Saïd Assadi : un parcours exemplaire
Abstract
Ouvert au public depuis le 20 janvier 2020 au cœur du quartier de la Goutte d’Or dans le 18e arrondissement de Paris, le 360 Paris Music Factory est un lieu culturel atypique, innovant et audacieux. Cet équipement de cinq étages flambant neuf est entièrement dédié à la musique : création, diffusion, répétition, enregistrement, rencontre entre professionnels et avec les publics. Par sa dimension transculturelle, ce nouveau lieu porte haut les valeurs d’ouverture à l’altérité et au métissage, avec pour ambition de renforcer la cohésion sociale, si nécessaire en ces temps de replis. Doté d’une salle de concert à taille humaine (300 places), de quatre lieux de résidence pour les artistes, d’un agréable restaurant largement ouvert sur la rue, le 360 Paris Music Factory est aussi un laboratoire d’innovation. Témoin sa structuration en Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC)1, qui réunit l’association Au fil des voix (festival, actions pédagogiques et sociales) avec les sociétés Accords croisées (label, production, booking), la Fabrica spectacles (restauration, salle de spectacles), Images de sons (production audiovisuelle, captation) et une pépinière de start-up culturelles. Cette réalisation est l’aboutissement du travail concerné, acharné de Saïd Assadi, fondateur de ce projet artistique et humain. Il retrace avec nous son parcours en éclairant le sens de sa démarche, qui s’inscrit dans les pas de celle de Yehudi Menuhin.
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Saïd Assadi : « J’ai été obligé de quitter mon pays d’origine, l’Iran, à cause des événements politiques qui se sont déroulés après la mise en place de la République islamique. Avec beaucoup d’autres amis, nous nous sommes retrouvés sous le coup de la répression. Au début des années 1980, je suis arrivé en France où j’ai pu obtenir le statut de réfugié politique. Dès cette époque, j’ai été très actif dans le monde associatif, en priorité avec des associations humanitaires dans le cadre de campagnes de sensibilisation sur la situation des prisonniers politiques en Iran. Par exemple, nous étions parvenus à monter des comités d’avocats, qui se rendaient à Téhéran en tant qu’observateurs dans les tribunaux islamiques, où étaient jugés les prisonniers politiques. J’ai contribué à beaucoup d’autres associations, jusque dans les années 1990, où j’ai commencé à travailler avec des artistes, notamment les réfugiés iraniens. »
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Culture en liberté et Yehudi Menuhin
- 2 Voir François Bensignor, « Marzieh, la “diva” iranienne contre le silence et l’oubli », in Hommes (...)
1En 1994, Saïd Assadi fonde l’association Culture en liberté, afin de répondre aux besoins des artistes iraniens en exil. Il s’agit de développer des activités culturelles au sein de la communauté iranienne et de dynamiser les échanges culturels avec les artistes des pays d’accueil. L’association regroupe alors plus d’une cinquantaine d’artistes iraniens réputés, dont elle produit les cassettes audio et vidéo. Dans sa villa de la banlieue parisienne, elle met des chambres, un studio de répétition et d’enregistrement à leur disposition. Elle organise les tournées internationales de grands noms de la scène musicale iranienne en exil, dont la diva Marzieh, et propose des soirées musicales destinées à la diaspora française pour les fêtes traditionnelles, comme Norouz, le nouvel an persan qui coïncide avec le printemps. « Cette initiative n’a pas de précédent, expliquait alors Saïd Assadi2. Elle n’a pu voir le jour que grâce à la volonté de tous les artistes qui composent l’association. Il est important de préciser que leur motivation principale n’est pas l’argent. Ils se sentent avant tout la responsabilité de sauvegarder un patrimoine culturel condamné à disparaître par l’actuel pouvoir iranien. »
2C’est dans ce contexte que Saïd Assadi fait la rencontre de Yehudi Menuhin en 1995. Le violoniste et grand humaniste décide de soutenir son projet de spectacle Voix pour la Paix, réunissant sept grandes voix de femmes : Miriam Makeba (Afrique du Sud), Yang Du Tso (Tibet), Houria Aïchi (Algérie, Berbère Chaoui), Esperanza Fernández (Espagne, Gitane), Noa (Israël/États-Unis), Marzieh (Iran) et Luzmilla Carpio (Bolivie, Amérindienne). Lors des deux concerts présentés au Cirque royal de Bruxelles en 1997, Yehudi Menuhin officie en maître de cérémonie. Saïd Assadi : « Au-delà de ce projet, j’ai eu l’honneur de travailler au sein de l’instance créée par Yehudi Menuhin en faveur des cultures des minorités en Europe. Il pensait que la question de l’intégration pourrait être plus facilement résolue si l’on accordait une certaine importance à ces minorités au travers de leurs cultures. C’est la raison pour laquelle il estimait nécessaire la création d’une instance consultative auprès de la Commission européenne sur l’ensemble des minorités culturelles résidant en Europe. La mise en place de cette instance a débuté en 1997. Trois assemblées générales annuelles se sont tenues jusqu’en 1999. Yehudi Menuhin avait beaucoup plaidé auprès des chefs d’États et de gouvernements européens. Malheureusement, après sa disparition le 12 mars 1999, ce projet n’a pas pu se poursuivre. »
Accords croisés, du spectacle au disque
3À la fin des années 1990, le courant des musiques du monde vit son âge d’or. C’est le moment choisi par Saïd Assadi pour fonder sa société de production, Accords croisés. Plutôt que de favoriser la musique de tel ou tel pays, il décide d’évoluer vers la recherche de répertoires créés par des artistes issus de différentes cultures musicales et désirant travailler ensemble.
