• 1 Je remercie Marie-Emmanuelle Chessel pour son aide tout au long du processus de publication de l’ar (...)
• 2 Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994.
• 3 Brigitte Gaïti, « L’érosion discrète de l’État-providence dans la France des années 1960 », Actes d (...)
• 4 Laurent Warlouzet, « Le spectre de la crise financière française de 1983. Influences et solidarités (...)
• 5 Mathieu Fulla. « Quand Pierre Mauroy résistait avec rigueur au "néolibéralisme" (1981-1984) », Ving (...)
• 6 François Denord, 1 : Les rénovateurs du libéralisme, Paris, La Découverte, 2010, p. 36.
• 7 Archives nationales (AN), Centre des archives du monde du travail (CAMT), 72 AS 1343, fonctionnemen (...)

1Le début des années 1980 est souvent présenté pour la France comme un « tournant libéral » ou « néo-libéral » dans l’orientation des politiques économiques, un moment où on passerait d’« une économie adossée à l’État » à « une économie financée par le marché1 ». On pense notamment au « tournant de la rigueur » de 19832, aboutissement à la fois de dynamiques présentes dès la fin des années 1960 en France3 et de convergences budgétaires au sein de la Communauté économique européenne (CEE)4. Si l’idée d’un tournant libéral circonscrit et clairement identifiable fait débat5, plusieurs mesures politiques prises à partir de la fin des années 1970 marquent un retrait de l’État dans la régulation de l’économie : la libéralisation des prix, l’accent mis sur la compétitivité internationale ou encore la recherche de l’équilibre financier dans les entreprises publiques6. Les organisations patronales françaises, et notamment la confédération patronale française, le Conseil national du patronat français (CNPF), ont souvent été présentées comme les plus ferventes promotrices de cette ouverture. Toutefois, ce constat n’est pas suffisant tant la libéralisation de l’économie modifie certaines missions de la confédération patronale. La libéralisation des prix prive le CNPF de son rôle dans la définition des prix, mission jusqu’alors particulièrement investie par l’organisation7. À trop considérer le CNPF comme un simple vecteur de la libération de l’économie, le risque existe de passer sous silence à la fois les débats internes autour des modalités de sa propre libéralisation et l’évolution de son activité. Or, ces débats éclairent à la fois la recomposition du rôle de la confédération patronale et la mise en pratique au sein du CNPF de la libéralisation de l’économie au milieu des années 1980.

• 8 Michel Offerlé, Les Patrons des patrons. Histoire du Medef, Paris, Odile Jacob, 2013.
• 9 Henri Weber, Le Parti des patrons : le CNPF, 1946-1986, Paris, Éditions du Seuil, 1986.
• 10 Michel Offerlé, « le CNPF », dans Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons fr (...)
• 11 Yohann Morival, Les Europes du patronat français depuis 1948, op. cit.

3L’élection d’un candidat à la présidence du CNPF reste un objet peu investi par la recherche. Elle a été principalement saisie par le prisme de l’équilibre entre les fédérations membres, signalant le rôle des principales organisations membres dans le choix du candidat8, ou de façon plus individualisante, autour des intrigues de la vie politique patronale9. Pourtant, l’un des intérêts de l’élection à la présidence du CNPF est d’ouvrir un débat dans une organisation où les oppositions et les points de vue divergents sont difficiles à saisir. Les dirigeants ont toujours refusé de reconnaître des « sensibilités » différentes pour mieux mettre l’accent sur l’unité de l’organisation10. La réalisation d’accords entre les membres du CNPF s’appuie sur des « mécanismes institutionnels de la production de l’unité » qui invisibilisent les débats d’idées, notamment autour des orientations politiques de l’organisation, au profit d’une recherche constante du consensus11. Au contraire, la campagne rend visibles les modalités de réformes de la confédération patronale française et pose les bases d’une évolution des pratiques, comme c’est le cas en 1986 pour le lobbying. Ce constat est d’autant plus vrai que l’élection de 1986 est la première depuis la création du CNPF où la compétition entre les candidats est tranchée par les quelque cinq cents membres de l’assemblée générale et non pas dans l’entre-soi des trente-cinq membres du conseil exécutif. La campagne, d’une ampleur inédite, éclaire les conditions de possibilité de la mise en œuvre des projets de réforme. Si certaines propositions de réformes ou d’orientation disparaissent après l’élection, elles ne sont pas un jeu sans enjeu. Elles participent à la mise en œuvre d’une libéralisation du CNPF et à la diffusion d’une vision patronale de cette dernière.

