1L’Afrique est en mouvement, mais près de la moitié des Africains migrent en Afrique, contrairement à une idée reçue selon laquelle tous les Africains viendraient en Europe. Le Maghreb, les pays du Golfe et l’Amérique du Nord sont aussi des destinations migratoires pour les Africains. Mais c’est entre l’Afrique subsaharienne et le Maghreb, puis la Méditerranée, ou entre le Proche et le Moyen-Orient et l’Europe orientale que se situe ce que l’on a appelé la « crise migratoire ».
2L’ensemble de la rive sud de la Méditerranée est entré dans une vague de turbulences autour des années 2010 qui ont été porteuses de mouvements migratoires, du Proche-Orient au Maghreb. Dans un premier temps, ce sont les révolutions arabes de 2011 qui ont apporté un (modeste) lot de réfugiés venus de Tunisie vers l’Italie et la France (quelques dizaines de milliers), les Libyens réfugiés s’étant installés en Tunisie (pour près de 800 000 d’entre eux). Mais la France a fermé sa frontière avec l’Italie à Vintimille, produisant dans chacun des deux pays des discours politiques dénonçant une menace d’invasion.
- 1 Catherine Wihtol de Wenden, Elif Aksaz (coord.), dossier « Migrants et réfugiés en Turquie », Anato (...)
3La seconde vague, beaucoup plus importante, de réfugiés provient de la crise syrienne et survient en 2014 et 2015, avec 650 000 demandeurs d’asile en Europe, quand 1,2 million de demandeurs d’asile arrivent aux portes de l’Europe par la route des Balkans, ou à travers les îles grecques du Dodécanèse, très proches de la côte turque. Pendant la crise, 5 millions de Syriens ont quitté leur pays et se sont réfugiés pour l’essentiel en Turquie voisine, sans avoir le statut de réfugié puisque la Turquie, signataire de la Convention de Genève de 1951 sur l’asile, a toujours maintenu une réserve géographique à l’égard des non-Européens auxquels elle n’accorde pas l’asile, étant entourée de pays non signataires de ladite convention. Elle a accueilli près de 4 millions de réfugiés syriens, auxquels s’ajoutent des Afghans et des Irakiens pour l’essentiel, les autres réfugiés ayant été accueillis par le Liban (1 million) et par la Jordanie (600 000)1.
4En Europe, il s’est agi davantage d’une crise de l’accueil que d’une crise des réfugiés, à cause de l’urgence, puisque les nouveaux venus ont représenté, en 2015, 1 million de personnes sur plus de 500 millions d’Européens. C’est l’Allemagne qui, de loin, en a accueilli les trois quarts (près de 800 000). L’été 2015 a été marqué par des flux rendus spectaculaires par l’exode suggéré à travers la « route des Balkans », entre la Thrace turque et grecque, puis la Macédoine, la Serbie, la Hongrie et l’Autriche ou la Croatie et l’Italie. Plusieurs pays européens ont fermé leurs frontières (Bulgarie/Turquie et Grèce, Hongrie/Serbie et Roumanie), rendant l’image de l’afflux encore plus saisissante.
5Des « hot spots » (ou centres de tri) ont été mis en place pour distinguer les réfugiés des migrants économiques en Italie (où arrivaient surtout des Subsahariens) et en Grèce, où des camps ont également été installés dans les îles. Un accord a été conclu par les pays de l’Union européenne avec la Turquie, en mars 2016, pour lui demander de garder sur son territoire quelque 4,7 millions de réfugiés en échange de 6 milliards de dollars.
6Ce sont les îles de la Méditerranée qui ont été les plus marquées par la crise car la population vit essentiellement du tourisme saisonnier et de la pêche. Ainsi, le dilemme a été pour elles de porter secours en mer ou de se soumettre à la fermeture européenne des frontières, d’accueillir à bras ouverts les touristes et d’héberger discrètement les nouveaux venus, migrants et réfugiés, comme plusieurs films l’ont d’ailleurs illustré (Fuoccoammare, Terra Ferma, L’escale). La photo, publiée en septembre 2015, du petit Aylan Kurdi, un enfant syrien de trois ans dont le bateau qui conduisait sa famille de la côte turque vers la Grèce a fait naufrage près de Bodrum, a beaucoup frappé l’opinion publique, sans que la politique d’accueil européenne en soit modifiée pour autant, dans un climat de crise de solidarité entre pays européens pour exercer leur hospitalité et de suspicion à l’égard du caractère économique ou politique de leur exil.
