1L’aventure commence dans les sous-sols du Palais. C’est là, à quelques mètres de la fosse aux alligators, qu’Anne Lise Maurice situait l’action de son court-métrage Seulement l’inconnu. 

2En septembre 2014, le Groupe de recherches et d’essais cinématographiques (Grec) et le Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHI) initiaient, avec la cinéaste, la première résidence de réalisation accueillie par un Musée. Dès l’origine, la résidence s’est inscrite dans la volonté commune aux deux institutions de favoriser et de valoriser des projets artistiques audacieux et innovants en s’appuyant sur l’offre patrimoniale, muséale, documentaire, scientifique et culturelle du Musée. Son objectif : encourager la création en facilitant l’accès aux ressources matérielles et immatérielles utiles à la construction, au déploiement du récit. Certain·e·s, comme Anne-Lise Maurice et plus tard Laetitia Tura, se sont saisi·e·s du lieu pour y planter leur décor. Avec Ils me laissent l’exil-les objets, Laetitia Tura, cinéaste et photographe, interrogeait le passage d’un objet familial en possible objet patrimonial, s’appuyant sur l’expérience de la Galerie des dons du MNHI.

3Toutes et tous ont également contribué à l’offre culturelle du Musée en proposant des ateliers, des rencontres, des échanges avec le public. Ces temps partagés ont nourri leurs films, l’institution aussi.

4De Seulement l’inconnu à Ali baba les photos, actuellement en montage, les films ont exploré une diversité de genres et de sujets, de la fiction au documentaire, du passage de la frontière à l’après jungle de Calais. Tous interrogent et nous interrogent sur l’exil, la migration, la complexité d’un phénomène souvent réduit à la statistique.

5Art du « sensible », le cinéma confronte, interpelle, bouscule parfois, au risque de déranger. Il s’agit moins pour les auteurs de rendre compte du réel que de l’interpréter, de le braver aussi. Les films permettent d’incarner, d’« humaniser » les expériences migratoires, de les transmettre dans toute leur complexité et leur richesse, de déconstruire les imaginaires dominants ou de déjouer les stéréotypes. Et de garder trace des histoires, de l’histoire. Voilà aussi la vocation de cette « collection » : faire mémoire.

6Depuis 2014, près de 900 projets ont été reçus, lus, appréciés pour leur qualité, leur originalité et leur grande diversité. Dix ont été retenus et développés avec le soutien des deux structures rejointes, en 2019, par Périphérie. Parce que l’expérience est collective, nous avons souhaité laisser la parole à celle et ceux qui la rendent possible, le Grec et Périphérie, et celles et ceux, bien sûr, qui la vivent : les cinéastes.

7Site Internet : https://www.histoire-immigration.fr/​litterature-et-cinema/​la-residence-de-cinema.

Anne Luthaud, déléguée du Groupe de recherches et d’essais cinématographiques

8Le Groupe de recherches et d’essais cinématographiques (Grec) produit de premiers court-métrages – fiction, expérimental, film d’art, animation, essai – en veillant à leur caractère singulier et innovant.

9Créé en 1969 par Jean Rouch (cinéaste), Pierre Braunberger et Anatole Dauman (producteurs) afin de développer la création de premiers films de court métrage, le Grec a soutenu plus de 1 200 films et produit une vingtaine de films par an, permettant de découvrir de nombreux cinéastes.

10Quand nous avons eu, avec Katia Usova, chargée d’ateliers-résidences au Grec, l’idée de cette résidence, il s’agissait de tisser un lien de plus avec le Musée national de l’histoire de l’immigration, qui avait sollicité le Grec pour faire entrer ses films dans sa médiathèque, et de permettre à un·e jeune réalisateur·ice de faire son premier film, de le développer et de le mener à bien en l’accompagnant et en le finançant, tout en lui donnant une bourse de vie pendant 6 mois.

11C’était ouvrir un champ de possibles, comme le fait le Grec depuis sa création, c’était aussi donner les moyens de réfléchir et de faire l’expérience d’un premier film en explorant des thématiques qui sont celles du Musée et qui croisent les valeurs du Grec.

