• 2 Des sociétés végétariennes sont également créées aux États-Unis en 1850 ou encore en Allemagne en (...)
• 3 James Gregory, Of Victorians and Vegetarians. The Vegetarian Movement in Nineteenth-Century Britai (...)
• 4 Hans-Jürgen Teuteberg, « Zur Sozialgeschichte des Vegetarismus », Vierteljahrschrift für Sozial un (...)
• 5 Christian Topalov, Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en Fra (...)
• 6 Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme. Le mythe du retour à la nature, Rennes, Presses universita (...)
• 7 Selon Yvan Lepage, la consommation de viande en France passe de 19 kg par an et par habitant entre (...)
• 8 Gérard Jorland, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au xix^e siècle, Pa (...)
• 9 Par exemple : « Société végétarienne de France », La Réforme alimentaire, 3 (2), février 1899.

2Rapportés dans le bulletin publié en commun par les sociétés végétariennes de France et de Belgique, ces propos mettent en avant la spécificité qu’elles revendiquent sur la scène internationale au tournant des xix^e et xx^e siècles. Ces sociétés, créées respectivement en 1880 et 1897, se présentent comme guidées prioritairement par des arguments scientifiques et médicaux. Elles tentent ainsi de se distinguer des sociétés végétariennes américaines et anglaises, plus précoces et importantes numériquement – la Vegetarian Society, fondée en 1847 à Manchester, compte environ six mille membres en 1900, contre quelques centaines pour les sociétés française et belge2 – et qui utilisent fréquemment un argumentaire religieux et moral3, ainsi que des sociétés allemandes qui puisent dans le répertoire romantique du « retour à la nature » pour asseoir la Lebensreform4. Les membres des sociétés végétariennes française et belge se définissent comme des « hygiénistes » et prennent part aux réflexions et activités dans plusieurs domaines de la « nébuleuse réformatrice », comme les luttes antialcoolique et antitabagique, le logement ouvrier ou la protection des animaux, pour ne citer que quelques exemples5. S’inscrivant également dans le mouvement naturiste étudié par Arnaud Baubérot, ils sont convaincus que le nouveau mode de vie des classes urbaines va à l’encontre des « lois de la nature6 ». À leurs yeux, la viande, dont la consommation se généralise au point de toucher toutes les couches de la société en Europe occidentale à partir des années 1870, est responsable des maux de la « fin de siècle7 » : alcoolisme, accroissement de maladies comme la tuberculose, dépopulation et « dégénérescence de la race8 ». Le végétarisme constitue, selon eux, un moyen de résoudre la question sociale. Dans les faits, la réforme de l’alimentation qu’ils proposent cible avant tout les modes de consommation ouvriers, jugés trop riches en viande, en alcool, et autres « excitants9 ».

• 10 Arouna P. Ouédraogo, Le végétarisme. Esquisse d’histoire sociale, op. cit, 1994 ; Arnaud Baubérot, (...)
• 11 Nathalie Montel, « Établir la vérité scientifique au xix^e siècle. La controverse sur la différence (...)
• 12 Anne Lhuissier, Alimentation populaire et réforme sociale. Les consommations ouvrières dans le sec (...)
• 13 Selon Yannick Barthe, « défendre une cause consiste d’abord à établir des causes » : Yannick Barth (...)

3Si les travaux existants ont insisté sur l’importance de la science pour promouvoir les idées végétariennes en France10, la manière dont le mouvement végétarien francophone a œuvré concrètement pour administrer la preuve scientifique des bienfaits du végétarisme demeure une zone d’ombre. Nous proposons dans cet article d’aborder la manière dont les enquêtes scientifiques ont pu être converties en outils militants. En effet, l’enjeu pour les défenseurs et défenseuses du végétarisme est de prouver scientifiquement que certains problèmes sociaux sont liés à l’alimentation carnée et que son abstention est susceptible d’avoir des effets bénéfiques non seulement sur les corps individuels, mais également sur le corps social. Or, ces arguments doivent faire face à des savoirs établis contradictoires11. En effet, à la fin du xix^e siècle, la consommation de viande possède les faveurs de la médecine académique : celle-ci affirme que l’homme est par nature omnivore et que la viande est l’aliment reconstituant par excellence12. Dans ce contexte, la défense de la cause du végétarisme suppose d’établir des liens de causalité entre des problèmes identifiés – à la fois biologiques et moraux – et leurs « causes » – ici, l’alimentation carnée13.

• 14 Bruno Latour, Steve Woolgar, Laboratory Life. The Social Construction of Scientific Facts, Beverly (...)
• 15 Christian Topalov, Histoires d’enquêtes, Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Ga (...)

