- 1 Blandine Schmidt, « Radiographie de l’interactivité radiophonique. Sciences de l’information et de (...)
115h00 sur Radio Luxembourg (RTL). Le générique égrène les premières notes de la petite cantate de Barbara ; il sera pendant quinze ans, de 1967 à 1981, le rendez-vous quotidien de très nombreuses femmes avec leur interlocutrice privilégiée : Ménie Grégoire. Combien de femmes aujourd’hui sexagénaires se souviennent d’avoir écouté le jeudi après-midi en faisant semblant de ne rien entendre, assises sagement auprès de leur mère ou de leur grand-mère, cette voix qui parlait d’un monde étrange et tu, celui de la sexualité féminine, du couple, de la contraception. Certaines ont compris bien plus tard pourquoi on les envoyait alors faire leurs devoirs, jouer dans leur chambre ou au jardin pendant une demi-heure, puis une heure à partir de 1969. Ces émissions ont troublé autant, voire plus encore, que l’irruption des radios libres le paysage radiophonique, et non pas dans le silence de la nuit mais à une heure de grande écoute. Quels rapports entre Ménie Grégoire et ses auditrices et ce numéro d’Hommes & Migrations ? Plusieurs. Tout d’abord, Ménie Grégoire a lu à l’antenne chaque jour de la semaine une lettre d’auditrice, parfois d’auditeur, suivie de plusieurs appels téléphoniques. Nous sommes bien dans l’échange et le récit de soi. Lettres et appels étaient sélectionnés, les premières par l’équipe de Ménie et les seconds par les standardistes. Ménie Grégoire a tout de suite pris conscience de l’importance et de la grande diversité de ce fonds d’archives, devenu l’un des plus étonnants sur la société française des années 1960-1970. L’avalanche quotidienne de lettres a été gérée et systématiquement classée. Ménie Grégoire, historienne de formation, a raconté cette organisation très précoce et précise, dans Les cris de la vie, publié en 1971, et dans ses entretiens avec la chercheuse Blandine Schmidt : « Mes assistantes sélectionnaient les lettres qui méritaient de lancer un sujet particulièrement émouvant ou passionnant. […] Elles me remettaient une trentaine de lettres ou une cinquantaine de lettres pour le week-end. Je les emportais avec moi en week-end et je les lisais et je faisais ma semaine1. » Avec Ménie Grégoire, quatre assistantes sont mobilisées, dont deux jeunes sociologues. Ensemble, elles ont répertorié pas moins de 80 000 lettres et 2 000 heures de bandes d’appels. S’y ajoutent, à l’antenne, des experts – sexologues et prêtres – et, hors antenne, une assistante sociale pour les affaires réclamant un traitement d’urgence.
- 2 Extrait d’un entretien avec Janine Blanchard retranscrit dans Robert Guy, « Le divan radiophonique (...)
- 3 Je remercie Mme Debal-Morche, conservatrice aux Archives départementales d’Indre et Loire, pour son (...)
- 4 Le mariage mixte (émission du 20 août 1976).
2Janine Blanchard, l’une des assistantes, a raconté comment les lettres étaient lues et résumées à leur réception pour faciliter leur traitement. « J’avais des masses de lettres, des centaines de lettres, il fallait que je résume en quelques mots sur le dos de l’enveloppe. J’en lisais et j’en résumais une centaine par jour2. » Ces résumés préservaient l’anonymat, qui était la règle de l’émission. Les enveloppes ont été conservées et les lettres y sont encore pliées et rangées dans les boîtes d’archives aujourd’hui déposées aux Archives départementales d’Indre et Loire3. Dès le début, le classement a été pensé et le thésaurus s’est enrichi au cours des années. Or il témoigne de l’intérêt pour l’immigration, et c’est la seconde raison de cette plongée en archives. Dans son rôle d’observatrice de la société française, Ménie Grégoire aborde plusieurs questions liées à l’immigration. Ainsi, on trouve dans les entrées du répertoire : mariages mixtes, religion, musulmans, femmes étrangères4. Un intérêt qui n’est pas occasionnel et s’est poursuivi bien au-delà de son émission : vingt ans plus tard, en 1988, elle a écrit un ouvrage intitulé La France et ses immigrés, publication de lettres adressées au courrier des lecteurs de France-Soir auxquelles répondent des hommes politiques et des intellectuels.
3Il faudrait pouvoir lire toutes les lettres et entendre tous les témoignages pour s’extraire des biais créés par sa classification. Il n’y a en effet aucune entrée « immigrés ». Néanmoins, les termes choisis de « mariage mixte », « religion », « musulman », « femmes étrangères » permettent malgré tout d’approcher les relations entre les Français, et plus encore entre les Françaises, et les immigrés, et entre les immigrés des deux sexes et les Français. Car ce qui est ici en jeu, ce sont les relations au quotidien et amoureuses. On n’y fera pas de découvertes fracassantes mais les doutes et les interrogations du moment sont palpables. Toutes les ambivalences de la société française encore meurtrie par la guerre d’Algérie très proche se devinent. Se dessine aussi le portrait contradictoire d’une France qui accueille une immigration nombreuse et diverse, mais se trouve confrontée aux premiers effets de la crise économique et aux lois favorisant le retour des immigrés dans leur pays. Reste que les lettres s’inscrivent largement dans le registre privé. Elles évoquent ainsi les difficultés rencontrées pour faire accepter un conjoint étranger, la mise à l’écart des filles immigrées. Mais on y entend également la voix de certaines femmes algériennes, ou mariées à un Algérien ou un Tunisien, qui tiennent a contrario à témoigner de l’harmonie de leur couple mixte.
- 5 Archives départementales d’Indre et Loire (Adil), Fonds Ménie Grégoire, 66J250.
