• 1 Cet article utilise les résultats d’une recherche réalisée dans le cadre d’Horizon 2020 de l’Union (...)
• 2 Cf. Julien Hage, Un âge d’or éditorial du marxisme ? Les années 1960 et 1970, dans Jean-Numa Ducang (...)

1Publié en 1971 aux Éditions sociales1, Le capitalisme monopoliste d’État, Traité marxiste d’économie politique, paraît à cheval sur les deux décennies qui marquent l’âge d’or de la littérature marxiste2. L’ouvrage réunit en deux volumes, d’environ 450 pages chacun, les contributions d’une quarantaine d’experts économiques du Parti communiste français (PCF). Tiré à près de 60 000 exemplaires, il connaît en France un retentissement remarquable et fait l’objet de nombreuses traductions à l’étranger. L’ouvrage est présenté aux militants et à l’opinion publique comme le résultat de l’effort déployé par des économistes aux profils hautement qualifiés, membres d’une Section économique extrêmement puissante. Pour le PCF, il constitue l’ouvrage de référence en matière d’analyse économique, car il prétend fournir un cadre exhaustif d’interprétation des tendances récentes du capitalisme, une théorie de son fonctionnement et une lecture analytique de l’économie française. Les auteurs ne cachent pas la visée prescriptive de leur travail. Ce but est inhabituel pour les publications économiques communistes, le sauvetage du capitalisme étant traditionnellement une tâche de la bourgeoisie, et non du prolétariat.

• 3 Cf. Delphine Dulong, « Quand l’économie devient politique. La conversion de la compétence économiqu (...)
• 4 Cf. Marc Lazar, Stéphane Courtois, Histoire du Parti communiste français, Paris, PUF, 2022, chapitr (...)
• 5 Cf. entretien avec Philippe Herzog, 11 octobre 2016. Sur la construction du programme commun, cf. F (...)

3Au moment où l’économie devient une technique incontournable de persuasion dans la sphère publique3, la réalisation de cet ouvrage s’inscrit d’abord dans la dimension partidaire et dans la conjoncture politique, non seulement nationale, mais aussi transnationale. La ligne inaugurée par le secrétariat de Waldeck Rochet, ayant posé les bases de la construction de l’Union de la gauche, permet la concrétisation d’une perspective gouvernementale dès le milieu des années 1960, pour la première fois depuis la fin des gouvernements d’union nationale4. Le Traité est ainsi conçu pour fournir les bases théoriques visant à utiliser l’État comme le principal levier d’une politique de changement des structures sociales et économiques. La gestation de l’ouvrage est étroitement imbriquée avec la mise au point du programme communiste, Changer de cap, publié la même année, et influence l’élaboration du programme commun de l’Union de la gauche5. L’ouvrage occupe ainsi une place singulière dans la production économique partidaire en France.

• 6 Cette definition est de Silvio Pons et Michele Di Donato, « Reform Communism », dans Juliane Fürst, (...)
• 7 Cf. Frédéric Heurtebize, Le péril rouge. Washington face à l’eurocommunisme, Paris, PUF, 2014 ; Fré (...)
• 8 Silvio Pons, Michele Di Donato, « Reform Communism », op. cit., p. 179.
• 9 Ibidem.
• 10 Cf. Silvio Pons, « The Rise and Fall of Eurocommunism », dans Melvyn P. Leffler, Odd A. Westad (dir (...)
• 11 Silvio Pons, Michele Di Donato, « Reform Communism », op. cit., p. 179.
• 12 Cf. Marco Di Maggio, Alla ricerca della terza via al socialismo : I PC italiano e francese nella cr (...)
• 13 Cf. Marc Lazar, Stéphane Courtois, Histoire du Parti communiste, op. cit., chapitre VIII, troisième (...)

4Néanmoins, la conception théorique du Traité et le débat qui suivit s’insèrent aussi dans les dynamiques du communisme international de l’époque « de la réforme6 », qui était le résultat à la fois de l’héritage des tentatives échouées de changement en Europe de l’Est et de la Détente7. L’eurocommunisme des années 1970 n’était que l’aboutissement de ces ouvertures. Ce mouvement se caractérisait par « un ensemble divisé et fragmenté au niveau transnational de concepts et de pratiques visant une réforme par le haut8 », qui « a pris la forme d’un renouveau culturel et politique dans des contextes chronologiques et nationaux spécifiques9 », en Italie, d’abord, où cette réflexion prend corps, mais également en France, en Espagne, au Japon, au Mexique10. Sa stratégie se construisait, notamment, par des alliances avec les sociaux-démocrates et le renoncement à la doctrine de la révolution de type marxiste-léniniste. Il ne rompait pas avec la tradition communiste, sa posture étant plutôt celle d’un effort de récupération de « l’inspiration originelle du communisme et du marxisme11 ». Il allait à la recherche d’une troisième voie entre capitalisme et socialisme soviétique, mais refusait de s’engager explicitement dans un chemin de révisionnisme et de changement identitaire12. Le PCF participe de ce mouvement, tout en gardant depuis le début une méfiance envers un phénomène dont il craint la dérive opportuniste. La fin des années 1970 marque en effet l’abandon de ce projet avec le réalignement des communistes français sur les positions de l’URSS13.

