Un acteur des migrations transméditerranéennes

1À l’été 2018, les médias français et internationaux couvrent largement les obstacles dressés en travers du chemin de l’Aquarius. Construit en 1977 pour les garde-côtes allemands en mer du Nord, ce bateau est ensuite devenu la propriété de la compagnie maritime allemande Jasmund Shipping. Entre février 2016 et décembre 2018, il est affrété par l’organisation non gouvernementale SOS MEDITERRANEE grâce à une mobilisation exceptionnelle de la société civile. L’ONG opère des sauvetages en mer Méditerranée, en partenariat avec Médecins du Monde, puis Médecins sans frontières. Financée à 98 % par des dons privés, elle a été créée au printemps 2015 par Klaus Vogel, capitaine de marine marchande allemande, et Sophie Beau, humanitaire française, pour agir face à la multiplication des décès de migrants dans cette zone devenue la voie migratoire la plus mortelle au monde, avec près de 20 000 décès entre 2014 et 2019.

2SOS MEDITERRANEE intervient dans le cadre du droit maritime international qui oblige, notamment, le capitaine d’un navire à porter assistance à toute personne en péril, sans tenir compte de sa nationalité, de sa situation ou des raisons qui expliquent sa présence en mer. Ainsi, les 111 États signataires de la Convention sur la recherche et le sauvetage maritime de 1979 sont responsables du sauvetage et du débarquement en lieu sûr, dans le périmètre de zones délimitées, appelées « zones de recherche et de sauvetage » (SAR en anglais), placées sous l’autorité d’un Centre de coordination des secours en mer (MRCC en anglais). C’est dans ces zones SAR qu’opère l’Aquarius, après accord du MRCC compétent qui autorise les navires à porter secours à une embarcation et décide du port de débarquement.

3Long de 77 mètres et large de 12 mètres, l’Aquarius est particulièrement robuste et doté des espaces nécessaires à la mise en œuvre de sauvetages de grande ampleur, en toute saison. Entre février 2016 et décembre 2018, le bateau et son équipage réalisent 243 opérations de sauvetage et de transbordement d’un autre navire de sauvetage vers l’Aquarius, qui permettent à 29 523 hommes, femmes et enfants de rester en vie. La capacité d’accueil est de 600 personnes pendant les quelques jours nécessaires pour atteindre un port sûr, mais il est arrivé que l’Aquarius abrite en urgence plus de 1 000 personnes. Six naissances ont eu lieu à bord.

Un symbole de la « crise migratoire »

4L’Aquarius n’est pas le seul bateau à être intervenu en Méditerranée, mais il est devenu un symbole de ladite « crise migratoire » de 2015, révélant avant tout une crise politique de l’accueil en Europe. Pour une partie de la population, ce navire est l’étendard de la solidarité des citoyens européens, conscients de la détresse humaine et des atrocités à l’œuvre, notamment en Libye, des manquements des politiques européennes, de la capacité et du devoir moral de l’Union européenne à accueillir ces individus, qu’ils soient « réfugiés politiques » ou « migrants économiques ». Pour certains responsables politiques ou voix médiatiques, au contraire, l’Aquarius a été désigné comme l’instrument de la concrétisation d’une menace migratoire qui submergerait une Europe dans l’impossibilité d’accueillir « toute la misère du monde ». Ceux-ci brandissent la peur de l’invasion, d’une ruée vers l’Europe des populations africaines, certains allant jusqu’à accuser les ONG comme SOS MEDITERRANEE de favoriser un « appel d’air », voire d’être complice des passeurs, et donc du trafic d’êtres humains. En réalité, les études ont établi que seuls 2,8 % de la population subsaharienne migre et que les deux-tiers de ces migrations s’effectuent au sein même du continent africain. Largement médiatisée, la théorie de l’appel d’air se heurte aux chiffres des entrées dans l’UE, qui ne montrent aucune différence sensible selon qu’un dispositif de sauvetage soit à l’œuvre ou non. Enfin, les projections les plus hautes évaluent, pour 2050, à 2,4 % la part des Africains dans les pays de l’Union européenne, 4 % en France, ce qui témoignerait d’une augmentation, mais certes pas d’une invasion, et doit être considérée à l’aune de l’histoire des autres phénomènes migratoires, qui en relativisent l’importance et les conséquences prévisibles.

