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AccueilNuméros1328Le Point SurLa route des Balkans des réfugiés

Le Point Sur

La route des Balkans des réfugiés

Août 2015 - mars 2016
Joseph Krulic
p. 27-33

Résumé

La route des Balkans a été au cœur de la crise touchant les réfugiés en provenance du Moyen-Orient. Entre août 2015 et mars 2016, près de 650 000 personnes l’ont empruntée, avec l’Allemagne pour principale destination. Si le passage de ce flux à travers les pays de l’ex-Yougoslavie a été favorisé par les aléas des relations politiques entre l’Union européenne et la Turquie, il s’inscrit également dans la longue histoire des migrations dans la région. Aussi est-il nécessaire d’appréhender cette route migratoire selon différentes temporalités dont l’emboîtement révèle à la fois l’actualité immédiate et le temps long.

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Texte intégral

  • 1 Shoshana Fine, « La Turquie : un pays sûr pour les réfugiés ou pour l’Europe ? », in Après-demain, (...)
  • 2 L’Office français des réfugiés et apatrides (Ofpra), sous la direction de Pascal Brice, a envoyé un (...)

1Le terme « route des Balkans », entre le mois de juillet 2015 et le mois de mars 2016, et dans sa phase la plus active entre septembre et novembre 2015, a caractérisé la crise des « migrants » venus du Moyen-Orient, notamment de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, qui ont transité par la Turquie voisine. Principal pays d’accueil, de fait sinon de droit, la Turquie a refusé de jouer pleinement, pour des motifs tant politiques que techniques1, son rôle de pays tiers sûr, si l’on se réfère aux qualifications du droit d’asile. Pendant près d’un an, elle a vu passer un flux que les pays de l’Union européenne (UE) hésitent à accueillir, mais ne peuvent refouler vers la Turquie, pays qui n’applique la Convention de Genève que pour les ressortissants du continent européen. Or cette crise s’ajoute à une situation particulière des pays des Balkans : des pays toujours fragiles et en pleine mutation ou soumis à des incertitudes politiques, pour certains en voie d’intégration dans l’UE (Slovénie, Croatie), pour d’autres en voie de finaliser des réformes pour entrer dans l’UE (Serbie) ou de négociation de longue durée avec cette même UE (Macédoine). Ces pays acceptent, à la rigueur, d’être des pays de passage d’un flux, mais certainement pas d’être des pays d’accueil durable. Très vite, l’Allemagne est devenue le pays d’accueil en dernier ressort, avec une aide non négligeable de l’Autriche et de la Suède. La France n’interviendra dans cette circulation ou cet accueil que dans les années suivantes, malgré une certaine action de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) à Munich dès septembre 20152.

  • 3 Le règlement du Parlement européen et du Conseil européen no 604-2013 du 26 juin 2013, dit « Règlem (...)

2La « route des Balkans », entre août 2015 et mars 2016, a été favorisée par un certain nombre de circonstances, dont la principale a été la décision de la chancelière Angela Merkel, fin août 2015, d’ouvrir les frontières de l’Allemagne, en suspendant l’application du Règlement européen dit Dublin III de 20133. La relative bonne volonté des États issus de l’ex-Yougoslavie et la fermeture de la frontière hongroise n’y sont pas étrangères non plus. Il faut insister d’emblée sur ce point : les États issus de l’ex-Yougoslavie se différencient clairement, s’agissant de leur attitude vis-à-vis des « migrants », des prises de position des pays du « groupe de Visegrád » (Pologne, Slovaquie, République tchèque, Hongrie). L’ombre de la rupture entre Tito et Staline le 28 juin 1948 projetterait-elle encore son ombre dans une concordance des temps post-communiste ? L’accord entre la Turquie et I’UE du 18 mars 2016 met fin, au moins provisoirement, à cette route des Balkans. Certes, l’application, incertaine à ses débuts, soumise à des conditions financières de paiement de l’UE à la Turquie, de cet accord laisse place à des incertitudes, y compris sur l’avenir ou le réveil d’autres « routes des Balkans ». Reste à savoir si la route d’Istanbul à Vienne, capitales d’empires passés et de rêves présents, même si elle est passée par Lesbos et Athènes, est reliée, coupée ou bloquée pour les migrants de 2015-2016.

