors qu’un jeune qui ne s’indignait pas après cet attentat était un « mollusque47 ». Malgré la condamnation des excès des manifestants estudiantins, les sociaux-démocrates firent part de leur « indignation » et de leur « dégoût » à la suite de cette attaque et se montrèrent compréhensifs vis-à-vis des excès étudiants qui en résultèrent48. Toutefois, l’historien Robert Philipps a montré que cette attitude clémente ne survécut pas à l’immédiateté de l’événement et se transforma progressivement en « amertume et rejet de l’opposition extraparlementaire sur le plan émotionnel49 ».

• 50 Deutscher Bundestag, 5^e législature, Procès-verbal n°05/169 du 30/04/1968, p. 9011, https://dserver (...)
• 51 Ibid., p. 9040.
• 52 Voir par exemple l’intervention du chrétien-démocrate Will Rasner : ibid., p. 9047.

12En termes de spatialité, les parlementaires de la FGDS et du SPD s’inscrivirent donc dans des logiques antagonistes. Pour les premiers, la ligne d’opposition était marquée entre la majorité gaullienne et l’opposition au sens large, à laquelle appartenaient les manifestants de 1968. Pour les seconds, en revanche, la fracture principale se situait entre le Parlement et l’opposition extraparlementaire. Il était d’ailleurs difficile pour le SPD de mener une stratégie semblable à celle de la FGDS dans la mesure où le mouvement d’opposition s’était construit en réaction aux rapports de force au Bundestag depuis l’instauration de la Grande coalition fin 1966. Par ailleurs, il ne pouvait se désolidariser de son partenaire de coalition de la CDU/CSU. Ce rôle dans la majorité impliquait néanmoins une marge de manœuvre plus grande que dans le cas de la FGDS. Cette dernière souffrait de son trop faible poids à l’Assemblée nationale, alors que l’exécutif et sa majorité parlementaire disposaient des outils décisionnels principaux. À cet égard, la place des groupes étudiés dans le dispositif parlementaire entre majorité et opposition joua davantage que le corpus idéologique lui-même. Par leur stratégie d’interruption, de captation des mécontentements de la jeunesse au Parlement, les fédérés se comportèrent d’une manière assez semblable à celle des libéraux-démocrates du FDP en Allemagne. Les deux groupes ne s’inscrivaient pas dans la même tradition politique, mais ils partageaient la même difficulté à faire entendre leur voix au Parlement. Face à la Grande coalition, le groupe du FDP au Bundestag représentait moins de 10 % des sièges et les manifestants s’étaient massivement mobilisés sous l’étiquette d’opposition extraparlementaire. Le député du FDP Wolfram Dorn adopta ainsi une stratégie de subversion en plénière au Bundestag, en déformant par exemple les propos de Helmut Schmidt, qui critiquait « l’arrogance élitiste » d’une partie de la jeunesse50, en critique générale à l’encontre de celle-ci51, pour obtenir son adhésion. Cette saillie suscita l’ire des députés de la majorité de la CDU/CSU et du SPD52, mais elle était le signe de l’impuissance de l’opposition parlementaire à influer sur les textes et de l’attitude opportuniste que cette dernière adopta pour gagner en poids politique dans la crise. En se mobilisant pour les étudiants et en dénonçant le défaut de démocratie au Parlement, le FDP et la FGDS prolongèrent leur identification avec les étudiants. D’après ces deux groupes, les jeunes n’étaient donc pas les seuls à se voir refuser la parole et devaient voir dans les parlementaires de l’opposition un prolongement de leur propre combat. La comparaison permet à cet égard de nuancer quelque peu l’importance des stratégies politiques et idéelles dans la position adoptée par les groupes parlementaires dans cette crise de 1968 en France et en Allemagne fédérale. Celle-ci fut pour les partis d’opposition l’occasion d’une translation de leurs propres frustrations et difficultés à s’imposer dans le jeu parlementaire vers les exigences exprimées par les manifestants.

• 53 « "Il y a 160 000 étudiants alors que nous pouvons en accueillir 130 000" déclare le Recteur, M. Ro (...)
• 54 Laurent Jalabert, « La politique pour l’enseignement supérieur avant la loi Faure (1958-1968) » dan (...)
• 55 Conseil scientifique, « Empfehlungen des Wissenschaftsrates zum Ausbau der wissenschaftlichen Hochs (...)
• 56 Sur le sentiment de crise de l’enseignement supérieur dans la deuxième moitié des années 1960, voir (...)