12Stéphanie Bartolo et Lucile Humbert (chargée de projets audiovisuels) ont tout de suite été d’accord pour que nous menions et construisions cette résidence ensemble. Agnès Jahier, avec Périphérie 93, nous a rejoints et soutient maintenant cette résidence depuis 4 ans. Elle entre aujourd’hui dans sa onzième année.

13Depuis 10 ans, donc, nous avons rencontré de talentueux réalisateur·ice·s, nous les avons aidés à aller au bout de leur désir de premier film en le produisant. Ils ont également pu bénéficier des ressources du Musée et de l’accompagnement de Périphérie 93.

14Les films sont là aujourd’hui, ils sont dans des festivals, en salles, sur nos sites et sur des plateformes, et ils racontent l’engagement et la singularité de jeunes cinéastes en devenir.

15Site Internet : http://www.grec-info.com/​.

16Contact : info[a]grec-info.com.

Agnès Jahier, directrice de Périphérie

17Périphérie soutient la création et la diffusion du cinéma documentaire depuis 1983. Installée en Seine-Saint-Denis, l’association a été créée par deux cinéastes, Jean-Patrick Lebel et Claudine Bories. Dès l’origine, son action a consisté à soutenir la création par l’intermédiaire d’une aide en industrie et en moyens techniques.

18Aujourd’hui, Périphérie accompagne des projets documentaires depuis la mise en production jusqu’à la diffusion.

19En 2019, Périphérie s’est associée à ses partenaires le GREC, et le Musée national de l’histoire de l’immigration pour offrir aux lauréat·e·s de la résidence « Horizon(s) » un temps de montage dans ses locaux, à Montreuil. Cette association, créée au début des années 1980, œuvre à la promotion du cinéma documentaire à travers des missions d’aide à la création, de diffusion et d’éducation à l’image. Elle accueille chaque année en résidence une dizaine d’équipes de montage. Outre la mise à disposition d’une salle et de moyens techniques, les cinéastes et monteur·se·s bénéficient d’un accompagnement artistique. Des projections de travail sont organisées régulièrement, en présence des producteur·trice·s, de l’équipe de Périphérie et d’autres professionnel·le·s invités pour l’occasion. Nous avons désormais pris l’habitude d’accueillir, sur la période estivale, les films réalisés dans le cadre de la résidence « Horizon(s) ». C’est avec Federico Francioni et la monteuse Giorgia Vila que nous avons inauguré ce partenariat en accompagnant le montage du film Rue Garibaldi. Six ans plus tard, nous avons le plaisir d’accueillir et d’accompagner le film de Luce Fournier Ali baba et les photos, monté par Anna Roussillon.

20La diversité des expériences, des écritures et des formes des films de cette résidence viennent ainsi nourrir et compléter notre catalogue riche de plus d’une centaine de titres.

21Site Internet : https://www.peripherie.asso.fr/​.

22Contact : contact[a]peripherie.asso.fr.

Retours d’expériences, paroles de résident·e·s.

Anne-Lise Maurice, Seulement l’inconnu, résidence 2014
« Six mois en immersion au Musée national de l’histoire de l’immigration, j’arpente tous les recoins – en particulier les sous-sols et la Galerie des dons qui deviennent sources d’inspiration. J’anime des rencontres, des ateliers, j’écris et tourne mon court-métrage Seulement l’inconnu. Le Musée m’offre le sujet et le décor. Avec cette résidence Frontières, je vis une expérience inédite de création dans un temps imparti. » 

Martina Magri, La tentation de la forteresse, résidence 2016
« Il est extrêmement précieux – et pratiquement impossible – d’avoir un temps, six mois en l’occurrence, pour se consacrer entièrement à la création et à elle seule, sans contraintes parasites et avec le soutien sans failles d’une équipe dévouée, rigoureuse et bienveillante. Il est rare, au début d’un parcours d’artiste, d’être sincèrement encouragé dans la poursuite d’une idée, ténue mais tenace, qui pulse dans la tête.
L’équipe extraordinaire de la résidence Frontières m’a offert ce privilège inouï. C’est grâce à chacune d’entre elles et à chacun d’entre eux que j’ai pu réaliser mon premier film et que j’ai pu explorer – de manière complètement libre, sans compromis créatif ou commercial – celui qui allait devenir mon métier. »

