Navigation – Plan du site

AccueilNuméros1341Au muséePhotographieDes identités sans clichés. Une e...

Au musée
Photographie

Des identités sans clichés. Une enquête photographique sur les populations roms

Mathilde Buliard
p. 124-129

Résumé

Le photographe Jean-François Joly mène depuis 1997 une enquête photographique au long cours sur les populations roms en Europe. La série de photographies intitulée « D’Est en Ouest. L’immigration Rom », acquise par le Musée national de l’histoire de l’immigration, est composée de portraits réalisés dans les zones périurbaines de Paris et Lyon, dans lesquels le photographe s’emploie à renverser les stéréotypes attachés aux Roms.

Haut de page

Texte intégral

1Le travail de Jean-François Joly manifeste de bout en bout un intérêt pour les logiques d’exclusion, que celles-ci soient liées à la pauvreté, à la situation sociale, à l’absence de domicile ou encore à la maladie. Dans la continuité de cette dynamique, le photographe mène depuis 1997 un projet autour des Roms, plus grande minorité transnationale européenne rassemblant des individus constamment isolés, relégués et marginalisés. Son entreprise l’a conduit, depuis désormais plus de vingt-cinq ans, à la rencontre de populations roms aux quatre coins de l’Europe, pour photographier celles et ceux qui demeurent bien souvent assignés dans des zones urbaines insalubres et délaissées et dont on détourne consciemment le regard.

2La série de photographies appartenant aux collections du Musée national de l’histoire de l’immigration, intitulée « D’Est en Ouest. L’immigration rom », fait partie de ce vaste projet. Si le travail de Joly ne se concentre pas exclusivement sur la France, les photographies en question ont été prises à Gerland (69), Villetaneuse et Aubervilliers (93), dans trois villes situées dans les zones périurbaines de deux des plus grandes villes de France (Lyon et Paris).

3La série est constituée d’un ensemble de portraits aux cadrages divers (en pied, portrait américain, plan taille) mais présentant des caractéristiques communes. Toutes les photographies sont en effet réalisées en noir et blanc et donnent à voir des modèles qui regardent tous directement et fixement l’objectif, induisant un jeu de spécularité où l’on finit par se demander qui observe qui. Situées systématiquement au premier plan de l’image, les personnes photographiées – de genre et d’âge variés – sont, sans ambiguïté, le seul et unique sujet des clichés : l’arrière-plan, constitué le plus souvent de leur lieu de vie, est flou et indistinct.

Un projet documentaire sur les Roms

4Si les photographies de la série de la collection du musée datent de 2001 pour celles réalisées à Gerland, et de 2004 pour les clichés capturés à Villetaneuse et à Aubervilliers, le projet de Joly s’étale en amont et en aval de ces deux dates. En effet, son entreprise photographique débute en 1997, date à laquelle le photographe obtient une bourse du Luxembourg destinée à l’accompagner dans son projet en Roumanie, et se poursuit par diverses réalisations au Kosovo, en Macédoine puis en région parisienne. Implanté dans différentes zones géographiques, le travail de Joly est aussi polymorphe, pouvant tout aussi bien relever du reportage que d’une forme de militantisme plus engagé, notamment lorsqu’il travaille avec l’association Perou (Pôle d’exploitation des ressources urbaines), période au cours de laquelle il réalise des photographies pour les curricula vitae des Roms qu’il côtoie.

5Ainsi, loin de vouloir proposer une image fixe et unique des populations roms, Joly s’attache à en dresser un portrait kaléidoscopique qui prend en compte la variété des situations géographiques et sociales, ainsi que l’évolution de la conjoncture historique et politique, facteurs qui modifient nécessairement leurs conditions d’existence.

  • 1 Marie Poinsot, Anne Volery, « Regards photographique sur les populations roms. Entretien avec Jean- (...)
  • 2 Martha Rosler, « Pensées au cœur, autour et au-delà de la photographie documentaire », in Elvan Zab (...)