4Cet article vise à étudier la manière dont l’enquête médicale, considérée comme une formalisation de savoirs, a été mobilisée pour promouvoir le végétarisme autour de 1900. Il s’agit de montrer que l’enquête médicale est un dispositif qui entend faire preuve au sein du monde savant14, mais également au-delà, puisque « c’est aussi sur d’autres scènes que [les] savants [doivent] convaincre15 », parmi lesquelles celle de la réforme sociale, étudiée ici.

• 16 Anna Kingsford, De l’alimentation végétale chez l’homme, Paris, impr. A. Parent, 1880.
• 17 Louis Landouzy, Henri Labbé et Marcel Labbé, Enquête sur l’alimentation d’une centaine d’ouvriers (...)
• 18 Josefa Joteyko et Varia Kipiani, Enquête scientifique sur les végétariens de Bruxelles. Leur résis (...)

5Afin de réfléchir aux modes d’argumentation et aux méthodes retenues pour administrer la preuve scientifique des bénéfices du régime végétarien, nous avons choisi de nous focaliser sur les trois enquêtes en faveur du végétarisme qui, entre la fin du xix^e siècle et la première décennie de 1900, ont eu un retentissement à la fois dans le milieu scientifique et médical, dans le monde réformateur et dans le mouvement végétarien. La première est la thèse d’une militante végétarienne anglaise, Anna Kingsford (1846-1888), qui soutient que l’homme est naturellement végétarien et marque un premier point d’ancrage du militantisme végétarien dans la sphère scientifique française en 188016. La deuxième a été réalisée en 1905 par Louis Landouzy (1845-1917) et les frères Marcel (1870-1939) et Henri Labbé (1874-1942), scientifiques qui gravitent autour de la Société végétarienne de France (SVF), et porte sur des patients d’un hôpital parisien, principalement ouvriers et employés17. La troisième, menée par la physiologiste Josefa Joteyko (1866-1928) et son étudiante, Varia Kipiani (18..-19..), en 1905-1906, utilise des méthodes scientifiques innovantes et suscite un important soutien des sociétés végétariennes française et belge18. Les auteurs et autrices de ces trois enquêtes entretiennent des rapports différents avec le milieu scientifique et le mouvement végétarien, ce qui permet de comprendre la réception des résultats des enquêtes dans les différentes sphères. Notre étude s’appuie sur les publications issues de ces enquêtes ainsi que sur des sources et archives relatives à leurs auteurs. Elle mobilise également des publications scientifiques et réformatrices – dont les bulletins des sociétés végétariennes – et des sources de presse. Elle s’attache à comprendre les enjeux de la production de savoirs scientifiques pour le mouvement végétarien français autour de 1900, puis s’intéresse aux modalités de production d’enquêtes médicales en faveur du végétarisme et à leurs usages par le mouvement végétarien, afin de légitimer la cause au sein de la réforme sociale et du monde scientifique.

• 19 Anson Rabinbach, Le moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, Paris, La (...)
• 20 « Société végétarienne de France. Statuts », La Réforme alimentaire, 3 (3), mars 1899, p. 2 ; « La (...)
• 21 Arouna P. Ouédraogo, Le végétarisme. Esquisse d’histoire sociale, op. cit.
• 22 La composition sociale de la SVF entre 1899 et 1914 a été étudiée de manière détaillée dans notre (...)
• 23 Société végétarienne de France. Liste des membres (arrêtée au 15 novembre 1905), Laval, Lecerf, 19 (...)

6Dès la fin du xix^e siècle, les défenseurs du végétarisme appuient leurs discours sur des résultats scientifiques prétendument objectifs et neutres sur le plan politique19. Les sociétés végétariennes française et belge écartent ainsi toute discussion politique ou religieuse en leur sein, comme le précisent leurs statuts, conformes au contexte de régulation du monde associatif de l’époque20. De plus, les médecins et scientifiques – majoritairement des hommes, bien que quelques femmes constituent des exceptions – y occupent une place centrale21. D’un point de vue numérique, les listes d’adhésions, disponibles de manière exhaustive seulement pour la SVF entre 1899 et 1914, nous permettent de dénombrer 195 membres des professions médicales sur un effectif cumulé de 1 771 adhérents, soit environ 10 % de l’effectif22. Quoique le recrutement social de la SVF s’élargisse au fil des années, puisque des magistrats, ingénieurs, professeurs, mais aussi des négociants, commerçants, propriétaires – ainsi que des femmes, qui représentent 25 % des adhésions sur la période – y adhèrent, le poids des professions médicales au sein du mouvement végétarien reste prédominant, ce groupe étant aussi le plus visible. Entre 1880 et la Première Guerre mondiale, la SVF est en permanence présidée par des médecins, de même que la société végétarienne de Belgique à partir de 1899, tandis que les sociétés allemandes et anglaises sont davantage menées par des religieux. Il s’agit également du groupe professionnel le plus mis en avant par ces deux sociétés. Par exemple, dans un annuaire des membres de la SVF publié en 1905, les adhérents sont classés par catégories professionnelles dans un ordre qui met à l’honneur les professions médicales (six premières catégories), celles-ci représentant alors 14 % de l’effectif de la société23 (voir fig. 1).