Ivan Castineiras, Trajectory Drift, résidence 2017
« La résidence “Frontières/Horizon(s)” m’a permis de développer Trajectory Drift, un projet très personnel qui, en tant que réalisateur débutant, serait très difficile ou impossible à produire par d’autres moyens. J’apprécie et j’estime ce collectif humain pour la ténacité avec laquelle il soutient un cinéma authentique, d’une importance capitale pour la diversité cinématographique. Je me souviens avec amour de l’expérience de travail et du temps partagé, ils sont devenus pour moi une famille extraordinaire. »

Federico Francioni, Rue Garibaldi, résidence 2018
« La résidence Frontières a été une occasion unique pour moi. La chance d’explorer un sujet qui me fascinait et une manière de faire un film qui était juste impossible pour moi, et qui n’aurait jamais vu le jour autrement. Cette résidence a été une vraie expérience où j’ai partagé 4 mois de ma vie avec mes deux protagonistes, Ines et Rafik, pour raconter leur vie précaire, mais aussi leur humanité, notre relation, la possibilité d’une rencontre et d’un partage. 
Dans l’espace de quelques jours, je me suis retrouvé lauréat de la résidence, et je suis parti d’Italie pour vivre une expérience très importante : pouvoir réfléchir à mon film, organiser des ateliers, consacrer du temps à un travail culturel, prendre soin d’un projet d’une manière que je n’avais jamais connue en Italie, jusqu’à ce moment. Quelque chose de complètement nouveau pour moi, qui m’a enrichi profondément, et m’a donné aussi une grande liberté. Cela m’a permis de me mettre en jeu, de remettre en question le choix de langage que je faisais et de grandir.
Je serai toujours reconnaissant envers le Grec pour cette opportunité et pour le soutien qu’il apporte au cinéma indépendant, à la recherche et à l’expérience cinématographique, surtout à une époque où cela semble parfois menacé. »

Joséphine Jouannais, Palermo Sole Nero, résidence 2020
« Palerme est une ville frontière, entre l’Afrique et l’Europe. Grâce à la résidence, j’ai pu explorer ce territoire qui m’inspire tout en menant mes recherches depuis le Musée national de l’histoire de l’immigration. Le film qui est né de la résidence et a été fait en toute liberté, le temps d’un été. La préparation et les recherches en résidence ont permis d’aborder au mieux le terrain, et l’accompagnement qui a suivi était à la fois un cadre et un écrin. »

Hee-Jin Kim, Amira, résidence 2022
« La résidence au Musée national de l’histoire de l’immigration m’a permis de me ressourcer dans un vaste répertoire de travaux et d’œuvres artistiques sur les questions et vécus migratoires. C’était aussi l’occasion de creuser plus profondément dans l’histoire française et son héritage colonial, afin de mieux comprendre nos réalités actuelles, ainsi que les récits que nous tissons en tant que cinéaste, mais aussi co-citoyen·ne. Plus largement, la résidence “Horizon(s)” m’a permis d’avoir un espace propice pour mêler ce processus réflexif et critique, au sein d’un processus de création. »

Raconter ce qui nous meut, entretien avec Carine May, réalisé par Stéphanie Bartolo

23Entretien avec Carine May, cinéaste et marraine de la 10^e édition de la résidence, réalisé par Stéphanie Bartolo, responsable des événements littérature et cinéma, Musée national de l’histoire de l’immigration.

Stéphanie Bartolo : Carine May vous êtes autrice et réalisatrice. Rue des cités, votre premier film, est soutenu par l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID) et présenté en Cannes en 2011. Le dernier, La cour des miracles, sorti en septembre 2022 et présenté au Palais de la Porte Dorée en avant-première, connaît un large succès public. Pouvez-vous revenir sur votre parcours de cinéaste ?