5Néanmoins, le 10 juin 2018, l’Italie décide de fermer ses ports aux bateaux humanitaires pour forcer les autres États européens à se mobiliser. Ce pays a pourtant été le premier à se mobiliser en 2013 après le naufrage de Lampedusa qui provoqua la mort de 366 personnes, en lançant la vaste opération Mare Nostrum. L’Aquarius, bloqué en mer avec des centaines de passagers à bord, est finalement envoyé vers Valence en Espagne. Une foule de soutiens et 800 journalistes du monde entier l’accueillent à son débarquement : l’Aquarius devient un symbole puissant et durable de la question migratoire en Europe. Cela vaut à SOS MEDITERRANEE d’être attaquée de diverses manières, notamment par l’accumulation d’obstacles administratifs placés en travers du chemin de l’Aquarius. Fin 2018, SOS MEDITERRANEE est contrainte de restituer le bateau à son armateur et de se mettre en quête d’un nouveau navire. C’est chose faite en août 2019, avec l’Ocean Viking, qui bat pavillon norvégien et présente des caractéristiques techniques encore plus adaptées au sauvetage de grande ampleur.

Un témoin de l’histoire de l’immigration

6À cette période, au Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHI), la collection ethnographique est l’objet d’un travail de redéfinition vers une collection de société. Derrière ce changement de nom, se lit l’évolution de cet élément capital de l’identité du Musée dès son origine : faire patrimoine autrement, en ouvrant les portes du patrimoine national aux témoignages individuels, aux traces matérielles et immatérielles du passage de ceux qui, venus d’ailleurs, ont lié leur histoire à celle de la France. Si la fonction de reconnaissance et la dimension collaborative inhérentes à cette collection sont maintenues, le champ de collecte s’ouvre à des témoignages de personnes ou d’institutions impliquées dans le champ des migrations, mais aussi à des ensembles rendant compte de faits de société marquants, hier et aujourd’hui.

7Plusieurs tentatives sont alors lancées pour collecter de tels ensembles. La première réponse, partie d’un simple mail envoyé sur une adresse impersonnelle « Info », est celle de SOS MEDITERRANEE. Coïncidence, le message est arrivé au moment même où l’équipe se résout à se séparer de l’Aquarius. L’intérêt porté par un musée national est accueilli très favorablement, quand bien même ce sont les États qui ont précipité la fin de l’Aquarius et mettent en péril les activités de l’ONG. Il s’agit effectivement d’une chance pour les musées. Quelles que soient les politiques menées par leurs tutelles, le sentiment du commun porté par la notion de patrimoine les place à un autre niveau dans la perception qu’ont les gens de leur action. Le cas du MNHI est un peu particulier à cet égard : se refusant à tout militantisme, il a néanmoins été créé pour un objectif politique, mais non partisan et porté également par la société civile, celui de « changer les regards » sur l’immigration, la replacer dans l’histoire de la France et affirmer l’appartenance à part entière de ses productions au patrimoine national. Fort heureusement, en dépit des discours « de fermeté » et des alarmes sur la déliquescence de l’identité nationale, jusqu’ici, aucun gouvernement n’a remis en cause les missions de cette institution. À la période même où le ministre de l’Intérieur pointe de possibles collusions entre ONG et passeurs en Méditerranée, l’Aquarius rejoint les trésors nationaux, témoins inaliénables de l’histoire de France.

Le processus de collecte

8En novembre 2018 donc, un contact est établi entre le Musée et SOS MEDITERRANEE. Il faut agir vite, le bateau est en cours de démantèlement dans le port de Marseille, avant d’être restitué à son armateur dans son état d’origine. La première collecte s’effectue à bord, dans les jours suivants. L’émotion est forte, car les équipes qui démontent, trient, déménagent sont celles qui ont vécu à bord du bateau, y ont exercé leur métier, celui de contribuer à sauver des vies humaines, source immense de fierté quand la mission réussit, de douleur quand il n’est pas possible d’intervenir à temps, de colère quand aucune solution d’avenir ne s’offre à ceux qui ont échappé à la mort pour trouver refuge en Europe. À cette époque, l’ONG ne sait pas encore si elle va pouvoir affréter un nouveau bateau, si les sauvetages vont pouvoir reprendre. C’est peut-être la fin. Mais surtout, alors qu’il n’y a presque plus de bateaux de sauvetage présents en Méditerranée, les départs se poursuivent, des hommes, des femmes et des enfants se noient sans qu’il soit même possible de le savoir. Néanmoins, les sauveteurs, membres d’équipage et personnels à terre, exerçant au siège, ont pris le temps de préparer des objets et des documents pour le Musée. Je suis accueillie avec une grande sympathie doublée d’efficacité, la présence du musée étant le signe de la reconnaissance de l’importance et de l’intégrité des actions menées à bord de l’Aquarius. « Quand le musée arrive, c’est que c’est ça sent le sapin ! », me dit-on toutefois avec un sourire amer. Étrange sentiment de déjà-vu, où le conservateur tient de l’huissier de justice et du fossoyeur, celui qui enlève du cours normal des choses certains éléments de valeur pour assurer leur préservation. Dévitaliser pour sacraliser. Ce n’est, heureusement, qu’une partie de l’équation. Préserver, c’est témoigner, protéger au patrimoine national, c’est assurer l’impossibilité d’oblitérer cette partie de notre passé. Cela ne sauve pas des vies, mais cela participe à forger des consciences.