• 12 S’il est possible de demander une dérogation, la progressive disparation du service de documentatio (...)
• 13 Il s’agit du Fonds Yvon Chotard, consultable sur autorisation : Archives nationales, 617AP/1-617AP/ (...)

4L’analyse repose sur des archives inédites, celles de l’un des candidats, François Perigot. Y sont conservés à la fois les procès-verbaux des réunions de campagnes, la correspondance, des notes et plusieurs factures. L’existence même de ces archives mérite qu’on s’y attarde : elles attestent de l’organisation d’une campagne électorale, avec la constitution d’une équipe de campagne, l’organisation de déplacements, la rédaction de notes ou encore la définition d’éléments de langage Il y a donc eu une campagne dont il faut comprendre les enjeux. Ces archives font partie du dernier versement effectué par le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) aux Archives nationales et elles nécessitent toujours l’obtention d’une dérogation, d’autant plus difficile à obtenir qu’il s’agît de correspondances personnelles, documents exclus des règles de consultations définies par le MEDEF12. Malheureusement, le fonds des papiers privés d’Yvon Chotard, l’autre candidat, également disponible aux Archives nationales, ne contient aucun document lié à cette campagne, excluant ainsi la possibilité d’une comparaison terme à terme potentiellement instructive13. Afin de suivre la mise en œuvre de ces projets de réforme, les archives du premier mandat de François Perigot ont été analysées, principalement celles concernant sa réforme du lobbying et l’internationalisation du CNPF.

• 14 François Denord, « Les idéologies économiques du patronat français au 20^e siècle », Vingtième Siècl (...)
• 15 Yohann Morival, Les Europes du patronat français depuis 1948, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2019.

7Le CNPF a toujours accueilli des représentants aux orientations économiques distinctes, sans d’ailleurs qu’il soit toujours possible d’identifier des orientations claires ou stables dans le temps. Ainsi, en 1965, le CNPF adopta une « Charte libérale » demandant notamment le retrait de l’État dans l’économie, la fin du contrôle des prix ou encore la privatisation des entreprises publiques14. Toutefois, le vote de cette charte ne fait pas du CNPF une organisation libérale. La charte est rapidement critiquée en son sein et elle est restée sans suite, davantage note que véritable orientation politique. D’ailleurs, jusqu’au milieu des années 1970, les représentants du CNPF défendaient l’implication de la Commission européenne, institution politique publique, dans la régulation de l’économie européenne et la création de conditions de concurrence plus justes15. Coexistaient donc au sein du CNPF des prises de position parfois contradictoires quant à l’organisation de l’économie française ou européenne.

• 16 Henri Weber, Le parti des patrons, op. cit., p. 389.

8L’élection du président constitue l’un des rares moments de publicisation des débats au sein du CNPF. Elle donne à voir non seulement une partie des débats qui parcourt l’organisation, mais aussi ceux qui les portent. La limite de cette entrée précieuse est d’accentuer les différences entre les candidats de 1986, qui partagent pourtant de nombreuses caractéristiques sociales. Yvon Chotard et François Perigot appartiennent à la même génération, le premier a 65 ans en 1986, l’autre 60 ans. Ils ont également suivi la même formation, tous deux licenciés de droit et diplômés de l’École libre des sciences politiques. Malgré leurs conceptions différentes de la libéralisation de l’économie, ils ont tous les deux salué la victoire du RPR aux élections législatives du printemps 1986. Ils sont, lors de l’élection de 1986, tous les deux membres sortants du conseil exécutif du CNPF et donc déjà investis dans son fonctionnement. Néanmoins, François Perigot n’est arrivé qu’en 1981 au sein du conseil exécutif alors qu’Yvon Chotard y siège depuis 1976. Depuis cette date, Yvon Chotard préside également la commission des affaires sociales du CNPF. Personnage clé du fonctionnement du CNPF, il a également de fortes inimitiés au sein de l’organisation, notamment avec le président sortant en 1986, Yvon Gattaz, auquel il s’est opposé lors de l’élection pour la présidence du CNPF en 198116. L’inscription des deux candidats à la fois au sein du CNPF, mais plus largement dans l’espace patronal français, illustre la proximité de leur position sociale. Ils développent néanmoins des visions distinctes du rôle de l’organisation patronale.