7C’est la Turquie qui a été la plus affectée par la crise syrienne, avec environ 4,7 millions de réfugiés sur son territoire. Cette région connaît une sorte de migration en chaîne puisque, les années précédentes, c’est en Syrie que sont allés se réfugier une partie des Irakiens, tandis que les Afghans avaient été accueillis par l’Iran et le Pakistan voisins. Des camps, disparus ensuite, ont été mis en place le long de la frontière syrienne, près de Gaziantep, et des lieux d’accueil à Istanbul dès le printemps 2015. Les réfugiés ont eu un titre de séjour renouvelable, le droit de travailler avec la possibilité, une fois la crise terminée, de retourner en Syrie, ce qui aurait été incompatible avec le statut de réfugié puisque le retour au pays signifie que l’on n’est plus menacé.
8Dans l’accord conclu entre la Turquie et l’Union européenne en mars 2016, le président Erdogan accepte les 6 milliards d’euros de l’Union européenne, versés en deux fois, pour ne pas laisser passer les réfugiés en Europe. Ses autres revendications (réintroduction de la candidature turque à l’Union européenne et allégement du régime des visas pour les Turcs vers l’Europe) n’ont pas été acceptées. Mais il tire un certain prestige de la situation, une sorte de reconnaissance diplomatique de la part de l’Europe, son image ayant été ternie par l’évolution autoritaire du gouvernement turc.
9Les îles du Dodécanèse étaient turques avant de devenir grecques et ne sont situées qu’à quelques encablures de la côte turque, d’où l’appel aux passeurs et aux traversées irrégulières : Lesbos, Cos, Samos ont vu fleurir des camps où les conditions de vie sont très dures. L’accord signé entre l’Union européenne et la Turquie en 2016 prévoyait, pour 72 000 personnes, que la Turquie envoie vers l’Europe ceux qui avaient le profil de réfugiés (à traiter par la Convention de Genève) et que la Grèce renvoie vers la Turquie ceux qui n’ont pas le profil de réfugiés. Des îles grecques situées plus au sud, comme Rhodes, ont été concernées par la contradiction entre la poursuite du tourisme et l’arrivée des réfugiés, avec le risque, dans les plus petites îles sans grandes possibilités d’accueil, de ruiner, à terme, leur potentiel touristique face à la présence de nouveaux venus sans ressources ni solution d’hébergement. Il existe encore des camps (camp de Moria à Lesbos), et le sort de ceux qui ne peuvent sortir ni de l’île ni de la Grèce ressemble à un sas sans issue.
10Le débat porte sur la conformité du profil des demandeurs d’asile (persécutés ou menacés de persécution) avec la Convention de Genève et l’existence de flux « mixtes » mêlant chercheurs d’emploi et d’asile, avec une évaluation plus sévère pour les Africains venant de pays pauvres et mal gouvernés, au risque migratoire élevé, même si tous n’ont pas été persécutés. Les pays du Sahel et le Soudan sont aujourd’hui les points de départ de ces profils. Les candidats à l’asile, qui ne peuvent entrer autrement qu’en se constituant demandeurs d’asile car leurs passeports doivent être assortis de visas que peu d’entre eux sont en mesure d’obtenir (les élites et les plus fortunés), font alors appel à des passeurs. La Libye est devenue le terrain des passeurs en raison de sa longue surface sur la rive sud méditerranéenne et de l’argent réuni par les Subsahariens qui y travaillaient, auxquels s’ajoute le chaos qui règne dans le pays. Un rapport du département des droits de l’homme de l’ONU a fait état de l’« enfer libyen » voici deux ans : viols, prison, esclavage, prostitution, prélèvements d’organes, sur la route qui les conduit vers la Méditerranée. Après l’épisode libyen, vient la traversée de la Méditerranée, avec 34 000 morts recensés depuis les années 2000. Un chiffre qui sous-estime les effectifs non retrouvés en mer. L’arrivée en Europe et la crise de l’accueil depuis 2015 sont une succession d’épreuves, depuis que certains ports de la rive nord ont accueilli parcimonieusement ou se sont opposés à l’entrée des bateaux de sauvetage patrouillant entre les deux rives en 2018. Rien ne laisse présager une immigration « sûre, ordonnée et régulière », comme le préconise le pacte de Marrakech de 2018, sur les routes de l’exil dans la région.