Carine May : Disons que j’ai commencé comme autodidacte. J’avais une formation de journaliste radio et j’ai travaillé pour les infos de France Inter un certain temps. Avec le recul, je me dis que c’est là que j’ai réellement appris à écrire : choix du mot, concision, efficacité, atmosphère à transcrire sans images. Avec Hakim Zouhani, on a commencé par raconter ce qu’on connaissait sur le bout des doigts, notre univers, notre vie quotidienne. Et cela semble le puits que l’on creuse à chaque film, ces histoires de comédies sociales qui nous animent, pouvoir en rire par moments tout en essayant de raconter ce qui nous meut, nous bouleverse, ou nous énerve.

S. B. : Vous évoquez Hakim Zouhani avec qui vous formez, dès vos débuts, un binôme. Comment se passe votre collaboration ?

C. M. : Plutôt pas mal ...sinon on ne réitèrerait pas ! Hakim a été assistant image sur des tournages, du coup, il est plus précis que moi sur les histoires de découpage. C’est vrai que moi j’aime bien la direction d’acteurs, me mettre à hauteur de jeu, réfléchir avec les comédiens... Mais avec Hakim on se relaie, selon les séquences, il n’y a pas de règle. À force de travailler ensemble, on sait aussi où se situent nos accointances et notre sensibilité communes (choix des prises, sensation du « bon jeu », dialogues drôles ou pas...). Notre complémentarité se révèle surtout au tournage, sur des envies immédiates, des choix de dernière minute, c’est là où on se surprend parfois et c’est chouette.

 S. B. : Votre cinéma s’ancre dans un territoire, celui des quartiers ou des banlieues de Seine-Saint-Denis. La jeunesse et, bien sûr, l’école, où vous situez encore l’action de votre dernier long-métrage sont aussi récurrents. Vos films sont décrits comme « des comédies dramatiques qui dessinent les quartiers populaires d’aujourd’hui et surtout les gens qui y vivent ». Peut-on parler d’engagement autant que d’attachement ?

C. M. : Engagement oui. Mais je pense que beaucoup d’auteurs mettent d’eux dans les films qu’ils racontent, sinon quel ennui et quel manque d’élan ! En revanche, sur des sujets assez politiques comme l’école, on fait attention à ne pas être militant. Avec tout le respect que j’ai pour ceux qui se battent dans la vie citoyenne, dans un film, on ne peut toucher comme avec un tract, en assénant, en forçant les gens à s’embarquer avec nous. Cela passe plutôt par l’humour, et l’émotion. C’est comme ça qu’on voit le cinéma, en tout cas. Quant à l’attachement... évidemment. Aubervilliers, c’est notre Heimat, notre foyer. Le lieu de l’enfance. Je pense que même quand on tournera dans le Lot en pleine Pampa, il y aura un morceau de ce territoire des premières années inscrit en arrière-fond, c’est dans l’ADN de nos récits, c’est comme ça.

S. B. : Que peut selon vous le cinéma ? Les films peuvent-ils « faire évoluer les regards et les mentalités sur l’immigration en France », pour citer l’une des missions originelles du MNHI ? Et que dire de la comédie en particulier ?

C. M. : Le cinéma ne changera pas des vies, mais peut modifier certaines façons de penser. Permettre à chacun de se sentir moins seul par moments, de partager des émotions avec d’autres, ou pas. Être ému par des détails, des souvenirs, des anecdotes qui parlent à plusieurs personnes qui ne se connaissent pas. C’est ce qui me touche le plus. Et oui, on peut modifier les regards portés sur le réfugié, le père, le fils, le commerçant de Rungis... On entre dans l’existence des gens, on vit des événements avec ces personnages et on ressent. C’est ça, le principal.

L’humour, pour nous, c’est un ingrédient essentiel qui permet de faire entrer plus de monde dans nos histoires. L’humour, ça se partage, c’est comme le bon vin. C’est la connivence, la complicité, la dédramatisation. On rit, mais on n’en pense pas moins.

S. B. : Votre filmographie compte de nombreux courts-métrages, un format que vous affectionnez particulièrement ?  Quel regard portez-vous sur la production contemporaine ?

C. M. : J’en vois de moins en moins malheureusement. Le court est un format que j’adore, auquel je reviendrai j’espère. Le Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand m’a donné des ailes, j’y allais adolescente et c’est là que j’ai vécu tant d’émotions face à l’écran.  C’est aussi là que j’ai décidé qu’à mon tour, je raconterai mes histoires. 

