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Le Point Sur

La Franche-Comté, territoire pilote des diversités en 1973

Stéphane Kronenberger
p. 89-93

Résumé

Au tournant des années 1960-1970, les entreprises, et en particulier l’industrie automobile, embauchent en Franche-Comté. Dans cette région fortement industrialisée, le paysage de l’immigration est marqué par une diversité de plus en plus importante des origines. Dans les villes comtoises, comme ailleurs sur le territoire, les conditions de vie offertes aux travailleurs immigrés font naître des mobilisations accompagnées par des militants associatifs et syndicaux.

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Texte intégral

  • 1 Bernard Dézert, La croissance industrielle de la Porte d’Alsace. Essai géographique sur la formatio (...)

1Éloignée des grandes agglomérations tout en étant davantage industrialisée que d’autres régions françaises1, la Franche-Comté a connu un impérieux besoin de bras sur le marché du travail malgré l’arrivée progressive des enfants du baby boom. Entre 1968 et 1975, elle voit son nombre d’étrangers passer de 44 000 à 74 000, soit un taux d’accroissement de +69 % à nul autre pareil sur cette période intercensitaire. La part des étrangers au sein de la population comtoise atteint ainsi 7 % au milieu des années 1970, contre 4,4 % en 1968 et 3,6 % en 1962. Elle dépasse alors d’un demi-point la moyenne nationale. Tous les départements voient leur effectif au moins doubler entre 1962 et 1975. À cette dernière date, le Territoire de Belfort, la Haute-Saône et le Jura ont ainsi dépassé la barre des 10 000 étrangers, alors que le Doubs en accueille quatre fois plus, soit davantage que les trois autres réunis. Le paysage de l’immigration en Franche-Comté au début des années 1970, et en particulier les apports les plus récents, mérite donc une attention particulière. L’histoire économique et sociale comtoise est certes marquée par le conflit au sein de l’entreprise horlogère bisontine Lip, qui éclate en 1973 et connaît une forte médiatisation nationale, mais d’autres mobilisations, concernant plus directement les travailleurs immigrés et tentant de briser leur invisibilité, irriguent simultanément la région.

Un paysage migratoire aux apports méditerranéens devenus prépondérants

  • 2 Nicolas Hatzfeld, Les gens d’usine. 50 ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, Paris, Les éditions de l’A (...)
  • 3 Contrairement à certaines usines automobiles de la région parisienne, où ils sont largement majorit (...)

2Les grandes entreprises régionales, au premier rang desquelles la firme Peugeot2, se tournent vers l’étranger, et en particulier vers les rives nord ou sud de la Méditerranée, pour recruter les ouvriers non qualifiés indispensables à leur expansion3. La main-d’œuvre italienne, espagnole et algérienne est ainsi enrichie par de nouvelles arrivées en provenance du Portugal, des Balkans, du Maghreb, puis de Turquie.

  • 4 Stéphane Kronenberger, Les travailleurs étrangers et la Grande Guerre en Franche-Comté, Montbéliard (...)

3La présence de travailleurs maghrébins dans les usines comtoises remonte à la Première Guerre mondiale4 et cet apport ne cesse ensuite de s’amplifier au cours des Trente Glorieuses, sans que cela ne soit interrompu par l’indépendance algérienne, bien au contraire. La cohorte des Algériens passe ainsi de moins de 10 000 individus en 1968 à plus de 16 000 sept ans plus tard. Dans le même temps, l’immigration maghrébine en Franche-Comté se diversifie grâce à une très significative percée marocaine. Le nombre de Marocains ne s’élève, en effet, qu’à un millier en 1968, mais s’établit en revanche à 7 600 individus en 1975. Cette augmentation résulte en partie d’un recrutement d’ouvriers au profit de l’industrie automobile : à l’usine Peugeot de Sochaux, ils sont dès le début des années 1970 au moins aussi nombreux que les Algériens. L’immigration marocaine s’est toutefois également fixée dans des espaces plus ruraux, comme le Haut-Doubs, le Haut-Jura ou la cité du meuble de Saint-Loup-sur-Semouse en Haute-Saône, où elle assure, aux côtés d’autres étrangers, la prospérité de l’entreprise de meubles Parisot. Seuls 1 290 Tunisiens sont recensés en 1975 dans les quatre départements comtois. Cela représente cependant une multiplication par huit de leur effectif depuis 1968 et d’aucuns participent aux mouvements sociaux du début des années 1970.