6L’ensemble photographique ainsi produit par Joly se dote d’une fonction documentaire comme l’exprime le photographe, détaillant la fonction qu’il attribue à son travail : celle « dinventorier les réalités humaines et de constituer les archives de demain1 ». Cette approche entre en parfaite résonance avec la définition que l’artiste américaine Martha Rosler donne de la photographie document, comme une réalisation qui se reçoit en deux temps : d’abord au présent où l’image témoigne de l’événement qui lui est contemporain, ensuite au futur où l’archive est redécouverte2. Une telle conception du travail photographique implique alors que l’adjectif « documentaire » vienne moins désigner une pratique particulière ou un style singulier qu’informer sur le statut que l’on accorde au document : la notion de vérité y est en effet centrale, tout comme le regard critique que l’image entend porter sur le monde et son agentivité potentielle sur le réel. Si la volonté de comprendre et d’expliquer, et l’ambition de mobiliser les récepteur.ices grâce à ses clichés sont partagées par Joly et rapprochent ainsi son travail de la tradition de la photographie documentaire, la prétention de pouvoir, par l’acte photographique, faire évoluer le monde n’est pas revendiquée par le photographe, position l’affiliant plutôt aux nouvelles enquêtes photographiques contemporaines.

Une enquête photographique

  • 3 Danièle Méaux, Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, Trézélan, Filigranes éd., 2 (...)

7Le travail de Joly est en effet tout à fait caractéristique d’un nouveau courant qui traverse depuis maintenant quelques années le champ photographique, courant notamment repéré par Danièle Méaux3. Cette nouvelle forme de photographie documentaire se caractérise par la volonté de dévoiler des pans du réel jusqu’alors invisibilisés. Si cette ambition photographique n’est pas nouvelle, les moyens mis en place pour y parvenir le sont : les photographes mènent une enquête, engageant leur présence sur le terrain sur une longue période ; ces enquêtes photographiques se caractérisent par une nouvelle prise en compte de la parole d’autrui ; les projets sont marqués par une attention aux sujets quotidiens et vernaculaires.

  • 4 Entretien avec Jean-François Joly, « Terres d’Exil : les Roms sous le regard de Jean-François Joly  (...)
  • 5 Ibid.

8Par sa présence continue et répétée sur le terrain depuis de nombreuses années, par sa volonté de renouveler le regard porté sur ces populations roms marginalisées et, enfin, par le parti pris de se détacher des représentations spectaculaires pour fournir des clichés simples, Joly participe de ce nouveau courant photographique. C’est enfin, comme évoqué plus haut, la posture qu’il adopte vis-à-vis de son travail qui le rapproche de ces réalisations : loin de revendiquer le potentiel révolutionnaire de ses photographies, Joly embrasse une position plus précautionneuse, soucieuse des logiques de pouvoir inhérente à son travail. Cette posture est sensible dans sa manière d’appréhender son enquête. Il souligne à plusieurs reprises dans des entretiens qu’au cours de son travail d’observation, il ne vit pas en immersion avec les Roms, manière pour lui de ne pas faire croire aux personnes dont il partage la vie durant quelques semaines qu’il épouse leur sort : « Je préfère garder une forme de distance qui est aussi une façon de les respecter4. » Ensuite, on observe des dispositions similaires dans sa manière de présenter son travail, dans la mesure où il n’assimile jamais ses réalisations à des moyens de changer radicalement la réalité qu’il entend représenter, rejetant la position de certains de ses confrères faisant « croire aux gens que le fait de s’intéresser à eux va changer leur vie5 ».