• 14 Cf. Massimo Asta, « Le PCF et les conférences économiques internationales, 1958-1975 », dans Jean V (...)

6Dans un premier temps, cet article s’intéresse aux trajectoires d’engagement et de désengagement de trente économistes universitaires passés par les rangs du PCF depuis sa fondation jusqu’au milieu des années 1970. Il utilise l’approche prosopographique pour montrer dans quelle mesure les membres de la Section économique et les auteurs du Traité sont liés à la sphère académique et dresse un bilan mitigé de la puissance de l’expertise économique du PCF. Cette expertise économique partisane qui s’appuie notamment sur des économistes universitaires est censée se nourrir des savoirs académiques, se mesurer avec eux et se confronter à un débat marxiste florissant qui, dans les années 1960 et 1970, n’est plus confiné au seul univers communiste. C’est ce que la deuxième partie souligne, en analysant la politique éditoriale du PCF qui accompagne la rédaction et le lancement du Traité. Ce traité est également le résultat d’une relation complexe et d’un échange d’idées avec les économistes et les institutions académiques des pays socialistes, et avec les experts des autres partis « frères ». La troisième partie démontre comment tant l’élaboration de la théorie du Capitalisme monopoliste d’État (CME) dont l’ouvrage est porteur, que la rédaction et la diffusion de celui-ci, ne sauraient être pleinement intelligibles sans en appréhender la perspective transnationale14. S’il est pertinent de se référer à un moment CME pour l’ensemble du mouvement communiste international de la « réforme », comment en apprécier les facteurs de la construction de sa variante française ? Dans la dernière partie, nous suggérons que cette théorie est influencée par d’autres courants de la pensée économique que le marxisme, notamment le keynésianisme, et que cela a été possible en raison de l’évolution des rapports entre sphère militante et sphère académique.

• 15 Cf. Massimo Asta, « Economisti e partito. L’expertise economica nel partito comunista italiano e fr (...)
• 16 Cf. Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la FNSP, (...)

7Le virage politique emprunté par le PCF dès le début des années 1960 incite à la mise en place d’une stratégie de recrutement de nouveaux experts économiques, dont les travaux pourraient nourrir le discours public du parti et donner de la crédibilité à son programme économique. Cette recherche se double d’un travail de réconciliation avec ceux qui ne se sont pas désengagés au point de quitter le parti pendant le secrétariat de Maurice Thorez. Celui-ci marque une période de profonde méfiance envers les économistes15. Attirer de nouvelles recrues paraît d’autant plus nécessaire que la Section économique a traversé une crise majeure en 1960. L’exclusion de Jean Pronteau de la direction de la Section économique et du Comité central avait entraîné une véritable fuite des experts16. Ainsi, ceux qui assurent la transition de la pensée économique du parti de la période d’opposition et d’isolement politique des années 1950 à celle de l’alliance gouvernementale du début des années 1970 constituent un petit noyau d’experts aux profils variés, qui sera intégré par une nouvelle génération d’économistes universitaires à l’engagement plus stable.

• 17 Cf. Henri Jourdain, Claude Willard, Comprendre pour accomplir, Paris, Éditions sociales, 1982, p. 9 (...)
• 18 Concernant Paul Boccara, cf. Archives de la Bibliothèque municipale Balestrazzi de Parme, fonds Ant (...)
• 19 Cette montée en puissance des économistes s’inscrit dans une érosion, pourtant très partielle, du m (...)

8Dans la Section économique renouvelée des années 1960 et 1970, de la même manière que dans celle des années 1950, les économistes universitaires continuent de côtoyer les syndicalistes, les fonctionnaires d’État et les experts partidaires, mais ils acquièrent une centralité nouvelle. La considération dont ils jouissent a évolué et, en conséquence, leur attitude vis-à-vis du parti et leur identité militante. Comme l’avait rappelé Henri Jourdain, responsable de la Section économique dès 1961, le parti s’engage à couver ses jeunes étudiants et militants, dont l’engagement communiste précède souvent la poursuite des études en économie. Ceux-ci sont même encouragés à entreprendre ce parcours par la nouvelle politique du parti à l’égard des économistes17. Les dirigeants interviennent aussi directement pour soutenir leur parcours professionnel, afin de les aider à surmonter les difficultés liées à l’ostracisme du marxisme dans les chaires universitaires18. De plus, ils favorisent leur promotion dans les instances dirigeantes du parti. Philippe Herzog et Paul Boccara deviennent membres du Comité central dès 1972. Herzog rejoint le Bureau politique dès 197919. Cela est inédit.

• 20 Cf. Archives du Parti communiste français, siège de Place Colonel-Fabien (désormais Archives du PCF (...)
• 21 Cf. http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article16979, notice « Boccara Paul, Abraham », (...)

