1Durant un an, Maya-Inès Touam a travaillé avec les équipes pédagogiques du collège, coordonnées par Annella Knerr, professeure d’histoire-géographie, et les élèves de 3^e autour de l’histoire et de la mémoire de la guerre d’Algérie et de son indépendance. Elle s’est également associée à l’autrice Nedjma Kacimi, prix littéraire de la Porte Dorée pour son ouvrage Sensible (éd. Cambourakis, 2021) et écrivaine en résidence pour l’année 2023, qui a animé des ateliers d’écriture en classe, en lien avec la thématique de la résidence. Née en France de parents algériens, Maya-Inès Touam construit son travail entre les deux rives de la Méditerranée. Diplômée des Beaux-Arts de Paris, ses recherches portent sur les féminités arabes, l’ambivalence des corps, et leur position dans le monde arabe et européen. Elle interroge l’esthétique orientale, non pas d’un point de vue néo-orientaliste, mais de son point de vue de petite-fille d’émigrés, sur la façon de rendre compte d’une identité qui lui est à la fois intime et étrangère ?

« Tout l’enjeu de cette résidence, pour moi artiste, était d’aborder le thème des mémoires de la guerre d’Algérie d’un autre point de vue que celui enseigné dans le programme scolaire, de façon à enrichir visuellement cet apprentissage historique. En se mettant dans la peau d’une femme d’un groupe mémoriel (juives d’Algérie, pieds-noirs, appelées, indépendantistes, harkis, anticolonialistes) impliqué dans ce conflit, les quatre classes de 3^e ont perçu la complexité de cette guerre totale. Cette immersion entre 1945 et 1962 leur a permis de se replonger dans la vie des personnalités célèbres ou anonymes qui ont œuvré aux côtés des hommes, mais qui restent, dans la mémoire collective, les grandes oubliées de cette histoire franco-algérienne. Les prises de vues ont été réalisées par les élèves en petit groupe. Après l’écriture d’un récit fictif, une planche de recherche photographique mêlant souvenirs personnels et archives publiques a été composée, fondée sur les aspérités des personnages, afin de recontextualiser la vie de ces femmes par l’emploi de la mise en scène. »

2Tout au long de l’année scolaire 2022-2023, les élèves ont pu bénéficier d’un parcours d’éducation artistique et culturelle au Musée national de l’histoire de l’immigration : spectacle vivant, ateliers, journée métiers et visites guidées. En complément, et afin de réaliser une exposition photographique sur les mémoires féminines de la guerre d’Algérie, ils ont été amenés à suivre des ateliers d’écriture, de photographies et de recherche archivistique. Ils sont ainsi devenus tour à tour auteurs, actrices, photographes, médiateurs, médiatrices, apprentis historiens, historiennes, commissaires d’exposition.

3Ce travail a donné lieu à une présentation au collège auprès de leurs familles, de leurs camarades et de leurs enseignants. Véritable vecteur d’apprentissage, mais aussi de cohésion au sein de leur établissement, cette résidence a permis de fédérer les élèves autour de la pratique artistique en leur permettant de travailler sur l’histoire de la guerre d’Algérie et de sa mémoire.

4Le projet a ainsi fait coup double : permettre de comprendre l’histoire et de lui donner un sens à venir, un sens pour l’avenir.

5Marie Bourdeau, cheffe du département de la pédagogie, Musée national de l’histoire de l’immigration.

Le département de la pédagogie du MNHI

Le département de la pédagogie du Musée national de l’histoire de l’immigration porte différentes actions autour de l’éducation artistique et culturel. Lieu de mémoire et d’histoire, le MNHI permet de travailler des sujets et des histoires complexes en lien avec les programmes scolaires à travers la découverte de ses collections. Résidences d’artistes en milieu scolaire, ateliers de pratiques artistiques, projets d’éducation artistiques et culturelles permettent alors d’aborder des questions socialement vives à travers une approche sensible. Ces projets pédagogiques sont co-construits avec les équipes pédagogiques en mettant les élèves au cœur de la démarche.

« Il s’agissait d’amener les élèves à avoir du sens critique face aux images qu’on montre », Maya-Inès Touam

6Entretien avec Maya-Inès Touam, artiste photographe, réalisé par Fanny Morère, chargée de projets éducation artistique et culturelle, département de la pédagogie, MNHI.

Hommes & Migrations : Quelle anecdote retenez-vous de ces ateliers de pratique artistique avec les élèves ?