• 17 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 263.
• 18 Yvon Chotard, Les Patrons et le patronat, Paris, Calmann-Lévy, 1986.
• 19 AN, CAMT, 2000 021 65, F. Perigot, Quelle ambition pour le CNPF ?, 10 novembre 1986.
• 20 « Il faut assurer l’irréversibilité du libéralisme français », Les Échos, 18 novembre 1986.

9Pour Yvon Chotard, patron chrétien affiché, propriétaire d’une maison d’édition, France Empire, le CNPF doit agir comme un corps social intermédiaire, développant le dialogue social tel un contre-pouvoir au rôle de l’État. C’est d’ailleurs en partie sous son impulsion que le CNPF s’engagea dans une intense politique contractuelle avec les organisations syndicales dans l’objectif de pacifier les relations professionnelles17. En 1986, Yvon Chotard précise sa vision de l’organisation patronale dans le livre Les Patrons et le Patronat18. S’il encourage la libéralisation de l’économie, il promeut le maintien d’un dialogue social organisé et structuré au sein duquel le CNPF jouerait un rôle central. François Perigot, le deuxième candidat, porte, quant à lui, un message différent. Il fait campagne autour du slogan « adapter le CNPF au nouveau contexte libéral19 ». Ce mot d’ordre, régulièrement rappelé, passe notamment par une prise de distance vis-à-vis de l’État, mais aussi des partenaires sociaux. Pour François Perigot, le CNPF doit jouer un rôle politique moins centré sur les relations avec l’État et les syndicats afin d’« assurer l’irréversibilité du libéralisme français20 ». Il est le président-directeur général (PDG) d’Unilever France depuis 1976, filiale de la firme transnationale Unilever basée aux Pays-Bas. Avant cela, il a été PDG d’Unilever Espagne. François Perigot fait de sa pratique du libéralisme au concret dans une firme transnationale un argument central de sa campagne.

• 21 Michel Offerlé, « le CNPF », dans Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons fr (...)

10Un autre élément essentiel de cette campagne tient à l’inscription des deux candidats dans des espaces de production d’idées sur l’entrepreneuriat et l’entreprise. Loin de se limiter à une opposition entre deux hommes, l’élection de 1986 éclaire également l’existence de mouvements d’idées structurées. Si les mouvements de pensées patronaux ont pu être présentés comme un moyen pour les premiers présidents du CNPF de « contourner les règles du jeu confédéral21 », la campagne de 1986 signale leur rôle dès l’élection du président, avant même sa désignation.

• 22 Marie-Emmanuelle Chessel, Nicolas de Bremond d’Ars et André Grelon, L’entreprise et l’Évangile : un (...)
• 23 Marie-Emmanuelle Chessel, « Chapitre 4. En première ligne sur les questions de formation », dans Ma (...)

11La candidature d’Yvon Chotard porte en partie les revendications du patronat chrétien, dont il est un membre de premier plan. Il a été président du Conseil français du patronat chrétien (CFPC) de 1965 à 1970. Le CFPC connaît une évolution de ses positions sur le libéralisme économique au début des années 198022. Jusqu’au début des années 1970 aucune position officielle du CFPC n’est prise pour condamner le libéralisme économique, bien que plusieurs positions individuelles expriment des réticences face à cette vision de l’économie. Dans les années 1980 s’opère une réappropriation progressive du libéralisme économique par le CFPC, qui continue à défendre une synthèse particulière entre doctrine catholique et libéralisme économique, mais qui n’y est plus opposé. De plus, Yvon Chotard a fondé en 1969 une seconde maison d’édition, Chotard et associés, qui publie des ouvrages sur l’entreprise. Il a été particulièrement investi sur les questions de formation des patrons23. Président de l’École du chef d’entreprise et des cadres supérieurs, il était, à partir de 1969, vice-président de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales de la chambre de commerce et d’industrie de Paris (ESSEC).

• 24 François Denord, « Libéralisme », dans Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patro (...)