La route des Balkans et la conjoncture des flux migratoires

  • 4 Voir l’œuvre du géographe serbe Jovan Cvijić, très actif de 1920 à 1935. Voir Jovan Cvijić, La péni (...)

3La route des Balkans a été souvent empruntée par les migrations humaines dans l’histoire. Le géographe serbe Jovan Cvijić4, dont l’œuvre fut fondamentale dans les années 1920, formé à l’école de la géographie française d’Emmanuel de Martonne, et dont l’œuvre a exercé une grande influence avant et après la Première Guerre mondiale, parlait de « migrations métastasiques », c’est-à-dire de migrations dans tous les sens dans les Balkans, qui ont véritablement modelé le visage humain actuel des Balkans.

  • 5 Chiffres que nous avons recueillis dans les deux quotidiens Delo et Dnevnik, les deux principaux qu (...)

4La crise de 2015-2016 a toutefois des aspects conjoncturels. Le flux de migrants, avant la fin du mois d’août 2015, était présent en Grèce, en Serbie, en Hongrie, malgré le mur de barbelés en construction. Toutefois, les migrants n’avaient pas encore emprunté les routes de Croatie, ni de Slovénie pour parvenir en Autriche et en Allemagne. Cependant, tous les jours, les médias slovènes et croates analysaient l’évolution de la vague attendue. Pendant l’été 2015, la « route des Balkans » était un phénomène autant attendu que redouté, dans les Balkans mêmes et dans les États issus de l’ex-Yougoslavie. Les autorités slovènes et croates se préparaient à un flux plus important, même si leurs capacités d’hébergement totales en dur, Slovénie et Croatie réunies, étaient inférieures à 5 000 places5.

5La particularité de la route des Balkans résulte d’une double décision : celle de la fermeture de ses frontières par la Hongrie et celle de l’ouverture des frontières allemandes par Angela Merkel. Contrairement à 1914, où l’appui allemand et hongrois à l’empereur de Vienne a déclenché la Première Guerre mondiale, le chiasme entre le refus hongrois et l’accueil allemand ont créé, mécaniquement, la « route des Balkans » au sens ici défini : de Skopje à Munich en passant par Belgrade, Zagreb ou la Slavonie, la Slovénie, l’Autriche, avec pour destination la gare de Munich. Cette route terrestre et ferroviaire, à travers la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Croatie et la Slovénie en direction de l’Autriche et de l’Allemagne, reprend la route des migrants économiques des années 1960, mais aussi la route des invasions ottomanes de 1389 à 1683.

  • 6 Voir frontex.europa.eu pour les chiffres tels qu’ils étaient encore consultables en juillet 2016. L (...)

6La « route des Balkans » avait pourtant commencé avant 2015. Ainsi, en 2014, d’après l’agence de l’UE Frontex6, agence en principe chargée de contrôler les arrivées, notamment maritimes, dans l’UE, 43 357 personnes ont tenté de franchir illégalement des frontières le long de la route des Balkans, soit 117 % de plus qu’en 2013 (où un peu moins de 20 000 personnes avaient essayé de passer la frontière).

  • 7 Le sommet de Vienne sur les migrations du 28 août 2015 a été largement couvert par les télévisions (...)

