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Le Point Sur

Justifier la xénophobie par le « seuil de tolérance »

Yves Charbit
p. 76-79

Résumé

La théorie du « seuil de tolérance » constitue un argumentaire prétendument scientifique développé dans les années 1970, ouvrant la voie aux discours populistes d’aujourd’hui. Légitimant la xénophobie, il visait à expliquer l’hostilité de la société française à l’encontre des immigrés par la présence d’une proportion excessive d’étrangers dans le pays.

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Texte intégral

  • 1 Ralph Schor, Français et immigrés en temps de crise (1930-1980), Paris, L’Harmattan, 2004.

1La rhétorique du populisme actuel procède à une manipulation clairement xénophobe de l’opinion, instrumentalisant les peurs liées à la question de l’immigration économique en provenance d’Afrique, mais aussi à « la crise des réfugiés » fuyant à travers la Méditerranée. Dans les années 1930, cette xénophobie avait souvent des connotations racialistes relatives aux traits physiques, à l’hérédité, aux déviances sociales ou sexuelles, bien analysées par Ralph Schor1. Même si la censure des propos racistes qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a fait son chemin, la dimension raciste est bien présente dans la peur de l’envahissement par des étrangers supposés inassimilables et susceptibles de détruire l’identité européenne, sans compter, et cette fois comme en 1930, les craintes liées à l’emploi, à la criminalité, au voisinage, voire au métissage par mariages. Un argumentaire précurseur du populisme a été élaboré dès les années 1970 et s’est développé dans les décennies ultérieures : la théorie du « seuil de tolérance ». Il a été suivi par celui de la submersion de l’Europe.

Le seuil de tolérance

  • 2 Voir un article d’Henri de Lesquen paru sous un en-tête « Parti néo-libéral » : « Le 4 juin 1970, M (...)

2En 1968, un haut fonctionnaire français, alors Directeur de la population et des migrations (DPM) au ministère des Affaires sociales, Michel Massenet, a avancé la théorie du « seuil de tolérance » selon laquelle des réactions racistes étaient inévitables lorsqu’un certain pourcentage d’étrangers était dépassé dans les cages d’escalier des immeubles, dans les classes des écoles, dans les quartiers des villes2. Il suggère à l’Institut national d’études démographiques, dont la DPM avait la tutelle, de tester les attitudes et les opinions de la population française à l’égard des étrangers, avec en particulier pour objectif de vérifier les « seuils de tolérance ».

  • 3 Alain Girard, « Attitudes des Français à l’égard de l’immigration étrangère. Enquête d’opinion publ (...)
  • 4 Alain Girard, Yves Charbit, Marie-Laurence Lamy, « Attitudes des Français à l’égard de l’immigratio (...)
  • 5 Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, La Haye, Mouton, 1972 ; Pierre M (...)

3Deux enquêtes sont réalisées, l’une en 19713, l’autre en 19744. Elles révèlent un vaste éventail d’attitudes et d’opinions favorables ou hostiles à la présence des étrangers. Au cours des années 1960, des travaux universitaires sur le racisme avaient certes mis au jour des comportements discriminatoires dans l’accès au logement, à l’emploi, dans les lieux publics en France et en Angleterre5. Mais l’idée de mesurer les opinions et les attitudes de rejet ou au minimum de méfiance, qu’elles soient xénophobes à l’égard des étrangers, antisémites à l’encontre des Juifs, racistes envers les Noirs ou, surtout, envers les Maghrébins dans le contexte de l’époque, est reprise par des instituts de sondage privés dans de nombreuses enquêtes ultérieures, sans faire nécessairement de référence explicite au « seuil de tolérance ».

  • 6 Alain Girard, Yves Charbit, Marie-Laurence Lamy, op. cit.
  • 7 Yves Charbit, Marie-Laurence Lamy, « Attitudes à l’égard des étrangers et seuils de tolérance : les (...)
  • 8 Francis Lesme, « Dans les écoles de Marseille », in Droit et Liberté, n° 362, p. 17.