• 24 « Société végétarienne de France. Statuts », art. cit.
• 25 Ernest Bonnejoy, « Les végétariens d’instinct », La Réforme alimentaire, décembre 1881, p. 125.
• 26 Georges Dujardin-Beaumetz, L’hygiène alimentaire, Paris, Doin, 1887 ; Ceri Crossley, Consumable Me (...)
• 27 Par exemple, « Les formes atténuées de la grippe et principes de traitement, par H. Huchard », séa (...)

7Plus généralement, les docteurs en médecine et professeurs sont surreprésentés parmi les rédacteurs d’articles scientifiques ou de « propagande » en faveur du végétarisme, qui occupent la première position dans les bulletins mensuels de la Société24. Pour autant, les médecins qui gravitent autour de la SVF ont des positions variables vis-à-vis du végétarisme. Si certains le défendent de manière absolue et mettent en avant leur pratique personnelle du régime comme preuve de ses bienfaits, à l’image du docteur Ernest Bonnejoy (1833-1896)25, d’autres ne le recommandent qu’à titre thérapeutique, dans le cas de certaines affections, comme les académiciens Henri Huchard (1844-1910) et Georges Dujardin-Beaumetz (1833-1895), qui le défendent à l’Académie de médecine26. Bien que leurs propositions soient fondées sur l’observation de cas cliniques, et diffèrent de la position officielle des sociétés végétariennes de France et de Belgique qui préconisent un végétarisme préventif et hygiénique, ils sont abondamment cités par les sociétés végétariennes27. Il y a ainsi une volonté des défenseurs du végétarisme de rallier à leur cause des scientifiques et, pour ce faire, d’appuyer leurs revendications sur des résultats scientifiques et médicaux afin de gagner en crédibilité.

• 28 Kenneth J. Carpenter, Protein and Energy. A Study of Changing Ideas in Nutrition, Cambridge, Cambr (...)
• 29 Anne Rasmussen, « “L’alimentation rationnelle” : une médicalisation du discours sur l’alimentation (...)
• 30 Elizabeth Neswald, David F. Smith et Ulrike Thoms, Setting Nutritional Standards. Theory, Policies (...)
• 31 Consulter en particulier Claude Fischler, L’homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Paris, Odi (...)
• 32 Adolf Fick et Johannes Wislicenus, « Recherches sur l’origine de la force musculaire », Annales de (...)
• 33 Cyril Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent, 25, 2007, p. 191-212.

8Toutefois, ces promoteurs se heurtent à la difficulté de trouver parmi les résultats scientifiques existants en matière de nutrition des preuves des bienfaits du végétarisme pour l’organisme humain. Au cours du xix^e siècle, des outils ont été développés dans le domaine de la chimie et de la physiologie, afin de décomposer les aliments en substances nutritives et de quantifier leurs apports énergétiques à l’organisme28. Ils permettent aux scientifiques, à partir de la seconde moitié du xix^e siècle, de porter davantage leur regard sur la qualité des aliments et leurs propriétés nutritives que sur leur quantité globale. Ces études s’autonomisent sous l’étiquette d’« hygiène alimentaire », discipline qui se donne pour mission de « rationaliser » l’alimentation29. Elles renouvellent les réflexions sur les bienfaits de l’alimentation carnée pour la santé. Or, au cours du xix^e siècle, les physiologistes et les chimistes qui ont contribué au développement de ces outils, comme François Magendie (1783-1855), premier tenant de la chaire de physiologie expérimentale du Collège de France, et plus tard les chimistes Jean-Baptiste Boussingault (1801-1887) et Justus von Liebig (1803-1873), ont montré que les protéines étaient indispensables à l’alimentation humaine en fournissant l’azote nécessaire à la reconstitution des tissus de l’organisme et à la production d’énergie30. Ainsi, les savants les mieux installés et les plus légitimés s’attachent à démontrer que l’homme est de nature omnivore et que la viande est l’aliment le plus nutritif et propre à l’activité humaine31. Fondés sur des méthodes de sciences expérimentales, ces travaux font autorité dans un cadre scientifique international pendant plusieurs décennies et constituent les références dominantes avec lesquelles les acteurs du végétarisme doivent discuter. Pour ces derniers, l’enjeu est donc soit de réhabiliter les travaux scientifiques qui contestent ces résultats – à l’instar de ceux d’Adolf Fick (1829-1901) et de Johannes Wislicenus (1835-1902), qui montrent dans les années 1860 que les hydrates de carbone et les hydrocarbonés jouent un grand rôle dans la production de l’énergie musculaire32 –, soit de produire et diffuser leurs propres données. La légitimation de savoirs controversés est donc au cœur de l’activité des sociétés végétariennes de France et de Belgique, qui misent, pour les mettre en forme, sur des protocoles scientifiques imaginatifs comme l’enquête médicale33.