Un projet politique

9Si Joly n’assigne pas à son travail des ambitions démesurées, ce dernier n’est pas pour autant dénué de volonté militante. Politique, son projet l’est d’abord en raison du lien que le photographe établit explicitement entre l’actualité et le déclenchement de son travail. La date d’amorce de son projet – 1997 – correspond en effet à une période d’intenses réflexions autour de la construction européenne : le traité de Maastricht est signé en 1992, celui d’Amsterdam en 1997. Pourtant, à l’époque, le photographe s’étonne que ce processus de raffermissement des liens entre les pays européens n’intègre aucune considération sur les Roms, qui constituent pourtant la première minorité transnationale européenne, essaimée sur l’ensemble du territoire de cette union en cours de construction. Comment forger une communauté de nations en laissant de côté – dans les discours comme dans les dispositions – sept à huit millions de personnes ? En vue de combler les lacunes de nos connaissances en la matière et de produire des documents attestant d’une réalité, Joly se donne alors comme mission d’aller à la rencontre de ces populations à travers l’Europe et d’informer sur leurs conditions de vie.

  • 6 William Acker, Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, Rennes, Éd (...)

10Brillant par son absence dans les années 1990, le sujet des Roms était cependant brûlant d’actualité lorsque Joly initie sa démarche. Bien que plus présente dans les médias et assumée par des chercheur·euses de disciplines variées, cette problématique reste encore aujourd’hui éminemment politique et souvent laissée pour compte. C’est notamment ce que pointent les travaux de William Acker6. Après avoir éclairci des questions lexicales – l’auteur expliquant dans son ouvrage les superpositions systématiques dans les discours entre des catégories administratives (gens du voyage) et ethniques (Rom) –, le chercheur met en lumière ce que cette ignorance sémantique révèle de notre méconnaissance globale de ces populations. Méconnues jusque dans les mots employés pour les désigner, celles-ci sont pourtant soumises à des clichés historiques, violents et brutaux. Pillards, meurtriers et propagateurs d’épidémie, les Roms seraient, dans l’esprit de la majorité des Français, avant tout des étrangers, lorsque les gens du voyage seraient quant à eux de nationalité française. Outre la distance évidente que William Acker prend avec ces stéréotypes éculés, il démontre qu’une telle distinction est tout simplement incorrecte : certains Roms, contrairement aux idées reçues, peuvent être français. L’auteur souligne par ailleurs l’absence de productions chiffrées sur les conditions d’accueil de ces populations, preuve – s’il en faut – de l’absence d’intérêt nourri à leur sujet. Il se lance alors dans un travail de recensement, département par département, des différentes aires daccueil. Cet inventaire ne se limite pas à une simple opération de dénombrement mais procède à une démarche critique : ce travail établit le caractère systémique des localisations des aires daccueil à l’écart et dans des zones particulièrement inadaptées aux êtres humains. De ce travail, William Acker tire des statistiques accablantes : sur les 1 358 aires répertoriées, 70 % sont isolées spatialement de la ville à laquelle elles sont rattachées (loin des zones habitables, situées aux frontières communales ou dans des zones industrielles ou commerciales) et 52 % sont exposées à des pollutions, environnementales ou industrielles (proximité avec une déchèterie, une station d’épuration, une autoroute, un aéroport, une installation électrique…).

11Une fois ces données posées, la portée politique du projet de Joly est plus facile à appréhender : les portraits de face qu’il réalise dans la série obligent le spectateur à regarder en face une réalité que les conditions d’accueil des Roms ne lui permettent pas de voir ou dont il détourne volontairement le regard. De même, la focalisation sur les visages et le corps de ces Roms – l’arrière-plan restant flou et indéterminé – résonne autrement lorsque l’on a connaissance des assignations à résidence cachées que constituent souvent les aires d’accueil. Pour des populations constamment reléguées dans des zones insalubres, polluées et éloignées des regards et souvent réduites à leur lieu d’habitation entouré de clichés tenaces, le choix photographique de diriger l’objectif vers leur visage en brouillant leur cadre de vie relève d’un choix politique de renouvellement des codes de représentation.

