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Initiatives

Des mots et des images pour témoigner de l’exil scientifique contraint

Pascale Laborier
p. 166-169

Full text

« La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. »
(Walter Benjamin, Paris, capitale XIXe siècle. Le livre des passages, trad. de Jean Lacoste, Paris, Les éditions du Cerf, 1989)

  • 1 Voir l’encadré sur le programme PAUSE et les témoignages dans ce numéro.
  • 2 RESTRICA - Regards sur les exils scientifiques contraints d’aujourd’hui, réalisé par le photographe (...)

1Lors d’une séance à la Gaîté Lyrique en octobre 2019, des scientifiques ont témoigné sur leurs parcours migratoires dans le cadre du Programme PAUSE1. Une série de portraits photographiques réalisés dans le cadre d’un projet de recherche a accompagné cette soirée2. Dire et exposer contribue à témoigner de leur histoire spécifique. Leurs mots disent l’éloignement contraint par les régimes autoritaires qui les menacent. Ils disent aussi parfois la guerre, comme tous ceux qui ont fui la zone irako-syriennes. Certains ont vu leur maison détruite. Ils partagent le destin de milliers de personnes. Pourtant, ces universitaires, ces artistes, ces intellectuels, qui arrivent en France parce qu’ils encourent un danger imminent ou une oppression ciblée dans leurs pays d’origine, ne sont pas visibles du grand public. Et ils ne souhaitent pas se distinguer des autres.

  • 3 Sur les catégorisations, voir Michel Agier, Anne-Virginie Madeira, Définir les réfugiés, Paris, PUF (...)

2Contrairement à d’autres groupes de migrants, souvent étudiés en fonction de leurs origines géographiques ou de leurs catégories socioprofessionnelles, les scientifiques ne constituent pas une entrée dans les statistiques et les analyses générales sur les migrations en France. « Être un scientifique en danger3 », c’est, par exemple, être emprisonnée, comme le fut récemment l’historienne Füsun Üstel en Turquie. Signataire de la pétition des « Universitaires pour la paix », elle avait été condamnée à 15 mois de prison pour « soutien à une organisation terroriste », puis emprisonnée le 8 mai et libérée le 22 juillet 2019. Ces trois dernières années, la liberté académique est menacée en Turquie, mais aussi en Iran. Roland Marchal et Fariba Adelkhah, deux chercheurs du Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri), ont été arrêtés en Iran au début du mois de juin 2019 et sont toujours détenus en prison cinq mois après. Mais aussi, comme les témoignages réunis dans ce dossier le disent, au Brésil, au Venezuela ou au Mali, lorsque la liberté de penser est bridée.

  • 4 Bruno Cabanes, Un siècle de réfugiés. Photographier l’exil, Paris, Seuil, 2019, p. 176.

3Nous n’avons pas souhaité parler à leur place, mais les laisser faire le récit de leur expérience singulière. Bruno Cabanes conclut son ouvrage Un siècle de réfugiés. Photographier l’exil (Seuil, 2019) par l’idée que l’écoute des réfugiés et le recueil de témoignages nourrissent le travail photographique. Ainsi, il s’agit de « se souvenir que photographier est un acte militant sur les crises humanitaires4 ».

4Le motif de départ de notre projet photographique RESTRICA est justement de rendre aux scientifiques en situation d’exil contraint leur visibilité, la visibilité de leur existence constituant un témoignage de leur résistance. Cependant, il ne suffit pas de produire une image pour être visible, notamment pour des personnes qui, pour des raisons de sécurité, doivent dissimuler leur visage.

5Questionner ce que serait une image juste revient à interroger ce rapport entre privation et restitution. Sur le plan esthétique, cela veut dire : partir du visage entier, éclairé sur toute sa surface, puisque dissimuler dans l’ombre reviendrait à acter une forme d’amputation. Notre intention était, au contraire, de « restituer » symboliquement, ramener dans la photo le « hors-champ », c’est-à-dire ce qui a été perdu, pour retrouver la continuité du parcours. En somme, recoudre sans nier, c’est-à-dire laisser voir tout à la fois le manque et la chose qui manque.

6De là est née l’idée de concevoir un dispositif s’appuyant sur un principe de palimpseste. En recouvrant le visage d’images et d’objets qui définissent la personne (l’endroit d’où elle vient, l’endroit où elle a été accueillie, son domaine de recherche), on procède à une forme d’actualisation de tous les éléments de l’histoire de la personne, qui viennent le remplir à la façon des mannequins des toiles métaphysiques de Giorgio de Chirico.

7Une des conditions de la réalisation de l’image, c’est que tout le travail de superposition soit réalisé dans un même geste de prise de vue, en présence et avec la participation active du sujet photographié. En effet, toute tentative de reconstruction a posteriori se heurterait à la question de la pertinence des choix. Au fond, le processus proposé à la personne photographiée participe pleinement du résultat : après lui avoir demandé de fournir, en amont du rendez-vous, des photos représentant son pays d’origine et d’autres représentant son pays d’accueil, le premier travail lors de la prise de vue est d’agencer ensemble les photos et les objets, de façon à produire le résultat souhaité. La suite de la prise de vue laisse une grande place au hasard : chaque essai dure quatre secondes et donne à chaque fois un résultat différent en termes de superposition, de transparence et de netteté du sujet. Cet aspect instantané, provisoire, fragile, raconte, lui aussi, quelque chose de la condition de l’exil. À la fin de la séance, nous choisissons ensemble « la meilleure de toutes les photos imparfaites ».

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Notes

1 Voir l’encadré sur le programme PAUSE et les témoignages dans ce numéro.

2 RESTRICA - Regards sur les exils scientifiques contraints d’aujourd’hui, réalisé par le photographe berlinois Pierre-Jérôme Adjedj à partir d’une idée originale de Pascale Laborier, professeure de science politique à l’université Paris Nanterre, a été projeté lors d’un concert d’Orpheus XXI, projet musical lancé par le chef d’orchestre espagnol Jordi Savall. RESTRICA a été initié dans le cadre du projet de recherche LIBERADE financé par la ComUE Paris Lumières (coordonné par P. Laborier, L. Jeanpierre et S. Wauquier) avec Open Society Foudation et PAUSE.

3 Sur les catégorisations, voir Michel Agier, Anne-Virginie Madeira, Définir les réfugiés, Paris, PUF, 2017 ; Karen Akoka, « Réfugiés ou migrants ? Les enjeux politiques d’une distinction juridique », in Nouvelle revue de psychosociologie, n° 25, 2018, pp. 15-30.

4 Bruno Cabanes, Un siècle de réfugiés. Photographier l’exil, Paris, Seuil, 2019, p. 176.

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References

Bibliographical reference

Pascale Laborier, “Des mots et des images pour témoigner de l’exil scientifique contraint”Hommes & migrations, 1328 | 2020, 166-169.

Electronic reference

Pascale Laborier, “Des mots et des images pour témoigner de l’exil scientifique contraint”Hommes & migrations [Online], 1328 | 2020, Online since 01 January 2020, connection on 18 April 2024. URL: http://journals.openedition.org/hommesmigrations/10841; DOI: https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.10841

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About the author

Pascale Laborier

Professeure de science politique de recherche à l’université Paris Nanterre.

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