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HomeNuméros1331Champs libresKiosque« Mourir les yeux ouverts »

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« Mourir les yeux ouverts »

Thadée Mougin
p. 217-220

Full text

1Gisèle Halimi est morte le 28 juillet à l’âge de 93 ans. L’avocate, féministe, écrivaine auteure notamment de La Kahina (Plon, 2006), disait vouloir « mourir les yeux ouverts », autrement dit vigilante, prête à se battre pour « son obsession », selon Maître Dupond-Moretti : « la justice pour tous, et je devrais dire peut-être la justice pour toutes ». Par sa lignée, Gisèle Halimi se réclamait berbère, juive et berbère – sans doute pas, historiquement, comme la Kahina, mais à l’image de ces « Berbères juifs » pour reprendre le titre du récent livre de Julien Cohen-Lacassagne. Comme la Kahina, elle fut une combattante éprise de liberté, conjuguant liberté des peuples et liberté des femmes. « Mourir les yeux ouverts » fut une discipline. Une éthique que l’on impose, à soi et aux autres. Et aux siens ! Quitte à être rejeté(e) du cercle des appartenances trompeuses. Par les temps qui courent, l’universalisant, autrement dit la quête du « commun de l’humain », se paie cher. Gisèle Halimi ne transigea pas. En 1989, opposée au port du voile à l’école, estimant le féminisme incompatible avec l’islamisme, elle quitta SOS Racisme. « Le tchador [entendre alors le voile], ce n’est pas seulement religieux, c’est politique, ne nous y trompons guère et c’est surtout le symbole de la soumission et de l’infériorisation de la femme. » Quant à l’école, elle était claire : « Quand il s’agit de l’école, […] on laisse au vestiaire […] ses emblèmes religieux parce qu’il faut arriver avec une certaine disponibilité pour la différence et l’échange. »

2Sonia Mabrouk, auteure de Douce France, où est (passé) ton bon sens ? (Plon, 2019), rappelle qu’« on l’accusait à l’époque de faire de ces jeunes filles musulmanes des boucs émissaires – déjà la victimisation était en marche et son corollaire, le procès en islamophobie […]. La rupture était dès lors consommée. Quand le féminisme de Gisèle Halimi se conjugue avec l’universalisme, un autre “féminisme” ne voit pas d’inconvénient à promouvoir l’islamisme. Aujourd’hui, nous voyons encore plus au grand jour les impostures de ces féministes dévoyées qui font cause commune avec les racialistes, les décolonialistes et autres indigénistes. » (Figarovox, le 29 juillet 2020). Cathy Bernheim, figure historique du MLF, rappelle justement : « Nous, on défendait un féminisme universaliste, pas communautariste. Aujourd’hui, les groupes religieux ont repris du terrain, partout, de quelque religion que ce soit… On a connu l’Iran avant Khomeiny, les femmes n’étaient pas obligées de porter le voile. Tant qu’il y a des femmes dans le monde qui doivent mettre un voile alors qu’elles ne le veulent pas, je considère que le voile est un système d’oppression comme un autre. Les filles qui prétendent faire de l’antiracisme en soutenant le voile, elles se trompent de cible. » (Charlie Hebdo, 2 mars).

3Le jour où Gisèle Halimi s’en allait, Mazarine Pingeot se fendait dans Le Monde d’une tribune intitulée « Ce mortel ennui qui me vient… », où elle dénonce un féminisme qui se complairait dans la morale au lieu d’agir de façon politique. La tribune fit du bruit dans le Landerneau. Loin des déchirements et des labyrinthes du féminisme, il y a celles – et ceux – qui sur le terrain triment, peinent, suent. La tribune de Mazarine Pingeot – comme le « Désormais on se lève et on se barre » de Virginie Despentes du mois de mars – est « sympathique » mais « sans intérêt » pour Michèle Riot-Sarcey, historienne du politique et du féminisme : « Cela fait partie de ces mouvements extraordinairement immédiats qui enflamment les médias mais masquent une réalité beaucoup plus importante […]. Cela fait partie de la société du spectacle, participe d’un phénomène qui masque [la] prise de conscience que le féminisme, qui demande l’égalité entre les sexes, est incompatible avec une société de domination […] et qu’un certain nombre de femmes [redécouvrent] la nécessité de se libérer soi-même. » (France Culture, le 21 août).