9Sur la quarantaine d’auteurs ayant participé à divers titres à l’écriture du Traité, vingt-quatre ont travaillé à sa rédaction finale, les autres n’y ont contribué qu’à travers l’intégration de leurs précédents travaux. Parmi les auteurs qui composent le premier groupe, les économistes universitaires qui collaboraient à la Section économique des années 1950 ne sont que deux : Jean-Pierre Delilez, diplômé d’un doctorat en sociologie économique et affilié à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en tant que chef de travaux20, et Paul Boccara, longtemps considéré comme l’idéologue du parti sur les questions économiques. Sa réputation d’économiste obtenue par le prestige que lui confère le parti précède la consécration académique. Boccara, qui a adhéré au parti en 1952, agrégé d’histoire en 1954 et titulaire d’un doctorat en économie en 1974, ne devient maître de conférences qu’en 198521. Au total, dix économistes universitaires collaborent à la rédaction du Traité : huit en tant qu’auteurs principaux (Paul Boccara, Philippe Herzog, Claude Quin, Jean-Claude Delaunay, Maurice Décaillot, Jean-Claude Dufour, Patrice Grevet et Jean-Pierre Delilez), deux par de précédentes publications (Marc Dupuis et Jean Wibaud).

• 22 Cf. Henri Jourdain, Claude Willard, Comprendre…, op. cit., p. 116, 149.
• 23 Sur l’expertise économique des socialistes, cf. Mathieu Fulla, Les socialistes français et l’économ (...)
• 24 Il s’agit de Jean Baby, Georges Baehler, Charles Bettelheim, François Koral, Jacques Mayer, Joseph (...)
• 25 Il s’agit de Anicet Le Pors, Guy Pélachaud, Philippe Herzog, Claude Quin, Maurice Decaillot, Jean-C (...)
• 26 Cf. Bernard Pudal, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Paris, Éditions d (...)

10Certes, en 1970, la Section économique est composée de quatre permanents, vingt-cinq titulaires et une centaine de membres bénévoles22, ce qui rend l’expertise économique communiste extrêmement organisée et efficace, notamment par rapport à celle des socialistes23. Néanmoins, si les effectifs ont effectivement augmenté, la présence d’économistes universitaires n’a pas considérablement changé. La nouveauté consiste moins dans leur nombre que dans leur valorisation, et enfin dans la durée et la stabilité de leur engagement. Si l’on considère les trente économistes universitaires qui ont adhéré au PCF depuis sa fondation, douze des treize qui s’étaient engagés entre 1921 et 1948 avaient quitté le parti avant quinze ans de militance24. Ce rapport a changé radicalement dans les trajectoires militantes des dix-sept économistes universitaires qui ont commencé à s’engager entre 1949 et 196525. Ils ne sont que trois à militer pour une durée inférieure : Henri Denis, Christian Barrère et François Ascher. Huit persisteront dans leur engagement communiste, à des degrés certes variables, toute leur vie, ou presque : Paul Boccara, Maurice Décaillot, Jean-Claude Delaunay, Gérard Destanne de Bernis, Claude Quin, Yves Malgrange, Guy Pélachaud et Marc Dupuis. Ainsi, à l’inverse du processus de déracinement des anciens militants stalinistes et de désenchantement des partisans du renouveau du parti, qui vont enclencher dès 1977 une véritable hémorragie d’inscrits, ce petit groupe d’économistes universitaires montre un fort attachement au parti26.

• 27 Cf. Thierry Pouch, Les économistes français et le marxisme. Apogée et déclin d’un discours critique (...)

11L’environnement académique constitue une réelle nouveauté. Après la période de guerre froide marquée par l’ostracisme du marxisme au sein des institutions universitaires, en particulier des facultés de droit, pour ces économistes hétérodoxes l’accès à la carrière universitaire n’est plus impossible. Thierry Pouch a montré comment l’introduction très circonscrite du marxisme dans les enseignements d’économie remonte aux années 195027. Il faut attendre néanmoins les années 1960, et surtout les années 1970, pour qu’un nombre limité d’économistes marxistes soit recruté au sein des universités. Cette évolution du champ universitaire est un facteur qui favorise l’engagement durable des économistes communistes.

• 28 Section économique du Comité central, revue Économie et politique, Le capitalisme monopoliste d’Éta (...)
• 29 Ibid., p. 47, 422.

13En dépit de cela, la production économique communiste montre également un certain infléchissement de cette conception antinomique entre savoirs partidaires et savoirs académiques. Cette relation est en effet ambiguë. La publication du Traité se veut moins un refus de la science économique telle qu’elle est enseignée dans les universités qu’une tentative de la concurrencer. L’utilisation de citations endogènes à la littérature communiste persiste. Les citations de marquage d’appartenance à l’orthodoxie marxiste et marxiste-léniniste demeurent centrales et prédominantes. Néanmoins, cette pratique, auparavant exclusive, s’assouplit dans le Traité. La littérature académique y est utilisée le plus souvent pour réaffirmer le clivage entre littérature marxiste et non marxiste, et en tant que démarche de falsification. Ainsi, l’économiste libéral Jacques Rueff est cité pour dénoncer, sans filtre, le cœur de l’idéologie et des intérêts du grand capital français. En revanche, les travaux de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) sont jugés fiables. Des économistes hétérodoxes, mais non marxistes, comme John Kenneth Galbraith ou encore John Maynard Keynes, sont tantôt rangés parmi les auteurs bourgeois conscients des difficultés des économies capitalistes28, tantôt cités, quoique à la marge, en appui des analyses du livre29.

