Les forestiers français en Algérie : des administrateurs au service de la protection des forêts ?
Résumés
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les élites françaises justifient la colonisation des forêts algériennes par la nécessité de les protéger des impacts supposés qu’auraient les usages forestiers locaux sur ces environnements fragiles. Cet article vise à confronter les discours de ces élites, qui érigent les forestiers en protecteurs des forêts, aux pratiques effectives de pouvoir de ces administrateurs coloniaux sur le terrain. À travers l’étude du parcours de l’un d’entre eux, le garde général Eugène Grené, en poste en Algérie entre 1873 et 1884, il s’agit de montrer comment les représentations sur la nécessité de protéger les forêts peuvent être mobilisées pour justifier et renforcer des politiques coloniales fondées sur la coercition.
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- 1 Louis Tassy, Service forestier de l’Algérie : rapport adressé à M. le gouverneur de l’Algérie, Pari (...)
1Le 5 août 1872, le conservateur des forêts Louis Tassy rend son rapport au gouverneur général de l’Algérie. Missionné par le ministre français des Finances pour proposer des modifications susceptibles d’améliorer le fonctionnement du service forestier de la colonie, il considère que le rôle des forestiers est d’« arrêter les dévastations dont les forêts de l’Algérie sont le théâtre, dévastations qui s’étendent de plus en plus, et qui, si l’on n’y met ordre, ne tarderont pas à être un grand embarras pour le développement de la colonie1. »
- 2 Guillaume Decocq, Bernard Kalaora, Chloé Vlassopoulou, La forêt salvatrice : reboisement, société e (...)
- 3 Gérard Buttoud, L’État forestier : politique et administration des forêts dans l’histoire française (...)
- 4 Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Paris, Éditions du Seuil, 2021 [2011], p. 201-233.
2Cette conception du rôle des forestiers répond aux nouvelles représentations qui s’imposent alors en France métropolitaine. Forestiers, agronomes, économistes, météorologues, chimistes, médecins ou encore hommes politiques produisent et diffusent un discours fondé sur des arguments scientifiques, qui érige la forêt en agent régulateur des équilibres naturels et sociaux. Au nom de la sauvegarde de ces équilibres, l’État est chargé de tempérer les actions prédatrices exercées par les particuliers sur ces milieux désormais perçus comme vulnérables2. Ce sont les forestiers, profession qui s’institutionnalise tout au long du XIXe siècle au sein de l’appareil d’État, qui sont investis de cette mission. Dotés d’attributions de police et de justice, ils sont chargés de faire respecter les nouvelles réglementations que l’État français impose progressivement dans les forêts publiques, qui ciblent tout particulièrement les usages des populations paysannes3. Les dirigeants du service forestier, auréolés d’une réputation technicienne, produisent alors un discours opposant la modernité des savoirs scientifiques sylvicoles, centralisés et uniformisés à l’échelle nationale, à l’archaïsme des pratiques collectives locales, renvoyées dans le domaine de l’« irrationnel »4.
- 5 Diana K. Davis, Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Seyssel, Champ (...)
- 6 La question de la dénomination des populations colonisées d’Algérie fait débat. Le terme « Algérien (...)
- 7 Diana K. Davis, Paul Robbins, « Ecologies of the colonial present: Pathological forestry from the t (...)
3En Algérie, où le peuplement européen s’intensifie à partir des années 1870, les autorités coloniales se réapproprient ce récit opposant élites techniciennes rationnelles et populations paysannes archaïques, en l’adaptant au contexte colonial. Des forestiers de haut grade, des administrateurs civils ou militaires, mais également des colons en quête de terres disposant de relais politiques au sein du Gouvernement général élaborent un récit décliniste sur l’environnement du Maghreb, mis en évidence par la géographe états-unienne Diana K. Davis5. Ils accusent les populations locales, renvoyées à un état de barbarie, d’être responsables d’une supposée dégradation des forêts depuis le Moyen Âge. La présence de forêts étant présentée comme indispensable au maintien de conditions climatiques propices à la vie humaine et au peuplement européen, les Algériens6 qui vivent de ces forêts menaceraient la pérennité de la domination coloniale de la France7. Pour le conservateur Louis Tassy, qui incarne ce discours décliniste, ce sont les forestiers qui doivent protéger ces massifs boisés. S’ils ne parviennent pas à enrayer les « dévastations », c’est « le développement de la colonie » tout entier qui est compromis.
- 8 En particulier grâce à Diana K. Davis, Les mythes environnementaux…, op. cit., qui décrit avec préc (...)
- 9 Antonin Plarier, « Populations et administration forestière en Algérie (1830-1914) : des usages for (...)
- 10 Henri Marc, Notes sur les forêts de l’Algérie, Paris, Librairie Larose, 1930 [1916], p. 542.
4Si la fabrication de ce discours est désormais bien connue8, peu de travaux se sont encore penchés sur la manière dont il est, ou non, mis en œuvre et réapproprié sur le terrain par ces forestiers chargés de faire respecter des réglementations très sévères à l’encontre des pratiques des Algériens9. Or, les autorités françaises sous-administrent les forêts tout au long de la période coloniale. Au début du XXe siècle, les effectifs du service forestier en Algérie se stabilisent autour de 1 000 préposés et officiers, tandis qu’en métropole ils dépassent les 7 500. Ceux-ci gèrent de vastes circonscriptions, en moyenne cinq fois supérieures en surface à celles de leurs collègues métropolitains : un triage, échelon le plus local de la hiérarchie des circonscriptions forestières, couvre ainsi en moyenne 3 400 hectares en Algérie contre 645 en métropole10. Cette situation rend très difficile le contrôle de l’action des forestiers qui, bien souvent, incarnent à eux seuls l’autorité coloniale et la souveraineté française dans les territoires qu’ils sillonnent. Ils disposent de pouvoirs coercitifs étendus dont ils usent régulièrement pour tenter de faire respecter les réglementations françaises en matière forestière, mais également pour asseoir leur autorité et composer avec la réalité du terrain et des tensions induites par la situation coloniale.
- 11 Guillaume Blanc, « Chapitre 3. L’histoire environnementale : nouveaux problèmes, nouveaux objets et (...)
- 12 Emmanuel Blanchard et Sylvie Thénault, « Quel "monde du contact" ? Pour une histoire sociale de l’A (...)
- 13 Jacques Revel, « Microstoria », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas O (...)
- 14 Archives nationales d’outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence) GGA 2P135, Eugène Grené, lettre d’Eugène Gr (...)
- 15 Ibid.