« Aujourd’hui, elles sont là pour elles-mêmes »

4Le 13 août fut, selon Sophie Bessis, un « jour sombre pour les droits des femmes tunisiennes ». Ce jour-là, le président Kaïs Saïed en appela à « une lecture littérale du Coran pour enterrer la question de l’égalité successorale entre hommes et femmes » (Le Monde, 18 août). Dans ce discours, « signal d’une régression », prévient Sophie Bessis, « le chef de l’État est allé encore plus loin dans son coup d’arrêt à la marche de ses concitoyennes vers l’acquisition de la plénitude de leurs droits en révoquant la notion d’égalité au profit de celle d’équité. Ce concept flou, d’ordre purement moral et qui ne garantit aucun droit réel, est défendu depuis des décennies dans toutes les instances internationales par les États musulmans les plus conservateurs. La Tunisie […] rejoint ainsi, par la parole présidentielle, le consensus conservateur qui prévaut dans le monde arabe ». « Équité » versus « égalité » donc. D’autres agitent le subterfuge de la « complémentarité » pour évacuer les exigences de l’égalité. « C’est le droit à la différence appliqué à une supposée “essence” féminine, censément plus douce, plus empathique et, évidemment, plus mère. Une tendance que l’on trouve plutôt à droite, variété catholique pratiquante, et qui insiste moins sur l’égalité que sur la “complémentarité” de l’homme et de la femme. Autrement dit, pour le partage des tâches ménagères, ce n’est pas gagné : en parfaite complémentarité, l’homme salit les assiettes, la femme les lave… », écrit Gérard Biard (Charlie Hebdo, le 3 mars).

5Cette prise de conscience évoquée par Michèle Riot-Sarcey est aussi algérienne. À Bejaïa, « les féministes s’organisent contre les violences faites aux femmes », écrit Redha Menassel (tv5monde.com, 10 mars). En 2019, « les services de la Sûreté nationale algérienne ont recensé un peu moins de 6 000 cas de violences sur les femmes en Algérie. Ce chiffre est loin de refléter la réalité puisqu’il ne concerne que les femmes qui ont osé aller jusqu’au dépôt de plainte ». Dans El Watan (13 septembre), Nassima Oulebsir rapporte que « les cas dits de “féminicides” se multiplient et les associations dénoncent le silence des uns et l’indifférence des autres ». 36 cas – a minima là aussi – depuis le début de l’année « que les médias rapportent très peu ». « La DGSN, quant à elle, évoque quatre affaires seulement de janvier à juin. » Égorgée, abattue par un fusil de chasse ou une arme de fonction, tabassée jusqu’à ce que mort s’ensuive…, la plupart de ces femmes ont été assassinées dans le huis clos des foyers. Et la justice traîne quand elle n’absout pas le tueur pour des raisons médicales et autres « provocation », « adultère » « désobéissance » des victimes ou encore… le « stress » du mari. Pire : s’ajoutent désormais « des programmes TV de certains canaux privés [qui] sont venus endosser ce discours ».

6Alors des femmes, des Algériennes s’organisent, comme Narimène Mouaci et Wiame Awres qui ont lancé le mouvement « #Nous avons perdu une des nôtres ». « Le hashtag est plutôt un cri de détresse […] pour dénoncer les féminicides et autres violences dont sont victimes les femmes et les filles algériennes. » Leïla Merad, psychologue clinicienne, explique : « la plupart des familles algériennes ne font pas sentir à la femme battue qu’elle est une victime du fait même d’une conception culturelle qui veut que l’homme “élève” son épouse. […] Même si elle se considère comme victime, son entourage essaye de l’en dissuader et ainsi l’empêche de réagir en tant que telle. » (Libertés, 6 août).

7« Le chemin est encore long pour que la femme algérienne gagne ou regagne sa place dans notre société en tant que citoyenne à part entière » confie Wissem, militante féministe du Collectif libre et indépendant des femmes de Bejaïa. Lydia, membre du collectif, ajoute : « les féministes algériennes subissent un lynchage constant sur les réseaux sociaux, sans parler des menaces de mort, des intimidations en direct ou des représailles contre nos familles… Mais ce n’est pas ça qui va nous démoraliser ou nous empêcher de continuer la lutte, parce que oui, c’est une lutte ! » (tv5monde.com, 10 mars).