4Si la discrimination est avérée, s’explique-t-elle par le dépassement du « seuil de tolérance » ? La comparaison des résultats des deux enquêtes nationales représentatives de l’Institut national d’études démographiques (Ined) montre que la simple introduction en 1974 d’une question filtre – « Pensez-vous qu’il existe un nombre d’élèves étrangers à partir duquel la classe est gênée ou retardée ? » – révèle que 23 % des personnes interrogées ne croient pas à l’existence d’un tel nombre. Et à la question suivante, 42 % ne chercheraient pas à faire changer d’école leur enfant6. En outre, des réponses qualitatives spontanées sont données : « cela dépend du niveau des enfants étrangers, de celui de la classe ». Une analyse approfondie des données de la seconde enquête de l’Ined de 1974 démontrera que cette soi-disant théorie ne résiste pas à une très simple vérification empirique (voir graphiques 1a, 1b, 1c, 1d) : aucun des douze indicateurs retenus ne permet d’établir une relation linéaire entre les opinions hostiles aux étrangers dans une commune donnée et la proportion d’étrangers qui y résidaient7. Bien mieux, il n’y a pas de cohérence entre les réponses aux questions. Ainsi, la comparaison des deux derniers graphiques montre que, parmi les personnes vivant dans des agglomérations comptant 10 % d’étrangers, la proportion de réponses hostiles est nulle sur la question de la concurrence sur le marché du travail et très élevée sur les difficultés imputables aux retards des enfants étrangers dans les écoles. Une telle incohérence est inexplicable et il faut en conclure que l’affirmation d’une relation causale entre présence étrangère et rejet raciste est fondamentalement viciée et que bien d’autres facteurs jouent. Une étude, non publiée intégralement, porte sur douze écoles de Marseille, certaines situées dans des quartiers résidentiels, d’autres regroupant des enfants des classes moyennes, d’autres enfin proches des HLM et de cités de transit. Elle ne révèle aucune corrélation entre retard scolaire et milieu socio-économique. Elle montre aussi et surtout que, dans le même quartier défavorisé, les résultats scolaires sont meilleurs là où la scolarisation est précoce, la fréquentation régulière et les maîtres qualifiésYann Lézénès2020-06-08T15:49:00YL8.

Graphiques 1a, 1b, 1c, 1d. Opinions hostiles à l’égard des étrangers selon le % d’étrangers dénombrés dans la commune de la personne interrogée.

Graphiques 1a, 1b, 1c, 1d. Opinions hostiles à l’égard des étrangers selon le % d’étrangers dénombrés dans la commune de la personne interrogée.

Source : Données tirées de Girard et al., op. cit.

Note : les % d’étrangers sur l’axe des abscisses sont ceux dénombrés lors du recensement de 1974.

  • 9 Ibid. Voir aussi Emmanuel Debono, « Le “seuil de tolérance”, prétexte au renoncement républicain », (...)

5On le voit, ce raisonnement simpliste repose sur une hypothétique conséquence déduite du nombre d’étrangers et de lui seul : en réalité, le « seuil de tolérance » ignore la complexité sociologique, économique, politique de l’immigration. Le problème éthique posé est de taille. En se présentant comme une théorie scientifique, le « seuil de tolérance » conduit à légitimer le racisme car, dès lors que le seuil est dépassé, les réactions hostiles sont considérées comme « normales ». De manière plus perverse, elles ne relèvent plus du racisme si ce seuil n’est pas atteint (alors que c’est pourtant la même opinion qui est exprimée). Plus grave, le « seuil de tolérance », qui relève typiquement de la biologisation des sciences sociales, dédouane les administrations et les élus locaux, en faisant endosser à l’opinion publique la responsabilité du rejet raciste9. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait été évoqué en 1989 au plus haut niveau politique par François Mitterrand. L’argument d’une proportion excessive d’étrangers a été beaucoup utilisé dans une partie de la presse et dans la gestion locale de l’attribution des logements sociaux. Pourtant, il a disparu en tant qu’outil idéologique pour justifier le rejet des étrangers. Nous proposerons en conclusion une interprétation de ce changement du discours raciste qu’il faut maintenant présenter.