• 34 Alison Butler, « Anna Kingsford: Scientist and Sorceress », in David Clifford (dir.) et al., Repos (...)
• 35 Anna Kingsford, De l’alimentation végétale chez l’homme…, op. cit.
• 36 Ibid., p. 18.
• 37 Ibid., p. 39.

9Le premier argumentaire en faveur du végétarisme à être reconnu dans le champ scientifique francophone est proposé par Anna Kingsford. Issue d’une famille londonienne aisée et mariée à un prêtre anglican, elle s’engage d’abord dans une carrière militante – elle lutte contre la vivisection et est vice-présidente de la Vegetarian Society – avant d’entamer des études de médecine dans le but de prouver que les hommes, dans leur pratique de la science comme dans leur alimentation, peuvent se passer de la mise à mort des animaux, ce qu’elle relie à ses croyances religieuses34. Le grade de docteur en médecine étant alors inaccessible aux femmes dans son pays, elle part étudier à Paris où elle soutient en 1880 une thèse consacrée à l’alimentation végétarienne chez l’homme35. Le corps de la thèse se présente tout d’abord comme une succession d’arguments scientifiques caractérisés par leur hétéroclisme. À partir de travaux d’anatomie, elle estime que l’homme est « naturellement » frugivore du fait de la proximité de son squelette avec celui des grands primates36. Synthétisant des résultats de biochimie, elle conclut « non seulement que les substances végétales renferment tous les éléments nécessaires à la nutrition et à la production de force et de chaleur, mais que même elles en contiennent plus que les substances animales37 ». Elle ne conteste donc pas la primauté nutritive des protéines, mais montre que les aliments végétaux peuvent en contenir davantage, en plus d’autres substances utiles à la nutrition. Dans un second temps de son étude, Anna Kingsford tente d’apporter la preuve des bienfaits du végétarisme par l’expérience et l’observation. Pour ce faire, elle adjoint à sa thèse de nombreux témoignages de la mise en pratique du régime végétarien, à commencer par le sien :

• 39 Sur le végétarisme antique, voir Alexandra Kovacs, Le végétarisme dans l’antiquité grecque. Norme (...)
• 40 Anna Kingsford, De l’alimentation végétale chez l’homme…, op. cit., p. 51.

10Son travail s’attache également à convoquer d’illustres exemples censés attester d’une pratique vertueuse du végétarisme, comme celui de Pythagore ou des Spartiates39. À l’inverse, le propos stigmatise les nations consommatrices de viande : la phtisie répandue en Angleterre serait ainsi due à « l’usage excessif de l’alimentation animale40 ».

• 41 Sa thèse est soutenue devant des médecins reconnus comme les docteurs Léon Le Fort, Armand Gautier (...)
• 42 « Bibliographie », Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 23, 1890, p. 308.
• 43 « Vie féminine », Journal pour tous, 4 mars 1896 ; voir aussi, par exemple, Le Figaro du 2 août 18 (...)

12Toutefois, cette thèse n’obtient pas de mention et demeure sans doute peu légitime dans le champ académique41. Alors qu’elle fait partie des premières thèses écrites et soutenues par des femmes à la faculté de médecine de Paris, elle n’est pas vraiment discutée : l’ouvrage est offert à l’Académie de médecine par Dujardin-Beaumetz tardivement, en 1890, et il n’y fait pas l’objet d’un compte rendu42. Cette thèse fait en revanche l’objet de nombreux commentaires dans la presse grand public, qui insistent tant sur la curiosité du régime alimentaire proposé par Kingsford que sur son parcours atypique du fait de son indépendance vis-à-vis de son mari et de son attrait pour l’occultisme. Sa marginalité au sein de la faculté lui aurait valu de devoir fournir « la plus grande énergie pour mener ses études jusqu’au bout43 ». La presse étant une arène importante pour la propagande des idées végétariennes, le président de la SVF, le D^r Hureau de Villeneuve (1833-1898), contrebalance ces commentaires avec un compte rendu insistant sur la scientificité de l’argumentaire dans le Journal officiel de la République française, en signant toutefois de ses initiales :

• 46 Fabien Carrié, Parler et agir au nom des « bêtes » : production, diffusion et réception de la nébu (...)

