La série Refuge entre au Musée
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1En 2016, je suis parti à la rencontre des populations migrantes qui franchissent la Méditerranée pour arriver en Europe. J’ai choisi de photographier les intérieurs des abris qu’ils se sont aménagés, le temps d’une étape, au sein des camps réfugiés, des « jungles » ou des centres d’accueil. Ces photographies d’intérieurs de tentes, de cabanes ou de chambres sont accompagnées de témoignages de leurs habitants.
2Ce travail raconte l’exil en montrant les intérieurs où vivent les populations migrantes, de leur arrivée en Europe jusqu’à leur installation dans de véritables logements pérennes. J’ai choisi de parler d’eux en montrant leurs habitations car ces abris reflètent leur singularité et leur personnalité. Ils racontent leur vie à un moment difficile et important de leur parcours. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont ces hommes et ces femmes reconstituent un foyer avec les quelques objets qu’ils possèdent, ceux qu’ils gardent tout au long de leur voyage en souvenir de leur vie passée, d’autres qu’ils fabriquent ou achètent pour améliorer leur quotidien, transformer leur refuge et éloigner leur détresse.
3Le critique Julien Verhaeghe écrit à propos des photographies d’intérieurs prises par Hortense Soichet à la Goutte d’Or : « Habiter est un geste élémentaire, une conduite fondamentale participant à la production de soi et de son rapport aux autres. Du coup, ce projet photographique nous rappelle qu’Habiter, c’est aussi Être, c’est aussi Vivre. »
4Ainsi, habiter est ce que nous avons tous en commun. Que nous soyons nomades ou sédentaires, nous habitons tous. C’est à partir de ce point commun que je veux amener le public à s’identifier, à se mettre à la place de l’autre en observant son lieu de vie.
5J’ai commencé cette série de photographies dans la « Jungle » de Calais où j’ai découvert des intérieurs saisissants d’ingéniosité et de beauté. Je l’ai élargie en Europe dans plusieurs lieux où les populations migrantes sont obligées d’interrompre leur voyage pour trouver le moyen de franchir une frontière ou attendre le feu vert d’une administration européenne lente et opaque. J’ai voyagé sur l’Aquarius, face aux eaux territoriales libyennes. Je me suis rendu en Grèce, à Samos, Athènes et Katsikas. En Italie à Vintimille, puis en France dans des centres d’accueil, chez des particuliers, hébergeurs solidaires, et enfin chez des exilés qui avaient retrouvé des conditions de vie acceptables.
Traverser la mer : l’Aquarius
6Femmes, hommes et enfants gravissent lentement l’échelle métallique déployée sur le flanc du navire orange : ils sont trempés, grelottent la mine défaite. Arrivés sur le pont, certains s’effondrent en pleurant quand d’autres sourient de bonheur ou se mettent à prier. « Par ici Mademoiselle, laissez-moi votre gilet de sauvetage, merci », « Welcome Madame », « Bonjour Monsieur, comment allez-vous ? ». Toute la journée, les équipes de SOS Méditerranée et de Médecins sans frontières distribuent sourires, poignées de main, ou serrent dans leurs bras les nouveaux arrivants en signe de bienvenue. Pour Marcella Kraay, coordinatrice de Médecins sans frontières, « redonner de la dignité aux migrants qu’on accueille » est un aspect essentiel de la mission. Car ceux qui arrivent à bord ont souvent vécu l’enfer en Libye : ils y ont été menacés, enfermés, parfois torturés. Depuis bien longtemps, personne ne les avait accueillis à bras ouverts. Alors, certains restent incrédules devant tant de bienveillance et de sollicitude.
7Lentement, le grand navire orange se remet en mouvement. Sur son pont bondé, les passagers regardent le soleil se fondre dans la mer en savourant l’immense bonheur d’être tout simplement vivants. Ils viennent de franchir une étape de leur long voyage. Peut-être la plus périlleuse. Ce mardi 11 juillet 2017, 860 personnes ont été secourues à bord du navire. Le plus jeune, Christ, est né en pleine mer quelques heures avant le sauvetage.
8En un peu plus de deux ans, environ 30 000 personnes ont été recueillies en mer par l’Aquarius. En décembre 2018, après des mois de crise durant laquelle plusieurs pays européens refusent de voir le bateau humanitaire accoster dans leur port, Médecins sans frontières et SOS Méditerranée annoncent la fin des missions de sauvetage du navire. L’Aquarius reste bloqué à quai après que plusieurs pays lui aient successivement retiré son pavillon.
