• 1 Publié sous le titre Les mythologies individuelles. Récit de soi et photographie au 20^e siècle, Ams (...)

2Pourquoi travailler sur, ou partir des albums photographiques ? Le souhait est lié à un manque : durant mon travail de thèse de doctorat1, l’accès aux albums photographiques personnels dans les collections patrimoniales, musées, bibliothèques, était très limité, voire inexistant au catalogue. Ce n’est qu’à partir des années 2010 que l’album a été reconsidéré comme un objet collectionnable et digne d’intérêt. Dans le sillage de l’archival turn, ce format a été remis au goût du jour par les artistes contemporains au tournant des années 2000, de façon notable par l’artiste Sammy Baloji avec son installation Hunting and Collecting (2015), à partir de l’album d’Henri Pauwels, conservé à l’AfricaMuseum de Tervuren, mais aussi par des institutions comme la Fondation arabe pour l’image (Beyrouth), elle aussi originellement fondée par des artistes soucieux de reconstituer des fonds d’images vernaculaires absentes des grandes collections européennes.

• 2 Sandrine Colard, « A congolese woman’s life in Europe: A postcolonial diptych of migration », in De (...)
• 3 Voir Éléonore Trân Hải Vân, « Diaspora vietnamienne : un héritage en photo », in Asiepacifique.fr, (...)

3Des travaux antérieurs de chercheuses ont fait date auparavant sur le thème, notamment le livre de référence de Marianne Hirsch, Family Frames: Photography Narrative and Postmemory (University of Harvard Press, 1997), où elle développe la notion forte de postmémoire. Depuis, d’autres chercheurs et chercheuses ont interrogé le rôle des photographies familiales, comme la théoricienne Shawn Michelle Smith avec American Archives: Gender, Race and Class in Visual Culture (Princeton University Press, 1999) dans la construction des « lignes de couleur » dans la société états-unienne, mais dont bien des mécanismes sont transposables dans des contextes européens et post-coloniaux. À cet égard, il faut mentionner le travail remarquable de Tina M. Campt, dans le fondamental Image Matters: Archive, Photography, and the African Diaspora in Europe (Duke University Press, 2012), les recherches tant d’archives que curatoriales de Sandrine Colard sur la photographie familiale congolaise et diasporique2 et, plus récemment, de la jeune chercheuse en histoire de la photographie Éléonore Trân Hải Vân sur la diaspora vietnamienne3.

• 4 Ela Kaçel, Barbara Engelbach (dir.), In Situ: Photo Stories in Migration, 19 juin-3 octobre 2021, L (...)

5Le Musée national de l’histoire de l’immigration est détenteur d’un fonds photographique majeur sur le thème des migrations, plus de 700 images, réparties dans les trois domaines de la collection, société, histoire et art contemporain, qui en fait un ensemble unique et singulier en France. Plusieurs ensembles avaient retenu mon attention, ceux de la famille Drvar, le fonds Petek et les albums Kousnetsoff, sur lesquels la conservatrice Hélène Bocard a entrepris des recherches fructueuses d’identifications (à paraître dans la revue en 2024). J’ai donc d’abord interrogé les modalités de collections elles-mêmes, à travers des entretiens et des recherches dans d’autres collections publiques et privées, entre autres à l’AfricaMuseum de Tervuren en Belgique, au Domid (Documentation Center and Museum of Migration) en Allemagne, qui avait déjà réalisé en 2021, au Ludwig Museum de Cologne, la première exposition d’ampleur en Europe sur les photographies personnelles en migrations4, ainsi qu’au Musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône, l’un des premiers musées à s’intéresser aux albums et, plus largement, à la photographie personnelle. Ma question première était : quels albums et, par extension, qui collectionne-t-on ? Ce vaste programme est toujours en cours d’identification des fonds. Je me suis également intéressée à la muséographie des récits de la migration et à la mise en scène de ces images, en allant voir le fraîchement inauguré Musée de l’émigration italienne à Gênes (novembre 2022), musée sans objets, uniquement composé d’histoires, d’images animées, d’installations immersives et interactives, qui bascule dans une tout autre relation aux images et aux trajectoires mises en scène. Cette réflexion plus méta, combinée à mes travaux depuis ces dix dernières années sur les narrations dans l’art contemporain, a donné lieu à un essai à paraître en novembre 2023, intitulé Quelles histoires s’écrivent dans les musées ? Récits, contre-récits et fabrique des imaginaires (MKF éditions).

• 5 Irène Jonas, « L’interprétation des photographies de famille par la famille », in Sociologie de l’a (...)
• 6 Évelyne Favart, « Albums de photos de famille et mémoire familiale : regards croisés de femmes de t (...)
• 7 Voir un intéressant article témoignage de Jacques Berton, « Photographies et histoires de soi. Un t (...)

6Dans la revue Hommes & Migrations (n° 1331, octobre 2020), le portfolio édité par Marie Poinsot et Kidi Bebey portait sur « Les clichés sur la migration féminine » mais « les photographies d’archives ou familiales, nombreuses et parfois plus anciennes sur ce thème des femmes en migration, [n’avaient] pas été retenues » en raison de leur hétérogénéité. Ce dernier point est pourtant fécond pour traiter l’auto-représentation qui émerge à travers les clichés intimes, voire la représentation sexuée dans les albums, une étude menée par Irène Jonas dans la photo de famille5. Car ces représentations ont leurs limites, comme en a témoigné la remarquable exposition du Domid, Mind The Gap, Narratives and Questions from LGBTQIA+ Migrants en 2023, qui pointait, à travers de faux albums photos comprenant des récits en lieu et place d’images, les manques cruels des archives et des collections dans le domaine des représentations migratoires LGBTQIA+. L’album photo reste un espace important de médiation narrative6, utilisé en éducation et en travail social7, dans les récits personnels et les reconstructions posttraumatiques, ce qui dépasse le simple cadre esthétique du récit de soi ou de l’image, et représente un véritable enjeu de société.