- 16 Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 1980/6, n (...)
5Cet article a pour objectif d’évaluer l’écart pouvant exister entre les discours, qui érigent les forestiers en protecteurs des massifs boisés, et la réalité du quotidien de ces administrateurs coloniaux qui disposent d’une grande liberté dans les territoires sur lesquels ils exercent leur autorité. Il s’inscrit ainsi dans les renouvellements que connaît ces dernières années l’histoire de l’Algérie à la période coloniale, enrichie à la fois par les apports de l’histoire environnementale à la connaissance des empires coloniaux11, et par l’essor d’une histoire sociale de la colonisation attentive « [aux] moments ordinaires de la longue durée coloniale et [à] ses acteurs les plus anonymes12 ». La démarche adoptée ici est celle de la microhistoire qui consiste notamment « [à] privilégier les acteurs socio-historiques et la logique de leur action plutôt que les systèmes (mentaux, sociaux, économiques) dont ils relevaient ou, plus exactement, d’identifier ces systèmes à partir de trajectoires individuelles et des choix qu’il est possible de reconstruire13 ». À travers l’étude de la trajectoire et des choix d’un individu, le garde général Eugène Grené, qui dirige différents cantonnements de l’Est algérien entre 1873 et 1884, il s’agit de contribuer à l’identification du système de contrôle des hommes et de leur environnement que l’administration forestière française tente de mettre en place dans les forêts algériennes progressivement colonisées au XIXe siècle. Le cas d’Eugène Grené est documenté par ses dossiers de personnel contenus dans les archives du service forestier de l’Algérie au sein de la série P du gouvernement général de l’Algérie aux Archives nationales d’outre-mer (Aix-en-Provence). Ces sources demeurent lacunaires. Elles ne permettent notamment pas de retracer la carrière d’Eugène Grené en métropole entre août 1854 et novembre 187314, ni donc de resituer l’expérience du garde général en Algérie au sein d’un parcours professionnel plus vaste. Son dossier nous apprend cependant que c’est lui qui, le 30 septembre 1873, écrit au Gouverneur général de l’Algérie afin d’obtenir un poste dans la colonie. Il est alors garde général de deuxième classe à Arreau, dans les Hautes-Pyrénées. Âgé de 46 ans, il précise : « en qualité d’ancien sous-officier de cavalerie, je pense pouvoir rendre d’utiles services comme garde général des forêts, fonctions que j’exerce depuis bientôt dix années15 ». À travers l’analyse de différents « indices16 » disséminés dans ses dossiers de carrière, l’exemple d’Eugène Grené permet d’appréhender la manière dont le discours scientifique sur le rôle des forêts a pu s’intégrer dans un ensemble plus vaste de pratiques de pouvoir et d’autorité de la part de ces administrateurs coloniaux que sont les forestiers.
Un discours scientifique et technique mobilisé par les forestiers
- 17 Didier Guignard, « Conservatoire ou révolutionnaire ? Le sénatus-consulte de 1863 appliqué au régim (...)
- 18 Sur les régimes de propriété en Algérie : Didier Guignard, « Les inventeurs de la tradition "melk" (...)
- 19 Gérard Buttoud, L’État forestier…, op. cit., p. 116.
- 20 Guillaume Decocq et al., La forêt salvatrice…, op. cit.
- 21 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Procès-verbal de reconnaissance de bois à défricher, 23 novembre 1879
- 22 Ibid.
6Le 19 septembre 1879, des Algériens membres de la tribu des Ouled Attia déclarent aux services de la division de Constantine dont ils dépendent leur intention de défricher une vingtaine d’hectares de « terrains melks boisés », c’est-à-dire des terres sur lesquelles ils exercent, en théorie, un droit de propriété privée qui leur a été reconnu par les opérations de délimitation des terres conduites en application du sénatus-consulte du 22 avril 186317. Didier Guignard a bien montré que cette catégorie « melk » relève d’une « tradition inventée » par les administrateurs coloniaux français et qu’elle ne désigne nullement, dans le droit musulman, un statut foncier précis18. Il n’en demeure pas moins qu’une fois désignées comme telles, les terres sont, aux yeux des autorités françaises, possédées en pleine propriété par leur propriétaire. À la réception de cette déclaration, le commandant de la division de Constantine charge l’inspecteur des forêts de Bône de mener une procédure de reconnaissance afin d’émettre un avis technique sur les risques que pourrait représenter cette opération, conformément à la loi du 18 juin 1859 qui accorde à l’État la possibilité de refuser des demandes de défrichements, y compris dans les forêts privées19. L’inspecteur envoie alors Eugène Grené, garde général des forêts en charge du cantonnement de Collo dans lequel se situent les terres concernées, afin d’étudier la situation. Le 23 novembre 1879, celui-ci se rend sur place et remplit dûment un formulaire de procès-verbal de reconnaissance de bois à défricher. Les différents critères évalués par Grené reprennent explicitement les thèmes du discours qui s’impose alors en France métropolitaine, et plus largement en Europe, sur la fonction environnementale, mais aussi sociale, des forêts20. En effet, le garde général est chargé d’évaluer si les bois concernés par le potentiel défrichement sont nécessaires « au maintien des terres sur les montagnes ou sur les pentes », « à la défense du sol contre les érosions et les envahissements des cours d’eau et des torrents », « à l’existence des sources et cours d’eau » ou encore « à la salubrité publique21 ». Tous les postulats du discours européen du XIXe siècle sur les forêts se retrouvent dans ce formulaire. Les arbres protègeraient les sols contre l’érosion et les inondations en particulier dans des terrains pentus, conception qui est au cœur de l’action du service forestier depuis l’adoption des lois du 28 juillet 1860 et du 8 juin 1864 sur la restauration des terrains en montagne. Ils attireraient également les pluies, conformément à la théorie de la dessiccation, et permettraient donc d’augmenter la quantité d’eau disponible. Suivant les théories médicales hygiénistes, les arbres permettraient enfin de purifier l’air et d’assainir les sols, garantissant ainsi des conditions climatiques saines et propices à la vie humaine. Le formulaire utilisé par Eugène Grené n’est pas spécifique à l’Algérie. C’est un formulaire métropolitain, utilisé dans la colonie. Ainsi, ici, le discours scientifique et technique sur les forêts semble être diffusé en premier lieu par le formulaire lui-même, qui peut être appréhendé comme un vecteur de circulation des savoirs forestiers. Sous une apparence purement technique, celui-ci contraint Eugène Grené à adopter les conceptions qui s’imposent alors en Europe. Ce dernier estime « [que] les parcelles dont on demande l’autorisation de défricher sont toutes situées en pente des plus rapides ; au point de vue du maintien des terres il y a lieu de s’opposer à leur défrichement » ou encore que « presque toutes ces parcelles renferment des sources », sous-entendant que leur défrichement entraînerait un assèchement de la région22. Les conclusions qu’il présente à la fin de son procès-verbal laissent place à un discours politique généralisant sur la situation de l’Algérie :
- 23 Ibid.