12La candidature de François Perigot s’inscrit davantage dans un pôle libéral en structuration, autour de la création en 1973 d’un journal d’opinion, Les Quatre Vérités, et d’organisations comme ETHIC (Entreprises de taille humaine industrielles et commerciales), fondée en 1975. La même année, François Perigot a adhéré à « Entreprise et Progrès », laboratoire d’idées fondé par Antoine Riboud, François Dalle et José Bidegain. La même année est fondé l’Institut de l’entreprise par trente grands groupes industriels français. L’institut de l’entreprise se présente comme « un lieu d’échanges, de débats et de contacts » au service des entreprises24. François Perigot en prend la présidence en 1983. La particularité de ces différentes structures, par rapport au CNPF, est de mobiliser directement les entreprises, qui paient une adhésion, et pas uniquement des représentants de fédérations ou des personnalités nommées. L’attention portée aux grandes entreprises constituait un marqueur de la campagne de François Perigot.

• 25 Hervé Joly, Diriger une grande entreprise au XX^e siècle : l’élite industrielle française, Tours, Pr (...)
• 26 « François Perigot : un "multinational" discret », Le Monde, 15 octobre 1986.

14Avant l’élection de 1986, les présidents du CNPF avaient plusieurs caractéristiques communes, sans toutefois qu’un cursus honorum précis ne se dégage. Ils étaient chefs d’entreprise au sens large : certains étaient fondateurs de leur entreprise (Georges Villiers, Yvon Gattaz), certains participaient à la direction d’entreprises possédées par d’autres (Paul Huvelin), et d’autres avaient surtout bénéficié de leur rôle de représentant des chefs d’entreprise (François Ceyrac). Tous n’étaient pas stricto sensu des chefs d’entreprise25, mais ils représentaient une entreprise ou une organisation patronale française et la grande majorité évoluait dans une entreprise familiale. Le profil de François Perigot est en rupture avec celui de ses prédécesseurs. PDG d’Unilever France, il est salarié d’une entreprise hollandaise. En 1986, Unilever France comprenait une quinzaine de sociétés et environ 7 500 salariés26. Chacune de ces sociétés dépendait pour son activité quotidienne d’un centre de décision situé aux Pays-Bas avec lequel les responsables des entreprises échangent régulièrement. Le PDG d’Unilever France n’avait aucun rôle décisionnel dans l’activité économique des entreprises du groupe Unilever opérant en France. Il coordonnait les intérêts de ces entreprises et faisait de la représentation. Ainsi, le rôle du PDG d’Unilever France ne doit pas être surestimé.

• 27 Michel Bauer et Bénédicte Bertin-Mourot, Les 200. Comment devient-on un grand patron ?, Paris, Seui (...)
• 28 « François Perigot : un "multinational" discret », Le Monde, 15 octobre 1986.
• 29 Ibid.

15Si la trajectoire professionnelle de François Perigot marque une évolution avec celle des anciens présidents du CNPF, elle s’inscrit dans l’évolution du profil des grands patrons français. En 1986, 45 % des chefs d’entreprise représentaient la famille propriétaire, pourcentage qui diminue ensuite rapidement pour ne plus représenter que 23 % en 199127. Toutefois, le CNPF comptait peu de dirigeants d’entreprise de premier plan parmi ses anciens présidents ou les membres de son conseil exécutif. Le profil de François Perigot a fait l’objet de plusieurs critiques au sein du CNPF. Il serait loin des réalités professionnelles de la grande majorité des patrons français très peu concernés par les préoccupations des firmes multinationales28. Surtout, il serait soumis à des intérêts économiques étrangers. Le groupe Unilever est présent dans soixante-quinze pays où le groupe réalise, en 1986, 200 milliards de francs de chiffres d’affaires, dont 10 milliards en France, ce qui illustrerait la place secondaire de la France dans l’activité d’Unilever et donc la difficulté pour le PDG d’Unilever France à peser sur les arbitrages globaux. François Perigot ne pourrait pas alors représenter correctement les intérêts économiques du patronat français. La question s’est posée avec d’autant plus de force lorsque François Perigot a obtenu l’accord d’Unilever pour rester PDG d’Unlilever France durant son mandat à la tête du CNPF, signifiant ainsi que le « patron des patrons » français serait rémunéré par un groupe hollandais29. Se joue alors plus largement ici l’adaptation de la confédération patronale française à l’évolution du paysage économique français et à l’affirmation de grandes entreprises multinationales.