8Mobilisées au sein d’un « carré féministe », les féministes algériennes s’affichent – et luttent - sur le pavé du Hirak. « Nous existons, nous sommes dans la photo du Hirak », se réjouit la sociologue Fatma Oussedik, une féministe de la génération militante des années 1970. « Les femmes ont été de tous les mouvements et de toutes les guerres en Algérie […]. Mais, aujourd’hui, elles sont là pour elles-mêmes, et c’est le grand changement ». « Un affichage joyeux et têtu, sans concession. Du jamais vu en Algérie sous une forme aussi décomplexée » rapporte Frédéric Bobin (Le Monde, 7 mars). À ce propos, Cathy Bernheim rappelle une phrase des années 1970 : « On sait qu’une lutte est vraie quand elle rend joyeuse » (Charlie Hebdo, 2 mars).

Tartufferies ?

9Pourtant, en France et ailleurs, on nous sert un féminisme d’un nouveau genre, sorte de Canada Dry à la mode (vestimentaire) islamique censé faire avancer les droits des femmes, l’égalité (ou la complémentarité, ou l’équité, ou…). Quelle « place pour les militantes des partis islamistes en Tunisie et au Maroc ? » demande justement Anca Munteanu, post-doctorante à Paris 1, sur le site The Conversation, le 4 juin. « L’entrée des islamistes tunisiens d’Ennahdha et du Parti justice et développement (Maroc) dans l’arène politique de leurs pays respectifs a représenté un vecteur d’intégration des femmes dans le champ politique. » Soit ! « Plusieurs témoignages de militantes recueillis entre 2016 et 2020 en Tunisie, au Maroc et à Paris révèlent qu’à travers leur engagement social et politique, les femmes sont devenues des actrices importantes des partis islamistes », notamment en tant qu’élues aux législatives tunisiennes de 2011 commence par souligner l’auteure. Reste que la place des femmes dans ces courants est ailleurs. « Dans les couches basses il n’y a que des femmes ; après, en montant, nous ne trouvons que des hommes » témoigne « une cadre d’Ennahdha ». De même, dans le « réseau » associatif d’Ennahdha, « la majorité des présidents d’associations restent des hommes, même quand les femmes ont contribué à leur fondation ». Bien sûr, « ces associations travaillent dans le respect des références islamiques et adhèrent aux chartes internationales qui, selon une responsable d’un réseau d’associations islamistes, ne sont pas en contradiction avec la religion ». Petit rappel à propos du 13 août, ce « jour sombre » pour les droits des Tunisiennes : « En 2018, Ennahdha s’est opposé à l’initiative de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité qui proposait [notamment] l’égalité des sexes en matière d’héritage […]. Son rapport a été perçu par Ennahdha comme un risque pour la stabilité de la famille. Cette position officielle a reçu le soutien des militantes du parti. D’ailleurs, une responsable d’Ennahdha nous a confié : “On est en faveur de l’égalité entre l’homme et la femme : l’égalité des salaires, des chances et des postes de travail. Mais l’héritage est une question de société. Certaines questions touchent à une structure sociétale et ne peuvent pas être réglées avec une loi ou une commission.” » Anca Munteanu résume : « Les militantes contribuent à diffuser le message islamiste parmi les femmes. Elles constituent une “main-d’œuvre politique” pour leurs partis, en demeurant actives dans le milieu associatif à référentiel islamiste. » Faut-il y voir une instrumentalisation, un trompe-l’œil ou un trompe-couillon ? In fine, que des femmes portent « le message », intègrent « le champ politique » ne change rien : que les injonctions, les prescriptions et les coups de bâton soient assenés par un barbu sourcilleux ou une Thatcher abstème ne change rien à l’aliénation des unes et au statut de toutes les autres.

Islamisme et féminisme seraient-ils incompatibles ?