7L’augmentation des tentatives de franchissement illégal de frontières sur la route des Balkans entre 2013 et 2014 avait déjà eu pour effet de doubler la circulation des migrants passant par au moins deux pays balkaniques. Le début officiel de la « route des Balkans » est lié à une série de décisions : celle de la chancelière Merkel d’ouvrir les frontières allemandes, de ne pas renvoyer les Syriens dans un autre pays de l’Union, c’est-à-dire de ne pas appliquer le règlement Dublin III, prise le mercredi 26 août 2015, deux jours après sa rencontre avec François Hollande, et confirmée au début du mois de septembre 2015 ; la convocation d’un « sommet balkanique » les 28 et 29 août 2015 à Vienne, c’est-à-dire d’un sommet entre tous les pays balkaniques, l’Autriche et l’Allemagne7.

8La fin de la « route des Balkans » se situe au mois de mars 2016, après la fermeture des frontières slovènes, croates, macédoniennes, le 9 février, dans la perspective de l’accord entre I’UE et la Turquie du 18 mars 2016. Ce dernier est perçu comme un accord personnel entre Angela Merkel et le Président Erdoğan, accord dont le principe avait été négocié entre les deux chefs de gouvernement ou d’États en novembre 2015, à Bruxelles, mais dont la seule existence réduit le flux sur cette route. Plus de 650 000 migrants l’ont empruntée du 1er septembre 2015 au 18 mars 2016. Ce chiffre peut être précisé ou, à la marge, critiqué, mais l’ordre de grandeur est bien celui-là. Une grande partie d’entre eux ont demandé un statut de réfugié ou une protection internationale. Certes, le mouvement durait depuis un certain temps et on pourrait pointer l’importance de dates comme septembre 2013 et juin 2014, c’est-à-dire après le refus des États-Unis d’intervenir après le premier emploi des armes chimiques dans la guerre de Syrie et la prise de Mossoul par l’État islamique. Mais l’accélération du flux migratoire que constitue le passage par la « route des Balkans » a un caractère spécifique. Dire que l’Allemagne a accueilli « un million » de « réfugiés » est un raccourci médiatique, qui pose de nombreux problèmes de définitions et de cohérence chronologique, mais cela montre, malgré tout, que le caractère inédit du flux a été bien perçu par l’opinion publique.

Les aléas politiques de la route des Balkans

9La route des Balkans a comporté son lot d’aléas humains qui ont été surdéterminés par les aléas politiques. Une constante, dès la fin du mois d’août 2015, fut la surveillance ou la fermeture de la frontière hongroise. Ceci n’a pas constitué une surprise, dans la mesure où le discours du Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, avait déjà signifié son refus d’accueillir de manière habituelle des « migrants » ou « réfugiés », s’ils étaient musulmans. Le 15 septembre 2015, la Hongrie avait officiellement fermé sa frontière avec la Serbie, projet qu’elle poursuivait ouvertement depuis de longs mois par la construction d’un mur de fils barbelés et la mise en condition de sa population.

  • 8 Voir Paul Lendvai, Orbán : Europe’s New Strongman, Londres, Hurst, 2017.

10Le 20 septembre, le poste de Rôszke, à la frontière de la Hongrie avec la Serbie, longée par 175 km de barbelés déroulés pendant l’été 2015, a été ouvert. Ce poste a pour fonction de « filtrer » et de maintenir le reflux des migrants, pour l’essentiel en Serbie et en Croatie, c’est-à-dire sur la route des Balkans telle qu’elle fut configurée pendant notre période de référence (septembre 2015-mars 2016). Il faut préciser que la fermeture de la frontière entre la Croatie et la Hongrie par une frontière barbelée ne sera effective qu’au milieu du mois d’octobre 20158.

11Un des autres aléas, non sans lien direct avec les précédents, est la variation permanente de la situation aux frontières des pays sur la route. À plusieurs reprises, les frontières de la Slovénie, de la Croatie, de la Serbie, de la Macédoine et, parfois, de l’Autriche ont été fermées ou ouvertes, pour des motifs souvent pratiques de gestion des flux. Cette situation a provoqué, tour à tour, des réactions d’admiration ou d’indignation des ONG ou des réseaux sociaux, prompts à croire qu’il s’agissait de changements fondamentaux de politiques.