L’Europe submergée

  • 10 Alfred Sauvy, L’Europe submergée. Sud-Nord dans 30 ans, Paris, Dunod, 1987, pp. 77, 191, 195, 270.
  • 11 Ibid., p. 75.
  • 12 Alfred Sauvy, op. cit., p. 270 et texte promotionnel en 4e de couverture.

6Un argument comparable sera développé un peu plus tard : celui des « basses pressions démographiques ». L’Europe, avec sa fécondité déclinante, attire inéluctablement des flux migratoires en provenance de zones de « haute pression démographique10 ». Cependant, en 1986, Alfred Sauvy exclut le fait que l’Afrique noire se déversera sur l’Europe11, convaincu que l’envahissement des « Africains du Nord » se poursuivra dans le futur. Sauvy utilise la métaphore du débordement : « Bientôt le contraste entre un jeune Sud débordant de vitalité et une Europe vieillissante sera insupportable. Inéluctablement alors, le Sud débordera vers le Nord, tandis que l’Europe, ce “petit cap de l’Asie”, déclinera peu à peu12. »

7L’objection est immédiate : si vraiment la pression démographique est un facteur explicatif en soi, pourquoi n’a-t-on pas assisté d’ores et déjà à cette « invasion », alors qu’elle s’est produite avec les dizaines de millions d’Européens qui ont émigré aux XIXe et XXe siècles vers le Nouveau monde, contribuant massivement à son peuplement ? La réponse est évidente : la libre circulation était largement encouragée jadis, surtout vers les États-Unis jusqu’à l’instauration des quotas en 1924. De même, il est plus facile aujourd’hui pour un Subsaharien de se déplacer au sein de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), espace de libre circulation, que de franchir les frontières de l’espace Schengen. La pression démographique ne se traduit donc pas automatiquement par un déversement migratoire du « trop-plein » et les contraintes d’ordre politiques sont plus efficaces que des dynamiques démographiques prétendument incontrôlables.

  • 13 Renaud Camus, Le grand remplacement, Neuilly-sur-Seine, éd. David Reinharc, 2016.
  • 14 Stephen Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Paris, Gra (...)
  • 15 Yves Charbit, « “La ruée vers l’Europe” : la démographie africaine, bouc émissaire du populisme xén (...)
  • 16 Voir Jean Raspail, Le Camp des Saints, Paris, Robert Laffont, 1973.

8En conclusion, cette notion a ouvert la voie à la xénophobie. En 2010, Renaud Camus lance la théorie du « grand remplacement13 » : du fait des différences de fécondité et de l’immigration, la population française de souche européenne sera remplacée en quelques décennies par des Maghrébins et des Subsahariens. Et, en 2018, paraît La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent de Stephen Smith14. Bien qu’il se proclame hostile à la théorie du grand remplacement, ce dernier soutient que l’Europe vieillissante ne peut ignorer le voisinage d’une Afrique jeune et en forte croissance démographique. Nous avons démontré ailleurs les inconsistances des arguments utilisés par Smith15. La « ruée vers l’Europe », très souvent évoquée ces dernières années dans les prises de parole des hommes politiques, a donc remplacé le seuil de tolérance des années 1970 et 1973. Il est clair que l’argument des problèmes liés à l’intégration des étrangers ne fait plus florès, sans doute parce qu’au fil des décennies l’intégration de ceux qui étaient perçus comme étrangers dans les années 1960 et 1970 s’est réalisée. Qui se souvient qu’en 1960 Algériens et Portugais s’entassaient dans les bidonvilles de Nanterre ? L’argument de l’envahissement n’est pas qu’un simple déplacement du rejet raciste de l’Autre16. La peur s’alimente maintenant d’une menace qu’il est d’autant plus facile de brandir qu’elle semble impossible à maîtriser : la soi-disant démographie galopante de l’Afrique subsaharienne.