« Les parcelles dont on demande l’autorisation de défricher étant toutes situées en pente très rapide l’on ne saurait faire droit aux désirs des pétitionnaires sans porter atteinte à l’avenir des sources qu’elles enferment et de nos massifs forestiers, déjà tant victimes des déprédations journalières de la part des indigènes. Au lieu d’autoriser les indigènes à défricher, mieux vaudrait, dans leur intérêt même, les obliger à repeupler toutes les parties boisées qu’ils ont dévastées avec tant d’acharnement. En conséquence nous sommes d’avis qu’il y a lieu de rejeter la demande collective présentée par l’autorité militaire, comme étant en opposition, non seulement avec la loi, mais encore avec la raison et l’avenir de la colonisation23. »
- 24 Gérard Buttoud, L’État forestier…, op. cit., p. 250.
- 25 Antonin Plarier, « Populations et administration forestière… », op. cit.
7Les recommandations du garde général s’inscrivent dans le cadre de l’offensive que mène, à partir des années 1870, le service forestier contre les usages algériens de la forêt, présentés comme les seuls responsables de la supposée dégradation des massifs. La répression cible tout particulièrement le pâturage et l’écobuage, qui consiste à incendier une partie de la forêt pour nettoyer et fertiliser les sols et ainsi favoriser la repousse des plantes. Ces pratiques, criminalisées dans la législation française qui s’applique en Algérie, sont sanctionnées par les forestiers qui multiplient les procès-verbaux, les amendes et les journées de travail infligés à des populations algériennes qui se retrouvent « en état d’infraction permanente », alors même que les exploitants européens des forêts de chênes-lièges ne sont pas inquiétés24. Les défrichements n’échappent pas à la règle. Non content de s’opposer à la déclaration de défrichement formulée par les membres de la tribu des Ouled Attia, Eugène Grené préconise « [de] les obliger à repeupler toutes les parties boisées qu’ils ont dévastées avec tant d’acharnement » et cela « dans leur intérêt même ». Le garde général serait donc plus à même que les populations locales de savoir ce qui est bon pour elles. Pourtant, si les Algériens demandent l’autorisation de défricher, c’est probablement pour mettre les terres en culture et compenser ainsi la perte importante de ressources induite par la politique française de criminalisation des usages forestiers algériens, particulièrement lourde de conséquences dans la région de Collo25. Plutôt que d’accéder à cette demande, le forestier considère que la nécessaire préservation des forêts, attestée par la valeur incontestable du discours scientifique européen, justifie d’imposer aux Algériens des pratiques conformes aux représentations européennes. C’est au nom de la science forestière, seule à même de garantir l’avenir de la civilisation, et de sa supériorité sur les savoirs locaux qu’il faut « obliger » les Algériens à reboiser les forêts alors même que ceux-ci expriment leur souhait de défricher des terres.
8Cette procédure semble à première vue confirmer le rôle attribué par Louis Tassy aux forestiers. Eugène Grené se réapproprie le discours européen qui, dans une logique d’imbrication entre savoirs et pouvoirs, justifie la domination coloniale française par la protection des forêts. Seuls les forestiers, éclairés par la science forestière occidentale, semblent en mesure de préserver les massifs. Pourtant, si l’on remonte quelques années en arrière, force est de constater que le garde général ne dirige pas ses cantonnements avec pour seule feuille de route la préservation des forêts.
Un environnementalisme à géométrie variable
9Quatre ans plus tôt, en 1876, Eugène Grené dirige le cantonnement d’Aïn-Beïda situé dans la région montagneuse et forestière des Aurès à l’est de l’Algérie, qui demeure alors en marge du processus de colonisation. Le 24 octobre, six préposés placés sous ses ordres déposent auprès de l’inspecteur de Constantine, supérieur du garde général Grené, une dénonciation collective contre ce dernier. Les brigadiers Poutous et Woirin ainsi que les gardes Müller, Joannais, Ali ben Othman et Mohamed ben Ramdan font parvenir à l’inspecteur une liste de quatorze faits qu’ils reprochent à Grené et qui se seraient produits entre octobre 1874, date de la nomination de ce dernier à la tête du cantonnement d’Aïn-Beïda, et octobre 1876. Ces accusations donnent une image bien différente du garde général qui semble alors tolérer, dans son cantonnement, de nombreux comportements qui vont à l’encontre du discours scientifique sur la préservation des forêts.
- 26 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective contre le garde général Grené, Oulmen, 24 oct (...)
- 27 « Quels que soient l’âge ou l’essence des bois, les usagers ne pourront exercer leurs droits de pât (...)
- 28 Diana K. Davis, Les mythes environnementaux…, op. cit.
- 29 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective…, arch. cit.
10Tout d’abord, les forestiers accusent leur supérieur d’avoir « […] toléré le campement et le pâturage des troupeaux dans plusieurs cantons de forêts déclarés non-défensables pendant tout l’hiver [1875]26 », c’est-à-dire dans des forêts peuplées d’arbres considérés comme trop fragiles et trop jeunes pour y laisser paître le bétail. Conformément à l’article 67 du Code forestier de 1827 qui s’applique alors en Algérie, le pâturage y est interdit27. Cette interdiction, introduite en métropole par des gouvernements soucieux de mettre fin aux usages paysans de la forêt, se double en Algérie d’une connotation colonialiste. En effet, le récit décliniste élaboré par les forestiers et les scientifiques en Algérie repose sur l’idée selon laquelle les populations arabes venues s’installer au Maghreb au Moyen Âge auraient progressivement dévasté les forêts de l’Afrique du Nord en y faisant paître leur bétail, transformant ainsi le grenier à blé de la Rome antique en terres hostiles impropres à la culture et à la civilisation28. Lorsque ses préposés reprochent à Eugène Grené de laisser paître le bétail dans les forêts du cantonnement d’Aïn-Beïda, ils l’accusent donc de ne pas faire respecter la loi, allant ainsi à l’encontre de sa mission de garde général, mais aussi de favoriser des pratiques associées, dans l’esprit des Européens, à l’archaïsme des colonisés. Cette accusation est d’autant plus lourde qu’elle est répétée : en janvier 1876, Grené aurait de nouveau « donné ordre verbal de laisser pâturer le troupeau de [Adj Brahim du douar F'Krina] dans toute la forêt Djebel Bardot » et en mars 1876, il aurait « toléré le parcours de cinquante bœufs au sieur Bernard d’Aïn-Beïda dans la forêt du Djebel Bardot déclarée non défensable avec ordre verbal de laisser pâturer29 ».