12Si l’on étudie les États de l’ex-Yougoslavie concernés par cette route des Balkans en 2015-2016, on mesure mieux les difficultés de la tâche de gérer, en temps de paix, un flux de migrants qui a atteint, en six mois, plusieurs centaines de milliers de personnes. Nous disons « en temps de paix », dans la mesure où, depuis 2001, 1999, 1995 ou 1991, ces États ne sont plus en guerre. Il faut aussi préciser que la route des Balkans de 2015-2016 concerne fort peu la Bosnie-Herzégovine. Or la Bosnie-Herzégovine était la principale zone de guerre en 1991-1995, et celle des principaux déplacements de population pendant cette période. On se trouve donc devant le paradoxe d’une région où les sociétés civiles ont une vraie expérience de la gestion des migrations de guerre et de leurs urgences, mais où les petits États nés de cette guerre n’ont que des moyens étatiques limités, en termes d’organisation ou de financements, pour affronter une migration de guerre venue d’une autre région du monde.

  • 9 La Macédoine a été admise comme candidate à l’entrée dans l’UE en octobre 2005. Les négociations on (...)

13En effet, cette gestion est censée être conforme aux standards du droit international général, mais aussi du droit d’asile de la Convention de Genève, du droit de la Convention européenne des libertés fondamentales et des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, et, à des titres divers, au droit de l’Union européenne. En effet, la Slovénie et la Croatie sont membres de l’Union européenne, mais la Serbie et la Macédoine négocient leur adhésion depuis plusieurs années9. Se hisser au niveau « européen » devient ainsi une exigence commune, en tout cas dans la perception ou la volonté.

Une conjoncture politique favorable au transit des flux migratoires

14Au sommet de la fin août 2015, à Vienne, l’empressement du Premier ministre et homme fort de la Serbie, Aleksandar Vučić, auprès de la chancelière allemande était manifeste. Cela contribue à expliquer l’attitude de la Serbie pendant la crise de la route des Balkans.

15Dès le printemps 2015, la Serbie avait géré la logistique du transit direct de plusieurs dizaines de milliers de migrants venant de Grèce et se dirigeant vers la Hongrie. La route des Balkans a été, pour la Serbie, une occasion de consolider son euro-compatibilité. En effet, la gestion des centres d’accueil en Serbie a paru très correcte et l’attitude coopérative qu’elle a montrée a revalorisé son prestige, blessé par la période où Slobodan Milošević la dirigeait (1987-2000). Le rôle d’Aleksandar Vučić en a été conforté, alors qu’il était Premier ministre et n’avait pas encore été élu président de la République, mais dominait déjà la vie politique serbe.

  • 10 Elisa Perrigueur, « La Macédoine, débordée, ouvre sa frontière », in Le Monde, 24 août 2015.

16Pour ce qui concerne la Macédoine, cette affaire a montré sa fragilité et a illustré la crise politique permanente qu’elle connaît. Sa police des frontières s’est physiquement fait bousculer par les vagues des migrants pendant la période cruciale du 22 au 26 août 2015. Ses dirigeants hésitaient de manière évidente sur l’attitude à adopter. Le 23 août10, des incidents violents ont éclaté entre la police macédonienne et les migrants. À l’évidence, la Macédoine apparaît comme un « maillon faible » de cette route, bien qu’elle ait effectivement et efficacement fermé sa frontière en mars 2016, et finalement renforcé sa police et bénéficié de fonds européens.

17À l’autre bout de la route des Balkans, la Slovénie, plus riche mais pas plus peuplée que la Macédoine, a dû mobiliser son armée en raison des effectifs réduits de ses forces de police. En août 2015, la Slovénie était à peine en mesure d’héberger 2 000 demandeurs d’asile dans des logements militarisés spécialement prévus à cet effet. La mobilisation des effectifs policiers et militaires pouvait se monter à quelques milliers d’hommes et de femmes.

