Le défi de la co-construction des collections muséales

1La collecte de parcours de vie individuels de migrants se poursuit au gré des opportunités, en parallèle d’une démarche d’acquisition proactive concernant des ensembles thématiques relatifs aux représentations et aux pratiques du corps social dans le domaine des migrations. Ainsi, cet angle des collections a-t-il été rebaptisé « collection de société ». La nature des sujets est variée (par exemple, le bateau Aquarius, Tati Barbès…), mais leur traitement se fait toujours sous l’angle du témoignage, ce qui distingue ces ensembles patrimoniaux des éléments présents dans la « collection histoire » du musée. Ces projets sont éminemment dépendants de la conjoncture créée par la temporalité et les acteurs impliqués. Ainsi, il est impossible d’évaluer à l’avance leur intérêt patrimonial, ni même ne serait-ce que leur aboutissement. Néanmoins, au croisement de l’histoire et de la mémoire, de l’individuel et du collectif, du patrimoine matériel et immatériel du contemporain, ils sont essentiels à poursuivre pour alimenter le patrimoine des migrations et mettre à jour les pratiques professionnelles.

2Le projet d’acquisition dont traite cet article possède une dimension complémentaire des collectes classiques, où le musée élabore le projet avec le « producteur » des futurs éléments patrimoniaux. Il ne s’agit pas d’un simple rôle d’intermédiaire, ni de l’entremise experte d’un chercheur, mais d’une vraie place de co-constructeur de projet, et celle-ci est occupée par une communauté d’acteurs réunie autour d’enfants, élèves de CM1-CM2 de l’école Robespierre de La Courneuve. Ces derniers se trouvent être, entre 2017 et 2020, les témoins privilégiés du processus de démolition d’un immeuble emblématique du quartier des 4000 Est par sa monumentalité. Appelé jusque-là le « Vieux-Barbusse », ce dernier devient progressivement dans le processus de démolition la « barre Robespierre ».

3S’ils sont habitants du quartier, ces enfants n’ont pas d’expérience personnelle de vie dans l’immeuble, mais il représente un élément important du paysage quotidien et de la mémoire collective. C’est à travers leur regard, leurs choix, que se construit la proposition d’acquisition pour le musée national. L’ADN de la collection de société du MNHI est la légitimation de la parole individuelle au sein du patrimoine national, au même plan que les œuvres d’art et les objets et documents de l’histoire collective. Ce cadre, que l’on pourrait appeler la part écomuséale du MNHI, est donc particulièrement propice à ce type de projet, où, en définitive, le processus est aussi, sinon davantage, important que le résultat.

Les « 4000 Logements », de la construction à la rénovation urbaine (1986-2020)

4En 2011, le plan de rénovation urbaine prévoit la démolition à La Courneuve du « Vieux Barbusse ». Haut de 15 étages et contenant 302 logements, il fait partie des « 4 000 Logements », ensemble de bâtiments réalisés entre 1961 et 1964 par l’Office des habitations à loyer modéré de la Ville de Paris dans des parcelles maraîchères de La Courneuve. Ces bâtiments composent deux quartiers distincts : les 4000 Ouest et les 4000 Est.

Un projet culturel au plus près des habitants : Situations(s) Robespierre du collectif Random

Du projet artistique et culturel à un projet patrimonial porté par des enfants

11La démolition du bâtiment étant repoussée pour des raisons techniques à l’été 2020, la Ville propose à la classe de CM1-CM2 de Catherine Abonnel de prolonger ce travail. Un parcours d’éducation artistique et culturelle est conçu afin de réaliser avec les élèves un don auprès d’un musée d’un ensemble d’items relatifs à l’histoire de l’immeuble. Il s’agit de donner suite à la proposition émise en 2017-2018 de faire en sorte que « la barre entre au Louvre », mais en l’inscrivant dans la réalité des institutions patrimoniales.

12Une série de questions sont ainsi travaillées en classe avec les élèves sur les catégories de patrimoines et, plus spécifiquement, sur le statut des collections muséales en France. Face à une démolition d’un immeuble dont on souhaite conserver des traces, quel type de patrimoine conserver ? Répondre à cette question implique, d’une part, de déterminer l’histoire que l’on souhaite transmettre : le bâtiment dans l’histoire technique de la construction des grands ensembles ? Dans l’histoire de l’architecture moderne ? Ou bien l’histoire de ses habitant-e-s entre 1964 et 2020, avec la problématique d’une multiplicité des trajectoires individuelles et familiales et l’impossibilité de réduire cette complexité à des parcours de vie « exemplaires ».