• 30 AN, CAMT, 2000 021 65, Axes de réflexions pour la campagne à la présidence, non datée, p. 5

16En réponse, François Perigot fait de sa trajectoire professionnelle un argument pour marquer sa pratique de l’économie libéralisée et donc sa capacité à orienter au mieux le CNPF dans un cadre économique français modifié. Un document contenu dans les archives de sa campagne, intitulé « Axes de réflexion pour la campagne à la présidence », précise les trois principaux atouts selon lui de la « multinationalité », comme on nommait alors le fait d’être cadre dirigeant d’une entreprise multinationale non française : « la pratique de l’international, l’expérience de la liberté économique, les responsabilités acquises grâce à des compétences objectives, les expériences variées des rapports humains et des rapports sociaux30 ». La dimension internationale est pleinement assumée par François Perigot qui l’utilise comme argument pour montrer son habitude à évoluer dans des contextes économiques où l’État joue un rôle moins important qu’en France. Ce faisant, la campagne de François Perigot participe à la légitimation d’un nouveau profil : celui du dirigeant d’une filiale d’une entreprise multinationale qui pratique de l’économie libéralisée.

• 32 Le Conseil exécutif du CNPF est exclusivement composé d’hommes jusqu’en 1981. La première femme qui (...)

19En pratique, jusqu’en 1986, une seule candidature, celle du vainqueur du vote du conseil exécutif, était présentée devant l’assemblée générale, qui ne peut que l’entériner. Pour la première fois en 1986, l’élection du président du CNPF passe par deux votes opposant les deux candidats : le premier par les trente-cinq membres du conseil exécutif le 17 novembre 1986, rassemblant les représentants des principales fédérations membres et des personnalités dites qualifiées ; le second, le 12 décembre 1986, devant les 550 votants de l’assemblée générale, dont 145 représentent les régions, 80 le commerce et le reste les fédérations membres. Cette situation inédite donne à voir les différentes dynamiques de la campagne électorale. Entre septembre et début novembre, la campagne est en grande partie orientée vers le conseil exécutif, instance composée par trente-cinq hommes32, majoritairement des représentants de fédérations membres. Les deux candidats étant membres du conseil exécutif depuis plusieurs années, ce premier vote se fait dans un espace de relations interpersonnelles, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas une campagne facilitant la diffusion des propositions des candidats.

• 33 AN, CAMT, 2000 021 65, Factures de campagne.
• 34 AN, CAMT, 2000 021 65, Aviles, Facture du 16 décembre 1986.
• 35 AN, CAMT, 200 021 65, Factures payées par l’Institut de l’Entreprise.

21Le soutien de l’Institut de l’entreprise est également financier. Faire campagne, surtout avec les déplacements, a un coût. Selon les factures retrouvées dans les archives, la campagne de François Perigot a coûté près de 55 000 francs, soit environ 20 000 euros actuels33. Toutes les factures ont été payées par l’Institut de l’entreprise. Ainsi, le 16 décembre 1986, une facture de 4 200 francs est adressée à l’Institut de l’entreprise pour la mise à disposition d’un véhicule Renaut 25 avec chauffeur devant conduire François Perigot de Toulouse, où il avait un meeting, à Bordeaux, où il en tenait un autre le lendemain34. Déplacements en avion mis à part, la somme la plus importante réglée par l’Institut de l’entreprise concerne les 6 400 francs d’affranchissement pour l’envoi de la profession de foi de François Perigot35. En signalant ces dépenses, qui ne sont pas normalement du ressort de l’Institut de l’entreprise qui est un centre de réflexion, l’enjeu est aussi de signaler les implications matérielles d’une campagne.

• 36 AN, CAMT, 2000 021 65, Calendrier des actions à mener, 1986.
• 37 AN, CAMT, 2000 021 65, Note de synthèse sur la campagne de F. Perigot, 10 septembre 1986. Souligné (...)
• 38 AN, CAMT, 2000 021 65, Compte rendu de la réunion de campagne, 30 octobre 1986.