4« Avant la fondation d’Accords croisés, explique-t-il, j’étais un exilé qui pensait pouvoir, du jour au lendemain, repartir vivre dans son pays d’origine. Mes valises étaient prêtes et j’avais un comportement d’observateur de la société française. J’étais intéressé de voir comment les choses fonctionnent dans un pays démocratique, ce que je n’avais jamais expérimenté ni sous le régime du Shah, ni sous celui de Khomeini, mais je n’étais pas partie prenante. Quand j’ai créé Accords croisés en 1997, j’avais déjà décidé de poser mes valises, de prendre mes responsabilités dans la société française au sein de laquelle je vivais. Je me posais beaucoup de questions sur le vivre-ensemble, les différences entre les uns et les autres, la cohésion sociale, l’engagement et le rôle que je pouvais jouer pour être utile dans cette société que je considérais dès lors comme la mienne. »
5Dans un premier temps, Accords croisés organise des spectacles. « Pour des artistes comme Miriam Makeba ou Ravi Shankar, je pouvais intervenir en tant qu’agent, explique-t-il. C’était d’ailleurs assez facile de travailler avec ces artistes de renommée internationale. On me sollicitait et la vente d’un concert me rapportait vingt fois plus que celle d’un artiste en développement. Mais j’ai toujours considéré que les artistes de musiques du monde ont droit au même statut que les artistes occidentaux et je voulais créer de nouveaux répertoires où les styles se croiseraient. J’étais persuadé que, dès lors que le public ne sent plus de rapport dominant-dominé dans une musique de croisements, il peut se laisser submerger par l’émotion. Pour le projet Qawwali flamenco, par exemple – qui se déroulait en trois parties, l’une purement flamenco, l’autre purement qawwali pakistanais, la troisième mélangeant les deux genres – l’émotion du public était beaucoup plus forte durant la partie rencontre que lors des parties précédentes, quelles qu’aient pu être la qualité et l’intensité de la musique et de ses interprètes. »
6Convaincre les maisons de disques de suivre cette ligne s’avérait en revanche beaucoup plus difficile. C’est ce qui allait pousser Accords croisés à se lancer dans la production de disques. Le label initie une collection raffinée, présentant des enregistrements de qualité, accompagnés de livrets soigneusement imprimés, bien documentés et superbement illustrés. « Nous voulions donner la possibilité au public d’aller plus loin dans la compréhension des cultures présentées, de leurs musiques et de ce qu’elles disent. Cela supposait des exigences financières qui paraissaient démesurées aux labels qui produisaient nos disques… Avec les artistes, nous développons un travail sur le long terme. Pour chacun d’eux, nous réfléchissons à une stratégie sur plusieurs années incluant la création du spectacle, du disque, puis l’exploitation combinée des deux. Pour le choix des artistes, notre premier critère est qu’ils soient enracinés dans leur culture et jouent des répertoires originaux. Nous sommes particulièrement attentifs à leur ouverture aux aventures de création et aux rencontres avec des artistes d’autres cultures. »
Au fil des voix, un festival parisien
7La ligne artistique d’Accords croisés est avant tout basée sur des projets transculturels. Une fois créés la maison de production de spectacles et le label de disques, apparaît la nécessité d’un rendez-vous parisien pour promouvoir les créations de ces artistes en développement. Saïd Assadi invente alors Au fil des voix, un festival qui se déroule au cœur de Paris et en plein hiver, période peu active en matière d’offre de spectacles musicaux dans la capitale. Le festival, dont la première édition a lieu en 2008, se démarque par son concept atypique, travaillant en synergie avec un ensemble de labels et de tourneurs selon un principe de mutualisation. Tous sont portés par le même désir de soutenir la création musicale contemporaine ainsi que sa diffusion. Le comité de programmation s’adapte aux stratégies initiées par les producteurs partenaires pour le développement de leurs artistes. Comme aime à le dire Saïd Assadi : « Nous avons pris en compte le proverbe africain, qui dit : “Si tu veux aller vite, marche seul. Si tu veux aller loin, fais-toi accompagner.” J’ai d’ailleurs toujours été accompagné par des associés et des équipes, qui ont joué pleinement leur rôle depuis la création d’Accords croisés. »