4Entre 1962 et 1968, le nombre de Portugais en Franche-Comté passe de quelques centaines à 6 612, puis connaît une nouvelle augmentation de 151 % au cours de la période intercensitaire suivante pour atteindre 16 610 individus en 1975, dépassant même légèrement la cohorte des Algériens (16 315). Les Portugais constituent donc à cette date la première communauté étrangère de la région. Au moment où l’industrie comtoise a tant besoin de bras, de jeunes Portugais quittent en effet clandestinement leur pays, refusant d’être envoyés se battre dans les guerres coloniales d’Angola (1961-1975) et du Mozambique (1964-1974).

  • 5 Un accord de main-d’œuvre existe entre l’Allemagne et la Yougoslavie depuis 1961.
  • 6 Le Monde, 15 janvier 1969.

5Dans la foulée de la signature d’un accord de main-d’œuvre entre la France et la Yougoslavie de Tito en 1965, le nombre des ouvriers de cette nationalité présents en Franche-Comté monte en flèche pour franchir la barre du millier d’individus dès 1968 et doubler deux ans plus tard, avant de frôler les 3 000 en 1972. À cette date, la Franche-Comté devance même légèrement l’Île-de-France comme première région française d’accueil de cette population originaire des Balkans. Prenant exemple sur plusieurs constructeurs automobiles allemands5, la maison Peugeot a embauché, en quelques années dans le Pays de Montbéliard, plusieurs milliers de Yougoslaves célibataires ou venus sans leur femme. Dès 1969, à l’occasion d’une visite officielle en France, le Premier ministre yougoslave Mika Spiljak ne manque d’ailleurs pas d’effectuer un crochet par Sochaux avant de se rendre à Paris. Il rencontre alors une délégation de 500 compatriotes employés à l’usine Peugeot. Ceux-ci se montrent globalement satisfaits de leur sort, mais regrettent de ne disposer que de contrats temporaires de faible durée6. Au début des années 1970, les Yougoslaves constituent de loin le premier contingent de main-d’œuvre étrangère à Peugeot-Sochaux, puisqu’ils sont à eux seuls plus nombreux que les ouvriers algériens, marocains, tunisiens, italiens, espagnols et portugais réunis.

6L’immigration turque, quasi inexistante en Franche-Comté en 1968, atteint en revanche en 1975 l’effectif significatif de 4 210 individus. Quatre Turcs sur dix résident certes dans le seul Pays de Montbéliard, où Peugeot a fait le choix délibéré de diversifier la composition de sa main-d’œuvre étrangère. Mais, contrairement aux Yougoslaves et à l’instar des Marocains, les Turcs ne se concentrent pas, loin s’en faut, dans la région industrielle du Nord Franche-Comté. Ils sont par exemple en voie d’implantation dans le Haut-Jura, où Saint-Claude représente dès 1973 l’épicentre de leur présence, puisque cette cité d’un peu plus d’une dizaine de milliers d’habitants en accueille déjà près d’une centaine.

L’émergence de revendications propres aux immigrés

  • 7 Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement da (...)
  • 8 Raymond Marcellin est ministre de l’Intérieur et Joseph Fontanet ministre du Travail.

7Époque d’indéniable dynamisme économique, les Trente Glorieuses possèdent également leur face cachée, notamment synonyme, en Franche-Comté comme ailleurs, de mal logement pour les Français et une très large part des travailleurs immigrés7. Leur situation précaire engendre l’émergence de mouvements sociaux, alors que les circulaires Marcellin-Fontanet8 de 1972 donnent naissance aux premiers sans-papiers, non sans provoquer là aussi une réaction des principaux intéressés et de leurs soutiens.

  • 9 Stéphane Kronenberger, « Loger les Nord-Africains dans le Nord Franche-Comté (1945-1962) », in Riad (...)