22Entre septembre et le premier vote au sein du conseil exécutif le 17 novembre 1986, se déroule une première campagne. Cette dernière se caractérise par le développement d’actions internes peu publicisées, comme les auditions du candidat par les dirigeants des principales fédérations professionnelles membres et les rendez-vous individuels36. François Perigot n’intervient que lors de « réunions professionnelles ou interprofessionnelles internes à l’initiative des membres37 ». Le refus de s’adresser aux médias et aux non-membres illustre la nature interne de la première partie de la campagne. Elle tient également en partie à la position de favori de François Perigot. Ce dernier a reçu le soutien de plusieurs grandes fédérations, comme l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM)38, et de plusieurs dirigeants du CNPF. Fin septembre 1986 au cours d’une réunion de campagne, il précise :

• 40 AN, CAMT, 2000 021 65, Synthèse des entretiens de Mr. Jacques Declety avec des patrons, décembre 19 (...)
• 41 AN, CAMT, 2000 021 65, Campagne auprès des Unions : une cartographie.

24En 1986, Yvon Chotard, candidat battu lors du vote au sein du conseil exécutif, refuse de se retirer et donne une nouvelle dynamique à la campagne pour la présidence, d’ordinaire plutôt feutrée et parisienne. Il pousse son adversaire à s’adresser aussi aux représentants de l’assemblée générale plus ancrés territorialement. L’élargissement du nombre de votants et le fait que ces derniers ne connaissent pas personnellement les candidats à la différence des votants du conseil exécutif, amènent ceux-ci à chercher à convaincre un nouveau public. La campagne devient dès lors visible et participe à la diffusion des différentes visions en cours au sein du CNPF. François Perigot, avec l’aide des trois membres de son équipe de campagne, met en place un véritable plan d’action pour s’assurer le vote de représentants territoriaux40. Les réunions ont pour objectif d’identifier les unions patronales (UP) territoriales dans lesquelles il faut se rendre en équilibrant celles liées à l’équipe de François Perigot (Lille, Lyon, Marseille ou Angoulême), celles liées à des soutiens de François Perigot (notamment les 39 UP qui en 1986 ont des liens avec l’UIMM) et celles qui lui sont moins favorables (certaines en Île-de-France)41. En près de trois semaines, entre le 21 novembre et le 12 décembre 1986, François Perigot a tenu des réunions dans onze villes françaises, dont Lille, Strasbourg, Besançon ou encore Toulouse. Tous ses discours suivent la même trame et trois idées-clés :

• 43 AN, CAMT, 2000 021 79, Planning des actions à mener du 17 novembre au 16 décembre, 10 novembre 1986
• 44 « François Perigot : "Je veux être le candidat de l’unité" », les Échos, 18 novembre 1986.
• 45 AN, CAMT, 2000 021 65, Lettre de Michel Maury-Laribière, VP CNPF, président de la commission action (...)

26Le maintien d’Yvon Chotard dans la course électorale après le vote du conseil exécutif le 17 novembre 1986 n’est pas uniquement une entorse aux pratiques qui prévalaient jusqu’alors au sein du CNPF. Il s’agit également d’une remise en cause du fonctionnement du CNPF : si le conseil exécutif, censé être l’émanation de l’assemblée générale, est désavoué par le vote de cette dernière, la légitimité de l’organisation serait ébranlée. François Perigot appelle alors à la nécessité de « dissuader le maintien de candidature non unitaire43 », manière de se présenter comme garant de l’unité du CNPF44. L’institution CNPF se mobilise également pour François Perigot, devenu le candidat légitime, car choisi par le conseil exécutif. Michel Maury-Laribière, industriel, vice-président sortant du CNPF et président de la commission action territoriale, écrit à l’ensemble des présidents d’Unions territoriales. Dans cette lettre, il souhaite informer sur le « choix longuement réfléchi et mûri du Conseil exécutif en qui notre assemblée générale a placé sa confiance fin 198445 ». Plus qu’une rupture, cette lettre vient expliciter le soutien de nombreux dirigeants élus et salariés du CNPF à la candidature de François Perigot, déjà perceptible dans la composition de son équipe de campagne. Si Yvon Chotard estimait que le déficit de notoriété de François Perigot serait un avantage devant l’assemblée générale, la mobilisation de l’organisation complique la donne. L’assemblée générale du CNPF élit le 16 décembre François Perigot président du CNPF. Il a obtenu 354 voix sur 498 (71,08 %), Yvon Chotard recueillant lui 130 voix.

• 46 Michel Offerlé, « le CNPF », dans Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons fr (...)