Une diffusion musicale en mutation
8« Suite à la terrible crise qu’a subie le monde du disque à partir de 2003, les investissements dans le domaine de la musique sont allés vers le spectacle vivant. De grands groupes internationaux se sont intéressés à ce marché. Or leur modèle économique les oblige à travailler avec des têtes d’affiche, programmées dans des lieux de spectacle accueillant des milliers de spectateurs. Au cours des quinze dernières années, on a constaté une très importante augmentation des conditions financières pour cette catégorie d’artistes, ce qui a eu pour effet de diminuer les capacités de financement des programmateurs pour des artistes en développement.
9« Les directeurs de festivals témoignent d’une augmentation de 200 % à 500 % du coût d’un concert de tête d’affiche. Or, parallèlement, les budgets consacrés aux programmes musicaux n’ont quasiment pas évolué. On constate également une forte concurrence entre programmateurs pour diffuser des têtes d’affiche, voire pour en obtenir l’exclusivité. Cette course effrénée a pour conséquence une baisse des ressources financières des artistes en développement. Ce problème entraîne par ailleurs la mise en danger de la diversité de la création. Pour qu’une création comme Qawwali flamenco puisse exister, nous réunissions deux ou trois diffuseurs partenaires qui préachetaient le spectacle. Ce genre de partenariat, qui était possible en 2003, ne l’est quasiment plus aujourd’hui, car les budgets des programmateurs sont engloutis par les têtes d’affiche. Or l’absence de diversité dans la création accentue les problèmes de violence dans notre société. Cette question devrait nous préoccuper. Ne sommes-nous pas en train d’ignorer le rôle de la culture, surtout dans les quartiers populaires et les banlieues ? »
Pour un nouveau modèle de financement public
10En 2009, face à cette situation devenue de plus en plus difficile pour les producteurs indépendants, Saïd Assadi constate l’incapacité du modèle français de financement public de la culture à s’adapter aux mutations dans le domaine des musiques vivantes, comme à répondre aux besoins de la diversité de la création. Il s’interroge : « Devons-nous seulement rester dans une posture contestataire ?… Même si nous soulevons des questions tout à fait légitimes, les pouvoirs publics se trouvent dans une position financière qui leur permet uniquement de maintenir la continuité d’équipements culturels existants, et donc dans l’incapacité de créer les nouveaux équipements de proximité nécessaires dans les quartiers. Si l’on veut palier ce problème, de mon point de vue, il faut créer un modèle innovant qui se situe entre le modèle public et le modèle commercial. La particularité de ce modèle est qu’il doit d’une part être basé sur l’entreprenariat privé, sans dépendre entièrement des financements publics ; d’autre part s’intéresser aux artistes émergents et agir en faveur de la cohésion sociale dans le domaine culturel.
11« Ce modèle économique, s’il nécessite une prise de risque de la part des entrepreneurs culturels, doit aussi être accompagné par les pouvoirs publics. Aujourd’hui, les équipements culturels publics sont subventionnés à environ 75 % et n’ont que 25 % de recettes propres. L’idée est d’inverser les proportions, avec une autonomie privée de 75 % et un accompagnement des pouvoirs publics sur le fonctionnement de l’équipement. C’est ce modèle que je défends auprès de mes partenaires publics, la municipalité, l’État, en avançant l’idée qu’il s’agit d’un modèle expérimental. Il a fallu neuf ans pour que le projet aboutisse avec l’ouverture du 360 Paris Music Factory. Car ce modèle n’étant pas identifié, il générait beaucoup de doutes.