Maya-Inès Touam : Parmi les nombreuses anecdotes, je peux raconter celle de Jade. Un élève que j’ai vraiment découvert au moment de la « mise en scène des photos », où il s’est amusé à mettre toutes les tenues possibles et inimaginables que j’avais ramenées. Techniquement, on travaillait sur des femmes, donc c’était beaucoup de tenues féminines. Il s’est révélé tellement à l’aise que j’ai trouvé ça génial pour un ado d’être capable de porter autant des gandouras que des tenues d’infirmières. Il voulait mettre des perruques… Il était prêt à tout et avait très envie de participer. Cela m’a beaucoup plu, car je me suis vraiment rendu compte que, même si c’est un âge compliqué, l’adolescence, il y en a qui restent quand même de grands exaltés. Et c’est plaisant et c’est beau à voir.

H&M : Vous réalisez dans votre travail des photos de « nature morte » et des mises en scènes. Comment avez-vous amené les élèves à se glisser dans la peau de ces figures mémorielles féminines de la guerre d’Algérie ?

M.-I. T. : C’était assez difficile de leur expliquer ce qu’est la mise en scène en photo. Ils ne connaissent pas et avaient du mal à comprendre ce que cela pouvait être, ce que cela définit. Ils n’ont pas cette notion qu’une photo n’est pas nécessairement une photo de prise du réel. Ce n’est pas une street photo ou un portrait, etc. En revanche, dès qu’on les a questionnés sur la façon de se mettre dans un rôle pour une scène d’un film, ils ont compris tout de suite. C’est tout le travail que j’ai fait en amont pour leur expliquer qu’une photo ne veut pas dire « réalité ». Il s’agissait d’amener les élèves à avoir du sens critique face aux images qu’on montre : est-ce qu’elle révèle la vérité, qu’est-ce qu’on peut lui faire dire à cette image ?

Je leur ai montré toute une iconographie des femmes des groupes mémoriels qui vivaient en Algérie. J’ai expliqué que deux magazines différents, avec des d’idéologies différentes, pouvaient utiliser une même image. Qu’une image, on pouvait lui faire dire ce qu’on voulait. L’exercice de mise en scène était donc important pour permettre aux élèves de dire ce qu’ils souhaitaient. À l’écriture, ils avaient créé un profil de femme, qu’ils avaient nommée et qu’ils devaient reproduire à travers le portrait photo. Adapter son personnage, c’était donc de la réinterprétation.
Pour parvenir à cela, il a fallu partir de la planche de recherche photo, ce qui leur a permis de prendre des libertés par rapport à une simple reproduction de la mise en scène. J’ai expliqué aussi qu’une seule photo, ce n’était pas la même chose qu’une série de photos. Justement, le côté série appuie le propos. C’est pourquoi ils ont fait une planche de recherche, puis écrit leur personnage et, enfin, l’ont mis en scène.

H&M : En quoi cette résidence a-t-elle influencé votre travail artistique ?

M.-I. T. : Cette résidence m’a donné totalement envie de faire la même chose concernant ma propre histoire familiale. Révéler l’histoire de ma grand-mère, reprendre les images d’archives d’elle et me mettre en scène, en réalisant auparavant une planche de recherche photo avec tous les éléments qui la constituent, qui, selon moi, ressortaient de sa vie et qui la définissaient.

Planche de recherche des élèves : Dalila Garcia Perez, anticolonialiste

« Je m’appelle Dalila Garcia Perez. Je suis âgée de 33 ans, de nationalité espagnole. Je suis mariée à Atheyr Srati, le sous-chef de l’organisation du Front de libération nationale (FLN). Tout d’abord, j’ai établi cette relation amoureuse avec mon mari en lui préparant une paella. Par la suite, cette relation s’est concrétisée et j’ai appris que c’était un membre du FLN. Grâce à mon mari, mes missions sont de défendre la cause algérienne et mon rôle principal dans l’organisation est de coller des affiches anticolonialistes et de transmettre des messages codés à mon mari qui les transmet lui-même à ses supérieurs. Moi, quand je faisais ces missions, j’avais toujours peur de me faire attraper par l’armée française. »

Texte pensé par les élèves.

« Voilà que l’imagination appelle à se poser les bonnes questions », Nedjma Kacimi

7Entretien avec Nedjma Kacimi, Écrivaine en résidence au Musée national de l’histoire de l’immigration en 2023, avec le soutien de la région Île-de-France.

8« Il y a des projets qui enchantent. Celui initié par Maya-Inès Touam, dans le cadre de sa résidence In Situ au collège Nelson Mandela du Blanc-Mesnil, est de ceux-là. L’idée est brillante. Rendre accessible aux jeunes collégiens une histoire complexe (la guerre d’Algérie), en convoquant leur capacité d’imaginer. L’imagination au service de l’histoire. Il fallait oser.

