1Devant une montée de xénophobie à Marseille suite à l’assassinat d’un conducteur de bus par un Algérien, qualifié de malade mental par la presse, le gouvernement algérien décide, le 19 septembre 1973, de suspendre l’immigration de main-d’œuvre avec la France. Celle-ci bénéficiait de la libre circulation, au titre des Accords d’Évian de 1962 qui avaient maintenu ce régime existant durant la période coloniale, quand l’Algérie était constituée de départements français.

3La décision algérienne préfigure donc la décision française de juillet 1974 : la circulaire d’André Postel-Vinay du 2 juillet 1974. Valéry Giscard d’Estaing, nouvellement élu président de la République, nomme un secrétaire d’État à l’immigration, André Postel-Vinay, qui démissionnera rapidement après avoir décidé de la suspension de l’immigration de main-d’œuvre salariée, considérant qu’il n’a pas assez de moyens pour améliorer les conditions de logement des immigrés, un sujet particulièrement sensible alors. Il sera remplacé par Paul Dijoud qui définira la nouvelle politique d’« intégration », empruntant ce dernier terme à Jacques Soustelle, employé pour désigner l’incorporation des populations musulmanes en Algérie avant 1962.

4L’Algérie est aussi en phase chronologiquement avec les pays d’immigration européens de cette période, Allemagne et Benelux, qui décident également de suspendre l’immigration de main-d’œuvre salariée en 1973. La politique européenne commune d’immigration n’est pas encore née, chaque pays européen décide unilatéralement et seul. Les travailleurs européens de l’Europe des six bénéficient de la libre circulation, ce qui concerne surtout les Italiens dont l’émigration est en déclin. Les entrepreneurs et les commerçants peuvent en revanche continuer à circuler. Les visas ne seront mis en place pour les non-Européens qu’en 1986, suite aux Accords de Schengen de 1985.

5Est-ce l’explosion raciste de Marseille, où l’Amicale des Algériens est particulièrement puissante (rappelons qu’elle avait le statut de treizième wilaya), la condition des travailleurs algériens en France, l’air du temps où la suspension de l’immigration de travail salarié suit son cours en Europe qui explique une telle décision, lourde pour beaucoup de ressortissants algériens ayant construit des réseaux transnationaux de longue date avec la France ? La réponse peut aussi être cherchée ailleurs : 1973, c’est, sur la scène internationale, la hausse du prix du pétrole par les pays de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (Opep), qui a déclenché ce que l’on a appelé la « crise pétrolière » de 1973 en Europe. L’Algérie est un grand producteur de pétrole et, surtout, de gaz, et son économie ne dépend alors que marginalement des transferts de fonds des Algériens vers l’Algérie, à la différence de la Turquie, de la Tunisie et du Maroc. Les transferts de fonds s’effectuaient d’ailleurs surtout clandestinement « à la valise », sans passer par les banques et à travers des trafics commerciaux et douaniers, le « trabendo ». L’Algérie ambitionne d’afficher son autonomie vis-à-vis de la France dans tous les registres et entame une période faste, après les années qui ont suivi la fin de la guerre d’indépendance. Une partie de sa population active vit en France, où elle a d’ailleurs milité pour l’indépendance. Les harkis qui ont pu se sauver et ont opté pour la nationalité française, entre 1962 et 1967, se trouvent également en France. L’Algérie veut traiter d’égal à égal avec l’ancien colonisateur et signer des accords relatifs à l’immigration, comme elle le fera ensuite pour la politique de retour au début des années 1980.

6En France, l’immigré algérien est une figure du travailleur étranger idéal-typique : dédié au monde du travail et surtout de l’usine, il est considéré par les sociologues de l’époque comme un prolétaire, parfois militant syndical, ancien soutien de l’indépendance algérienne, tourné vers le retour au pays et partie prenante d’un pays socialiste en construction, proche du Parti communiste français qui a le vent en poupe. Encadré par l’Amicale des Algériens en Europe qui le gère comme le ferait une préfecture, l’immigré algérien est contrôlé, surveillé, soutenu avec l’accord des pouvoirs publics français. À l’époque comme aujourd’hui, les Algériens ne constituent pas une diaspora en Europe (à la différence des Marocains et des Turcs) mais un « couple » migratoire avec la France, car 90 % des Algériens en Europe sont en France. La décision algérienne de 1973 concerne donc la France et met fin à cent ans d’une libre circulation des travailleurs algériens qui avait commencé dans l’Algérie coloniale dès la fin du XIX^e.