8Du lendemain de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1960, des efforts ont été consentis par les employeurs comtois, les municipalités ou l’État pour tenter de loger les travailleurs immigrés. Cela entraîne la création des premières associations de soutien à ces prolétaires venus d’ailleurs. Toutefois, le rythme des réalisations s’est révélé beaucoup trop lent eu égard aux besoins d’hébergement existants9, si bien que, lorsque surviennent ces nouvelles arrivées, non seulement beaucoup reste à faire mais les problèmes se trouvent décuplés. Près de 2 000 Yougoslaves sont ainsi hébergés en 1971 au sein des seuls hôtels Peugeot, situés à proximité immédiate de l’usine de Sochaux. Ils cohabitent avec 800 Marocains et le même nombre d’ouvriers français. Le Pays de Montbéliard compte plusieurs foyers de travailleurs immigrés édifiés par le ministère du Travail, puis par la Société nationale de construction de logements pour les travailleurs (Sonacotra). Dans l’ensemble de la région, de nouveaux foyers sont construits au début des années 1970 par les employeurs et/ou les pouvoirs publics, mais d’autres se dégradent et, d’une manière générale, l’habitat insalubre perdure. Anciens forts et casernes, usines désaffectées, voire cités ouvrières en ruine servent trop souvent d’abris de fortune aux travailleurs immigrés. Le bidonville bisontin des Founottes a certes laissé place, en 1969, à la cité de transit de l’Escale, mais de nombreux centres-villes paupérisés fourmillent encore de misérables garnis.

  • 10 Le Courrier, 15 janvier 1972.

9À l’instar des conditions de travail, ces problèmes liés au « mal logement » constituent l’un des terreaux favorables à l’expression publique de revendications par les travailleurs immigrés. Ceci d’autant plus qu’une frange de l’opinion se solidarise avec eux et crée une nouvelle génération d’associations, au premier rang desquelles les Associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (ASTI), afin de non seulement leur donner des cours d’alphabétisation, de leur venir matériellement en aide, mais aussi de tenter de faire respecter leurs droits. À Saint-Claude, cité industrieuse du Haut-Jura marquée par l’arrivée récente d’ouvriers portugais, marocains ou turcs, la presse relaye, en janvier 1972, un communiqué, conjointement rédigé par le Comité d’aide et d’accueil aux travailleurs immigrés et les unions locales de la Confédération générale du travail (CGT) et de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), dénonçant le caractère très précaire des logements mis à la disposition de ses nouveaux embauchés par une scierie locale : « Travailleurs ou esclaves ? Telle est la question que l’on peut se poser lorsque l’on visite l’appartement occupé par un certain nombre de travailleurs immigrés turcs employés dans une scierie de Saint-Claude. En effet, il est scandaleux de constater de quelle manière sont logés des travailleurs assurant la prospérité de l’entreprise. Ils sont six dans une petite cuisine et une chambre, l’humidité y règne en permanence et l’eau suinte le long des murs ; les moyens de chauffage archaïques font risquer l’asphyxie ou l’incendie à chaque instant, la pluie du toit passe au travers du plafond. Quant à la literie c’est tout un drame, il n’est pas question de draps, ce serait sans doute trop beau pour des immigrés, une seule couverture et des sacs de jute pour se protéger du froid10. »

  • 11 Archives municipales de Saint-Claude 8 O 2.

10La publication de ce texte est suivie, en mars et avril de la même année, d’une enquête par questionnaire sur « les conditions de logement des travailleurs étrangers de Saint-Claude ». Initiée et conduite par le comité susnommé (qui s’inspire des démarches de l’ASTI de Lons-le-Saunier), elle présente un état des lieux précis et circonstancié pour inciter les pouvoirs publics à édifier un foyer pour travailleurs immigrés dont la ville se trouve encore dépourvue11.

  • 12 Anne-Sophie Bruno, « Solidarité avec les travailleurs immigrés ? », in Plein droit, n° 90, 2011, p. (...)
  • 13 Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, p. 37 (...)
  • 14 Anne-Sophie Bruno, op. cit., p. 36.