9Quelle est la place de la patrimonialisation dans un présent si présent, et non résolu ? Ne faudrait-il pas mieux attendre, laisser refroidir et décanter ce moment d’histoire pour le saisir de la façon la plus neutre et la plus apaisée possible ? Il n’y a pas de réponse de principe. En ce qui concerne l’Aquarius, et peut-être plus largement les ensembles issus des personnes privées, physiques ou morales, il semble que la collecte « sur le vif » soit le meilleur garant pour éviter la destruction de certaines traces matérielles. S’il est évidemment pertinent de définir le contenu de la collecte avec les premiers concernés, il arrive fréquemment que le Musée retienne certains items évincés de prime abord par eux. Le Musée doit être là au bon moment, avec les bons interlocuteurs. C’est pour cela que les opérations de patrimonialisation du contemporain sont à la fois essentielles et très exigeantes. Si la collecte de l’Aquarius a été particulièrement riche, c’est qu’elle a réuni toutes les conditions, humaines et matérielles. D’autres occasions ont échappé au MNHI et, s’il n’est pas exclu de faire rentrer d’une manière ou d’une autre les thèmes en collection, la puissance et l’originalité des ensembles collectés ne seront pas les mêmes.

10Pour documenter les items tout en disposant d’un matériau facilement exploitable, le Musée a procédé à l’entretien filmé de plusieurs membres de SOS MEDITERRANEE. Plus de deux heures de rushes contextualisent ainsi l’Aquarius dans le cadre de la collecte et décrivent un à un tous les objets donnés. Montés en différents formats, synthétiques ou thématiques, pour l’exposition in situ, le site Internet ou les réseaux sociaux, ils constituent des éléments précieux pour le travail scientifique et la valorisation. Centrés sur le fonds patrimonial, ils constituent une matière originale qui n’est pas présente dans l’abondante couverture médiatique dont a bénéficié l’Aquarius. En complément, SOS MEDITERRANEE a autorisé le Musée à reproduire les photographies, à la fois esthétiques et puissamment évocatrices, réalisées par les différents reporters présents à abord.

11La temporalité de la collecte a permis d’exposer très rapidement une partie du don, dans la nouvelle version de la Galerie des dons, ouverte de juillet 2019 à janvier 2020. Cela a permis d’aborder le sujet avec une grande diversité de publics, notamment les scolaires, qui sont un public-cible de l’ONG dans ses actions de sensibilisation, et de confirmer l’intérêt vif des visiteurs pour le traitement de thématiques contemporaines.

Les axes patrimoniaux

12Dès le départ, il a clairement été établi, en accord entre les deux parties, que l’objet de la collecte serait centré sur l’Aquarius lui-même, les sauvetages et la vie à bord, ainsi que la portée symbolique du navire, plutôt que sur les activités générales de SOS MEDITERRANEE. Cela a permis notamment de justifier, le cas échéant, la relation particulière nouée avec cette association plutôt qu’une autre.

13L’objet qui a été désigné par les membres de SOS MEDITERRANEE comme « le trésor », parmi la soixantaine d’items confiés au musée, est le pavillon panaméen cousu à bord. En langage maritime, le pavillon est le drapeau hissé au mât le plus haut d’un bateau. Il porte les couleurs d’un pays qui accorde sa protection à l’équipage et dont les lois régissent l’activité du navire. Quand il est affrété par SOS MEDITERRANEE, l’Aquarius bat pavillon de Gibraltar. En août 2018, sous pression politique, le pays dépavillonne le bateau, qui se dirige vers le port de Marseille après avoir débarqué une centaine de rescapés à Malte. Une course contre la montre s’engage car le bateau ne peut débarquer sereinement sans pavillon, risquant d’être arraisonné. À quelques heures d’accoster, l’armateur réussit à faire inscrire le bateau au registre maritime du Panama sous le nom d’Aquarius II. Le répit sera de courte durée : l’Aquarius II perd à nouveau son pavillon en septembre 2018, sans pouvoir en retrouver un. Témoin des obstacles placés en travers du chemin du navire, le pavillon permet d’aborder la dimension politique et administrative, une part de l’histoire de l’immigration difficile à patrimonialiser autrement que par l’archive.