29Une fois la victoire remportée, François Perigot essaie d’impulser deux évolutions du fonctionnement du CNPF autour de deux thématiques au cœur de sa campagne : développer le lobbying patronal et favoriser l’ouverture internationale du CNPF. Le suivi de la mise en œuvre de ces deux projets de réformes éclaire les conditions de possibilité d’une réforme du fonctionnement de la confédération patronale française et sa libéralisation inachevée en 1986. Plus largement, ce moment documente les modalités et les limites du « passage d’un répertoire d’action collective patronale à l’autre » qui prend place à la fin des années 198046.

• 47 Ibid., p. 39.
• 48 AN, CAMT, 2000 021 65, F. Perigot, Note rapide sur la « Contribution à la rédaction d’un mandat », (...)
• 49 AN, CAMT, 2000 021 65, 10 novembre 1986, F. Perigot, Quelle ambition pour le CNPF, p. 2.
• 50 David Lowery, « Why Do Organized Interests Lobby ? A Multi-Goal, Multi-Context Theory of Lobbying » (...)
• 51 Michel Offerlé, « L’action collective patronale en France, 19^e-21^e siècles », Vingtième Siècle. Rev (...)

30Afin d’accompagner l’adaptation du CNPF au contexte libéral, François Perigot estime que le CNPF doit développer de nouvelles pratiques, au premier rang desquelles il place le « lobbying ». L’accent mis sur le lobbying signale l’attention portée à l’adaptation des formes de l’action collective portée au nom des entreprises en promouvant l’action du privé dans les politiques publiques47. Lors d’une discussion avec son équipe de campagne48, François Perigot répète la nécessité de faire du lobbying à la fois un moyen et un symbole de l’évolution du CNPF. Il doit marquer la volonté d’associer des pratiques au nouveau rôle voulu pour le CNPF, plus autonome de l’État et des syndicats, et plus à même de porter sa propre voix. Il s’agit de donner les moyens au CNPF de diffuser largement son message et d’en faire un acteur des décisions politiques. Plus largement, le CNPF perdant certaines de ses missions de co-gestion de l’économie, le lobbying constitue pour l’équipe de campagne un « nouveau produit » pour les membres49. Cette pratique devient un nouveau moyen de légitimer le rôle du CNPF, une communication en direction des membres d’une organisation patronale50, ou en tout cas un moyen de signaler l’évolution, même sémantique, des pratiques de l’organisation. En ce sens, la campagne de 1986 pour la présidence du CNPF participe à la diffusion progressive de ce vocabulaire néo-libéral au sein de la confédération patronale français et pose plus largement la question d’une évolution des formes de l’action politique au nom des entreprises51.

• 52 Henry Walter Ehrmann, La politique du patronat français : 1936-1955, Paris, Armand Colin, 1959.
• 53 Guillaume Courty, Le lobbying en France : invention et normalisation d’une pratique politique, Brux (...)
• 54 AN, CAMT, 2000 021 65, F. Perigot, Quelle ambition pour le CNPF ?, 10 novembre 1986.

31La mobilisation du lobbying au milieu des années 1980 ne signifie pas l’invention de cette pratique, entendue comme la promotion des idées patronales auprès des représentants politiques. En effet, le CNPF a promu ses intérêts bien avant 1986, notamment autour de son service dédié aux relations avec les élus constitués au début des années 195052. L’accent nouveau mis sur le lobbying n’est pas la découverte de l’influence, mais plutôt une volonté de marquer la nécessaire évolution du rôle du CNPF. La mobilisation de cette pratique lors de la campagne de 1986 s’inscrit dans l’évolution des usages du terme « lobbying » en France. Selon Guillaume Courty, après la Seconde Guerre mondiale, le triptyque « lobbies – groupes d’intérêt – groupes de pression » est mobilisé par les élites étatiques pour alerter sur la difficulté de gouverner la IV^e République. Le lobbying participe d’un discours critique de l’action menée par les acteurs privés. Tombé en désuétude dans les années 1970, le terme est peu mobilisé par la presse ou les groupes d’intérêt. Il survit en France dans les débats académiques. À partir du début des années 2000, il redevient un terme d’usage courant avec une signification nouvelle liée à la montée en puissance de l’expertise et de l’association du privé à l’action publique53. La campagne de 1986 pour la présidence du CNPF coïncide avec le début de cette dernière redécouverte du lobbying en France. En le présentant comme un « produit », François Perigot marque sa volonté de fournir davantage de service aux membres. Le texte « Quelle ambition pour le CNPF » précise que la confédération patronale doit se trouver « une nouvelle utilité » en lien avec la libéralisation de l’économie française54.