14Toutefois, avant sa mort précoce d’une tuberculose, Kingsford ne prend pas vraiment part à l’activité de cette société et préfère se consacrer aux luttes féministes et antivivisectionnistes46. Le mouvement végétarien s’essouffle d’ailleurs après 1882, faute d’appuis, et la SVF n’est refondée qu’en 1899. Ce n’est qu’au milieu de la décennie 1900 que des dispositifs d’enquête produisant des résultats originaux donnent aux promoteurs du végétarisme l’occasion de légitimer davantage leur cause dans le domaine scientifique.

• 47 Louis Landouzy, Henri Labbé et Marcel Labbé, Enquête sur l’alimentation d’une centaine d’ouvriers… (...)
• 48 Exposé des travaux scientifiques du D^r L. Landouzy, Paris, Masson et Cie, 1910.
• 49 Exposé des titres et travaux scientifiques du D^r Marcel Labbé, Paris, G. Steinheil, 1904 ; Notice (...)
• 50 Henri Labbé et Edmond Morchoisne, « Grandeur du besoin d’albumine dans le régime alimentaire humai (...)
• 51 Louis Landouzy, Henri Labbé et Marcel Labbé, Enquête sur l’alimentation d’une centaine d’ouvriers… (...)
• 52 Cette enquête utiliserait pour la première fois en France les coefficients nutritionnels d’Atwater (...)
• 53 Louis Landouzy, Henri Labbé et Marcel Labbé, Enquête sur l’alimentation d’une centaine d’ouvriers… (...)
• 54 Ibid., p. 21.
• 55 Ibid., p. 22.

15Une enquête menée quelques décennies plus tard, en 1905, produit des résultats en faveur du végétarisme, alors même qu’elle ne prétendait pas a priori défendre cette cause, mais trouver des moyens de lutter contre la tuberculose47. Elle est réalisée par des médecins bien établis dans le champ scientifique, comme dans celui de la réforme sociale. Louis Landouzy est alors doyen de la faculté de médecine de Paris et membre de l’Académie de médecine. Spécialiste de la tuberculose, il s’engage dans le milieu réformateur afin de vulgariser les connaissances scientifiques en matière d’hygiène48. Les frères Marcel Labbé et Henri Labbé sont chefs de laboratoire et reconnus pour leurs nombreux travaux sur la diététique49. Tous trois membres de la société scientifique d’hygiène alimentaire, ils sont également proches de la SVF : Marcel Labbé en est adhérent, Henri Labbé a collaboré avec un scientifique de la SVF pour des travaux dont les résultats sont reportés dans le bulletin, et Landouzy y est régulièrement évoqué50. L’enquête porte sur « l’alimentation d’une centaine d’ouvriers et d’employés parisiens » reçus comme patients à la clinique médicale Laennec. Son objectif est de rechercher chez les malades les « fautes commises contre la physiologie de la nutrition » dans leur alimentation, en partant de l’hypothèse qu’elle est « irrationnelle, qualitativement ou quantitativement insuffisante, relativement dispendieuse et souvent insalubre51 ». Elle repose sur l’analyse de questionnaires recueillant des renseignements sur les caractéristiques sociodémographiques des enquêtés, sur les rythmes de sommeil, les habitudes et goûts alimentaires, ainsi que sur les ressources économiques et dépenses de l’individu et de son ménage. Les données chiffrées obtenues sont comparées à des données expérimentales fixant la ration alimentaire idéale mesurée en calories52. Les enquêteurs en concluent que la part des dépenses alimentaires dans le budget des ouvriers est trop élevée, loin devant le logement, et que les choix alimentaires laissent à désirer : les hommes consomment trop d’alcool et les femmes, trop de légumes frais, relativement à leurs revenus. Ils notent que tous consomment trop de viande, « encore considérée par certains économistes et hygiénistes comme l’aliment type, l’aliment idéal53 ». Les enquêtés déclarent effectivement un goût prononcé pour la viande (68 % des hommes interrogés déclarent l’aimer), mais même ceux qui l’apprécient peu en consomment54. Les auteurs vont plus loin en affirmant que « la viande n’est pas indispensable ». Ils avancent pour preuve des éléments hors enquête, relevant de représentations sur le monde paysan : « à la campagne, [les ouvriers] en mangent peu et la remplacent avec avantages, au point de vue vigueur et santé, par un supplément de pain et de légumes55 ».