- 30 Antonin Plarier, « Agricultural Fire or Arson? Rural Denizens, Forest Administration and the Coloni (...)
- 31 Nicolas Krautberger, « Domanialiser l’exceptionnel. L’État français et la propriété foncière en Alg (...)
- 32 « Loi relative aux mesures à prendre en vue de prévenir les incendies dans les régions boisées de l (...)
- 33 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective…, arch. cit.
11Avec le pâturage, le feu de forêt fait lui aussi l’objet d’une répression toute particulière de la part du service forestier algérien. Après les grands incendies qui touchent une partie de l’Algérie en 1865 et plus encore après l’insurrection du tiers de la population algérienne contre l’occupant français en 1871, les autorités coloniales développent une véritable obsession à l’endroit des feux de forêt, désormais perçus comme des actes de contestation de la souveraineté française30. Avec la « loi relative aux mesures à prendre en vue de prévenir les incendies dans les régions boisées de l’Algérie », adoptée par le Parlement français en juillet 1874, tout incendie de forêt, y compris à vocation agricole, peut être assimilé à un « fait insurrectionnel » passable de séquestre des terres incendiées31. Le texte prévoit des dispositifs contraignants pour les usagers de la forêt, afin d’éviter tout risque d’incendie : interdiction absolue d’allumer un feu dans l’intérieur ou à 200 mètres des bois et forêts entre le 1er juillet et le 1er novembre (article 1), mais aussi, sans autorisation administrative locale, dans un rayon de quatre kilomètres des massifs boisés (article 2) ; obligation, pour les populations « indigènes » des régions forestières, de participer à la surveillance des forêts et à la lutte contre les incendies (article 4) ; interdiction de tout pâturage pendant six ans au moins dans les forêts incendiées (article 7)32. Pour éviter les incendies, les forestiers peuvent également s’appuyer sur l’article 151 du Code forestier de 1827 qui interdit l’utilisation de fours dans les forêts. En vertu de cette réglementation, les brigadiers Poutous et Müller font fermer un four à chaux allumé dans le djebel Boutokhma le 2 octobre 1876. Cependant, ils affirment « [que] le quatre octobre au matin, Monsieur le garde général [Grené] est venu à la maison forestière et il nous a dit que le four était autorisé par M. l’Inspecteur et que nous avions eu tort de faire éteindre le feu », dont il autorise le rallumage33. De nouveau, les préposés accusent leur supérieur, le garde général Grené, d’une faute particulièrement grave. En tolérant le fonctionnement de fours à chaux, il prend le risque qu’un incendie dévaste les forêts, ce qui pourrait envoyer par la même occasion un signal insurrectionnel aux populations locales selon les conceptions européennes contenues dans la loi de 1874.
- 34 Ibid.
- 35 Bédel, Inspecteur des forêts, « Le chêne vert », Revue des Eaux et Forêts. Annales forestières, tom (...)
- 36 Henri Marc, Notes sur les forêts…, op. cit., p. 25.
12Enfin, Eugène Grené est accusé par ses préposés d’avoir, à plusieurs reprises, cédé du bois de première qualité issu des forêts de son cantonnement sans autorisation. Le 10 décembre 1875, il aurait fait « une délivrance de bois à la troupe d’Aïn-Beïda », constituée de « bois essence chêne yeuse vert et vif ». Le 7 mars 1876, il aurait « […] délivré et frappé du marteau de l’État au sieur Pesqué d’Aïn-Beïda soixante stères [mètres cubes] de bois de feu essence chêne yeuse 1ère qualité tandis que son arrêté portait bois mort » et le 2 septembre 1876, de nouveau cinquante stères du même bois au même individu34. Les préposés insistent fortement sur l’essence délivrée abusivement par leur supérieur à des militaires et à un civil habitant à Aïn-Beïda. Le chêne yeuse, ou chêne vert, qualifié d’essence de « première qualité » par les préposés, est considéré en effet par les forestiers comme une ressource précieuse à plusieurs titres. Dans un article publié en 1866 dans la Revue des Eaux et Forêts, l’inspecteur des forêts Bédel en poste dans le sud de la France dresse une liste des vertus du chêne vert : « extrêmement robuste et vivace, [il] brave hardiment […] les fortes chaleurs et les longues sécheresses de l’été […]. Il combat la sécheresse et le vent ; il abrite et maintient le sol, il ne contribue pas peu à régulariser le régime des eaux, il donne de beaux et bons produits », parmi lesquels l’écorce utilisée pour son tannin, le bois de construction et surtout de chauffe ou encore le gland utilisé pour nourrir les animaux35. Si en Algérie l’exploitation économique du chêne vert semble très limitée36, ses vertus supposées dans le maintien de conditions de vie propices à l’extension de la colonisation rendent en revanche l’essence précieuse aux yeux des forestiers. Une fois encore, les préposés semblent reprocher à Eugène Grené de ne pas remplir la fonction attendue d’un garde général, celle de défendre et de protéger les forêts.
13À en croire ces accusations, le bilan d’Eugène Grené à la tête du cantonnement d’Aïn-Beïda va à l’encontre du discours sur la nécessaire préservation des forêts. En tolérant le pâturage, les fours à chaux et le prélèvement de bois de chêne vert, il participerait, selon les représentations européennes, à la dégradation des massifs forestiers qu’il est pourtant censé protéger. La manière dont le garde général exerce sa mission ne correspond donc plus au portrait-type du forestier que dressait le conservateur Louis Tassy en 1872. Un fossé se creuse entre les discours produits par les élites forestières, érigeant les membres du service forestier en défenseurs des précieux massifs boisés de l’Algérie, et les pratiques quotidiennes de ces administrateurs confrontés, dans leurs circonscriptions, à une situation coloniale inédite favorisant les arrangements et les négociations, tout comme les abus de pouvoir.
Les forestiers, des administrateurs coloniaux comme les autres ?
- 37 Didier Guignard, L’abus de pouvoir…, op. cit.