Renverser les stéréotypes des images sur les Roms

12Peu prises en compte dans les discours et les décisions politiques, les populations roms sont pourtant soumises à des clichés vivaces. L’ignorance qui les suscite, ainsi que leur ancienneté en font des images résistantes à toute forme de contre-discours. C’est aussi sur l’historicité de ces clichés qu’Acker se penche dans son travail évoqué plus haut. Il souligne que la question de la mobilité de celles et de ceux que l’on appelait alors des « Bohémiens » devient suspecte dès le XIXe siècle et que ces suspicions conduisent, dès 1795, à la création d’un passeport intérieur, premier d’une longue série de documents destinés à contrôler les déplacements des nomades. Ces procédures finissent par aboutir à l’adoption du carnet anthropométrique, document administratif dont toute personne nomade doit être munie à partir de 1912. Dans ce carnet, figure une photographie de son détenteur permettant de l’identifier, ainsi que l’historique de ces déplacements, en vue de les surveiller. Les nomades sont ainsi les premiers à devoir détenir une carte d’identité, la photographie – entre autres moyens – étant alors conçue comme un outil de contrôle et de surveillance.

13Dans cette série, Joly renverse radicalement l’usage du portrait tel qu’il était pratiqué et vécu chez les populations nomades : loin de constituer une obligation légale, il est réalisé avec l’accord de la personne photographiée ; loin de consister en un outil de contrôle, la photographie est ici conçue comme un outil de connaissance.

14Outil de contrôle, les images ont aussi été dans l’histoire des Roms de puissants vecteurs de stéréotypes sur ces populations, comme l’explorait d’ailleurs déjà en 2018 l’exposition Monde tsigane. La fabrique des images au Musée national de l’histoire de l’immigration. Tout autant objets de soupçons que de fascination, les Roms ont historiquement été mis au ban de nos sociétés et l’image photographique a participé aux deux pôles de cette représentation stéréotypée, s’érigeant tantôt en instrument de surveillance, tantôt en relais de représentations exotisantes et intrigantes. Joly prend l’exact contre-pied de ces dernières, produisant, dans le cadre de cette série, des images qui brisent nos clichés tout en renouvelant notre perception de ces populations. En effet, loin de vouloir livrer une image lisse et uniforme des Roms, ce que les clichés et discours du passé n’avaient de cesse d’essayer, Joly photographie des sujets aux profils variés – des hommes et des femmes, du nourrisson au vieil homme –, selon des techniques de cadrage diverses – la série est constituée de portraits en pied, de portraits américains et de plans taille – et selon des modalités différentes – seul, entre amis ou en famille. La diversité des profils photographiés nous renvoie ainsi à l’ignorance qui se cache derrière les stéréotypes qui réduisent une réalité complexe à une simplicité plus arrangeante.

Haut de page

Notes

1 Marie Poinsot, Anne Volery, « Regards photographique sur les populations roms. Entretien avec Jean-François Joly », in Hommes & Migrations, n° 1321, 2018, pp. 108-111.

2 Martha Rosler, « Pensées au cœur, autour et au-delà de la photographie documentaire », in Elvan Zabunyan, Valérie Mavridorakis, David Perreau (dir.), Martha Rosler sur/sous le pavé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 174.

3 Danièle Méaux, Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, Trézélan, Filigranes éd., 2019.

4 Entretien avec Jean-François Joly, « Terres d’Exil : les Roms sous le regard de Jean-François Joly », in Réponses Photo, 8 avril 2016. Url : https://www.reponsesphoto.fr/culture/terres-dexil-les-roms-sous-le-regard-de-jean-francois-joly-26657.html

5 Ibid.

6 William Acker, Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, Rennes, Éditions du commun, 2021.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Mathilde Buliard, « Des identités sans clichés. Une enquête photographique sur les populations roms »Hommes & migrations, 1341 | 2023, 124-129.

Référence électronique

Mathilde Buliard, « Des identités sans clichés. Une enquête photographique sur les populations roms »Hommes & migrations [En ligne], 1341 | 2023, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/15420 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.15420

Haut de page

Auteur

Mathilde Buliard

Doctorante, littérature française, université Bordeaux Montaigne

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search