  • 11 Antonio Bronic, « Migrants à la gare de Tarik en Croatie », in Reuteurs, 21 septembre 2015.

18Entre la Serbie et la Slovénie, la Croatie constitue une étape cruciale et complexe depuis la fermeture de la frontière hongroise : il faut parcourir plus de 400 kilomètres en territoire croate pour parvenir à la frontière slovène. Il s’agit d’une région de plaine, appelée la Slavonie, facile à surveiller par la police, l’armée ou une aviation. Un système de bus spéciaux et de transports ferroviaires comportant de grandes gares de triages, comme Slavonski Brod, a permis de gérer cet exode11. L’effectif de la police croate est relativement important au regard du nombre d’habitants, pour des motifs qui tiennent à l’histoire politique du pays depuis 1990. En effet, pour un pays qui dépasse à peine 4 millions d’habitants, les recrutements de policiers par les régimes communistes (avant 1990), la présidence de Franjo Tudjman (1990-1999), avec des licenciements pour motifs économiques après 2002, ont laissé à la Croatie un appareil policier et militaire relativement important. Contrairement à la Macédoine et à la Slovénie, la Croatie n’a pas dû opérer une mobilisation exceptionnelle pour faire face à cette crise, pourtant exceptionnelle. De ce point de vue, la Croatie fait penser à la Serbie.

19Une autre circonstance a favorisé ce passage par la Croatie. Avant les élections législatives du 8 novembre 2015, la Croatie était dirigée par le gouvernement de centre gauche de Zoran Milanović, relativement favorable aux migrants. Après les élections législatives du 8 novembre 2015, les négociations pour former un nouveau gouvernement, de centre droit, avec certains ministres très controversés, comme le ministre de la Culture Zlatko Hasanbegovic, prendront plus de deux mois, jusqu’au mois de janvier 2016. De sorte que la « route des Balkans » a pu se déployer sans hostilité croate, voire avec une certaine bienveillance durant la période la plus cruciale de cette route, de septembre à novembre 2015.

  • 12 Voir, par exemple, Jean-Baptiste Chastand, « En Croatie, la droite en voie de remporter les législa (...)

20Après les élections du 8 novembre 201512 et la formation d’un nouveau gouvernement de droite en janvier 2016, la situation politique intérieure en Croatie a changé, mais ces changements n’ont en réalité pas affecté la « route des Balkans ». Ce phénomène a donc bien bénéficié d’une conjoncture favorable sur le plan politique et historique. La part de la contingence ou, si l’on préfère, de l’entrecroisement des séries causales fut importante, pour cette « route des Balkans » comme pour d’autres phénomènes.

21Le cœur de la route des Balkans est bien constitué par les pays issus de l’ex-Yougoslavie, plus de 20 ans après les accords de Dayton et 25 ans après les sécessions de la Slovénie et de la Croatie, le 25 juin 1991.

L’inscription de la « route des Balkans » dans le temps

  • 13 La déclaration du Kominform, nouvelle internationale communiste refondée en octobre 1947, exclut Ti (...)
  • 14 Ernst Gellner (1925-1995) est un sociologue et anthropologue britannique d’origine tchèque. Voir so (...)