11Cette affaire met également en exergue une implication accrue des syndicats à l’échelon local, avec cependant des différences d’appréciation. La CGT, dont le succès repose sur « la syndicalisation du cœur de la classe ouvrière, incarné par la figure de l’ouvrier qualifié12 », perçoit en effet l’arrivée d’ouvriers étrangers comme un élément susceptible de faire pression à la baisse sur les salaires. Elle fait néanmoins peser l’intégralité de la responsabilité sur le patronat qui les a fait venir pour les exploiter. De son côté, la CFDT dénonce également l’attitude du patronat, mais considère la migration comme « un droit imprescriptible13 ». Cette position, témoignant de la survivance de racines chrétiennes à la suite de la scission avec la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) en 1964, l’amène à accompagner encore davantage que la CGT certains mouvements revendicatifs des immigrés pour de meilleures conditions de travail, un logement décent ou la régularisation de leur situation administrative. La CFDT a d’ailleurs créé, dès 1966, un secrétariat national aux travailleurs immigrés, dont l’activité n’est néanmoins pleinement effective qu’à partir de la fin de l’année 1971, avec la naissance d’une commission nationale des travailleurs immigrés14.

  • 15 AD Territoire de Belfort 1792 W 43.
  • 16 L’Est Républicain, 6 juillet 1972. Ascofam : Association française de lutte contre la faim.
  • 17 L’Est Républicain, 28 mai 1973.

12Localement, des initiatives sont néanmoins prises dès 1966 par des militants, avec par exemple la naissance de l’Association franc-comtoise d’aide algéro-française et internationale (AFCAAFI) de tendance CFDT, qui se donne pour objectif l’alphabétisation des travailleurs immigrés, mais aussi de leur apporter une « aide sociale » plus large15. En 1972, la CFDT lance une campagne de terrain réclamant « les mêmes droits pour tous, sans distinction de nationalité » qui permet à ses militants d’entrer en contact avec les immigrés. Dans le Pays de Montbéliard en juillet de la même année, l’union locale CFDT sert ainsi, avec d’autres, de caisse de résonance à la lutte des travailleurs immigrés du foyer du Petit Chenois pour être considérés comme des hommes à part entière, et à ce titre tous relogés dans des conditions décentes. Ce lieu d’hébergement doit en effet être détruit dans le cadre de la construction de la nouvelle zone à urbaniser en priorité (ZUP) de Montbéliard dite de la Petite Hollande et les 128 locataires payant régulièrement leur loyer sont dirigés vers d’autres foyers. Cependant, rien n’est prévu pour une large part des 92 « clandestins » qui, chaque nuit, dorment à même le sol. La crise éclate lorsque l’ensemble du matériel est retiré des locaux. Après avoir reçu une « délégation composée d’une cinquantaine de personnes parmi lesquelles des locataires mais également des représentants des associations ASCOFAM, AFCAAFI, CFDT, Drapeau rouge, PSU, Lutte ouvrière et Cause du peuple16 », la municipalité fait, en accord avec la sous-préfecture, la proposition que des lits prêtés par l’autorité militaire soient provisoirement réinstallés sur place dans l’attente d’une solution plus pérenne. Cependant, rien n’est réglé sur le long terme, puisque moins d’un an plus tard, en mai 1973, environ 150 travailleurs immigrés manifestent de nouveau dans les rues de Montbéliard à l’appel « de plusieurs organisations politiques et syndicales décidées à attirer l’attention des pouvoirs publics et des Français en général sur le problème des logements pour les travailleurs étrangers17 ».

  • 18 « Grève de la faim des travailleurs immigrés », reportage diffusé sur l’ORTF Besançon, 20 avril 197 (...)
  • 19 AD Territoire de Belfort 1792 W 43.

13En 1972, les circulaires Marcellin-Fontanet assujettissent la délivrance d’une carte de séjour à la détention d’un contrat de travail et d’un logement décent. Les régularisations a posteriori sont donc de fait proscrites et la perte de l’emploi exercé engendre celle du titre de séjour, plaçant encore davantage les travailleurs immigrés sous la coupe de leur patron. La capitale comtoise comme le Nord Franche-Comté sont alors irrigués par des mouvements sociaux qui se développent en France en réaction, à l’instar des grèves de la faim, dont les églises et leurs dépendances constituent le cadre privilégié. Ainsi, en avril 1973 dans une salle paroissiale attenante à l’église Saint-Claude à Besançon, une grève de la faim est entreprise par une dizaine de travailleurs immigrés soutenus par des collègues français18. Le 25 mai 1973, une centaine d’Algériens et de Tunisiens employés au sein des usines SBM et Unelec, à Beaucourt dans le Territoire de Belfort, se mettent en grève illimitée, avec le soutien de la CFDT, afin de protester contre leurs conditions de logement et de travail ainsi que contre la modicité des salaires, alors qu’est formé un « comité pour l’abrogation de la circulaire Fontanet19 ». Le mouvement, qui dure une dizaine de jours, trouve un écho médiatique dans la presse locale et nationale. Libération tout juste fondé relaye ce conflit dans ses premiers numéros, tout comme d’autres quotidiens maoïstes comme Front Rouge.