9Le 4 août 2019, un nouveau bateau affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières quitte Marseille pour se porter au secours des naufragés au large de la Libye. L’Ocean Viking bat pavillon norvégien. Plus rapide et mieux équipé que son prédécesseur, il pourra accueillir à son bord jusqu’à 200 rescapés.
Inaccessible Europe : les hotspots
10Fin 2015, après la fermeture des frontières hongroises, polonaises et tchèques, les îles grecques deviennent l’une des principales portes d’entrée en Europe pour les nombreuses personnes qui fuient les guerres, les dictatures ou la misère. En débarquant à Samos ou à Lesbos, ces voyageurs pensent avoir atteint l’Union européenne où ils pourront enfin se déplacer librement. Ce n’est plus vrai depuis le 20 mars 2016 et la signature du « pacte migratoire » entre l’UE et la Turquie. Depuis cette date, les personnes en migration ne peuvent plus quitter l’île sur laquelle elles sont arrivées. Sur place, un entretien doit déterminer si elles sont éligibles à l’asile en Grèce. Celles qui sont déboutées seront déportées vers la Turquie. L’Europe a donc créé des hotspots – qui sont tout simplement des camps – pour retenir et héberger les personnes en migration qui arrivent sur les îles de la mer Égée.
11Le hotspot de Samos était prévu pour 600 personnes. En février 2017, ils sont plus de 1 500 dans des containers ou dans des tentes sur un site grillagé et ceint de barbelés. 1 500 à attendre. Attendre la distribution d’un repas. Attendre des mois un entretien dont la date est sans cesse repoussée. Attendre ce fameux laissez-passer, désigné par le mot allemand « ausweis », qui permet de poursuivre la route vers le continent.
12Plus bas, dans le port de Samos, l’Europe est bien présente : les deux navires de la Küstenwache allemande côtoient celui de la Border Force anglaise mouillé non loin des vedettes des garde-côtes grecques.
L’attente : les camps de relocalisation
13Dans la foulée des hotspots, l’Europe a aussi créé une quarantaine de camps dits de « relocalisation » en Grèce continentale. Ils sont destinés à accueillir les personnes en migration arrivées sur le sol grec avant la signature du « pacte migratoire » de 2016. Non concernées par l’accord, elles ont été réparties aux confins du territoire grec en attendant que l’administration européenne statue sur leur sort. Katsikas est l’un de ces camps de « relocalisation », situé dans l’ouest du pays non loin de la frontière albanaise. Des tentes militaires blanches alignées aux pieds des montagnes. La plupart d’entre elles ont été remplacées fin 2017 par des conteneurs ou des logements en dur. Pas d’arbre et surtout des cailloux. Ils sont kurdes ou yézidis d’Irak, afghans ou syriens et se retrouvent là à attendre d’improbables nouvelles d’une administration établie à plus de 250 km. Stoppés net dans leur parcours migratoire, ils attendent…
14Plus chanceux sont ceux qui sont logés à Athènes, dans des centres d’accueil ou différentes structures dédiées. L’une d’elles retient l’attention : le City Plaza est un ancien hôtel luxueux fermé durant la crise économique. Investi par un groupe d’activistes grecs, le City Plaza accueille maintenant près de 500 exilés. Les familles se partagent des suites aux lits King size un peu déglingués. Quant aux lounges et aux parties communes, elles sont prises d’assaut par une centaine d’enfants de toutes nationalités à qui la barrière de la langue ne fait plus peur. Le City Plaza est autogéré par ses résidents et des volontaires de plusieurs pays. Les personnes en migration y redeviennent, pour leur plus grand bien, acteurs de leur vie quotidienne. Ils gèrent la cantine, ont remis en route les cuisines de l’hôtel et se partagent le ménage et les heures de garde à la réception…
Bloqués aux frontières
15Les quatre adolescentes pouffent de rire en essayant leurs perruques devant la glace : elles sont apprêtées et maquillées comme pour sortir en boîte de nuit. Nous sommes pourtant dans l’église San Antonio à Vintimille et les quatre copines se préparent à prendre le train pour tenter de passer en France. Elles sont éthiopiennes et espèrent que leurs longues mèches blondes et rousses masqueront leur peau noire pour échapper ainsi au contrôle de la police française.
16Tous les jours, des dizaines de personnes en migration tentent de franchir la frontière en partant de Vintimille, en train ou à pied. La plupart sont reconduits en Italie par la police. Depuis les attentats de 2015, le gouvernement français a rétabli les contrôles aux frontières et la police peut renvoyer vers l’Italie tout étranger qui se trouve sans titre de séjour dans une zone de 20 km après la frontière.