22Il faut rappeler que le rapport de ces pays avec les migrations (déplacés de guerre des années 1991-1995 et 1999, mais aussi migrations de travail des années 1958 à 1990) est différent, du moins depuis les années 1950, de ceux des pays du « groupe de Visegrád ». L’ouverture des frontières à ceux qui voulaient quitter la Yougoslavie communiste après 1958, du fait de la rupture entre Tito et Staline le 28 juin 194813, a davantage lié les pays de l’ex-Yougoslavie aux migrations internationales. En revanche, tous les pays qui sont restés dans l’alliance soviétique jusqu’en 1989 avaient fermé leurs frontières et étaient devenus hostiles à tout pluralisme culturel, alors qu’ils étaient, avant 1914 ou 1945, l’exemple même du multiculturalisme. Des pays comme la Pologne ou la Hongrie sont devenus homogènes sur le plan ethnique pendant et à cause du communisme, mouvement idéologiquement « internationaliste » qui a puissamment enraciné les peuples à leur terre, et peut-être même diffusé le nationalisme, notamment dans les pays du « groupe de Visegrád », en tout cas jusqu’à la période de Gorbatchev (1985-1991). Comme disait Ernst Gellner14, sociologue britannique venu d’une Tchéquie en partie germanophone, le tableau de Kokoshka qu’était l’Europe centrale avant 1939 ou 1943 s’est transformé en un schéma stylisé de Modigliani.

  • 15 Pour une analyse des évolutions de la Yougoslavie titiste, voir Joseph Krulic, Histoire de la Yougo (...)

23Par contraste, le titisme, chassé du camp soviétique par Staline par la déclaration du Kominform du 28 juin 1948, a été obligé de renouer ou de composer avec les migrations. Ne pouvant rester complètement dans le modèle soviétique, il a dû laisser partir une partie de sa population à l’étranger, tout en gardant, et même en justifiant idéologiquement, un modèle multinational à l’intérieur de ses propres frontières. Cet héritage paradoxal, à la fois du titisme tel qu’il s’est construit après la rupture entre Tito et Staline, mais aussi des guerres de sécession yougoslaves des années 1990, contrecoup de l’effondrement du monde communiste global, mais aussi du titisme local, éclaire la « route des Balkans ». Les migrations ne sont pas du tout inconnues des pays issus de l’ex-Yougoslavie, y compris pendant l’essentiel de la période communiste, c’est-à-dire la période où le communisme yougoslave a essayé de se différencier du modèle soviétique, surtout après 1957 ou après 1965, où intervient la grande réforme du « socialisme de marché15 ». Comme disait Faulkner : « Le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé. »

La « longue durée » au sens de Fernand Braudel

  • 16 Voir Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, A (...)

24Dans la très longue durée16, c’est-à-dire, sur plusieurs siècles, les Balkans ont été des terres de migrations. À la fois terres de départ, vers l’Amérique, notamment de 1890 à 1945, puis vers l’Europe de 1958 à nos jours et, souvent, terres d’arrivée de migrations diverses. De ce point de vue, la crise de 2015-2016 prolonge ces vagues de migrations dans la mesure où elles sont très précisément orientées. Ce n’était pas forcément le cas des migrations dans les Balkans avant le XVIIIe siècle.

  • 17 Alessandro Barbero, Le jour des barbares. Andrinople, 9 août 378, Paris, Flammarion, 2006.

25Le géographe serbe Jovan Cvijić, nous l’avons vu, actif durant l’entre-deux-guerres (mondiales) parlait à juste titre de « migrations métanastasiques » depuis plus de cinq siècles, c’est-à-dire de migrations dans tous les sens, au sein des Balkans, sous l’effet des invasions et des conquêtes, dont la plus notable est, en 1326, la prise d’Edirne ou Andrinople par les Ottomans, qui devient capitale de l’Empire, avant la prise de Constantinople le 29 mai 1453. Antérieurement, la bataille d’Andrinople de 37817 illustre des phénomènes de migrations : c’est durant cette bataille que l’empereur romain Valens a perdu la vie – cas pratiquement unique de mort d’un empereur sur le champ de bataille –, à la suite d’un quiproquo sur une migration de Goths qui passe, chez certains auteurs, pour une « histoire de réfugiés ». La période du Ve au Xe siècle, c’est-à-dire au début du Moyen Âge, fut déjà une période de migrations, marquée notamment par l’arrivée des populations slaves. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de faire de l’anachronisme, de mélanger les époques et les problèmes, la crise de 2015-2016 conservant une puissante originalité, mais de signaler un phénomène récurrent.