12« Pour que le projet existe, il fallait considérer d’une part l’investissement pour la construction de l’équipement, d’autre part son fonctionnement, c’est-à-dire son exploitation. Sur le plan de l’investissement, il m’a fallu cinq ans pour convaincre les banques de m’accompagner. Dès lors que j’ai obtenu leur accord, j’ai pu obtenir trois aides : une de la Ville de Paris, sur l’axe innovation et entreprise culturelle ; une de la commission Paris / Centre national des variétés (aujourd’hui devenu Centre national de la musique, CNM), pour l’équipement ; une de la Région Île-de-France. Ces aides ont permis de couvrir entre 12 % et 14 % de l’investissement global.
13« Quant au fonctionnement de la structure, il serait logique également qu’elle puisse bénéficier du soutien des pouvoirs publics à hauteur de 25 % de son coût. Dans le domaine de la culture, comme dans celui de l’environnement, la société civile doit pouvoir jouer son rôle. On ne devrait pas tout attendre de l’intervention publique, c’est-à-dire des politiques publiques. La culture concerne tous les citoyens, au même titre que leur alimentation. »
Un équipement culturel au service des artistes et du public
14Le 360 Paris Music Factory, conçu au service de la création, entend procurer un confort optimal aux artistes et une meilleure qualité de travail pour un moindre coût.
15Saïd Assadi : « Jusqu’à présent, en tant que producteur, pour monter une création, j’avais besoin d’héberger les artistes, d’avoir un lieu de répétition et un lieu d’enregistrement, de trouver une salle de spectacle où présenter la création et éventuellement trouver une équipe pour faire la captation du concert. Organiser une telle création dans des lieux dispersés entraînait d’abord une logistique importante et une grande perte de temps. Rassembler l’ensemble de ces prestations dans un seul lieu change beaucoup de choses. Le bâtiment s’adapte au rythme des artistes en création. Un projet réalisé sur dix jours dans des lieux dispersés peut être fait en sept jours au 360. Cela représente une économie de 30 % sur le projet, ce qui va aider la mise en œuvre d’autres productions, internes ou accueillies de l’extérieur.
16« Nous avons également voulu que cet outil soit proche des gens du quartier. J’ai notamment insisté pour que le rez-de-chaussée soit entièrement vitré, alors que l’on essayait de m’en dissuader pour des raisons de sécurité dans ce quartier populaire de la Goutte d’Or. Pour moi, un lieu culturel doit inciter les gens à y entrer, ne serait-ce que pour y boire un café. Les tarifs de nos spectacles sont peu élevés et nous proposons un tarif réduit pour les habitants du quartier. Dans le cadre des créations réalisées au 360, nous envisageons d’organiser des séances publiques en accès libre pour les habitants du quartier, qui pourront voir comment les artistes travaillent ensemble. Pendant le festival Au fil des voix, la journée du 1er février a été consacrée au village des enfants. Ils sont venus accompagnés de leurs parents. Nous souhaitons revivre et multiplier ces moments formidables de diversité et de convivialité. »
Site Internet : le360paris.com
Notes
1 Créée par une loi de 2001, une SCIC peut revêtir les diverses formes des sociétés commerciales : société anonyme (SA), société par actions simplifiées (SAS) ou société à responsabilité limitée (SARL). Son statut de coopérative implique le principe 1 personne = 1 voix en assemblée générale. L’intérêt collectif est celui par lequel tous les associés et l’environnement peuvent se retrouver autour d’un objet commun en organisant une dynamique multi parties prenantes (le caractère d’utilité sociale).
Une SCIC permet d’associer toute personne physique ou morale de droit privé ou de droit public autour du projet commun. Pour se constituer, une SCIC doit obligatoirement associer des salariés (ou en leur absence des producteurs agriculteurs, des artisans, etc.), des bénéficiaires (clients, fournisseurs, bénévoles, collectifs de toute nature, etc.) et un troisième type d’associé selon les ambitions de l’entreprise (entreprise privé, financeurs, association, etc.).
2 Voir François Bensignor, « Marzieh, la “diva” iranienne contre le silence et l’oubli », in Hommes & Migrations, n° 1198-1199, 1996, p. 110.
Top of pageReferences
Bibliographical reference
François Bensignor, “Saïd Assadi : un parcours exemplaire”, Hommes & migrations, 1329 | 2020, 186-190.
Electronic reference
François Bensignor, “Saïd Assadi : un parcours exemplaire”, Hommes & migrations [Online], 1329 | 2020, Online since 01 April 2020, connection on 17 April 2024. URL: http://journals.openedition.org/hommesmigrations/11256; DOI: https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.11256
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