13Au-delà du positionnement par rapport aux manifestants dans le temps présent, il fallait aussi prévoir une sortie de crise et des mesures pour permettre d’intégrer les jeunes manifestants dans l’ordre politique qu’ils avaient défié. Là encore, les fédérés et les sociaux-démocrates adoptèrent des stratégies opposées. Les deux pays étaient touchés par une crise similaire de l’Université, liée à la massification de l’accès aux études supérieures, un trop faible nombre de places et une participation insuffisante des étudiants à l’organisation de l’Université. À Paris, par exemple, le recteur dénombrait à la rentrée de septembre 1967 un total de 160 000 étudiants pour 130 000 places disponibles53. Dans une perspective diachronique, comme le souligne l’historien Laurent Jalabert, le nombre d’étudiants était passé de 214 000 en 1960 à 499 000 en 1967 dans les facultés françaises54. En République fédérale, le Conseil scientifique (Wissenschaftsrat) était chargé d’effectuer des prévisions sur les effectifs étudiants afin de formuler des propositions sur l’évolution des structures universitaires, et notamment sur la construction de nouveaux établissements. En 1964, il avait prévu l’arrivée de 266 670 bacheliers dans les universités ouest-allemandes entre 1966 et 1970. Après de nouvelles estimations en 1967, ce nombre avait été revu à la hausse, pour arriver à 367 803 nouveaux étudiants, soit environ 22 000 étudiants de plus par an qu’initialement prévu55. Ces différents chiffres montrent bien le décalage entre les prévisions, et donc les mesures pensées pour répondre à l’arrivée de nouveaux étudiants, et la réalité des chiffres56. Les députés posèrent un diagnostic similaire et reconnurent ces problèmes d’ordre quantitatif en 1967. Toutefois, ils ne réagirent pas dans les mêmes termes et ne perçurent pas à l’époque l’enjeu qualitatif de cette crise, à savoir la volonté des jeunes de participer davantage aux décisions concernant l’Université. Les manifestations de 1968 contribuèrent à une réévaluation du diagnostic de crise dans les deux pays.

• 57 Voir Assemblée nationale, 3^e législature, Procès-verbal de la 1^ère séance du 08/05/1968, op. cit.
• 58 Assemblée nationale, 3^e législature, Procès-verbal de la 1^ère séance du 14/05/1968, op. cit., p. 17 (...)
• 59 Voir notamment le discours général prononcé après sa nomination par Edgar Faure, le 24 juillet 1968 (...)
• 60 Journal officiel, p. 2525. Cité d’après : Antoine Prost, « La loi Faure, de Matignon à l’Élysée », (...)
• 61 Pierre Sauvêtre, « La problématisation de la participation à travers l’histoire de la gouvernementa (...)
• 62 FNSP, DRIS, DA, Fonds Groupe Parlementaire socialiste, GS 20, Séance du groupe parlementaire de la (...)
• 63 Ernest Rickert était arrivé à l’Assemblée nationale en 1966, en remplacement d’André Bord, nommé au (...)

14Les députés de la FGDS s’étaient engagés en faveur d’une réforme de l’enseignement supérieur dès le début du mois de mai 196857. Si les gaullistes s’y opposaient au départ, l’ampleur des manifestations contribua à un changement de cap du Premier ministre Georges Pompidou le 14 mai58. Le rythme des débats s’accéléra ensuite et après la dissolution du 30 mai, les fédérés soutinrent le projet de loi d’orientation sur l’enseignement supérieur porté par le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure59. Ce projet avait notamment pour objectifs la rupture avec la « conception napoléonienne de l’Université centralisée et autoritaire60 », le refus de la sélection à l’entrée à l’Université, mais aussi la participation des étudiants dans les instances décisionnaires de l’établissement. Il s’insérait également dans le projet de participation gaulliste, esquissé dans un discours du général de Gaulle dès 1941 et défini par Pierre Sauvêtre comme « une participation étatisée qui organisait la prise d’intérêt des participants aux décisions prises par d’autres61 ». Cette réforme mit les fédérés dans l’embarras dans la mesure où elle reprenait bon nombre de propositions de la FGDS de l’avant-mai. Le radical René Billères estimait même que certaines propositions du ministre allaient plus loin que ce que la FGDS avait pu défendre avant les manifestations62. Il était par conséquent très difficile pour cette dernière de jouer le rôle de l’opposant systématique aux textes gouvernementaux et d’être audible. La ligne de fracture s’opérait surtout entre gaullistes, ce qui réduisit la FGDS au rang d’observatrice des débats qui eurent lieu en octobre 1968. Certains parlementaires gaullistes présents de plus longue date, comme Alfred Westphal, Roger Fossé et l’ancien ministre Christian Fouchet, restaient arc-boutés sur leur position initiale et leur méfiance vis-à-vis des étudiants. D’autres, en revanche, comme Ernest Rickert, Jacques Moron et David Rousset, arrivés à l’Assemblée nationale après la dissolution de mai ou peu avant63, défendirent le texte.