4C’est le cas de cette lettre adressée le 19 avril 1968 par une jeune algérienne mariée à 16 ans à un Français rencontré pendant la guerre d’Algérie où il faisait son service militaire. Elle raconte les préventions de ses beaux-parents étonnés qu’elle sache lire et écrire et qu’elle ne soit pas tatouée. « Je vous assure », écrit-elle, « que je m’entends très bien avec eux, et avec mon mari je suis très heureuse, j’ai eu deux enfants et ça fait 7 ans qu’on est mariés et je n’ai jamais regrettée d’avoir passé outre tous les obstacles que mes parents mettaient en évidence5. »
5Ce qui frappe dans ces récits de vie, c’est parfois la naïveté des questions posées. Une « fidèle auditrice » qui veut épouser un Algérien demande : « Est-ce vrai que ce genre de personnes est différent au point de vue du comportement, avec “son conjoint”, après le mariage ? Je ne le crois pas. Mais on me le dit, si souvent. Nous nous aimons beaucoup6. » Une autre craint les pouvoirs envoûteurs de son futur mari.
- 7 Adil, Fonds Ménie Grégoire, 66J250
6Les inquiétudes les plus fréquentes sont exprimées par les parents sur ce qui attend une jeune française épousant un Algérien ou un Malien. Le poids des familles apparaît très fort, qu’il s’agisse des parents français, portugais, maghrébins ou africains. Une jeune fille de 18 ans et demi – mineure lorsqu’elle écrit en 1971 – témoigne ainsi : « Ils me disent : Tu as ton bac et tu sors avec un Noir, ce n’est pas intelligent7. » Les jeunes Françaises expriment souvent leur crainte d’être chassée par leur famille. La situation de femmes au foyer n’est pas perçue comme une exclusion sociale : la plupart des auditrices et auteures des lettres ne travaillent pas. Néanmoins, les jeunes algériennes qui écrivent aspirent, comme nombre de jeunes filles françaises, à s’émanciper de la tutelle familiale, ce qui signifie faire des études et quitter la cellule parentale.
7On note à plusieurs reprises – effet de source ? – que plusieurs parcours de vie montrent des « rejeux » migratoires. Plusieurs filles de parents polonais ou lituaniens racontent l’hostilité de leurs parents à leur union avec un étranger, eux qui ont pourtant connu durant leur enfance vexations et stigmatisations en raison de leur statut d’étrangers. Les lettres parlent aussi des hésitations quant au retour vers le pays d’origine, et notamment de la méfiance suscitée par la loi Stoléru qui met en place en 1977 une « aide au retour volontaire » en direction des chômeurs de nationalité étrangère d’abord, puis, à partir de septembre, en faveur des travailleurs salariés en activité depuis cinq ans ou plus.
- 8 Adil, Fonds Ménie Grégoire, 66J214.
- 9 Ibid.
8Certains courriers sont particulièrement poignants, comme celui-ci écrit par une Lituanienne mariée à un Français et détestée par sa belle-famille : « Je ne suis pas idiote, j’ai fait des études de comptabilité, je suis bilingue et parle un peu allemand. J’aime le contact des gens mais quelque chose reste encore en moi comme un boulet et chaque fois que j’en parle je fond en larmes. Si j’avais 20 ans aujourd’hui je serais partie avec mon bébé et j’aurais gagné ma vie comme tout le monde8. » Dans une autre lettre, une jeune Portugaise raconte comment elle a fui sa famille à 14 ans pour éviter un mariage forcé : « Ici, à Paris j’ai mangé dans les poubelles pendant 10 jours avant de me trouver du travaille. Je ne savais pas dire un mot de français ! Et pourtant Dieu sait si je me suis bien débrouiller pour gagner mon pain. J’ai eu une première expérience amoureuse à 19 ans. Celle-ci m’a amené au mariage et m’as donné un belle enfant. Menie je sais que je suis un peut ridicule, mais vous êtes la seule personne au monde qui pourrais m’aider aujourd’hui. Je voudrais écrire un livre. Pardonnez moi si ce n’est qu’un rêve mais si vous savies mon histoire je croi qu’elle intéresserai beaucoup de gents. Le piège qui avais quand on traverse une frontière au noir9. »
9Les propos de Ménie à l’antenne, les résumés de ses lettres ne sont pas exempts de clichés et un certain nombre de ses correspondantes lui en font reproche. Inversement, elle fait face à de violentes accusations de la part de militaires qui l’accusent de porter atteinte à la mémoire des Français morts en Algérie.
10À cet égard, on évoquera un cas, et ses traces laissées dans l’archive. À des voisins qui s’inquiètent du sort d’une jeune Algérienne, Ménie Grégoire répond qu’elle va en avertir une avocate : elle ne la connaît pas personnellement mais elle défend les femmes. Il s’agit de Gisèle Halimi et la brève missive que Ménie Grégoire lui adresse témoigne de son implication immédiate. L’Algérie, c’est enfin son voyage en octobre 1975 qui suscite des commentaires à la fois élogieux et très critiques.
11Aussi fragmentaires soient-ils, ces témoignages témoignent de la variété des sources qui peuvent rendre visibles les femmes immigrées, si l’on sait les détourner de leur destination première. Ainsi, cette archive initialement constituée autour de la vie sexuelle des Françaises fait finalement récit de soi en migration. Par ailleurs, ces lettres révèlent la diversité des situations vécues par des femmes immigrées au sein de la société française des Trente Glorieuses. Société elle-même très diverse et marquée par un clivage ville-campagne aujourd’hui bouleversé. Enfin, si certains des préjugés exprimés semblent parfois datés et dépassés, émerge aussi dans cet ensemble un racisme ordinaire devenu le terreau des discours anti-immigrés contemporains.