17Comme de nombreuses de personnes en migrations bloquées à Vintimille, les quatre jeunes filles séjournent à l’église San Antonio. D’autres candidats restent au camp de la Croix-Rouge italienne en périphérie de la ville. Une vingtaine de containers y sont regroupés au fond d’une zone industrielle, sous un pont autoroutier. Matin, midi et soir, des plateaux-repas y sont distribués aux hébergés. À San Antonio, les voyageurs se partagent deux dortoirs, filles et garçons. Les quatre copines saluent les hébergés et les bénévoles qui préparent ensemble le repas. « Buona fortuna ragazze ! ». Ici, tout le monde mange à la même table. D’anciens hébergés, qui ont réussi à passer en France, appellent sur WhatsApp pour donner des nouvelles. Le téléphone passe de mains en mains pour les féliciter…
« Jungles » et « camp humanitaire »
18Pour certains exilés, la France, comme l’Italie, n’est qu’une étape vers l’Angleterre. Ceux-là se retrouvent dans le Nord de la France, autour des villes de Calais ou de Grande-Synthe. Depuis près de 20 ans, l’histoire se répète inlassablement dans cette région qui borde la manche : les campements informels ou « Jungles » sont régulièrement démantelés par les autorités pour laisser place à des centres d’accueils, comme celui de Sangatte en 1999, qui seront à leur tour fermés et laisseront les campements informels se développer à nouveau.
19En 2016, Damien Carême, maire de Grande-Synthe, confie la construction d’un « camp humanitaire » à Médecins sans frontières afin de mettre à l’abri les exilés présents sur sa commune. Le camp La Linière est constitué de cabanons en bois de 8 à 10 m2. 1 300 personnes, essentiellement des Kurdes qui désirent rejoindre le Royaume-Uni, y séjourneront jusqu’à sa destruction par un incendie en avril 2017.
20Plus au sud, dans les faubourgs de Calais est née une véritable ville : la « Jungle » de Calais. Elle est devenue, au fil des ans, la capitale des personnes en migration. Leur « Atlantide » même, tant ce bidonville disparu reste mythique dans le souvenir des « anciens » et l’imaginaire de ceux qui ne l’ont pas connu.
21En 2016, jusqu’à 8 000 personnes vivent dans cette lande, le long de la voie rapide. Cabanes en bois, bâches bleues en guise de toit, rues principales, secondaires. Des quartiers se développent par nationalités. Des commerçants ouvrent des boutiques : épiceries, boulangeries afghanes, salons de coiffure et même discothèques. Comme ailleurs, il faut attirer les clients : néons, maquette de bateau en vitrine, terrasse sur pilotis. Tout est bon pour se démarquer. Certains osent un étage, un clocher pousse par ici… La « Jungle » pousse, se développe. Les autorités craignent qu’elle devienne incontrôlable : on parle de bagarres, de viols. La nuit, les femmes la désertent pour loger au camp « Joffre », officiel et sécurisé. Mais la « Jungle » perturbe aussi l’activité du port de Calais car ses habitants tentent sans cesse de s’y introduire pour rejoindre l’Angleterre. La « Jungle » dérange également, parce que les migrants qu’on voulait rendre invisibles le sont plus que jamais.
22En octobre 2016, la « Jungle » est démantelée. Les 6 486 migrants recensés sont évacués dans des bus vers 450 centres d’accueil et d’orientation disséminés dans toute la France. La fin de la « Jungle » provoque l’augmentation des campements parisiens : Stalingrad, La Chapelle et le canal Saint Martin se transforment au fil des mois en « mini jungle » avant d’être à leur tour évacués.
Entre la rue et un vrai toit
23Depuis la fin de l’année 2018, l’ancienne caserne de gendarmerie du boulevard Exelmans à Paris accueille quelque 300 personnes, principalement demandeurs d’asile ou réfugiés. Dans cet arrondissement plutôt chic de l’Ouest parisien, certains habitants s’étaient inquiétés de l’arrivée de migrants dans leur quartier. Afin de créer du lien entre hébergés et riverains, l’association Aurore, qui gère la caserne, organise des journées portes ouvertes. Au programme ce samedi : ateliers théâtre, tournoi d’échecs, atelier « speed-meeting » avec les résidents ou studio photo… Une octogénaire du quartier, ravie de rencontrer ses nouveaux voisins et de découvrir les lieux, fait remarquer que « les gendarmes ne [l]’avaient jamais invité à visiter la caserne ! ».