Plus subtile encore, Maya-Inès Touam a choisi d’aborder la question par le prisme féminin. C’est sur le rôle des femmes dans la guerre d’Algérie que les élèves vont se pencher. Et, pour cela, elle a préparé un dossier (articles, images d’archives, photos, documents), à partir duquel les élèves doivent faire surgir un personnage de fiction.

Six dossiers sont distribués pour camper autant de personnages distincts : une Européenne en faveur de la lutte anticolonialiste, une Européenne en faveur de l’Algérie française, une indépendantiste (chahida ou moudjahidate), une harkette, une femme pied-noir et une femme issue de la communauté juive. Voilà les groupes mémoriels auxquels il s’agira de donner vie.
Vous auriez dû les voir ces collégiens s’emparer du sujet et, dans un aller-retour entre les documents et leur feuille, tenter de créer un personnage historique, cohérent et complètement fictif. À cette femme, il faut lui trouver un nom, lui donner un âge, mariée ou non ? Des enfants ? Elle fait quoi ? Pourquoi, comment ?

Voilà que l’imagination appelle à se poser les bonnes questions : comment s’engage-t-on dans un combat politique armé ? Qu’est ce qui nous y pousse ? Des articles sur des personnalités incontournables de l’époque – Zohra Drif, Djamila Bouhired, Hassiba Ben Bouali, Gisèle Halimi, Josette Audin – aident à imaginer un parcours biographique. Ou encore, pour imaginer une combattante (FLN ou harkette), il faudra se demander si et comment elle a pris les armes. À partir de ces photos de femmes en habit traditionnel ou en treillis militaire, fusil à l’épaule ou en joue, seront conçus un destin, un horizon, une histoire.

Les jeunes gens se penchent donc sur un sujet difficile : la guerre. Et la tentation est grande de désigner les gentils et les méchants, les héros et les traîtres, et de glorifier et destituer d’un coup de crayon. Eh bien, figurez-vous que ce ne fut pas le cas. Bien qu’abreuvés par ailleurs de fictions manichéennes, ces jeunes ont fait montre de prudence. Les camps sont opposés, mais la jeune femme appelée à soigner des soldats français finit par tomber amoureuse d’un indigène. Nombre de fictions créées par les collégiens ont cherché le happy end, fut-il incongru. C’est cela qu’il nous faudra retenir. La jeunesse est prête à creuser dans les archives du passé, elle le fait avec application et sérieux, mais elle a un agenda : que ces archives se referment sur une histoire apaisée. »

Les résidences In Situ du Conseil département de la Seine-Saint-Denis

Partenaire privilégié du Musée national de l’histoire de l’immigration, le Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis porte une politique volontariste d’éducation artistique et culturelle à destination des élèves du département. À travers le dispositif des résidences d’artistes In Situ, le département permet des rencontres entre artistes et chercheurs, issus de tous les champs de la création contemporaine (théâtre, danses, arts du cirque, littérature, arts plastiques, mode, design…) et de la culture scientifique, qui investissent 10 collèges du département en partenariat avec une structure ou un établissement culturel.

Une résidence pour incarner l’histoire, par Annella Knerr

9Professeure d’histoire géographie, coordinatrice du projet au collège Nelson Mandela du Blanc-Mesnil.

10Cette résidence In Situ a permis à quatre classes de 3^e d’approfondir un thème de leur programme d’histoire (« Indépendances et construction de nouveaux États »), tout en offrant une approche interdisciplinaire et sur un temps long, comme seul un projet d’une telle envergure le permet. L’approche de Maya-Inès Touam a associé esprit critique et création artistique. Une première démarche historique a plongé les élèves dans les archives des six groupes mémoriaux choisis, pour appréhender ce conflit dans sa complexité, en mêlant histoire et mémoires, collectif et individuel, toujours en nuances. Afin de s’approprier ces expériences, ils ont ensuite échangé en groupe pour écrire le parcours d’une femme fictive. Leur implication dans l’élaboration de ce récit a montré leurs capacités d’imagination et de créativité pour proposer des photographies illustrant l’identité et un moment de la vie de leur personnage, qu’ils sont véritablement parvenus à incarner. Ils ont apprécié de donner vie à ces femmes et à leur entourage, en leur attribuant des caractéristiques à la fois historiques et très personnelles, comme des intrigues amoureuses ou militaires. La pratique de l’oral, lors des échanges et de la restitution, leur a donné confiance en eux. L’investissement des élèves a été remarquable et ils attendaient avec impatience ces séances. Chacun.e y trouvait une motivation : travailler autrement, s’initier à une pratique artistique, réfléchir à des thèmes qui les intéressent beaucoup comme les mémoires des conflits, l’invisibilisation des femmes, la question du vivre-ensemble. Tout cela a permis un résultat de grande qualité dont tous les acteurs du projet sont fiers.