- 38 Pour un bilan historiographique récent à l’échelle des colonies françaises en Afrique, voir « Admin (...)
14Les pratiques auxquelles recourt Eugène Grené pour diriger son cantonnement forestier d’Aïn-Beïda sont à rapprocher des nombreux « abus de pouvoir » qui se multiplient en Algérie à partir de 1870, identifiés par l’historien Didier Guignard. Profitant des spécificités de la situation coloniale et notamment de la sous-administration du territoire, les administrateurs coloniaux n’hésitent pas à recourir à la corruption ou au clientélisme afin de répondre à « des besoins de conquête, de jouissance ou de conservation du pouvoir37 ». Ces pratiques, loin d’être spécifiques à l’Algérie, se retrouvent dans la plupart des situations coloniales38.
- 39 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, lettre d’Eugène Grené au gouverneur général de l’Algérie, 30 septembr (...)
- 40 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective…, arch. cit.
- 41 Ibid.
- 42 Quelques années plus tard, en 1884, la commune d’Aïn-Beïda compte 265 habitants européens sur un to (...)
- 43 Diana K. Davis, Paul Robbins, « Ecologies of the colonial present… », art. cit.
15Eugène Grené semble faire partie de cette catégorie d’administrateurs. Il utilise les pouvoirs et les ressources dont il dispose en tant que chef du cantonnement d’Aïn-Beïda pour asseoir son autorité locale sur cette circonscription qu’il dirige dès 1874, quelques mois à peine après avoir été transféré depuis les Pyrénées vers l’Algérie39. C’est en échange de « services » rendus qu’il aurait octroyé à Adj Brahim, habitant du douar F'Krina, le droit de faire paître son bétail en forêt en janvier 187640. C’est également à un même individu, un certain « sieur Pesqué », qu’à deux reprises il aurait délivré du bois de chêne vert en toute illégalité : le 7 mars 1876, il aurait « délivré et frappé du marteau de l’État au sieur Pesqué d’Aïn-Beïda soixante stères de bois » et le 2 septembre 1876, il aurait « opéré un martelage de cinquante stères environ de bois de feu » pour Pesqué41. Ainsi, Adj Brahim comme Pesqué semblent faire partie d’un réseau de clientèle entretenu par le garde général Grené dans son cantonnement, dont il se sert pour obtenir des « services » et autres fidélités locales. Les préposés qui dénoncent les abus de Grené insistent d’ailleurs sur le fait que le garde général ait détourné de leur fonction les « marteaux de l’État », outils utilisés par les forestiers pour marquer certains arbres à l’intérieur d’une forêt. Alors que Pesqué avait obtenu l’autorisation de se fournir en bois mort uniquement, Grené lui permet de s’approvisionner en chêne de bien meilleure qualité, en validant l’opération par le martelage de ce bois. Il ne s’agit pas là d’un illégalisme discret que tenterait de dissimuler Grené. Au contraire, il choisit de rendre visible cet abus en détournant les attributs mêmes de l’État colonial que constituent les marteaux forestiers. Or, dans un contexte où la présence française demeure très limitée42, l’imposition de la souveraineté coloniale passe par ce genre de marqueurs visuels qui permettent de contrôler d’un même mouvement les arbres et les populations qui les entourent43. L’utilisation détournée des marteaux par Eugène Grené peut donc être perçue comme un moyen pour lui de s’approprier les marqueurs de la souveraineté et donc de s’imposer comme la figure d’autorité dans un territoire qu’il souhaite administrer de manière personnelle et arbitraire.
16En effet, si l’on en croit les accusations des préposés, le garde général exerce une forte pression sur son personnel. Après avoir dénoncé la délivrance de bois de chêne vert faite par Grené à Pesqué, les préposés ajoutent :
- 44 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective…, arch. cit.
« Monsieur le garde général nous avait défendu de dire la vérité à Monsieur l’Inspecteur44. »
- 45 Ibid.
17De même, les six forestiers affirment « [que] Monsieur le garde général, à son début à Aïn-Beïda, donna l’ordre à tout le personnel de se rendre tous les jours à huit heures du matin à son bureau en nous disant que lui seul était responsable du service du cantonnement45 ». Grené semble ainsi vouloir couper le lien hiérarchique qui unit sa circonscription aux échelons supérieurs de l’administration forestière, afin d’imposer son autorité personnelle dans le cantonnement d’Aïn-Beïda. Cette impression est renforcée par la mention répétée, dans la dénonciation collective, de l’usage de l’oral par Grené pour donner ses ordres aux préposés. Cela lui permet non seulement de ne pas laisser de traces écrites de ses abus, mais aussi de pouvoir plus facilement revenir sur ses décisions, ouvrant ainsi la voie au développement de pratiques extralégales, au service de ses intérêts.
- 46 Ibid.
18Parmi celles-ci, le garde général semble détourner régulièrement les ressources du service forestier. Les préposés accusent Grené « [d’avoir] disposé des gardes résidant à Aïn-Beïda et les a occupés pour ramasser sa récolte consistant en fourrage, blé et orge dans sa propriété, pendant la saison » de l’été 187646. De même, le 28 avril 1877, Hassen ben Fradj, ancien agent de police ayant reçu, de la part d’Eugène Grené, une promesse d’embauche au sein du service forestier, dépose une plainte contre ce dernier auprès du gouverneur général :
- 47 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Plainte envoyée par Hassen ben Fradj contre le garde général Grené au (...)
« M. le garde général, profitant toujours de sa supériorité et me faisant entrevoir que c’était à lui seul que je devrais ma nomination, me fit travailler pendant un espace de trois mois et demi à sa concession qu’il habite et qui est située à 2 500 mètres d’Aïn-Beïda. Tout cela : sans aucune rétribution. […] Il me faisait faire ses commissions en ville, me faisait cultiver sa concession, enfin : j’étais son vrai domestique47. »
19Ainsi, les abus de Grené seraient étroitement liés à sa condition de propriétaire terrien. S’il détourne illégalement les ressources du service forestier, c’est dans le but de disposer de main-d’œuvre gratuite pour cultiver ses terres et, sans doute, de faire commerce de ses récoltes afin de s’enrichir. Or, le garde général semble n’avoir accédé à la propriété que grâce à la situation coloniale. Le 4 octobre 1876, la Direction des Finances du gouvernement général qui enquête sur la procédure d’acquisition, par Grené, d’un terrain communal de cent hectares dans le douar F'Krina situé à proximité de la ville d’Aïn-Beïda, note ainsi :
- 48 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Note du chef du 1er Bureau de la Direction des Finances pour le 1er B (...)
