1Des paysages, en plein soleil ou dans la lumière d’un soir. Quelques bâtiments, un canal, de l’asphalte. Un chat qui traverse une rue. Blanc. Tacheté de noir. Puis d’autres étrangetés urbaines. Des chaussures alignées, une statue, deux arbres. Un bosquet végétal enserré entre quatre murs. Une main qui sort dans l’interstice d’une fenêtre et d’un volet roulant. Envoi de clés, salutation, appel à l’aide ?

2Des corps allongés dans la chaleur estivale parmi les statues de jardins publics. Des personnes dans l’attente ou en mouvement, dans les transports en commun, dans une file d’attente, devant un guichet ou simplement assis sur des escaliers. On lit, consulte son téléphone, regarde le spectacle de l’incessant flux urbain. Autant de trajectoires individuelles qui dessinent des parcours métropolitains.

3Des femmes, des hommes, des lieux. Qu’ont en commun ces photographies ? Elles ont toutes été prises par des demandeurs d’asile, à Paris ou dans les territoires limitrophes. Il s’agit d’un projet artistique participatif que j’ai imaginé et réalisé en partenariat avec le Centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) de France terre d’asile (Paris 18^e) et le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) Île-de-France dans le cadre du dispositif « Culture et lien social ». Ma réponse à cet appel à projet s’intitulait « Territoires rêvés, territoires vécus ». La restitution – une exposition itinérante – a pris le titre de « Géographies de l’attente ». Si le projet reste inchangé, cette nouvelle dénomination colle mieux à ce que les demandeurs d’asile ont exprimé à travers leurs images.

Un projet photographique participatif

4L’intention du projet a été de proposer un espace de partage, d’expression et de création en parallèle de l’accompagnement administratif, social, linguistique et en hébergement réalisé par France terre d’asile. Pourquoi la photographie ? Parce qu’elle présente de multiples qualités. Elle est partout, simple d’utilisation et d’accès via les smartphones, facilement partageable via Internet et les réseaux sociaux. En outre, elle bénéficie d’une certaine appétence ; de nombreuses personnes la pratiquent mais aimeraient faire de « meilleures » photos et se poser des questions auxquelles on peut aisément apporter des réponses.

5Pour l’artiste porteur du projet, ce medium a l’intérêt d’être un fantastique support pour le narratif : une sélection de photographies permet à celui qui a fait la photo de s’exprimer, aux autres de réagir et, ensemble, de « tirer le fil » de la narration. La photographie offre un autre avantage inestimable : la possibilité de placer immédiatement chacun des bénéficiaires en position de photographe. Soit parce que la personne fait déjà des photos via son smartphone, elle est donc photographe ! Soit parce que, la pratique étant enfantine – il suffit d’appuyer sur le bouton –, la personne qui s’y prête est donc photographe !

6Il faut dire que le numérique a démocratisé ce medium. Fini les pellicules payantes à embobiner, rembobiner, apporter au laboratoire, pour, au final – pour le débutant –, faire l’expérience déceptive d’images loin de ses espérances. Avec un appareil photo numérique ou son téléphone, la fonction « auto » est souvent la meilleure alternative. On peut faire et refaire jusqu’à ce que l’on soit satisfait, éliminer les rebuts en un clin d’œil. Cette lanterne magique du XXI^e siècle permet de se concentrer sur l’essentiel : les choix esthétiques et le sens que l’on souhaite donner à sa série. Le temps et la programmation du projet ont rendu cela possible.

7Le projet s’est développé sur une année via un parcours culturel, des balades photographiques, des ateliers. Ceux-ci ont permis de partager des connaissances photographiques et artistiques (cadrage, composition, lumière, analyse d’images, editing, etc.) et des références (street photographers, photographes auteurs travaillant sur le portrait, l’autoportrait, l’intime ou le quotidien).

8Fort de cet accompagnement, j’ai confié à chacun·e des participants un petit appareil photo numérique et leur ai passé commande : réaliser une série photographique cohérente qui témoigne de leur quotidien, raconte leur territoire francilien, donne à voir leurs lieux de vie, leur groupe d’amis, eux-mêmes, les autres, des autres.