• 64 FNSP, DRIS, DA, Fonds Groupe Parlementaire socialiste, GS 20, Séance du groupe parlementaire de la (...)
• 65 François Audigier « Les débats parlementaires autour de la loi Faure : tensions et consensus à l’As (...)
• 66 Assemblée nationale, 3^e législature, Procès-verbal de la 1^ère séance du 24/05/1967, p. 1264-1265, h (...)

15Les députés de la FGDS, comme René Billères craignaient que ces parlementaires gaullistes, et notamment l’influent rapporteur Jean Capelle, ne modifient le texte de Faure dans un sens conservateur64. Comme le souligne l’historien François Audigier, ce texte, voté le 12 novembre 1968 sans voix contre (mais une quarantaine d’abstentions, des communistes et de quelques gaullistes), était exceptionnel du fait de la rapidité entre les premières discussions et l’adoption du texte, et le consensus suscité, malgré l’âpreté des débats dans l’hémicycle65. À cet égard, la réduction de l’opposition, notamment fédérée – le groupe ne comptait plus que 57 députés après les élections de juin 1968 –, avait contribué au déplacement des débats d’une fracture entre la majorité et l’opposition à une polarisation interne au groupe gaulliste qui disposait alors d’une majorité pléthorique (293 sièges sur 487) et ne faisait plus – et n’avait plus besoin de faire – preuve d’un front aussi uni face à une opposition affaiblie. Plus globalement, la temporalité de la résolution de la crise de l’Université fut très rapide à l’Assemblée nationale : la FGDS, notamment par le biais de Paul Cléricy, avait déjà réclamé en 1967 une réforme66 à laquelle la majorité était restée sourde. Les manifestations (et la grève générale qui bloqua le pays) participèrent néanmoins d’une parlementarisation du sujet de la participation étudiante et d’un changement de cap chez le Premier ministre Georges Pompidou, présent jusqu’au début du mois de juillet 1968. Même s’ils en furent les instigateurs, les députés fédérés ne purent, du fait de leur faiblesse numérique et politique, tirer profit de cette attitude et les gaullistes purent mettre la loi d’orientation de l’enseignement supérieur à leur crédit. Cette gestion de crise était le signe d’une volonté symbolique de maintenir le lien avec les manifestants.

• 67 Voir Anne Rohstock, Von der « Ordinarienuniversität » zur « Revolutionszentrale » ?..., op. cit.
• 68 Deutscher Bundestag, 5^e législature, Procès-verbal n°05/170 du 07/05/1968, p. 9110 https://dserver. (...)
• 69 Ibid., p. 9111.
• 70 Ibid., p. 9082.

16Les sociaux-démocrates ouest-allemands rejetaient une telle perspective et un traitement aussi immédiat de la question universitaire. Cette dernière était tout d’abord plus complexe en RFA qu’en France, du fait de l’organisation fédérale du territoire allemand et de la répartition des compétences entre échelles fédérale et régionale. Les prérogatives de l’enseignement relevaient des Länder et le Land de Hesse, dirigé par le SPD, avait par exemple adopté un texte sur le sujet dès 1966, jugé très libéral67. Le groupe social-démocrate signa le 7 mai 1968 une proposition de résolution qui exhortait le gouvernement fédéral à soumettre un projet de loi sur l’Université. La participation des étudiants y était évoquée dans des termes très vagues : les différentes catégories d’usagers – enseignants, assistants et étudiants – devaient être représentées dans les différentes instances universitaires en fonction de leur rôle et de leur implication68. Le statut des étudiants arrivait quant à lui tardivement (point 17 sur 20) et devait notamment garantir le droit des étudiants à être entendus dans l’élaboration de textes législatifs ayant trait à l’Université69. Cette proposition de résolution était dans l’ensemble assez imprécise et visait surtout à laisser les Länder adopter leur propre législation en la matière, tout en traçant certaines grandes lignes au niveau fédéral, comme l’expliqua le député Rolf Meinecke70. Aucun texte ne fut cependant adopté avant la fin de la 5^e législature en 1969.