Conclusion

26Les migrations de la « route des Balkans », dans leur conjoncture politique, participent d’une double analyse. Elles se situent dans la continuité des migrations des années 1890 à 1945 vers l’Amérique, puis de 1958 au début des années 2000 vers l’Allemagne et l’Europe occidentale. Mais, venant de l’autre côté de la Méditerranée, elles participent aussi au caractère « panique » des « migrations métanastasiques » au sens de Jovan Cvijić. En cela, si on veut faire une lecture historique du présent, il est nécessaire de s’interroger sur leur inscription dans la conjoncture géopolitique ou politique, mais dans la longue, voire la très longue durée.

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Notes

1 Shoshana Fine, « La Turquie : un pays sûr pour les réfugiés ou pour l’Europe ? », in Après-demain, n° 39, 2016, pp. 32-33.

2 L’Office français des réfugiés et apatrides (Ofpra), sous la direction de Pascal Brice, a envoyé une mission à Munich en acceptant un nombre limité de demandeurs d’asile en France, dès septembre 2015.

3 Le règlement du Parlement européen et du Conseil européen no 604-2013 du 26 juin 2013, dit « Règlement Dublin III », est un texte normatif de l’Union européenne, composé de 49 articles, consacré au règlement juridique du droit d’asile en vertu de la Convention de Genève, sur le pays de l’UE responsable du traitement de la demande d’asile, en principe le pays d’arrivée dans l’UE, en tout cas le pays de l’UE où les empreintes du demandeur ont été enregistrées, sous réserve d’exceptions relatives au regroupement familial. Dans la forme applicable en 2015 et 2016, il s’agit bien du règlement Dublin III, publié le 26 juin 2013 et entré en application au 1er janvier 2014. Il succède au règlement Dublin II du 18 février 2003, lui-même prenant la suite de la convention de Dublin du 15 juin 1990 qui avait établi ce principe du premier pays.

4 Voir l’œuvre du géographe serbe Jovan Cvijić, très actif de 1920 à 1935. Voir Jovan Cvijić, La péninsule balkanique. Géographie humaine, Paris, Armand Colin, 1918.

5 Chiffres que nous avons recueillis dans les deux quotidiens Delo et Dnevnik, les deux principaux quotidiens slovènes, entre le 19 et le 29 août 2015. Ces chiffres résultent plus généralement de nos lectures de la presse croate et slovène du mois d’août 2015, associées à l’écoute des télévisions et des radios de la région, notamment slovène et croate, y compris la télévision serbe. Voir notamment http :/ /www.slate.fr/story/106165/immigrationroute-Balkan-carte-graphique ; mais aussi « EU migration : Crisis ingraphies », BBC, 9 septembre 2015 ; frontex.europa.eu pour les chiffres de 2014 et 2015. Pour les capacités d’accueil de la Croatie et de la Slovénie, nous nous référons aussi aux journaux croates et slovènes, et notamment aux bilans quotidiens du journal slovène Delo.

6 Voir frontex.europa.eu pour les chiffres tels qu’ils étaient encore consultables en juillet 2016. Le siège de l’agence Frontex est à Varsovie et son budget fort limité durant les années 2014, 2015 et 2016. Il en va autrement après 2017.

7 Le sommet de Vienne sur les migrations du 28 août 2015 a été largement couvert par les télévisions locales, notamment serbe. Il a permis un accord sur le dossier des migrations entre la chancelière Angela Merkel et le Premier ministre serbe Aleskandar Vučić.

8 Voir Paul Lendvai, Orbán : Europe’s New Strongman, Londres, Hurst, 2017.

9 La Macédoine a été admise comme candidate à l’entrée dans l’UE en octobre 2005. Les négociations ont commencé de manière plus sérieuse en octobre 2009, même si un refus de principe a été posé en octobre 2019 à ce qui s’appelle maintenant la Macédoine du Nord.