  • 20 L’Est Républicain, 13 mai 1972.

14À l’occasion de ces mobilisations, une part de l’opinion comtoise découvre ces immigrés, décrits dans la presse comme « mal payés, mal logés, mal aimés20 ». Les phénomènes de rejet sont fréquents, car les nouveaux arrivants sont perçus comme une concurrence déloyale sur le marché du travail. La question d’un racisme naissant au sein de la société est d’ailleurs perceptible en filigrane.

Le relais des supports artistiques et culturels

  • 21 « Les variétés yougoslaves aux usines Peugeot à Montbéliard », reportage diffusé sur l’ORTF Besanço (...)

15À la fin des années 1960, les manifestations culturelles organisées à l’intention des travailleurs immigrés, lorsqu’elles existent, sont souvent le fruit d’une étroite collaboration entre le service du personnel d’une entreprise et les représentants officiels en France du ou des pays d’origine, voire leurs relais associatifs locaux. À l’initiative de la maison Peugeot et de l’ambassade de Yougoslavie est ainsi proposée annuellement à Sochaux, à partir de 1969, une animation musicale et folklorique destinée aux ouvriers yougoslaves. En mai 1972, la télévision régionale rend compte de ces réjouissances et indique d’ailleurs que la troupe d’artistes, ayant donné plusieurs représentations à l’intention de ses compatriotes, est « patronnée par la radio-télévision de Zagreb21 ».

  • 22 Angéline Escafré-Dublet, Culture et immigration. De la question sociale à l’enjeu politique, 1958-2 (...)
  • 23 L’Est Républicain, 7 avril 1972.
  • 24 Angéline Escafré-Dublet, « Les cultures immigrées sont-elles solubles dans les cultures populaires  (...)

16Les associations de défense des droits des immigrés promeuvent toutefois une revendication d’autonomie culturelle22. Ainsi, dans le Pays de Montbéliard, est organisée au printemps 1972 une série de manifestations dédiées aux « échanges culturels internationaux », avec le double objectif « de poser [sur la place publique] les problèmes que rencontrent les travailleurs immigrés et de permettre l’expression culturelle de cette catégorie d’habitants23 ». En avril 1972, à Montbéliard et Valentigney, est par exemple jouée en arabe dialectal et en français par la troupe algéroise du Théâtre de la Mer la pièce Mohamed, prends ta valise. Cette dernière donne la parole à l’immigré algérien Mohamed Zitoune qui, séparé de sa femme Aïcha, est confronté en France à divers problèmes, dont l’exploitation et le rejet. Ce portrait d’un homme réduit à la valeur d’un objet est ainsi propice à la discussion, et l’auteur Kateb Yacine invite, à l’issue des représentations, les spectateurs au dialogue. Le témoignage de travailleurs immigrés sur leurs conditions d’existence doit permettre aux habitants du Pays de Montbéliard de mieux connaître les populations immigrées. Dans l’optique de tenter de rompre cet isolement, le choix des lieux de représentations n’a d’ailleurs pas été effectué au hasard : par exemple, il associe pour Montbéliard le théâtre municipal et le quartier de la Chiffogne où le réseau militant est déjà actif. Créée par des travailleurs immigrés algériens issus du Mouvement des travailleurs arabes, la troupe de théâtre Al Assifa se produit à Besançon en 1973 à l’invitation des Lip en lutte et découvre que ces ouvriers « ne connaissent pas la spécificité de la situation des immigrés24 ».