• 56 Martin Bruegel, « Un distant miroir… », art. cit., p. 30 ; Stéphane Baciocchi et Alain Cottereau, (...)
• 57 Pour une analyse détaillée de la réception de cette enquête, voir Martin Bruegel, « Un distant mir (...)
• 58 Exposé des travaux scientifiques du D^r L. Landouzy…, op. cit., p. 201.
• 59 Ibid., p. 201. On retrouve dans les manuscrits relatifs à l’enseignement ménager de Marie Rauber, (...)
• 60 Henri Collière, « L’alimentation de la classe ouvrière », La Réforme alimentaire, 10 (8) août 1906 (...)
• 61 Henri Collière, « Congrès international d’hygiène alimentaire », La Réforme alimentaire, 10 (11), (...)

16L’enquête est originale en ce qu’elle revendique des méthodes inspirées de l’enquête sociale de tradition leplaysienne, et notamment des enquêtes de budget, mais aussi en ce qu’elle utilise des données quantifiées sur l’alimentation56. La richesse des résultats, et surtout leur vocation pratique, les conduit à être relayés dans plusieurs sphères où ils connaissent une réception différente57. Du fait de leur visée réformatrice assumée, ils sont d’abord présentés dans le milieu scientifique et réformateur lors du Congrès international de la tuberculose d’octobre 1905, dans la section « hygiène sociale », puis lors du 1^er Congrès international d’hygiène alimentaire en 190658. Ils sont également synthétisés sous forme de « tableaux d’éducation alimentaire » en grand format à afficher, destinés à l’instruction. Des « tables pratiques pour l’établissement des menus salubres et économiques » sont notamment utilisées dans le cadre de l’enseignement ménager à Paris59. Celles-ci n’encouragent pas frontalement le végétarisme – le terme n’est pas employé –, mais présentent la viande comme la consommation la plus chère en rapport avec les calories fournies à l’organisme, à l’inverse du pain ou des pommes de terre. Dans le milieu végétarien, la réception de l’enquête est relativement tardive : Henri Collière, étudiant en médecine, en rend compte à l’été 1906, dans sa conférence à la SVF, « L’alimentation de la classe ouvrière », publiée dans La Réforme alimentaire60. Il l’évoque également dans un compte rendu du Congrès d’hygiène alimentaire, en la classant parmi les questions économiques, et non les travaux plaidant pour l’alimentation végétale61. Ainsi, dans les publications de propagande végétarienne, l’enquête des frères Labbé et de Landouzy fait figure de résultat scientifique acquis, là où l’enquête de Joteyko et Kipiani, menée à la même période en Belgique, sert de véritable cheval de bataille pour le végétarisme.

• 62 Dossier scolaire de Joteyko, Archives nationales, cote AJ/16/6883 ; Haryett Fontanges, Les femmes (...)
• 63 Pour une étude détaillée de la trajectoire biographique de Joteyko, voir Ilana Löwy, « Measures, I (...)
• 64 Josefa Joteyko et Varia Kipiani, Enquête scientifique sur les végétariens de Bruxelles…, op. cit., (...)
• 65 Ibid., p. 9.

17L’enquête scientifique sur les végétariens de Bruxelles mobilise des méthodes scientifiques de laboratoire issues de la physiologie expérimentale dont Josefa Joteyko est spécialiste. Après avoir grandi en Pologne, elle mène des études de médecine à Genève, puis à Paris, où elle soutient en 1896 une thèse sur la fatigue musculaire en 1896 – avec la mention honorable –, préparée dans le laboratoire de Charles Richet (1850-1935), défenseur de la physiologie expérimentale qui figurait dans le jury de doctorat d’Anna Kingsford62. Familiarisée avec des instruments de mesure et de visualisation du mouvement, elle poursuit ses recherches en physiologie à l’Institut Solvay de Bruxelles auprès de Charles Henry, avec qui elle partage l’ambition de mettre les sciences de laboratoire au service de la résolution des problèmes sociaux, dans un mouvement d’extension des sciences biologiques aux sciences sociales, considérations qu’elle met en application dans ses études sur la fatigue pour lesquelles elle obtient de nombreux prix63. En 1905, alors cheffe de laboratoire à l’Université libre de Bruxelles, assistée par son étudiante, Varia Kipiani, elle s’interroge sur une préoccupation sociale de son temps, l’engouement pour la détoxification de l’organisme, au travers de la question suivante : les végétariens sont-ils plus endurants et en meilleure forme physique que les non-végétariens64 ? Pour y répondre, les enquêtrices choisissent un échantillon de quarante-trois individus bien portants, représentatifs de « presque toutes les professions », végétariens depuis plusieurs années afin de garantir une « grande stabilité physiologique65 ». Ils sont recrutés notamment auprès des sociétés végétariennes de Belgique et de France qui suivent l’avancée de l’enquête de près. Ainsi peut-on lire dans leur bulletin :

• 67 Josefa Joteyko et Varia Kipiani, Enquête scientifique sur les végétariens de Bruxelles…, op. cit., (...)
• 68 Ibid., p. 40.
• 69 Angelo Mosso, La fatica, Milan, Frateli Treves, 1891.
• 70 Anson Rabinbach, Le moteur humain…, op. cit., p. 237.