- 1 Rapport 2018 de l’Observatoire du Samu Social, commandé par la préfecture de la région Île-de-Franc (...)
24De juin 2015 à novembre 2016, plus de 14 0001 personnes en migration qui vivaient dans des campements insalubres en région parisienne ont été mises à l’abri dans des hôtels ou des centres d’accueils comme celui de l’ancienne caserne Exelmans.
- 2 Ibid.
25Malgré la création de places d’hébergement, les personnes en migration qui arrivent en France doivent attendre en moyenne 4 mois2 avant de se voir proposer une place, un toit pour dormir au chaud et au sec. Devoir vivre dans la rue durant plusieurs mois fait partie du parcours de nombreuses personnes en migration. Pour eux, cette épreuve s’ajoute aux traumatismes liés à l’exil, aux difficultés et aux dangers qu’ils ont dû braver tout au long de leur route.
26Certaines populations, comme les mineurs étrangers « non reconnus », n’ont aucune perspective d’hébergement. Ces jeunes, non reconnus mineurs par l’administration française, ne sont considérés ni comme adultes, ni comme mineurs : ils n’ont donc accès à aucune des structures d’hébergement prévues pour ces deux publics. Ils vivent dans les rues, souvent dans une situation de très grande détresse.
27Pour cette population spécifique et fragile, Médecins sans frontière et l’association Utopia 56 ont développé le dispositif Accueillons. Ce programme propose aux jeunes mineurs non reconnus un hébergement dans des familles d’accueil. Cet accueil solidaire permet aux jeunes de vivre dans un cadre serein le temps de réaliser, avec l’assistance de Médecins sans frontières, les démarches nécessaires pour faire reconnaître leur minorité.
Solidarité et nouveaux départs
28En dehors des programmes d’hébergement solidaires d’associations comme Médecins sans frontières ou Utopia 56, de nombreux citoyens et citoyennes choisissent d’ouvrir leur porte à des personnes en migration afin de les dépanner quelques nuits ou de les loger plusieurs mois. Avoir un endroit où pouvoir poser ses valises est un élément essentiel pour débuter une nouvelle vie. Comment s’atteler aux démarches administratives complexes d’une demande d’asile quand on n’a pas de domicile ? Comment chercher un travail ou scolariser ses enfants quand on n’a ni adresse ni lieu où dormir ?
29Certaines personnes réfugiées accèdent à un logement et à un travail par l’intermédiaire d’un groupement d’entreprise, le Groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ), dont la mission est de recruter et de former des personnes éloignées du marché du travail. Les réfugiés qui participent à ce programme bénéficient de cours de français, d’une formation professionnelle, ainsi que d’une assistance pour trouver un logement et un travail.
30D’autres personnes exilées échappent au voyage périlleux que leur vendent les passeurs et à une vie de sans-abri en Europe grâce au programme de relocalisation du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies. Ces personnes arrivent directement dans le pays d’accueil par voie aérienne avec le statut de réfugié. En France, ils sont accueillis dès l’aéroport par des associations comme Aurore qui les guident vers un logement qui leur est destiné.
31Depuis plus de 20 ans, la plupart des politiques migratoires mises en place en Europe ont eu pour but de freiner les arrivées en fermant les frontières et en durcissant toujours plus les conditions d’obtention des titres de séjour. Mais ces politiques ont comme conséquences le développement des réseaux mafieux de passeurs, la mort de nombreuses personnes en Méditerranée et la multiplication des bidonvilles insalubres où s’entassent les exilés en attente de statut.
32Changer de politique pour accepter plus volontairement l’arrivée de personnes exilées sur le territoire européen permettrait d’éviter de nombreux drames et souffrances inutiles.
33Car bien accueillir l’autre, c’est aussi favoriser son intégration rapide. C’est lui donner la capacité de contribuer à bâtir notre société de demain. Une société qui s’est depuis longtemps construite sur le mélange et la diversité. C’est aussi ça, changer de regard : ne plus voir l’étranger comme une charge mais comme un allié. Comme celui qui vient nous prêter main-forte et nous enrichir de ses différences.
Notes
1 Rapport 2018 de l’Observatoire du Samu Social, commandé par la préfecture de la région Île-de-France.
2 Ibid.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Bruno Fert, « La série Refuge entre au Musée », Hommes & migrations, 1328 | 2020, 84-89.
Référence électronique
Bruno Fert, « La série Refuge entre au Musée », Hommes & migrations [En ligne], 1328 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2020, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/11030 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.11030
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