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Notes

1 Ralph Schor, Français et immigrés en temps de crise (1930-1980), Paris, L’Harmattan, 2004.

2 Voir un article d’Henri de Lesquen paru sous un en-tête « Parti néo-libéral » : « Le 4 juin 1970, Michel Massenet, alors Directeur de la population et des migrations, déclarait devant l’Académie des sciences morales et politiques : “Les seuils à partir desquels la population d’accueil se ferme à la population étrangère et risque de lui manifester plus que de l’indifférence ont pu faire l’objet de mesures empiriques.” » Il évoquait un « seuil de 20 % d’étrangers à l’école, de 10 à 15 % dans les immeubles ».

3 Alain Girard, « Attitudes des Français à l’égard de l’immigration étrangère. Enquête d’opinion publique », in Population, vol. 26, n° 5, 1971, pp. 827-876.

4 Alain Girard, Yves Charbit, Marie-Laurence Lamy, « Attitudes des Français à l’égard de l’immigration étrangère », in Population, vol. 29, n° 6, 1974, pp. 1015-1069.

5 Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, La Haye, Mouton, 1972 ; Pierre Maucorps, Albert Memmi, Jean-François Held, Les Français et le racisme, Paris, Payot, 1965 ; Edward J. B. Rose, Nicholas Deakin et al., Colour and Citizenship : A Report on British Race Relations, Londres, Oxford University Press, 1969 ; John Rex, Robert Moore, Race, Community and Conflict : A Study of Sparkbrook, Londres, Oxford University Press, 1967.

6 Alain Girard, Yves Charbit, Marie-Laurence Lamy, op. cit.

7 Yves Charbit, Marie-Laurence Lamy, « Attitudes à l’égard des étrangers et seuils de tolérance : les enquêtes de l’Ined », in Sociologie du Sud-Est, n° 5-6, 1975, pp. 85-100, 113-115, 163-164.

8 Francis Lesme, « Dans les écoles de Marseille », in Droit et Liberté, n° 362, p. 17.

9 Ibid. Voir aussi Emmanuel Debono, « Le “seuil de tolérance”, prétexte au renoncement républicain », Blog Le Monde, 6 septembre 2016. URL : https://www.lemonde.fr/blog/antiracisme/2016/09/06/le-seuil-de-tolerance-pretexte-au-renoncement-republicain/

10 Alfred Sauvy, L’Europe submergée. Sud-Nord dans 30 ans, Paris, Dunod, 1987, pp. 77, 191, 195, 270.

11 Ibid., p. 75.

12 Alfred Sauvy, op. cit., p. 270 et texte promotionnel en 4e de couverture.

13 Renaud Camus, Le grand remplacement, Neuilly-sur-Seine, éd. David Reinharc, 2016.

14 Stephen Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Paris, Grasset, 2018.

15 Yves Charbit, « “La ruée vers l’Europe” : la démographie africaine, bouc émissaire du populisme xénophobe et raciste », Working Paper, n° 42, Paris, Ceped, 2019. URL : https://www.ceped.org/IMG/pdf/wp42.pdf

16 Voir Jean Raspail, Le Camp des Saints, Paris, Robert Laffont, 1973.

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Table des illustrations

Titre Graphiques 1a, 1b, 1c, 1d. Opinions hostiles à l’égard des étrangers selon le % d’étrangers dénombrés dans la commune de la personne interrogée.
Crédits Source : Données tirées de Girard et al., op. cit.
URL http://journals.openedition.org/hommesmigrations/docannexe/image/11478/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 58k
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Pour citer cet article

Référence papier

Yves Charbit, « Justifier la xénophobie par le « seuil de tolérance » »Hommes & migrations, 1330 | 2020, 76-79.

Référence électronique

Yves Charbit, « Justifier la xénophobie par le « seuil de tolérance » »Hommes & migrations [En ligne], 1330 | 2020, mis en ligne le 03 janvier 2023, consulté le 13 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/11478 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.11478

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Auteur

Yves Charbit

Professeur émérite de démographie, université de Paris, Ceped.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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