• 30 Cf. le compte rendu de l’ouvrage de Mandel, positif sauf pour la partie concernant l’économie socia (...)

15Au cours des années 1960, tant la sphère partisane que le public ouvert à la lecture de la littérature marxiste deviennent progressivement des marchés compétitifs. Par exemple, en 1962, la parution du traité du trotskiste belge Ernest Mandel n’avait pas reçu un accueil négatif de la revue Économie et politique30. Au tout début des années 1970, la production de discours marxistes hétéroclites et la structuration éditoriale des écoles de pensée économique alternative non communiste changent la donne. La création des collections « Théorie » et « Économie et socialisme » chez l’éditeur Maspero, la petite aventure éditoriale de Jean Pronteau et Serge Jonas qui fondent les Éditions Anthropos, la publication des œuvres de Marx dirigée par Maximilien Rubel chez Gallimard dans la « Bibliothèque de la Pléiade », transforme le paysage éditorial et réduisent la place des communistes. La même année de la publication du Traité sort le premier numéro de la revue fondée par Pierre Salama, Jean-Luc Dallemagne et Jacques Valier, Critiques de l’économie politique. En 1974, ce sera au tour d’une autre revue de contribuer à la diffusion des études sur le marxisme, les Cahiers d’économie politique, fondée par Carlo Benetti, Suzanne de Brunhoff et Jean Cartelier.

• 31 Bruno Théret, Michel Wieviorka, Critique de la théorie du « Capitalisme monopoliste d’État », Paris (...)

16Après la parution du Traité, des ouvrages d’auteurs marxistes (Bruno Théret, Michel Wieviorka, Jacques Valier) sont consacrés à attaquer la théorie du CME et la ligne économique du PCF31. L’objectif de Boccara – greffer sur l’analyse marxiste le rôle de l’État en tant qu’acteur économique distinct des classes sociales et qui pour autant participe du mécanisme d’exploitation des monopoles et intervient dans la circulation, la distribution et la production du capital – est problématique. Il est considéré par ces auteurs comme porteur de déséquilibre, particulièrement pour la théorie de la valeur de Marx. Ses détracteurs en dénoncent notamment la faute, et donc les contradictions et les limites, d’avoir bouleversé la lettre du Capital.

• 32 Entretien à questions ouvertes avec Lucien Sève, réponses écrites le 8 octobre 2016. Sur les éditio (...)
• 33 Faute d’archives de la maison d’édition communiste, il n’est pas possible de reconstruire les diffé (...)
• 34 L’ouvrage de Jacques Valier, Pierre Salama, Introduction à l’économie politique, chez Maspero, est (...)
• 35 La stratégie de lancement se fait probablement sur proposition de Henri Jourdain qui fait l’objet d (...)
• 36 Cf. Entretien avec Antoine Spire, 6 décembre 2016.
• 37 Cf. Georges Marchais, « La publication du Traité marxiste d’économie politique », Économie et polit (...)

18Pour Lucien Sève, directeur des Éditions sociales dès 1970, le travail « pour le succès du Traité » a été « la première grande bataille » qu’il a dû livrer dès son arrivée à la maison d’édition du parti32. Pour en faciliter la diffusion et le vendre à un prix réduit, il a opté pour une publication en deux volumes, dans le format maniable d’un livre de poche. D’après Sève, il y a eu trois tirages : un premier en mars 1971 de 29 500 exemplaires, puis un deuxième de 20 000. S’ajoute un troisième pour la seconde édition, en mai 1976, de 10 000 copies. Ces chiffres correspondent vraisemblablement à ceux de la diffusion33, qui certes très importante, est comparable à celle d’autres ouvrages économiques marxistes qui paraissent dans les années 1970, par exemple chez Maspero34. Ces données nous fournissent une mesure de l’audience de la littérature marxiste au tout début des années 1970. Elles montrent également l’ampleur de l’investissement des Éditions sociales, de la Section économique et du groupe dirigeant à l’égard du Traité35. Pour la première fois, un déjeuner de presse est organisé pour la promotion d’un livre publié par la maison d’édition du parti. Y sont conviées, en présence de Georges Marchais, la presse communiste et non communiste, et les rédactions de revues économiques académiques36. La quête de prestige au-delà de la sphère partidaire est évidente. Cet engagement du secrétaire du parti dans le lancement d’un ouvrage d’économie politique est inhabituel. Georges Marchais d’ailleurs investit l’ouvrage d’une fonction de construction d’un discours scientifique qui soit également en mesure de nourrir des pratiques identitaires pour les cadres et les militants37.