• 56 Laurence Badel, « CNPF-International, acteur du dialogue Asie-Europe (ASEM) : jalons pour une reche (...)

34Élu, François Perigot s’investit dans la valorisation de l’international au sein du CNPF et dans la volonté d’associer plus directement les entreprises au fonctionnement de la confédération patronale. Il soutient la création d’une Commission de la compétitivité internationale dès février 1987, qu’il place au niveau des commissions économiques et sociales. Symboliquement, il s’agit de réaffirmer la dimension internationale dans l’activité de l’organisation. En ce sens, la principale réalisation de François Perigot reste la création en 1989 du CNPF-International, structure autonome liée au CNPF dont l’objectif est de promouvoir les entreprises françaises sur les marchés émergents et en développement. Le CNPF-International est dédié à la promotion des entreprises françaises sur les marchés étrangers. Il est structuré autour de comités, principalement binationaux (France-Vietnam, France-Allemagne) ou régionaux (Comité Proche-Orient)56. Le CNPF-International a ainsi vocation à participer à la conquête de nouveaux marchés par les entreprises françaises. Ses équipes reçoivent également les visites de délégations étrangères. À la différence du CNPF, où les entreprises n’agissent jamais directement, le CNPF-International est pensé comme devant traiter directement avec les entreprises, sans la médiation des fédérations. Le projet de CNPF-International concrétise deux orientations de la campagne de François Perigot : l’accent mis sur la compétitivité internationale et le dialogue plus direct avec les entreprises.

• 57 Michel Offerlé, Les Patrons des patrons. Histoire du Medef, op. cit. ; Danièle Rousselier-Fraboulet (...)

35À trop considérer le président du CNPF comme un dirigeant patronal parmi d’autres, le risque existe d’oublier les marges de manœuvre particulières liée à sa position. S’il n’est pas omnipotent, comme le signale la mise en œuvre de la réforme des services ou du développement du lobbying à Bruxelles, le président élu parvient à mettre en place une structure autonome, financée par le CNPF, et dédiée à la promotion de l’exportation et à la conquête de nouveaux marchés. Le CNPF-International signale ainsi la construction par le président du CNPF d’une autonomie au sein d’une autre structure. Sa marge de manœuvre est limitée, mais elle n’est pas nulle. Une condition de possibilité de cette autonomie est également de se centrer sur une thématique floue, ici l’international, qui n’est pas directement associée à des missions au cœur de l’activité du CNPF, comme par exemple la politique économique française ou les missions liées à son statut de partenaire social. Autrement dit, l’international n’est pas considéré comme un enjeu central pour les membres du CNPF. D’autres domaines d’activité au sein du CNPF, plus investis par les membres, sont moins facilement préemptables par le président. Ainsi, les questions sociales font l’objet d’un suivi plus disputé, certaines fédérations, comme l’UIMM, cherchant à contrôler l’ensemble des décisions produites57. L’international, moins clairement associé à un ensemble de négociations structurées en France, et où se produit peu de législations contraignantes pour les entreprises, ne fait pas partie des missions principales de la confédération patronale française, à la différence des négociations paritaires dans le domaine social.

• 58 Mariot Nicolas, Bains de foule : les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, 20 (...)

36Pour les candidats, la campagne décrit davantage une « volonté de légitimation », jamais acquise, qu’une « attestation de légitimité58 ». L’élection à la présidence du CNPF s’accompagne de discours qui sont davantage des volontés de légitimation du candidat que des attestations, ce qui explique la difficulté à mettre en place le programme proposé. Le déroulement de la campagne, avec ces deux votes dont l’un, le dernier, doit rester symbolique, favorise le regroupement autour du vainqueur du premier vote et la constitution d’une équipe rassemblant les opposants de la vieille. Si la campagne individuelle ne suffit pas à gagner une élection, elle n’est pas pour autant sans enjeu. Réaliser une campagne et affirmer un thème fort permettent au président de se construire un domaine réservé, d’autant plus acceptable qu’il se situe à la périphérie des activités de la confédération patronale.