• 71 Deutscher Bundestag, 6^e législature, Procès-verbal n°06/005 du 28/10/1969, p. 27, https://dserver.b (...)
• 72 Assemblée nationale, Procès-verbal de la 2^e séance du 03/10/1968, p. 3035, https://archives.assembl (...)
• 73 AdsD, Fonds Helmut Schmidt, 1/HSAA005370, Note du 16/08/1968 de Wolfgang Schulz à l’attention de He (...)
• 74 Deutscher Bundestag, 6^e législature, Procès-verbal n° 06/005 du 28/10/1969, op. cit., p. 20.
• 75 Deutscher Bundestag, 6^e législature, Procès-verbal n° 06/007 du 30/10/1969, https://dserver.bundest (...)
• 76 AdsD, SPD-BT-Fraktion, 6^e législature, 3, Séance du groupe parlementaire du 21/10/1969. Cité d’aprè (...)
• 77 Deutscher Bundestag, 6^e législature, Procès-verbal n° 06/106 du 10/03/1971, p. 6241, https://dserve (...)
• 78 Ibid., p. 6251-6252.
• 79 Sur les réticences du Bundesrat concernant cette partie du texte gouvernemental, voir Deutscher Bun (...)
• 80 Deutscher Bundestag, 6^e législature, Procès-verbal n° 06/106 du 10/03/1971, op. cit., p. 6256.

17Les députés sociaux-démocrates au Bundestag tardaient à proposer un texte-cadre valable pour l’ensemble du pays. Les tergiversations au sein du groupe étaient tout d’abord nombreuses et les députés avaient l’intention de réformer l’enseignement supérieur plus en profondeur, comme Willy Brandt le souligna en 1969 après son accession à la chancellerie71. Il s’agit d’ailleurs d’un point – la focalisation sur l’enseignement supérieur malgré la nécessité d’une réforme de l’ensemble du système scolaire – que le député fédéré Gilbert Faure mit en avant dans le débat sur la loi d’Edgar Faure en France72. Les sociaux-démocrates se refusaient dans ce cadre à promouvoir une réforme de l’Université qui répondrait aux seules critiques des manifestants. L’objectif était plus global. Si cette vision avait l’avantage de ne pas céder aux seules exigences de court terme et à la pression des événements, elle laissait de côté la réaction des étudiants à ce choix de ne pas légiférer immédiatement. Une note de Wolfgang Schulz à l’attention de Helmut Schmidt sur la situation de Berlin-Ouest en août 1968 montra cet enjeu73. Dans ce texte, Schulz identifiait de potentiels foyers de crise universitaire à Berlin pour l’automne 1968. Au regard des tensions qui subsistaient, notamment à la Freie Universität, Schulz estimait important que le Sénat berlinois, c’est-à-dire le gouvernement régional, adopte une loi sur l’Université afin d’apaiser la situation. Ces réflexions ne furent pas suivies d’effet à l’échelle fédérale et c’est ainsi que les débats débutèrent véritablement au début de la sixième législature, fin 1969, avec le célèbre discours du nouveau chancelier social-démocrate Willy Brandt autour du slogan « Oser plus de démocratie74 ». Le nouveau chancelier y promit une loi-cadre sur l’Université au cours de son mandat et son ministre de l’Enseignement et de la Recherche, Hans Leussink, ouvrit ce chantier législatif dans les semaines qui suivirent75. La nomination de Leussink, ancien président du Comité scientifique, avait été perçue comme un mauvais signal par plusieurs députés sociaux-démocrates, dans la mesure où Leussink n’était pas membre du parti76. Cette décision était le fruit d’un compromis avec le nouveau partenaire de coalition libéral-démocrate, qui exigea la nomination d’un ministre en dehors des partis. Malgré ces réticences initiales vis-à-vis de la personne du ministre, celui-ci proposa un texte visant à démocratiser l’Université discuté en première lecture en mars 197177. Le groupe social-démocrate y défendit une vision très inclusive de la jeunesse dans les différentes instances universitaires en les impliquant également dans les questions de recherche et dans les processus de nominations, en laissant toutefois aux professeurs, professeurs-assistants et collaborateurs scientifiques un rôle prééminent78. Le social-démocrate Rolf Meinecke était néanmoins bien conscient que le paragraphe 20 du texte gouvernemental, qui créait un « corps étudiant » (Studentenschaft), risquait de causer des problèmes au Bundesrat, la « chambre haute » représentant les Länder, qui devait elle aussi se prononcer sur le texte79. Au Bundestag, la CDU critiqua cette attitude du SPD, que Hanna Walz qualifia de « démocratisme80 ». Malgré la tenue de cette première lecture, le projet de loi n’aboutit pas avant la fin de la sixième législature en 1972 et connut même des retards importants, malgré la volonté affichée par Brandt et Leussink en 1969. Le périmètre très large du texte, qui devait régler la question des numerus clausus, le format de la Gesamthochschule (type d’université qui mêlait les caractéristiques de l’université généraliste et de l’université technique) ou encore la participation étudiante, était un problème, alors que les différents Länder adoptaient des législations sur le sujet et restaient les autorités de référence en matière d’éducation, face à l’échelle fédérale.