« [Grené] est sans fortune et père de trois enfants qui ne sont pas encore élevés. Il compte plus de 30 ans de services effectifs et il est sur le point d’être mis à la retraite. La résolution qu’il a prise de consacrer son expérience professionnelle à la culture du sol algérien mériterait d’être encouragée alors qu’il est si difficile d’attirer, et surtout de retenir, dans les contrées éloignées du littoral, des cultivateurs français48. »
20En fin de carrière, âgé de 50 ans, « sans fortune » et père de trois enfants en bas âge, Eugène Grené paraît avoir obtenu sa concession foncière grâce au soutien d’une administration confrontée au manque de colons dans un territoire en marge du processus de colonisation. Ce contexte spécifique peut contribuer à éclairer les abus de pouvoir du garde général : protégé par les autorités en raison de son rôle essentiel dans l’occupation et la mise en culture du sol, Grené peut se sentir libre de tout faire pour parvenir à exploiter ses terres, quitte à transgresser les règles.
- 49 Didier Guignard, L’abus de pouvoir…, op. cit., p. 261-282.
- 50 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Rapport d’Eugène Grené, garde général à Aïn-Beïda, 20 décembre 1876.
- 51 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Conclusion de l’enquête de l’inspecteur de Constantine, 12 janvier 18 (...)
- 52 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Lettre du directeur général des finances du gouvernement général au c (...)
- 53 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, dossier de 1874, cantonnement de Bougie.
- 54 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, dossier de 1883, cantonnement d’Aïn-Beïda.
- 55 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Lettre du ministre de l’Agriculture au gouverneur général de l’Algéri (...)
- 56 Bernard Kalaora, Denis Poupardin, « L’administration forestière entre 1860 et 1940 : l’esprit de co (...)
- 57 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, dossier de 1883, cantonnement d’Aïn-Beïda.
21L’ensemble des accusations qui pèsent contre Grené peuvent bien sûr être questionnées et les dénonciations d’abus de pouvoir pouvaient être motivées par des rivalités locales de pouvoir49. C’est d’ailleurs la défense que choisit Eugène Grené lorsqu’il est sommé par l’inspecteur de Constantine de se justifier sur les faits qui lui sont reprochés. Il présente le brigadier Poutous, principal artisan de la dénonciation collective, comme un agent négligent qui aurait « contracté des habitudes d’indépendance et d’oisiveté qui l’ont rendu indocile et indiscipliné à l’égard du service et de ses chefs » et qui aurait, à la suite des réprimandes de Grené, « fomenté un complot ourdi » contre lui50. Pourtant, l’enquête menée par l’inspecteur de Constantine est formelle. S’il le disculpe d’un certain nombre de faits, l’inspecteur reconnaît Grené coupable d’avoir détourné du bois de chêne vert, d’avoir autorisé « la mise en feu » du four à chaux, mais aussi d’avoir « employé les préposés du cantonnement […] à l’enlèvement de ses récoltes51 ». Le 28 avril 1877, le gouverneur général de l’Algérie Alfred Chanzy, suivant l’avis du conservateur des forêts d’Alger qui dirige le service forestier, sanctionne Eugène Grené d’une retenue de traitement de dix jours et d’un changement de résidence, le contraignant à quitter son poste d’Aïn-Beïda52. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Grené est sanctionné par son administration puisqu’en 1874, il avait été déplacé du cantonnement de Bougie vers celui d’Aïn-Beïda notamment parce que son supérieur, l’inspecteur de Sétif, jugeait son travail « absolument nul » et soulignant qu’il était « dur avec ses inférieurs53 ». Quelques années plus tard, en 1883, le conservateur des forêts de Constantine précise qu’une plainte a été déposée contre lui pour avoir accepté des réceptions organisées en son honneur par des Algériens de la région en échange de coupes de bois qu’il leur aurait octroyées54. De nouveau, Eugène Grené semble recourir au clientélisme et à la corruption, usant de son autorité pour renforcer son statut social. En février 1884, le ministre de l’Agriculture finit par suspendre Eugène Grené de ses fonctions, évoquant « sa conduite [qui] a déconsidéré l’Administration des Forêts55 », fait exceptionnel au sein d’un service forestier marqué par un fort esprit de corps et une solidarité entre ses membres56. Les abus de pouvoir ostensibles et répétés du garde général finissent par lui coûter sa place dans l’administration forestière, après avoir cependant cumulé plus de quarante ans de services valant pour la retraite57.
Conclusion
- 58 Sylvie Thénault, « Chapitre 5. L’État colonial… », op. cit.
22L’étude de la carrière algérienne d’Eugène Grené permet ainsi de brosser le portrait d’un administrateur qui, comme d’autres agents de l’État, profite des spécificités de la situation coloniale pour se construire une position sociale dominante58. En l’absence de contrôle fort de son action, le garde général a les mains libres pour tenter d’asseoir son autorité sur le territoire qu’il administre. Si les sources ne permettent pas de donner davantage d’informations sur la manière dont il exerce sa mission, il est manifestement au cœur de multiples tensions dans les cantonnements qu’il dirige. Il exerce des pressions sur son personnel, détourne à son profit les ressources du service forestier et se bâtit un réseau de clientèle dont il tire, selon toute vraisemblance, diverses rétributions. Pour cela, il utilise les moyens que lui confère sa fonction de garde général. Parmi ceux-ci, la latitude avec laquelle le forestier peut, ou non, sanctionner les délits réprimés par la législation française semble jouer un rôle majeur. Lorsque cela sert son intérêt, Eugène Grené n’hésite pas à laisser des particuliers faire paître leur bétail dans des peuplements où cette pratique n’est pas autorisée, faire fonctionner des fours à chaux ou encore puiser du bois de chêne vert dans les forêts du cantonnement d’Aïn-Beïda qu’il administre, en infraction avec le Code forestier de 1827 qui s’applique alors. En revanche, lorsque des Algériens membres de la tribu des Ouled Attia demandent, quelques années plus tard, l’autorisation de défricher une vingtaine d’hectares de terres forestières dans le cantonnement de Collo, le garde général s’y oppose, au nom de la préservation des forêts.