S. B. : Vous étiez cette année marraine de la résidence « Horizon(s) ». Que retenez-vous de cette expérience singulière ?

C. M. : J’ai découvert des univers complètement différents, des propositions intéressantes, nouvelles et enthousiasmantes. Ça ouvre des horizons, et c’est toujours réjouissant de voir comment chacun décide de tirer un fil en particulier ; souvent avec sincérité, partageant un morceau de leur propre histoire. C’est toujours émouvant.

S. B. : Le jury a retenu Ali baba les photos, un projet présenté par Luce Fournier. Pouvez-vous nous dire ce que vous a séduit dans cette proposition ?

C. M. : Justement, ce nouveau regard porté sur la jungle de Calais, par quelqu’un qui sait de quoi elle parle. Ce regard assez nouveau, et étonnant, qui décide d’évoquer « l’après » Calais, côté réfugiés comme humanitaires. Et filmer cette lande, déserte, avec ses stigmates, et ses strates, parce qu’il en reste toujours quelque chose, et heureusement. On ne fait pas table rase. 

Filmer la jungle de Calais après l’expulsion de 2016, par Luce Fournier

24La Jungle est un épisode marquant au point que ceux qui y ont séjourné parlent d’un avant et d’un après dans leurs vies, moi y compris. En 2016, Calais opère comme un lieu de rupture des parcours migratoires pour des milliers d’exilés et de radicalisation pour des bénévoles humanitaires, à la conscience politique plus ou moins balbutiante. C’est cette expérience transformatrice que racontent mes protagonistes : Omar, exilé soudanais, et Bastien, bénévole de La Cabane juridique. Le film dit les amitiés qui restent quand tout a été́ détruit ; ces amitiés imparfaites, asymétriques mais profondes, nouées dans l’urgence, la précarité́ et les tentatives partagées. Elles sont le dernier lieu de résistance après la défaite, là où on se dit qu’on a arraché quelque chose à la négation et qu’alors, tout n’a peut-être pas été́ vain. C’est en cela que ces amitiés sont politiques. À Calais, sur la lande devenue « zone de renaturalisation », je cherche dans le paysage des traces de ce que nous y avons vécu, des milliers de personnes qui l’ont habitée. Quelque chose de l’intensité́ de la vie dans le bidonville qui serait enfoui sous les dunes artificielles construites post-destruction. Le peu de matérialité qu’il en reste entre en tension avec les récits d’Omar et de Bastien, qui sont désormais installés à Lille. Il point parfois dans leurs discours une forme de nostalgie de cette communauté́ d’infortune. Il n’est pas question de déplorer la destruction du bidonville dont l’existence même était violence, mais de comprendre, en dépit de ça, ce sentiment de perte. L’hypothèse du film est que cela tenait à une certaine façon d’être ensemble, toujours active entre Omar et Bastien. C’est parce que leur relation est porteuse d’une puissance au présent, capable de lutter contre l’effacement, que le film se passe avant tout aujourd’hui, à Lille, avec eux, et pour que les moments de vie, de paroles, les liens qui résistent, viennent repeupler un paysage déserté. Progressivement, le spectateur scrute les plans de la lande avec un regard chargé de la puissance des amitiés, entamées dans la boue du camp, qui perdurent malgré́ la dispersion et l’effacement. Le calme apparent du paysage raconte l’anéantissement des formes de vie indésirables à Calais. On raconte en creux la situation actuelle. La frontière n’apparaît non pas comme un seuil, une ligne artificielle qu’on peut franchir, mais une zone mouvante, diffuse, une mille-feuille de technologies de sécurité́ et d’obstacles administratifs qui opèrent différemment, selon les présences qu’elle entend contrôler, et dont on peine à s’extraire. Actualité qui laisse toujours sans répit, même sept ans après, faisait régulièrement irruption dans les conversations filmées d’Omar et Bastien sur le retour de la guerre qui ravage le Soudan, la mort de sept-cents personnes dans un énième naufrage en Méditerranée ou encore les stratégies de négociation avec l’administration pour obtenir des papiers.