• 81 Assemblée nationale, 3^e législature, Procès-verbal de la 2^e séance du 22/05/1968, p. 2039, https:// (...)
• 82 AdsD, SPD-BT-Fraktion, 5^e législature, 92, Séance du groupe parlementaire du 29/04/1968. Cité d’apr (...)
• 83 Ibid., p. 387-388.
• 84 Mathieu Dubois, Génération politique…, op. cit., p. 190. ; Karim Fertikh, L’invention de la social- (...)

18Plus globalement, cet exemple de la gestion de la crise universitaire et du défi de la participation témoigne de la prégnance de modèles de cultures parlementaires très différentes en France et en Allemagne fédérale. La crise éruptive en France avait suscité une réponse rapide de la part des députés fédérés qui souhaitaient envoyer un symbole aux jeunes manifestants, tout en se mettant en scène comme leurs représentants à l’Assemblée nationale. Cette stratégie signifiait un rapport flexible au temps parlementaire, avec une volonté d’accélérer la procédure législative. Même s’ils s’opposaient à cette solution, les gaullistes finirent par se rallier à cette réaction rapide aux enjeux de la crise. Cela fut visible dans les débats autour de l’Université, présentés dans cette partie, mais il en fut de même pour la loi d’amnistie étudiante, proposée par le Premier ministre Georges Pompidou fin mai 1968 et votée à ce moment-là81. Les députés sociaux-démocrates ouest-allemands entretenaient un rapport opposé au temps parlementaire. L’enjeu symbolique et la main tendue qu’aurait pu représenter une loi rapide sur l’Université n’amenèrent pas de texte législatif immédiat. La volonté de proposer un texte plus global sur le système éducatif, tâche éminemment complexe au regard du fédéralisme éducatif pratiqué dans le pays, prit le pas sur les enjeux de court terme. Ce choix de privilégier le temps de l’élaboration parlementaire peut être vu comme une forme de rigidité et de crispation face aux enjeux qui se déroulaient en dehors du Bundestag. Il était également le signe d’une volonté de dépassionner les débats et de les penser sur le plus long terme. Comme un miroir inversé de ce qui se passait en France, ce phénomène se produisit également dans la résolution de l’amnistie étudiante. Aucune loi ne fut votée en République fédérale avant 1970 et une majorité de députés sociaux-démocrates, à l’instar de Reinhard Bühling, estimait qu’un texte sur le sujet était trop précoce en avril 196882, alors que le pays venait de connaître des manifestations violentes, avec notamment la tentative d’assassinat contre Rudi Dutschke. Rares étaient ceux qui, comme Adolf Arndt et Ulrich Lohmar, souhaitaient tendre la main aux manifestants à ce moment-là83. Les débats ne s’intensifièrent, comme pour la réforme de l’Université, qu’à la fin de l’année 1969, avec le changement de législature, et une discussion sur le droit plus général de manifester. Là encore se manifestait un souhait d’adopter une loi qui ne répondait pas aux seules exigences de court terme. Cette attitude se heurta néanmoins à l’incompréhension d’un grand nombre de Jungsozialisten, l’organisation de jeunesse du SPD, alors que le parti avait vu adhérer un grand nombre de jeunes à la suite des manifestations et que ces derniers occupaient une part croissante des adhérents du parti84.