17La Franche-Comté connaît donc au début des années 1970 une première mise en lumière, furtive mais réelle, des travailleurs immigrés. Celle-ci s’effectue par l’intermédiaire de mobilisations, dont ces prolétaires venus d’ailleurs constituent désormais à plus d’une reprise les protagonistes principaux, avec le soutien de militants de la société civile. La majorité de l’opinion demeure cependant largement dans l’ignorance de leurs conditions d’existence et, surtout, des fondements même de leurs revendications, en terme notamment de dignité humaine dans et hors de l’usine. La dynamique engendrée par le regroupement familial, consécutif à l’arrêt de l’immigration de travail en 1974, met un nouveau coup de projecteur sur cette présence étrangère, sans pour autant que les travailleurs immigrés y gagnent nécessairement en visibilité, les médias préférant mettre en exergue leurs enfants, voire l’isolement de leurs épouses. Le renvoi au pays de nombreux ouvriers yougoslaves à la fin de leurs contrats de courte durée s’effectue d’ailleurs dans un silence médiatique assourdissant. Dans le Pays de Montbéliard, le cinéaste Armand Gatti réalise, en 1975, avec le concours actif des ouvriers, plusieurs films par nationalité sur les communautés étrangères présentes dans ce bassin industriel, compilés par la suite dans un opus fameux au titre évocateur Le Lion, sa cage et ses ailes.

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Notes

1 Bernard Dézert, La croissance industrielle de la Porte d’Alsace. Essai géographique sur la formation d’un espace régional en fonction de l’attraction industrielle, Paris, Sedes, 1969.

2 Nicolas Hatzfeld, Les gens d’usine. 50 ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, Paris, Les éditions de l’Atelier/éd. ouvrières, 2002.

3 Contrairement à certaines usines automobiles de la région parisienne, où ils sont largement majoritaires, les travailleurs immigrés représentent toutefois à l’usine Peugeot de Sochaux moins du cinquième des effectifs.

4 Stéphane Kronenberger, Les travailleurs étrangers et la Grande Guerre en Franche-Comté, Montbéliard, AECI, 2018.

5 Un accord de main-d’œuvre existe entre l’Allemagne et la Yougoslavie depuis 1961.

6 Le Monde, 15 janvier 1969.

7 Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016.

8 Raymond Marcellin est ministre de l’Intérieur et Joseph Fontanet ministre du Travail.

9 Stéphane Kronenberger, « Loger les Nord-Africains dans le Nord Franche-Comté (1945-1962) », in Riadh Ben Khalifa (dir.), Étrangers au Maghreb, Maghrébins à l’étranger (XVIIe-XXIe siècles). Encadrement, identités et représentations, Tunis/Paris, IRMC/Karthala, 2017, pp. 59-83.

10 Le Courrier, 15 janvier 1972.

11 Archives municipales de Saint-Claude 8 O 2.

12 Anne-Sophie Bruno, « Solidarité avec les travailleurs immigrés ? », in Plein droit, n° 90, 2011, p. 38.

13 Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, p. 378.

14 Anne-Sophie Bruno, op. cit., p. 36.

15 AD Territoire de Belfort 1792 W 43.

16 L’Est Républicain, 6 juillet 1972. Ascofam : Association française de lutte contre la faim.

17 L’Est Républicain, 28 mai 1973.

18 « Grève de la faim des travailleurs immigrés », reportage diffusé sur l’ORTF Besançon, 20 avril 1973.

19 AD Territoire de Belfort 1792 W 43.

20 L’Est Républicain, 13 mai 1972.

21 « Les variétés yougoslaves aux usines Peugeot à Montbéliard », reportage diffusé sur l’ORTF Besançon, 17 mai 1972.

22 Angéline Escafré-Dublet, Culture et immigration. De la question sociale à l’enjeu politique, 1958-2007, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 93 et suivantes.

23 L’Est Républicain, 7 avril 1972.

24 Angéline Escafré-Dublet, « Les cultures immigrées sont-elles solubles dans les cultures populaires ? », in Mouvements, n° 57, 2009, p. 92.

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphane Kronenberger, « La Franche-Comté, territoire pilote des diversités en 1973 »Hommes & migrations, 1330 | 2020, 89-93.

Référence électronique

Stéphane Kronenberger, « La Franche-Comté, territoire pilote des diversités en 1973 »Hommes & migrations [En ligne], 1330 | 2020, mis en ligne le 03 janvier 2023, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/11497 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.11497

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Auteur

Stéphane Kronenberger

Historien de l’époque contemporaine, laboratoire Telemme, Aix-Marseille Université.

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