13La première suggestion des élèves, celle de prélever un morceau de l’immeuble pour le placer dans le musée du Louvre, a été ainsi interrogée. D’une part, que raconterait un parpaing ou un encadrement de fenêtre prélevé lors de la démolition et placé dans le contexte d’un musée dédié aux « beaux-arts » ? D’autre part, même dans un autre musée, est-ce la trace que l’on souhaite conserver de cet immeuble ? Les bancs et des mosaïques situés au pied de l’immeuble ont été une autre piste de travail intéressante. Intéressants dans une optique d’une illustration de la vie quotidienne des habitants de l’immeuble, ces éléments portaient diverses inscriptions témoignant de leur usage par les habitants (inscriptions, gravures). Cette piste a été rapidement éludée, cette fois au titre des difficultés liées à l’amiante omniprésent dans ces réalisations.

14Par-delà la nature des objets susceptibles d’être « patrimonialisés », les élèves ont dû se familiariser avec le musée susceptible d’accueillir leur proposition. Dès les premières étapes conduites par le collectif Random, le MNHI est identifié comme le musée à privilégier, tant en raison de la nature de ses collections de société que de son projet d’une institution muséale articulée aux territoires et aux enjeux contemporains.

15La visite de la Cité de l’architecture et du patrimoine, puis celle du Musée national de l’histoire de l’immigration ont permis aux élèves de mieux cerner leurs propres attendus par rapport à la démarche. L’approche de la Galerie des dons au MNHI a été largement plébiscitée, la rencontre avec un donateur, Abdelkader Zennaf, agissant comme un révélateur et illustrant la place que peuvent occuper des habitants dans un musée. Son témoignage a ainsi guidé les élèves pour construire une proposition donnant à voir l’immeuble à travers l’histoire des familles qui s’y installèrent.

16Ces interrogations sur le sens du projet ont été complétées, lors d’une deuxième visite au MNHI, par une réflexion sur les contraintes des collections muséales. Une explication du statut des collections nationales ainsi qu’une visite des réserves ont permis aux élèves de comprendre que l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité des collections imposent une responsabilité dans la proposition de don à élaborer. Par ailleurs, les enjeux pratiques de la conservation posent un cadre dont les élèves ont pris conscience, notamment en matière de stockage, de manutention, mais aussi de possibles en matière de conservation préventive. Enfin, les enjeux de valorisation sont indissociables et la proposition doit être suffisamment documentée pour que l’ensemble constitue un ensemble muséographique.

Constituer une proposition de don : le choix des objets et des donateurs

17Leurs intentions clarifiées, les élèves ont été invités par Catherine Abonnel à s’interroger sur la valeur confiée à un objet. Les critères esthétiques, l’unicité ou la rareté de l’objet, sa capacité à raconter quelque chose, l’aspect remarquable de son ou sa propriétaire… Dans la foulée, les élèves ont été amenés à s’interroger sur ce qu’ils souhaiteraient prendre avec eux s’ils devaient quitter leur domicile pour partir pour un long voyage. Cette liste bigarrée a été représentée dans une valise dans laquelle se retrouvaient photographies, objets et même des personnes. Ils ont également réfléchi dans une deuxième séance aux objets qu’ils donneraient à un musée.

18Les items réunis par Random lors de sa résidence dans l’immeuble ont ensuite été étudiés. Ces derniers étaient essentiellement des objets collectés sur site avant la démolition, peu adaptés aux collections muséales : poignée de porte, règlement intérieur, porte de boîte aux lettres, compteur d’eau, affichettes diverses. Seule une des plaques d’adresse de l’immeuble, le n° 4 de la rue Robespierre, a retenu l’attention.

19Afin de constituer une proposition, l’appel à des témoins-donateurs est devenu incontournable. Grâce à différents interlocuteurs dans la Ville et l’agglomération, des contacts ont été pris avec différentes habitantes, ainsi qu’avec une ancienne gardienne de l’immeuble ayant habité sur le site au début des années 1980. L’objectif était de réaliser une rencontre avec les élèves, qui ont élaboré une grille de questions à leur intention (voir ci-dessus). Parallèlement, une documentation a été réunie, comportant des photographies de la construction des 4000 Logements ainsi que du programme de rénovation amorcé dans les années 1980. L’ensemble documentaire constitué par Random est également en cours de traitement en vue de son versement aux archives municipales.

20Deux ensembles patrimoniaux seront ainsi constitués à l’issue du projet. D’une part, une donation auprès du MNHI d’un ensemble d’objet et d’archives articulant histoire familiale et histoire des 4000 Logements. D’autre part, un fonds d’archives papiers et numériques versé aux archives municipales constituant une source pour l’histoire des 4000 jusqu’à la rénovation du XXI^e siècle.