• 38 Entretien à questions ouvertes avec Lucien Sève, réponses écrites le 8 octobre 2016.
• 39 Ibidem.
• 40 Cf. surtout Marco di Maggio, Les intellectuels et la stratégie communiste : Une crise d’hégémonie ( (...)
• 41 La réunion de 1968 fait l’objet d’un rapport de treize pages à Waldeck Rochet, cf. ADSSD, Archives (...)

19Cela se couple par un rôle a minima laissé aux Éditions sociales, qui n’effectue aucune révision du texte38. Trois raisons peuvent l’expliquer. Premièrement, Lucien Sève vient juste de prendre la direction des Éditions sociales. Celle-ci ressemble encore moins à une maison d’édition qu’à un « bureau d’édition » du PCF, « même plus prosaïquement encore, à un bureau de fabrication auquel n’est demandé que de réaliser l’objet livre39 ». Deuxièmement, l’autonomie d’intervention de la maison d’édition communiste n’a presque pas lieu d’être pour la littérature économique, ce qui n’est pas en contradiction avec les codes établis par le Comité central d’Argenteuil de 1966, évènement marquant un tournant dans les rapports entre le PCF et les intellectuels40. Pour les sciences sociales, les problèmes controversés doivent être encore réglés, quoiqu’a posteriori après avoir garanti la liberté de discussion interne, par les organismes dirigeants. Cela suggère la présence d’un certain contrôle du Bureau politique sur le Traité41. Troisièmement, la préparation des négociations pour le Programme commun rend la publication urgente.

• 42 Cf. ADSSD, 261j19/4-5, École de parti, textes adoptés par l’école fédérale, septembre 1972.
• 43 Cf. Mathieu Fulla, Les socialistes français et l’économie (1944-1981), op. cit.
• 44 Entretien avec Anicet Le Pors, 21 septembre 2018.

20En France, la percée du livre est certaine. Même si Henri Jourdain se plaint du style trop technique pour la masse des militants, ce qui fait penser qu’il y a eu moins de lecteurs que d’acheteurs du Traité, l’ouvrage est bien connu au sein du parti. D’amples extraits font partie des textes adoptés par l’école centrale et par les écoles fédérales du PCF42. Des indices de son retentissement sont tant les critiques qu’il suscite parmi les marxistes non communistes, que l’impact en dehors du parti. La théorie du CME a influencé le Parti socialiste unifié marxisant et le PS, notamment le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES) de Jean-Pierre Chevènement et certains membres du cercle d’experts mitterrandiens43. La conjoncture intellectuelle du début des années 1970 n’est pas hostile à ces approches. Le contenu du Traité « correspondait très bien à ce qu’on vivait sous de Gaulle », « n’était pas quelque chose hors de la pensée de gauche ambiante », mais « quelque chose que tout le monde pouvait comprendre » a rappelé Anicet Le Pors, membre de la Section économique, et ministre communiste pendant le deuxième gouvernement Pierre Mauroy44.

• 45 Cf. Massimo Asta, « Le PCF et les conférences économiques internationales, op. cit.

21Au déjeuner de presse de lancement du Traité, Georges Marchais avait annoncé l’imminente traduction de l’ouvrage en trois langues : l’espagnol, l’italien et le japonais. La circulation à l’étranger du Traité est censée apporter sur le plan national du lustre à l’image du parti, mais elle répond également à des dynamiques spécifiquement transnationales. Cette politique de traduction imite les pratiques adoptées par Moscou pour la diffusion de la littérature marxiste-léniniste au niveau mondial. Elle s’insère dans la phase ouverte par le tournant de 1956 au sein du mouvement communiste international, qui a des retombées significatives sur la nature des relations entre les partis communistes. Il s’agit d’une structuration nouvelle, informelle et multilatérale, qui se nourrit de la circulation d’ouvrages et de revues, de contacts entre dirigeants et experts, de l’organisation de conférences internationales, notamment économiques. Ces pratiques en partie seulement institutionnalisées contribuent à la continuation d’une forme de construction pluraliste de l’orthodoxie, après la fin de l’expérience du Kominform en 1955. L’existence de ces échanges, qui relient les partis frères et le monde socialiste, prouve à la fois la vitalité d’une épistémè qui perdure au-delà de l’époque stalinienne, mais aussi la perte du rôle de tutelle idéologique des Soviétiques45. En France, cet espace encourage les économistes communistes à continuer de préconiser une nette séparation entre savoirs partisans et savoirs académiques bourgeois et de réclamer leur ancrage génétique, identitaire et théorique au marxisme-léninisme.

• 46 Henri Jourdain, Claude Willard, Comprendre pour accomplir, op. cit., p. 87, 160.
• 47 La création de ce bureau est évoquée par Lucien Sève, cf. Entretien à questions ouvertes avec Lucie (...)
• 48 Cf. António Reis, « Seara Nova : os anos da República », dans Zília Osório de Castro, Luís Crespo ( (...)