18Joteyko et Kipiani sont donc en relation avec ces sociétés, bien qu’elles se présentent comme non-végétariennes au moment de l’enquête : elles s’incluent dans le groupe témoin constitué de « carnivores » et décrivent leur conversion au végétarisme comme consécutive à l’enquête, grâce à sa force démonstrative67. L’enquête est organisée en deux volets. Tout d’abord, au travers d’entretiens, les enquêtrices procèdent au recueil minutieux d’« observations » concernant les caractéristiques physiques des individus étudiés, leur situation familiale, leur état de santé, leurs habitudes alimentaires, les raisons de l’adoption du régime végétal et leur récit de vie. Elles en concluent que le régime végétarien possède un grand nombre d’avantages : les végétariens ont une bonne santé sans renoncer aux plaisirs de la table, une bonne forme physique et intellectuelle, ainsi qu’une bonne résistance au travail et au froid. Ils ont aussi un caractère plus gai, calme et heureux, un excellent sommeil et paraissent plus jeunes que leur âge68. Le second volet de l’enquête vise à tester la force musculaire des végétariens selon plusieurs expériences en laboratoire. Joteyko et Kipiani réalisent tout d’abord un test à l’ergographe (voir fig. 2). Cette méthode expérimentale, mise au point par le physiologiste italien Angelo Mosso (1846-1910), permet d’obtenir une « courbe de fatigue » pour chaque individu auquel on demande de réaliser une série de flexions du doigt, alors que celui-ci est attaché à un poids, et ce jusqu’à épuisement69. Joteyko a activement participé au développement de cette méthode. En 1904, elle donne le nom d’« ergographie » à la science qui en est dérivée. Elle exprime sa foi dans cette discipline pour la résolution des problèmes sociaux dans une lettre au psychologue Henri Piéron (1881-1964)70 :

• 72 Ibid., p. 50.

19Les résultats de ce test mené sur les deux groupes de l’enquête montrent qu’« en moyenne […] grâce au régime végétarien le travail mécanique s’accroît de 50 [%]72 ». D’autres expériences sont ensuite réalisées afin de tester différents paramètres. Les tests de force et de souffle permettent de démontrer une supériorité du groupe de végétariens sur les omnivores. D’autres ne font ressortir aucune différence entre les deux groupes, comme le test de sensibilité, mais les enquêtrices s’en servent tout de même pour montrer que les végétariens sont dans la norme et que le régime n’est donc pas dangereux pour la santé.

• 73 « Correspondances, l’alimentation des travailleurs, par M^lles le D^r Ioteyko et V. Kipiani », La Ré (...)
• 74 Ilana Löwy, « Measures, Instruments, Methods, and Results… », art. cit.

20Les sociétés végétariennes participent activement à la publication de ces résultats. Regrettant qu’ils n’aient pu être communiqués lors du Congrès d’hygiène alimentaire de Paris en 1906, où Joteyko et Kipiani étaient pourtant présentes, les sociétés leur ouvrent les colonnes de La Réforme alimentaire, où l’enquête est publiée intégralement en 1907. Elle est ensuite tirée à part à Paris et à Bruxelles comme brochure de propagande végétarienne. Le bulletin publie aussi les réponses des autrices aux critiques de médecins dans la presse73. En effet, si l’enquête connaît une réception favorable dans le milieu scientifique, du fait de ses méthodes expérimentales innovantes, ses conclusions sociales font débat74. En 1908, elle obtient le prix Vernois, récompensant des travaux relatifs à l’hygiène, dont le Bulletin de l’Académie de médecine rend compte :

• 76 D^r Toulouse, « Faut-il être végétarien ? », Le Journal, 19 décembre 1906, p. 1.
• 77 « Enquête sur les enfants végétariens », La Réforme alimentaire, avril 1910, p. 104 ; Compte rendu (...)
• 78 Ilana Löwy, « Measures, Instruments, Methods, and Results… », art. cit., p. 147.