10 Elisa Perrigueur, « La Macédoine, débordée, ouvre sa frontière », in Le Monde, 24 août 2015.

11 Antonio Bronic, « Migrants à la gare de Tarik en Croatie », in Reuteurs, 21 septembre 2015.

12 Voir, par exemple, Jean-Baptiste Chastand, « En Croatie, la droite en voie de remporter les législatives », in Le Monde.fr, 9 novembre 2015. En réalité, le résultat a été plus qu’incertain. Un nouveau parti centriste « Most » (« Le pont ») a obtenu plus de 13 % des voix. Il reflète les hésitations d’une partie de l’électorat catholique. Son ralliement, après un mois et demi de négociations, à la coalition de droite dominée par le parti HDZ (Union démocratique croate) et son nouveau leader Karamarko ont abouti, paradoxalement, à la formation d’un gouvernement perçu comme très à droite. Cela tient en partie à la « personnalité » du nouveau ministre de la Culture, Zlatko Hasanbegović, historien, musulman pratiquant, mais dont le passé militant d’extrême droite le fait accuser non seulement de nostalgie pour les Oustachis, point qui fait consensus, mais aussi de « révisionnisme » ou de « négationnisme ». Ce deuxième point est moins évident : il a soutenu sa thèse sous la direction d’lvo Goldstein, ambassadeur de Croatie, en 2014 et 2015, poste qu’il a occupé jusqu’en 2017. Ivo Goldstein est lui-même le fils de Slavko Goldstein, ancien partisan et survivant de la Seconde Guerre mondiale. Nous connaissons personnellement Ivo et Slavko Goldstein. Ce dernier, qui a pris position contre les positions politiques de ce ministre, ne semble pas croire à l’idée que Hasanbegović soit « négationniste » au sens historique du mot (voir Faurisson). Les élections législatives croates du 11 septembre 2016 ont donné la victoire à une coalition de centre droit, mais le gouvernement qui en a résulté est composé de personnalités plus consensuelles que celui constitué en janvier 2016.

13 La déclaration du Kominform, nouvelle internationale communiste refondée en octobre 1947, exclut Tito de cette organisation et l’accuse de dix griefs de révisionnisme et d’hostilité à l’URSS. Nous avons fait 5 ans de recherches doctorales sur ce sujet. C’est bien Staline qui a exclu Staline et non Tito qui a rompu avec Staline. Sur le Kominform lui-même et non sur la rupture, voir Lilly Marcou, Le Kominform. Le communisme de guerre froide, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.

14 Ernst Gellner (1925-1995) est un sociologue et anthropologue britannique d’origine tchèque. Voir son livre Nations et nationalismes, Paris, Payot, 1989, où se trouve cette métaphore de Kokoschka et de Modigliani.

15 Pour une analyse des évolutions de la Yougoslavie titiste, voir Joseph Krulic, Histoire de la Yougoslavie de 1945 à nos jours, Bruxelles, éd. Complexe, 1993 ; et aussi, du point de vue de l’autogestion, Frank Georgi, L’autogestion en chantier. Les gauches françaises et le modèle yougoslave (1948-1981), Nancy, Arbre bleu éd., 2018.

16 Voir Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979. L’auteur distingue la très longue durée géographique, à l’échelle de plusieurs siècles ou de plusieurs millénaires, la longue durée des cycles économiques, et la durée plus courte des stratégies et de la vie politiques.

17 Alessandro Barbero, Le jour des barbares. Andrinople, 9 août 378, Paris, Flammarion, 2006.

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Pour citer cet article

Référence papier

Joseph Krulic, « La route des Balkans des réfugiés »Hommes & migrations, 1328 | 2020, 27-33.

Référence électronique

Joseph Krulic, « La route des Balkans des réfugiés »Hommes & migrations [En ligne], 1328 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 16 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/10642 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.10642

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