22L’ouvrage circule ainsi à l’étranger à travers les espaces du mouvement communiste international et du réseau des intellectuels communistes ou proches du communisme. Les trois premières traductions du Traité paraissent en 1972 chez des maisons d’édition partidaires. La traduction espagnole, par les Ediciones de cultura popular au Mexique, permet la circulation de l’ouvrage en Amérique latine. Dietz Verlag et Verlag Marxistische Blätter assurent la traduction respectivement en République démocratique allemande et en République fédérale allemande. L’édition italienne sort en 1973 aux Editori Riuniti. Comme pour l’édition en japonais de 1978, le PCF et sa Section économique utilisent pour cette politique éditoriale à l’étranger le réseau des partis « frères ». Henri Jourdain par exemple a visité le Japon deux fois46. Il faut penser probablement à une politique de traduction dont l’impulsion passe par les canaux conventionnels de la Section de politique extérieure du parti (POLEX), et dans une moindre mesure au réseau transnational des économistes communistes, plutôt qu’à un rôle des Éditions sociales et de son petit département de « droits étrangers » qui venait juste d’être créé47. Les connexions entre économistes et intellectuels marxistes ont dû favoriser les parutions plus tardives, en portugais en 1976 chez Seara Nova et en espagnol en 1977 chez Laia, des maisons d’édition de gauche non partidaires48.

• 49 Le compte rendu des interventions de la conférence économique internationale de Choisy-le-Roi est p (...)
• 50 Pour l’utilisation de ce concept bourdieusien à propos du rapport du PCF envers les intellectuels, (...)
• 51 Sur l’approche des communistes italiens, voir également Luciano Barca, Il meccanismo unico, Rome, E (...)

24À l’école Maurice Thorez de Choisy-le-Roi, en mai 1966, le PCF organise la conférence économique internationale sur le CME. Les délégations de vingt pays d’Europe de l’Ouest et de l’Est sont présentes. Les organisateurs conçoivent cette rencontre comme un moment d’approfondissement des questions concernant le capitalisme et surtout une vitrine pour l’expertise économique du parti49. Même si les intervenants s’expriment en contrebande, glissant souvent du terrain économique à celui de la rhétorique purement doctrinale, des divergences importantes, théoriques et politiques, émergent50. D’un côté, les Autrichiens qui parlent d’une nouvelle époque pour le capitalisme en croissance, stabilisé de façon permanente par les financements d’État, de l’autre, le Bulgare Evgeni Kamenov, qui souligne les limites intrinsèques à toute planification en régime capitaliste, en raison de la nature incomplète et fallacieuse des informations que l’État peut acquérir sur les entreprises privées et les marchés. Entre ces deux positions opposées, se situe un groupe, au sein duquel le CME des communistes français constitue le schéma théorique le plus approfondi, ainsi que le programme de politique économique le plus radical : parmi eux, se trouvent également les Finlandais, dont le parti est en train de débattre la formation d’un gouvernement avec les socialistes et le parti agraire ; et l’Italien Luciano Barca, dont l’acceptation du CME va de pair avec l’écartement de toute nouvelle nationalisation et la proposition de la stimulation de la consommation publique. Cet aspect constituera un axe important du programme du PCI au moment du « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne51.

• 52 Voir, par exemple, les actes des colloques internationaux auxquels participent des économistes marx (...)

26Il n’empêche que le CME représente, dans les années 1960 et 1970, le concept autour duquel se développe la lingua franca économique du mouvement communiste international. La théorisation du capitalisme accomplie par Boccara n’est pas acceptée par tous les économistes communistes des autres partis, loin de là. Ceux-ci partagent plutôt une lecture empirique d’un phénomène dont ils veulent souligner la nouveauté. Ils mettent en évidence l’importance du financement de type public de l’accumulation, de la concentration et de la production privée, ainsi que de certaines consommations et services ; la présence de mécanismes de planification et l’existence d’un secteur public ; la place croissante de l’exportation de capitaux publics et privés et des marchandises. Tout en divergeant sur l’évaluation des causes expliquant la crise du capitalisme, l’impact relatif de l’État dans la création du marché et dans la modification des cycles économiques ne fait plus guère de doute52.