14En complément du don de SOS MEDITERRANEE, le Musée s’est posé la question d’acquérir un élément matériel du bateau, propriété de l’armateur. Dans un premier temps, il avait été envisagé d’acquérir l’échelle par laquelle chaque rescapé est passé, du canot de sauvetage vers le pont de l’Aquarius. Mais les dimensions de celle-ci, notamment son poids de plus de 6 tonnes, rendaient sa monstration quasi impossible dans l’espace actuel du MNHI. Des recherches d’un élément de substitution sont toujours en cours.

15Dans l’ensemble patrimonial dédié à l’Aquarius, on compte aussi des objets emblématiques du sauvetage en mer en général, qui présentent l’avantage d’incarner d’un coup d’œil la thématique dans une exposition. Ainsi, deux gilets de sauvetage floqués du nom de SOS MEDITERRANEE ont-ils intégré les collections, ainsi que des colis et des rations de premiers secours, une lampe torche et des jumelles imperméabilisées. Moins facilement interprétables, quatre morceaux de pneumatique portent des inscriptions sibyllines pour le néophyte comme « SAR 409 14/04/17 1.2mm ». Provenant des canots sur lesquels sont embarqués les migrants, ils sont conservés par les sauveteurs au moment de leur destruction, après le sauvetage, comme preuve et souvenir. L’indication « SAR » donne la localisation du canot assortie de la date du sauvetage. L’épaisseur est celle du pneumatique du canot, dérisoire au regard du nombre de passagers embarqués et de la nature de la traversée. Ces fragments témoignent du cadre légal du sauvetage et de l’impératif vital de l’intervention d’ONG comme SOS MEDITERRANEE.

16Les aspects humains occupent évidemment une place importante, évoqués à la fois du côté des passagers et de celui des sauveteurs. Les équipiers de SOS MEDITERRANEE sont des marins-sauveteurs professionnels. Opérant souvent dans des conditions météorologiques très difficiles ou de nuit, leur connaissance de la mer, des techniques de sauvetage et la sécurité des sauveteurs eux-mêmes sont essentielles. Dans des situations très particulières et dramatiques, il est arrivé que d’autres membres de l’équipage ou même un journaliste puisse aider une personne en détresse. Tous ceux qui ont embarqué sur l’Aquarius, professionnels de la mer ou de l’humanitaire compris, témoignent des impacts psychologiques profonds et durables des sauvetages. Le casque d’intervention d’un sauveteur, décoré par son propriétaire, souligne l’interpénétration du professionnel et de l’humain, terrain particulièrement sensible dans les missions des travailleurs humanitaires.

17L’ensemble comporte également plusieurs témoignages de soutien de la société civile aux actions de l’Aquarius, un panneau brandi lors d’une manifestation et les messages des participants au festival Solidays 2018. Enfin, les objets et les documents donnés rappellent l’humanité des rescapés, bien souvent réduits à des chiffres dans les statistiques et les débats actuels. Par exemple, un paquet de cartes « Family Links », distribuées par le Comité international de la Croix-Rouge pour tenter de reconstituer les familles disséminées, rappelle la difficulté de retrouver la trace des migrants illégaux, notamment ceux qui disparaissent en mer sans être identifiés. Témoignage personnel et universel à la fois, une lettre d’amour, écrite par un Érythréen et trouvée à bord après un débarquement, a été conservée précieusement par un sauveteur qui l’a ajoutée au don, après nous avoir recommandé plusieurs fois d’y porter la plus grande attention. C’est également le cas d’un document poignant et implacable décrivant les conditions de rétention dans les centres d’internement en Libye. Coloré, de prime abord presque enfantin, il témoigne avec force et simplicité de l’indignité du traitement des migrants détenus, entassés au sol et battus pour extorquer de l’argent à leur famille.

18En recevant ces objets et ces documents, en s’engageant à les conserver et à les faire connaître, le Musée reçoit la confiance de ceux qui ont été les premiers artisans de leur sauvegarde. L’entrée au patrimoine national a pour objectif d’assurer la transmission de ces témoins au fil des générations, et de leur conférer une valeur égale à celle des œuvres d’art, des objets et des documents les plus prestigieux de l’histoire de France. Loin d’être cantonnés aux réserves ou aux cimaises du seul Musée national de l’histoire de l’immigration, ils pourront aussi nourrir les expositions ou autres projets scientifiques de l’ensemble des musées de France, ainsi que ceux d’institutions internationales.