23La situation de ces deux cantonnements est certes différente : à Collo, contrairement à Aïn-Beïda, les vastes forêts de chênes-lièges exploitées par de grandes entreprises européennes constituent un enjeu économique et stratégique de taille. L’administration forestière y contrôle davantage ses agents que dans les Aurès, où l’application des réglementations forestières est plus lâche et la liberté des forestiers plus grande. Au terme de l’étude de ce parcours, il apparaît cependant nettement que le discours scientifique et technique qui se développe alors sur le rôle essentiel des forêts et leur nécessaire protection contre les usages collectifs offre un outil puissant dont peuvent se saisir les forestiers pour légitimer d’éventuelles pratiques coercitives qu’ils exerceraient à l’encontre des populations locales. Le rôle de tels forestiers n’est pas tant, comme le prétendait Louis Tassy en 1872, « [d’]arrêter les dévastations dont les forêts de l’Algérie sont le théâtre », mais bien de participer à la construction d’un système colonial fondé sur la domination.
- 59 Ce travail est au cœur de la thèse de doctorat que je prépare actuellement à l’université Paris 1 P (...)
- 60 Jean-Yves Puyo, « Les premiers temps de la mise en valeur coloniale des subéraies algériennes - le (...)
24Certes, le cas d’Eugène Grené ne constitue qu’une trajectoire particulière de forestier français en Algérie. Il ne s’agit donc pas ici de généraliser le propos à l’ensemble du service forestier de la colonie. Cependant, le dépouillement des quelques trois cents dossiers de personnel des officiers des Eaux et Forêts en service en Algérie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, conservés aux Archives nationales d’outre-mer, indique que de tels comportements sont loin d’être exceptionnels59. D’ailleurs, dans les dernières décennies du XIXe siècle, les pratiques abusives des administrateurs français en Algérie et, avec elles, l’inadaptabilité du Code forestier de 1827 à la colonie commencent à faire l’objet de dénonciations. Dans un territoire marqué par la prégnance d’un système agro-sylvo-pastoral fondé en grande partie sur l’utilisation des ressources forestières, la sévérité des réglementations qui restreignent de manière drastique les usages algériens de la forêt apparaît comme un facteur de déstabilisation des sociétés rurales60. Pour répondre aux scandales, le Parlement français envoie en 1892 une délégation sénatoriale en Algérie dirigée par Jules Ferry pour enquêter sur ces pratiques. La conclusion du sénateur est sans appel :
- 61 Jules Ferry, Le gouvernement de l’Algérie, Paris, Armand Colin, 1892, p. 41-45.
« Le Code forestier […] tranche, par ses dispositions fondamentales, au milieu des hommes et des choses d’Algérie, comme un énorme et criant contresens. […] L’indigène forestier, qu’il le sache ou non, et le plus souvent sans le savoir, est toujours en état de délit. Comme le juste, il pèche au moins sept fois par jour. Existe-t-il pour l’être faible une plus dure oppression que celle qu’il ne comprend pas61 ? »
- 62 Gérard Buttoud, L’État forestier…, op. cit., p. 246-254.
25Le 21 février 1903, le président de la République française promulgue une « loi forestière algérienne » censée être mieux adaptée au contexte de la colonie, qui se substitue alors au Code de 1827. Dans les faits cependant, le nouveau Code forestier algérien reprend telles quelles la plupart des législations en vigueur et consolide même les prérogatives des forestiers. Loin de pacifier leurs relations avec les populations rurales, le texte ne fait que confirmer le rôle coercitif dévolu à ces administrateurs et marque une accélération de la répression des usages algériens de la forêt62. Jules Legrand, rapporteur du budget spécial de l’Algérie à la Chambre des députés, défend cette loi en 1905 :
- 63 Cité par Victor Boutilly, « Le service forestier algérien. Premier article », Revue des eaux et for (...)
« Une législation nouvelle, mieux appropriée aux conditions spéciales de ce pays, permet de concilier, dans une certaine mesure, la conservation des massifs boisés, qui est d’ordre public, avec les besoins et les mœurs de la population indigène63. »
26Le discours reste le même et, une fois encore, la protection des forêts est utilisée comme un argument pour justifier des politiques coloniales fondées sur la coercition.
Notes
1 Louis Tassy, Service forestier de l’Algérie : rapport adressé à M. le gouverneur de l’Algérie, Paris, 1872, p. 22-23.
2 Guillaume Decocq, Bernard Kalaora, Chloé Vlassopoulou, La forêt salvatrice : reboisement, société et catastrophe au prisme de l’histoire, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016.
3 Gérard Buttoud, L’État forestier : politique et administration des forêts dans l’histoire française contemporaine, thèse de doctorat d’État en science politique, Université de Nancy II, 1983.
4 Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Paris, Éditions du Seuil, 2021 [2011], p. 201-233.
5 Diana K. Davis, Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Seyssel, Champ Vallon, 2012 [2005].
6 La question de la dénomination des populations colonisées d’Algérie fait débat. Le terme « Algériens » est employé dans cet article, au risque de l’anachronisme, afin de se distancier des catégories coloniales.
7 Diana K. Davis, Paul Robbins, « Ecologies of the colonial present: Pathological forestry from the taux de boisement to civilized plantations », Environment and Planning E: Nature and Space, vol. 1, 4, 2018, p. 447-469.
8 En particulier grâce à Diana K. Davis, Les mythes environnementaux…, op. cit., qui décrit avec précision la manière dont ce discours se déploie dans l’Algérie coloniale.
9 Antonin Plarier, « Populations et administration forestière en Algérie (1830-1914) : des usages forestiers entre persistance et reconfiguration », Cahiers du GHFF, Forêt, Environnement et Société, n° 31, p. 13-24.
10 Henri Marc, Notes sur les forêts de l’Algérie, Paris, Librairie Larose, 1930 [1916], p. 542.
11 Guillaume Blanc, « Chapitre 3. L’histoire environnementale : nouveaux problèmes, nouveaux objets et nouvelle histoire », dans Guillaume Blanc, Élise Demeneulaere, Wolf Feuerhahn (dir.), Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, p. 75-96.
12 Emmanuel Blanchard et Sylvie Thénault, « Quel "monde du contact" ? Pour une histoire sociale de l’Algérie pendant la période coloniale », Le Mouvement Social, 2011/3, n° 236, p. 4.
13 Jacques Revel, « Microstoria », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt, (dir.), Historiographies, I : Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 532.
14 Archives nationales d’outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence) GGA 2P135, Eugène Grené, lettre d’Eugène Grené au gouverneur général de l’Algérie, 30 septembre 1873.
15 Ibid.
16 Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 1980/6, n° 6, p. 3-44.
17 Didier Guignard, « Conservatoire ou révolutionnaire ? Le sénatus-consulte de 1863 appliqué au régime foncier d’Algérie », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 41, 2010, p. 81-95.