10Le 3 août, The Conversation publiait un article signé Laurent Cordonier, Florian Cafiero et Gérald Bronner rendant compte du rapport 2020 du Programme des Nations unies pour le développement sur « la situation des inégalités femmes-hommes dans le monde ». « Le PNUD a donc mesuré l’intensité des stéréotypes sexistes dans le monde en se fondant sur une vaste enquête portant sur 75 pays représentant 81 % de la population mondiale. Dans la moitié des 75 pays, plus de 91 % des personnes interrogées se disent d’accord avec au moins un des sept préjugés sexistes qui leur étaient présentés, par exemple : “Les hommes font de meilleurs dirigeants politiques que les femmes”. » Statistique impressionnante en ce qu’elle inclut les réponses des femmes elles-mêmes. Et les auteurs de citer – pour s’en démarquer – « la célèbre journaliste, romancière et féministe francophone Denise Bombardier » qui pointe « le lien entre le poids de la religion et les préjugés à l’égard des femmes. Les pays musulmans se situent au sommet de cette liste infâme. En Jordanie, 99,3 % des gens nourrissent des préjugés. Au Qatar, 99,7 %, au Nigeria, 99,7 %, en Libye, 99,1 %, en Malaisie, 98,5 % et au Mali, 98,8 %. La prime de la honte est détenue par le Pakistan, où seulement 0,2 % de la population n’exprime pas de préjugés à l’endroit des femmes, selon les critères de l’étude ».

11« L’islam serait-il donc le coupable idéal pour expliquer la variance internationale du niveau de sexisme ? » demandent nos auteurs. Recourant à des méthodes « plus rigoureuses » que Denise Bombardier, leur analyse indique que, « s’il y a davantage de stéréotypes sexistes dans les pays musulmans […], il existe une corrélation encore plus marquée entre ces stéréotypes et le niveau de développement : dans l’ensemble, moins un pays est développé, plus sa population a de préjugés négatifs contre les femmes ». Et d’en conclure que « l’islam en tant que tel n’est clairement pas le grand responsable de la persistance des préjugés sexistes dans le monde », mais, plus largement, « l’existence d’un fort sentiment religieux au sein de la population » couplé à « un faible niveau de développement – et, donc, d’éducation ». « Il se pourrait dès lors que ce ne soit pas l’islam en particulier qu’il faille soupçonner d’être associé au sexisme, mais un fort sentiment religieux en général » – et de citer le Zimbabwe, le Ghana, les Philippines ou l’Inde. Exit donc la culpabilité sui generis de l’islam. Ou plutôt, au lieu d’avoir le privilège d’entrer seul par la grande porte du sexisme, il s’en revient par la fenêtre, mais en « bonne » compagnie.

Apprendre à dire « non ! »

12À propos d’éducation, Patricia Melotte rapporte cette expérience où des femmes ont été confrontées à des propos sexistes tenus par des hommes, histoire de mesurer leurs réactions (Theconversation.com, 16 juillet). « Toutes les participantes ont détecté le caractère sexiste des propos de la même façon, quelle que soit l’expression de leur visage. Ensuite, elles ont rapporté un même sentiment subjectif de colère. Enfin, elles ont accordé tout autant d’importance à leur image : qu’elles s’opposent ou pas au sexisme, les participantes voulaient tout autant montrer une image positive d’elles-mêmes, ne pas être perçues comme des râleuses et ne pas entrer en conflit avec leur interlocuteur. » Les participantes auraient donc évité toute confrontation – à l’exception des rares gagnées par la colère. « Les femmes […] ne sont pas encouragées à exprimer la colère et elles sont socialement réprimandées quand elles le font. Les normes émotionnelles genrées font donc obstacle à la réaction des femmes face au sexisme. » D’où la nécessité, conclue l’auteure, de formations et d’une éducation pour analyser des comportements non pas innés, mais « liés à des normes », et apprendre à savoir dire non « sans avoir à argumenter ». Histoire de faire comprendre qu’un non est un non et pas un oui déguisé ! Éducation donc, mais sans doute pas chez « Tariq Ramadan qui a annoncé, le 25 août sur sa page Facebook, l’ouverture d’un établissement qui dispensera des cours d’humanisme, de féminisme et d’éthique » (Marianne, 27 août). Le féminisme à la sauce Ramadan ! Une tartufferie de plus ou de la nécessité de « mourir les yeux ouverts ».

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References

Bibliographical reference

Thadée Mougin, “« Mourir les yeux ouverts »”Hommes & migrations, 1331 | 2020, 217-220.

Electronic reference

Thadée Mougin, “« Mourir les yeux ouverts »”Hommes & migrations [Online], 1331 | 2020, Online since 27 November 2020, connection on 16 April 2024. URL: http://journals.openedition.org/hommesmigrations/11962; DOI: https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.11962

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