• 53 Cf. Victor A. Čeprakov, Osnovnye čerty gosudarstvenno-monopolističeskogo kapitalisma / Vysš. part. (...)
• 54 Cf. le compte rendu dans Nouvelle Revue Internationale. Problèmes de la paix et du socialisme, n° 1 (...)
• 55 Otto Reinhold, Der westdeutsche staatsmonopolistische Kapitalismus und die Wirtschaftspolitik der E (...)
• 56 Victor Tcheprakov, Le capitalisme monopoliste d’État [1964], Moscou, Éditions du Progrès, 1969.
• 57 Cf. le compte rendu de l’ouvrage écrit par Louis Perceval dans Économie et politique, 1970, n° 188- (...)
• 58 Viktor I. Kuznecov, Franciâ : èkonomika gosudarstvenno-monopolističeskogo kapitalisma [France : l'é (...)
• 59 Cf. les numéros 9, 13 et 15 de Economic Bullettin, 1968.
• 60 Cf. Antonio Pesenti, Manuale d’economia politica, vol. II, Roma, Editori riuniti, 1970, chapitre XL (...)
• 61 Cf. Uno Kōzō, « Memorandum on Capitalist Development after the First World War » [1970], dans id., (...)
• 62 Nikolaj N. Inozemcev, Političeskaâ èkonomiâ sovremennogo monopolističeskogo kapitalisma, v 2 t., In (...)
• 63 Der staatsmonopolistische Kapitalismus. Einführung in Marxistische Analysen aus der DDR, Frankreich (...)
• 64 Cf. Jeanette Seiffert, Marsch durch die Institutionen? Die 68er in der SPD, Bouvier Verlag, 2009, p (...)

27En 1959, avant que la formulation du « mécanisme unique » entre État et monopoles ne soit officialisée par la conférence mondiale des quatre-vingt-un partis communistes réunis à Moscou de 1960, le CME est déjà adopté par la littérature économique utilisée par l’école du Comité central du PCUS53. À l’été 1962, la conférence qui se tient à Moscou organisée par la Nouvelle revue internationale et par l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales de l’Académie des sciences de l’URSS (IMEMO), traite du CME54. En 1964, en RDA, Otto Reinhold, directeur de l’Institut de sciences sociales du Parti socialiste unifié d’Allemagne, publie une étude sur le CME de l’Allemagne de l’Ouest et la politique économique du gouvernement Erhard55. En Union soviétique, Viktor Tcheprakov écrit Le capitalisme monopoliste d’État56, publié par les Éditions du progrès (Moscou) en 1969, traduit en plusieurs langues, dont le français, insistant sur la centralité des facteurs exogènes de la crise du CME. Celui-ci reçoit un accueil fortement négatif, voire polémique, de la revue Économie et politique57. Deux ans après la conférence de Choisy-le-Roi, Viktor I. Kuznetsov publie un volume sur l’économie du CME de la France58. Le Parti communiste de Grande-Bretagne entame une discussion sur le CME dans son Economic Bulletin, qui accueille, entre autres, une contribution de Henri Jourdain et un article coécrit par Paul Boccara et par l’économiste de l’Institut de science économique de Prague Ludek Urban59. Le CME représente une partie importante du manuel d’économie politique écrit par Antonio Pesenti, le plus prestigieux économiste du PCI60. En 1970, une discussion à ce sujet est relancée au Japon61. La même année, les économistes de l’IMEMO publient un ouvrage sur l’économie politique du « capitalisme monopoliste moderne », qui fournit la version la plus complète de la vision soviétique sur le CME62. Ces publications et ces échanges accélèrent les travaux du Traité. Celui-ci à son tour contribue à leur développement. En janvier 1972, la conférence sur le CME tenue conjointement par les économistes communistes français, soviétiques et allemands à Francfort, débouche sur la publication d’un ouvrage collectif la même année63. En RFA, au-delà de l’univers communiste, la théorie du CME influence même la naissance d’un courant néomarxiste, dit justement Stamokap (Staatsmonopolistischer Kapitalismus), hégémonique au sein des jeunes socialistes (Jusos), qui sera très combattu par le groupe dirigeant du SPD dans les années 197064.

• 65 Philippe Herzog, Michel Lagiet, Suzanne De Brunhoff, Michèle Monin, « Le modèle de Baran et Sweezy  (...)
• 66 Cf. Philippe Herzog, D’une révolution à une autre, op. cit., prologue.

28Cette construction de l’orthodoxie communiste à l’heure de nouvelles pratiques multilatérales fait l’objet d’une concurrence explicite et s’ouvre aux hybridations théoriques. Herzog cosigne un article dans Économie et politique à propos de l’ouvrage à succès, notamment parmi les économistes hétérodoxes marxistes anglo-américains, Theory of monopoly capitalism de Paul Baran et Paul Sweezy, dont la traduction vient de paraître en France chez Maspero. Il y affirme que « toute théorie qui ne développe pas le marxisme peut devenir, dans le contexte actuel de la lutte idéologique, une arme antimarxiste ». Les deux économistes américains y sont accusés d’approche purement comptable et de déviationnisme keynésien, qui ignore la théorie marxienne de la valeur-travail et ne comprend pas le « caractère révolutionnaire de la lutte spécifique au niveau de l’État65 ». Cette exhibition d’altérité dans son paroxysme cache les véritables influences intellectuelles qui caractérisent le marxisme de l’époque. Par sa formation intellectuelle et son activité à l’INSEE, l’approche économique d’Herzog est imprégnée à la fois de Marx et de Keynes66. Avec Baran et Sweezy, le Traité partage notamment la lecture d’une accumulation excessive du capital qui n’arrive pas à s’absorber par l’investissement et la consommation.

• 67 La composition organique est définie par Marx comme le rapport entre le capital investi dans les mo (...)