21Les enquêtrices préconisent en effet le régime végétarien pour améliorer la forme physique, notamment celle des travailleurs, ce qui peine à convaincre parmi les médecins, y compris ceux qui pratiquent eux-mêmes le végétarisme, comme le D^r Toulouse. Dans le Journal du 19 décembre 1906, celui-ci résume leur travail avant d’évoquer ses réserves : « Mais… on ne sait pas. Changer complètement de régime est toujours grave76. » À la suite de l’enquête, Joteyko occupe une place importante dans le mouvement végétarien du fait de son statut scientifique. En 1910, elle sollicite les sociétés végétariennes pour une nouvelle enquête par questionnaire sur des enfants végétariens, pour en communiquer les résultats au Congrès végétarien international de Bruxelles dont elle préside la section « aspect moral du végétarisme77 ». Dénuée de volet expérimental, cette recherche est illustrative du tour pris dans sa carrière : malgré un parcours brillant, elle ne trouve un poste qu’en s’orientant vers des domaines moins prisés par ses collègues masculins, la pédologie et l’éducation, dans lesquels elle finit par exceller toutefois : elle fonde une faculté internationale de pédologie à Bruxelles en 1912 et enseigne à la Sorbonne et au Collège de France à partir de 191678.

• 79 Ibid.
• 80 Arouna P. Ouédraogo, Le végétarisme. Esquisse d’histoire sociale…, op. cit., 1994, p. 97 ; Christi (...)
• 81 Josefa Joteyko et Varia Kipiani, Enquête scientifique sur les végétariens de Bruxelles…, op. cit., (...)

22Ainsi, la démonstration scientifique de la supériorité du régime végétarien nécessite l’observation d’éléments multiples et s’inscrivant dans un temps long (habitudes alimentaires, hygiène, récits de vie), ainsi que l’écoute du ressenti des enquêtés, qui interprètent leur propre état de santé. Or, l’enquête médicale constitue justement une forme suffisamment souple pour intégrer au sein d’un protocole scientifique des données psychologiques, sociales et physiologiques. La prise en compte de ces différentes dimensions est nécessaire à l’imputation causale de problèmes sociaux à des problèmes de nature physiologique. Cela suppose, pour les scientifiques, de concevoir une porosité entre physiologie et sociologie, entre sciences médicales et sciences sociales. Pour ce faire, les enquêtes mobilisent tantôt le modèle de l’enquête sociale, tantôt l’expérimentation scientifique, sous des formes diverses. Si Joteyko et Kipiani réalisent des expériences de laboratoire, ce n’est pas le cas de Landouzy et des frères Labbé qui utilisent des résultats quantifiés issus d’études expérimentales préalables, afin d’agrémenter leur enquête par questionnaire. L’enquête peut également consister en une combinaison de résultats scientifiques de seconde main revus à la lumière de faits nouveaux – comme l’expérience personnelle dans le cas de celle d’Anna Kingsford. L’étude des trois enquêtes montre que leur réception dans le champ scientifique et médical dépend, d’une part, des méthodes utilisées et de leur capacité à faire preuve et, d’autre part, de la position des scientifiques vis-à-vis du mouvement végétarien. En ce sens, un engagement important dans la cause végétarienne ou des causes proches peut desservir la réception scientifique de l’étude : c’est le cas de celle de Kingsford, principalement préoccupée par le sort des animaux, et, dans une moindre mesure, de celle de Joteyko, dont la légitimité scientifique des méthodes contrebalance toutefois cet aspect aux yeux des scientifiques. Le genre des enquêtrices a également pu diminuer la légitimité accordée à ces résultats dans un univers peu ouvert aux femmes comme le milieu scientifique79. À l’inverse, l’enquête des frères Labbé et de Landouzy affiche une neutralité vis-à-vis du végétarisme qui lui vaut une meilleure réception dans le champ scientifique. S’il est difficile de mesurer l’effet de ces travaux sur la réception des idées végétariennes en France et en Belgique, ils ont toutefois été importants pour tenter de mobiliser l’institution médicale, considérée par les végétariens de ces pays comme l’autorité morale indispensable à la diffusion de la cause, ou au moins pour faciliter la formulation de la cause du végétarisme dans le langage réformateur80. En effet, au tournant des xix^e et xx^e siècles, les membres des sociétés végétariennes se sont emparés des résultats fournis par ces enquêtes afin de légitimer la cause du végétarisme, notamment dans les sphères scientifique et réformatrice. C’est en convainquant les élites réformatrices qu’ils entendent faire la propagande de leurs idées pour in fine éduquer les masses. Parmi eux, Joteyko et Kipiani, se rapprochant en cela des préoccupations de Landouzy et des frères Labbé, soulignent dans la conclusion de leur enquête la finalité sociale de leurs résultats : « le régime végétarien favoris[ant] […] au plus haut point le rendement de la machine humaine », elles engagent « les hygiénistes et les sociologues [à] préconiser ce régime aux ouvriers81 ».