18 Sur les régimes de propriété en Algérie : Didier Guignard, « Les inventeurs de la tradition "melk" et "arch" en Algérie », dans Didier Guignard et Vanessa Guéno (dir.), Les acteurs des transformations foncières autour de la Méditerranée au XIXe siècle, Paris, Karthala, Aix-en-Provence, MMSH, 2013, p. 49-93.
19 Gérard Buttoud, L’État forestier…, op. cit., p. 116.
20 Guillaume Decocq et al., La forêt salvatrice…, op. cit.
21 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Procès-verbal de reconnaissance de bois à défricher, 23 novembre 1879.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Gérard Buttoud, L’État forestier…, op. cit., p. 250.
25 Antonin Plarier, « Populations et administration forestière… », op. cit.
26 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective contre le garde général Grené, Oulmen, 24 octobre 1876.
27 « Quels que soient l’âge ou l’essence des bois, les usagers ne pourront exercer leurs droits de pâturage et de panage que dans les cantons qui auront été déclarés défensables par l’administration forestière, sauf le recours au conseil de préfecture, et ce nonobstant toutes possessions contraires. » Code forestier, Paris, V. J. Dècle, 1827, p. 28.
28 Diana K. Davis, Les mythes environnementaux…, op. cit.
29 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective…, arch. cit.
30 Antonin Plarier, « Agricultural Fire or Arson? Rural Denizens, Forest Administration and the Colonial Situation in Algeria (1850-1900) », Historical Reflections, 46/2, juillet 2020, p. 9-24 ; David Prochaska, « Fire on the Moutain : Resisting Colonialism in Algeria », dans Donald Crummey (ed.), Banditry Rebellion and Social Protest in Africa, Londres, Portsmouth, James Currey, Heinemann,1986, p. 229-252.
31 Nicolas Krautberger, « Domanialiser l’exceptionnel. L’État français et la propriété foncière en Algérie et dans les Alpes au XIXe siècle », dans Marie-Claude Marandet (dir.), Violence(s) de la préhistoire à nos jours : les sources et leur interprétation, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2011, p. 293-316.
32 « Loi relative aux mesures à prendre en vue de prévenir les incendies dans les régions boisées de l’Algérie », Répertoire de législation et de jurisprudence forestières par Édouard Meaume, tome 6, Paris, Bureau de la revue des eaux et forêts, 1874, p. 109-110.
33 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective…, arch. cit.
34 Ibid.
35 Bédel, Inspecteur des forêts, « Le chêne vert », Revue des Eaux et Forêts. Annales forestières, tome cinquième, 1866, p. 6-7.
36 Henri Marc, Notes sur les forêts…, op. cit., p. 25.
37 Didier Guignard, L’abus de pouvoir…, op. cit.
38 Pour un bilan historiographique récent à l’échelle des colonies françaises en Afrique, voir « Administrer », dans Isabelle Surun (dir.), La France et l’Afrique. 1830-1962, Neuilly, Atlande, 2020, p. 105-113. Pour une réflexion plus générale, voir également Sylvie Thénault, « Chapitre 5. L’État colonial : une question de domination », dans Pierre Singaravélou (dir.), Les empires coloniaux (XIXe-XXe siècle), Paris, Éditions Point, 2013, p. 215-256.
39 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, lettre d’Eugène Grené au gouverneur général de l’Algérie, 30 septembre 1873.
40 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective…, arch. cit.
41 Ibid.
42 Quelques années plus tard, en 1884, la commune d’Aïn-Beïda compte 265 habitants européens sur un total de 2 122, soit 12 % de la population : Tableau général au 30 septembre 1884 des communes de plein exercice, mixtes et indigènes des trois départements de l’Algérie, Gouvernement général de l’Algérie, Alger, 1884.
43 Diana K. Davis, Paul Robbins, « Ecologies of the colonial present… », art. cit.
44 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Dénonciation collective…, arch. cit.
45 Ibid.
46 Ibid.
47 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Plainte envoyée par Hassen ben Fradj contre le garde général Grené au gouverneur général de l’Algérie, 28 avril 1877.
48 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Note du chef du 1er Bureau de la Direction des Finances pour le 1er Bureau de la Direction de l’Intérieur, 4 octobre 1876.
49 Didier Guignard, L’abus de pouvoir…, op. cit., p. 261-282.
50 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Rapport d’Eugène Grené, garde général à Aïn-Beïda, 20 décembre 1876.
51 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Conclusion de l’enquête de l’inspecteur de Constantine, 12 janvier 1877.
52 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Lettre du directeur général des finances du gouvernement général au conservateur des Forêts à Alger, 28 avril 1877.
53 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, dossier de 1874, cantonnement de Bougie.
54 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, dossier de 1883, cantonnement d’Aïn-Beïda.
55 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, Lettre du ministre de l’Agriculture au gouverneur général de l’Algérie, 16 février 1884.
56 Bernard Kalaora, Denis Poupardin, « L’administration forestière entre 1860 et 1940 : l’esprit de corps à travers les nécrologies », Ethnologie française, janvier-mars 1988, t. 18, n° 1, p. 27-41.
57 ANOM GGA 2P135, Eugène Grené, dossier de 1883, cantonnement d’Aïn-Beïda.
58 Sylvie Thénault, « Chapitre 5. L’État colonial… », op. cit.
59 Ce travail est au cœur de la thèse de doctorat que je prépare actuellement à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Pierre Vermeren et de Guillaume Blanc. En l’état actuel de mes recherches, toute quantification serait hâtive, mais les accusations de corruption, d’abus de pouvoir et de pratiques administratives autoritaires reviennent régulièrement dans les dossiers de ces officiers.
60 Jean-Yves Puyo, « Les premiers temps de la mise en valeur coloniale des subéraies algériennes - le triste épisode des concessions privées », dans L’Homme et le liège, actes du colloque international Vivexpo 2006, Vives, Éditions de l’Institut méditerranéen du Liège, p. 91-102.
61 Jules Ferry, Le gouvernement de l’Algérie, Paris, Armand Colin, 1892, p. 41-45.
62 Gérard Buttoud, L’État forestier…, op. cit., p. 246-254.
63 Cité par Victor Boutilly, « Le service forestier algérien. Premier article », Revue des eaux et forêts, tome 45, janvier 1906, p. 23.
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Référence électronique
Jonas Matheron, « Les forestiers français en Algérie : des administrateurs au service de la protection des forêts ? », Histoire Politique [En ligne], 48 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 13 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/histoirepolitique/8424 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.8424
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