29Le noyau dur de la théorie du CME, élaboré principalement par Paul Boccara, repose sur le concept de suraccumulation-dévalorisation du capital à forte composition organique67. Ce capital pour continuer d’être rentable, voire pour éviter son effondrement, nécessite d’être dévalorisé, notamment par l’action économique de l’État. Celui-ci, à travers les marchés publics, les crédits et les subventions, le financement de la recherche scientifique, la fixation des prix, la fiscalité et l’exportation de capitaux publics, est responsable de la dévalorisation des fractions du capital qui permettent à celles des monopoles privés de continuer à être rentables. L’État assure également, au profit toujours des monopoles, le drainage des ressources des autres couches de la société, participant ainsi à l’exploitation accrue des travailleurs.

• 68 Section économique du Comité central du Parti communiste français et la revue Économie et politique (...)
• 69 Karl Marx, Le Capital, critique de l’économie politique. Livre III Le procès d’ensemble de la produ (...)
• 70 Dans la théorie marxienne, la plus-value est la différence entre la valeur de la production des tra (...)

30Lénine avait déjà utilisé, de façon vague, la locution de capitalisme monopolistique d’État, ce qui permet aux économistes communistes d’en revendiquer la légitimité marxiste-léniniste. Néanmoins, le mécanisme de suraccumulation-dévalorisation innove par rapport à la lettre du Capital de Marx. Dans le Traité, la suraccumulation équivaut à l’hypothèse que l’accumulation d’un capital additionnel d’une fraction du capital global n’arrive à dégager aucun profit. Ce capital additionnel, essayant tout de même de se valoriser, soit rapporterait un profit nul, soit se mettrait en valeur à un taux réduit, soit se valoriserait de façon négative68. Cette suraccumulation et la conséquente mise en sommeil du capital chez Boccara sont structurelles, alors que chez Marx elles n’étaient qu’exceptionnelles, renvoyant à des conditions économiques réelles liées au rapport entre rythme de l’accumulation du capital et population ouvrière69. Autrement dit, pour les économistes du PCF, comme dans la tradition du marxisme de la période du Komintern, dans une société composée uniquement de capitalistes et de travailleurs, la réalisation de la plus-value70 requise pour l’accumulation du capital est inconcevable ou extrêmement difficile à obtenir. Contrairement à cette période, la chute du taux général du profit n’est plus évitée par la guerre impérialiste, mais par le rôle de l’État.

• 71 John M. Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money [1936], Cambridge, Cambridge U (...)

31De plus, les mêmes termes utilisés par Boccara pour énoncer son hypothèse de suraccumulation-dévalorisation du CME montrent des analogies avec Keynes. L’économiste de Cambridge établit, on le sait, la relation décroissante entre le volume de l’investissement et l’efficacité marginale du capital (EMC), responsable des conditions pouvant déterminer le niveau de la demande agrégée, et ainsi de l’investissement, de la consommation, de l’emploi et du revenu. La courbe de l’EMC proposée par Keynes s’explique par la quantité limitée de biens capitaux, par les coûts de production, et surtout par les prévisions des rendements futurs de l’investissement71. Elle relève donc de la volatilité de l’opinion des milieux d’affaires, alors que chez Boccara, qui a recours à Marx, la suraccumulation-dévalorisation s’explique notamment par les innovations technologiques remplaçant les salariés par des machines-outils. Les deux concepts, celui de l’EMC keynésien et celui de la suraccumulation-dévalorisation de Boccara, soulignent néanmoins les limites posées à l’accumulation du capital.

• 72 Ibidem, p. 317-318.
• 73 Cf. le commentaire à l’exposé de Paul Boccara, Arghiri Emmanuel, « Le taux de profit et les incompa (...)

32Pour les phases descendantes de l’économie, Keynes formule l’hypothèse, selon des cas de figure très similaires à ceux indiqués par Boccara, d’une chute brutale de l’EMC et la possibilité que celle-ci se révèle pour une partie du capital « infime ou même négative72 ». Keynes s’éloigne des apologètes de la théorie de l’équilibre général en affirmant que, dans certaines conditions de crise économique, le marché ne puisse trouver aucun remède spontané à l’effondrement de l’EMC. Cela rend nécessaire pour lui l’action de l’État. Boccara, qui toutefois se situe sur une perspective de crise semi-permanente, et non pas sur le court terme comme c’est le cas de l’auteur de The General Theory, pense que la reproduction du capital n’est pas possible sans l’intervention publique dans l’économie. Ce parallélisme entre l’EMC keynésienne et la suraccumulation marxienne, la première étant pour Boccara une source d’inspiration et la deuxième le modèle d’élaboration, ne figure nulle part explicitement dans le Traité. Au sein du parti, l’admettre aurait signifié dénoncer sa propre hérésie. Pourtant, cette similarité avait été mise en évidence par Boccara lui-même, sous sa casquette de chercheur, lors d’une conférence tenue à l’École pratique des hautes études à la Sorbonne en 196673.