Mettre en lumière le quotidien de demandeurs d’asile

9Le résultat produit par la quinzaine de photographes en herbe fut à la hauteur de l’ambition artistique ! On ne montrera pas dans cet article tout, d’autant que certaines séries donnent à voir les proches, les amis, les communautés. Arrêtons-nous néanmoins sur quelques-uns d’entre elles.

10Ainsi, celle d’Ahmed qui nous emmène à travers ses pérégrinations : marche à pied, transports en commun, guichets, files d’attente. Dans les lieux de l’administration, également les rues, aux points de rendez-vous où des associations offrent chaque jour, gratuitement, de quoi se nourrir. Ses photographies incarnent une cartographie invisible mais bien réelle des déplacements d’un demandeur d’asile. Elles mettent en évidence le fait que le migrant, même parvenu à « destination », est une personne à la fois dans l’attente et en perpétuel mouvement.

11Avec Balbal, ce sont d’autres territoires que l’on découvre. Des paysages épurés et silencieux, constitués de grands espaces, de bâtiments épars et de lignes d’horizon. Comme un miroir. Celui des paysages afghans qui hantent sa mémoire et ressurgissent dans sa série photographique francilienne. Et puis il y a ce chat qui traverse le bitume parisien. Figure de l’errance ?

12Azziz partage également ses déambulations mais pour donner à voir l’insolite et l’incongru. Des chaussures à même le sol dessinent une étrange figure ; des enfants jouent, saisis dans l’ouverture d’une haie végétale, ou encore ce chemin tracé par les hommes à travers des herbes hautes. Traces du temps. À la découverte de nouveaux territoires, le photographe semble surpris. Il nous surprend.

13Comme Azziz, Bachir a sillonné les rues et réalisé des photographies dignes d’un professionnel. On y devine ses compagnons (demandeurs d’asile, migrants) parmi d’autres Parisiens. Instant décisif et juste distance au sujet, ses images nous renvoient à l’histoire de la photographie.

14La série réalisée par Abdallah est également remarquable. Ses corps allongés parmi les statues de jardins publics traduisent l’étonnement et la délicatesse du photographe. Dans sa série, les silhouettes de pierre nues, aux pauses classiques, maniérées ou charnelles, dialoguent avec les corps alanguis et lourds de chaleur. Dialogue des cultures…

15Au final, la fierté fut grande. Pour ces photographes et les équipes de France terre d’asile, de constater le chemin parcouru entre les premiers ateliers, où la plupart s’excusaient par avance de ne pas savoir faire, et la qualité de l’exposition produite. Des compétences ont été acquises et la plupart des volontaires sont allés au bout de l’aventure. Une pierre pour ce nécessaire travail sur l’estime de soi et de (re)construction de l’individu déraciné.

16En 2023, je renouvelle cette belle expérience. Avec une autre structure, Thot, une école diplômante de français pour les personnes en situation d’exil, les réfugiés et les demandeurs d’asile. Thot est basée au 6B, un tiers-lieu situé à deux pas de la gare de Saint-Denis L’Île-Saint-Denis, une Fabrique de culture qui réunit plus de 250 artistes et professions créatives. Ce nouveau projet est enrichi dans sa dimension narrative puisque les photographies serviront de support à des témoignages écrits, rédigés par les participants avec l’aide des enseignants. Il sera soutenu par le programme « Action culturelle et langue française » du ministère de la Culture.

17Au-delà de ces éléments de satisfaction individuel et collectif que m’apportent ces projets participatifs ? Photographe professionnel, je réponds à des commandes privées ou institutionnelles. Je mène également une démarche d’auteur autour de lieux, d’hommes ou de groupes humains avec comme thèmes de prédilection l’identité, l’histoire, les mémoires, le témoignage, et notamment ceux de l’esclavage, de la colonisation et de la décolonisation, des migrations. Ces thématiques m’amènent naturellement vers des projets participatifs. Pour les riches moments d’échanges et de création commune. Pour le plaisir de partager un savoir-faire et porté par cette conviction que j’ai autant à recevoir qu’à transmettre. Pour le bonheur de retrouver, à travers autrui, les interrogations et les doutes des premiers pas créatifs. Trente années de photographies et de productions artistiques présentent certains avantages mais vous enrobent de quelques certitudes et vous lovent dans un style façonné par le temps. Ce type de projets invite à se défaire de ces habitudes, à faire un pas de côté. Pour un retour aux sources et aux premiers émerveillements.