• 85 Archives municipales de Marseille, Fonds Gaston Defferre, 100 II 569, Dossier Révolte étudiante et (...)

19Au terme de cette analyse, il paraît important de nuancer le concept d’un « hors-jeu » parlementaire au cours de la crise de 1968. Bien qu’ils n’aient pas été en mesure d’imposer une réforme de l’Université ou une amnistie dès le début du mois de mai 1968, les députés de la FGDS française réagirent tout de même rapidement et s’employèrent à incarner, certes sans succès, les revendications étudiantes à l’Assemblée nationale, non sans arrière-pensées électorales. Ils ne restèrent pas dans leur tour d’ivoire parlementaire, comme l’a montré l’exemple de Louis Mermaz présent dans le Quartier latin en mai 1968. De même, Gaston Defferre fut sollicité par des étudiants marseillais qui lui demandèrent son soutien lors de leurs manifestations85. Ces députés de la FGDS étaient donc sollicités ou reconnus par les manifestants, ce qui contredit l’idée d’un rejet total de ces parlementaires. Néanmoins, Defferre fut sollicité non pas en tant que député des Bouches-du-Rhône, mais en sa qualité de maire de Marseille. Mermaz alla à la rencontre des jeunes manifestants avec ses collègues de la CIR, qui n’étaient pas tous députés, d’abord en tant que secrétaire général de son parti. Ces exemples tendent à prouver que ce ne sont pas tant les députés fédérés eux-mêmes que l’étiquette parlementaire qui fut hors-jeu en 1968. Les députés disposaient souvent de plusieurs mandats – élu local, responsable de parti – et c’est à ce titre qu’ils étaient sollicités. Cette problématique d’un hors-jeu ne se posait pas en Allemagne fédérale dans la mesure où l’identité de l’APO était fondée sur son rejet de la Grande coalition au Bundestag, identifiée donc comme adversaire.

• 86 Voir par exemple Claude Fuzier, « Victoire de l’union des forces de Gauche. Une déclaration de Guy (...)
• 87 Anne-Laure Ollivier, « Die sozialistische Opposition gegen den Gaullismus von 1959 bis 1969 », dans (...)

20Plus globalement, la crise soixante-huitarde fut perçue de manières différentes dans les deux groupes. Si ces derniers virent dans le mouvement la révolte justifiée de jeunes qui demandaient à être entendus et à être plus actifs dans le processus démocratique, leur analyse de la crise restait marquée par des critères nationaux. Pour la FGDS, cette crise était le signe de la « fin du gaullisme », déjà annoncée en 1967 au moment des élections législatives86. Comme l’historienne Anne-Laure Ollivier l’a montré, au plus tard en 1962 avec l’échec du « cartel des "non" » contre l’élection du président de la République au suffrage universel direct, les socialistes avaient cessé de voir dans le gaullisme un phénomène provisoire. Ils défendirent néanmoins par la suite l’idée selon laquelle la fin du gaullisme était proche, même si de Gaulle conservait le pouvoir87. La crise de 1968 fut perçue comme un point de bascule, comme la concrétisation de ce changement d’époque et justifia aussi la volonté très forte des fédérés de coller au mouvement et d’en tirer les bénéfices politiques. En Allemagne fédérale, c’est surtout la crise parlementaire qui se posa en premier lieu aux députés, avec la nécessité d’une réflexion sur l’inclusion des citoyens dans le débat politique et d’une réponse à apporter à l’opposition extraparlementaire. La comparaison a permis de mettre en avant les différences de temporalités envisagées pour la sortie de crise, ainsi que la sacralisation ou non du temps de la délibération parlementaire dans les deux pays. Ce rapport à ce temps était conditionné par les cultures politiques nationales avec, d’un côté, une V^e République qui avait valorisé le pouvoir exécutif au détriment du législatif, et une République fédérale qui avait fait du Bundestag la première institution du système politique. Ces réactions étaient également conditionnées par les marges de manœuvre respectives du SPD et de la FGDS au Parlement, avec une politique extrêmement réactive chez cette dernière, qui était à la mesure de l’impuissance et de la crispation d’un groupe dans l’incapacité d’imposer ses vues à l’Assemblée nationale.