1Un homme d’origine syrienne de 31 ans a poignardé six personnes, dont quatre enfants âgés de 22 mois à 3 ans, dans un parc d’Annecy, le jeudi 8 juin 2023. L’impensable, l’insoutenable a mobilisé toutes les rédactions et donné lieu à l’expression de tous les commentaires, déversés, sans décence : chacun, sans attendre, y est allé de ses explications, de ses diatribes, de ses philippiques. Sans décence, parce que ni une ni deux, le sort des victimes – toutes heureusement ramenées à la vie par les équipes médicales –, la douleur des familles et des proches, les peurs des écoliers d’une école voisine, le recueillement d’une ville et la stupeur d’une nation furent instrumentalisés. Jusqu’à l’absurde et peut-être jusqu’à la déraison.

2L’agresseur est un étranger. Un Syrien. Un réfugié. Un demandeur d’asile dont la demande venait d’être rejetée par l’administration française. L’homme « n’est connu d’aucun service de renseignements et d’aucun service judiciaire », a précisé le ministre de l’Intérieur. Très vite, l’extrême droite et une partie de la droite républicaine, Éric Ciotti en chef de file, se livrèrent à un tour de passe-passe, transformant l’acte d’un homme en crime de l’immigration. L’agresseur est un immigré, tous les immigrés deviennent suspects ! Et s’il avait été cadre dans une entreprise ou journaliste ?

« Faire preuve de dignité »

3Le Syrien n’est pas soupçonné pour l’heure d’acte terroriste. Il n’est pas musulman, mais serait chrétien, un « chrétien d’Orient » ; il était en situation régulière, nullement frappé d’une OQTF donc – qui avait déjà agitée quelques esprits il y a peu. Il bénéficiait du statut de réfugié, accordé par la Suède en 2013 – c’est d’ailleurs à ce titre que sa demande d’asile en France venait de lui être refusée –, et était libre, sous conditions, de circuler dans l’espace européen. Avec ce profil singulier, on aurait pu croire que la rhétorique habituelle allait perdre (un peu) de sa superbe. Il n’en fut rien et rien ne troubla les obsessions des idéologues.

4L’homme est un étranger… Il faut donc durcir encore et toujours « nos » politiques migratoires. L’homme bénéficiait du statut de réfugié et de la libre de circulation ? Alors allons plus loin et faisons privilégier le droit national sur le droit européen, quitte à déstabiliser la construction européenne (et ce à l’heure où les ministres de l’Intérieur de l’Union européenne s’accordaient, le 8 juin, pour mieux organiser la solidarité).

5Dès jeudi soir, quelques heures seulement après l’attaque au couteau et malgré l’interdiction de la préfecture, plusieurs dizaines de militants d’extrême droite se sont réunis dans les rues d’Annecy, scandant des chants et des slogans racistes (« Bleu, blanc, rouge, la France aux Français » ou encore « à mort immigré »), brandissant une banderole « Stop immigration » et arborant en guise de « signes distinctifs : un drapeau du groupuscule Edelweiss Pays de Savoie et un drapeau orné d’une croix celtique », rapporte le Huffington Post (9 juin). En réaction, Élisabeth Borne a invité chacun à « faire preuve de dignité ».

6Le 9 juin, Marine Le Pen comme Éric Ciotti ont appelé à ce que la France reprenne sa « souveraineté » sur l’immigration, afin de « ne plus se soumettre » aux règles « inadaptées » de l’UE. Sur Europe 1, « la patronne du groupe RN à l’Assemblée nationale a sévèrement critiqué le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin pour avoir accepté la veille une réforme de la politique migratoire de l’Union européenne », réforme qui prévoit une solidarité obligatoire, « les États étant tenus d’accueillir un certain nombre de demandeurs d’asile arrivés dans un pays de l’UE ou à défaut d’apporter une contribution financière à ce pays ». « “C’est inadmissible ! Monsieur Darmanin qui essaie de se présenter comme quelqu’un de ferme n’aurait jamais dû accepter cette situation”, a déploré Marine Le Pen qui appelle à “reprendre la souveraineté” sur les questions d’immigration. »

7Le même jour, sur France 2, Éric Ciotti a fustigé « une gestion catastrophique de l’asile en Europe ». « Il faut changer les règles françaises et il ne faut plus se soumettre à des règles qui nous sont imposées, qui sont inadaptées », a-t-il affirmé, rappelant la proposition de LR d’un « bouclier constitutionnel », permettant de déroger au droit international sur les questions migratoires au nom des intérêts de la nation.

8Les LR ont déposé deux propositions de loi constitutionnelle sur l’immigration, qui suggèrent notamment que la demande d’asile soit faite à l’extérieur des frontières et l’organisation d’un référendum sur le sujet pour modifier la constitution. « Arrêtons avec la naïveté. Il faut resserrer les mailles du filet et être plus protecteur » déclare Éric Ciotti, accusé de se livrer à un « copier-coller » des propositions de l’extrême droite (« Les Républicains ont-ils repris tout le programme de Marine Le Pen pour leur loi sur l’immigration ? », FranceInfo, 25 mai). Côté gouvernemental, après le « j’y vais j’y vais pas », le projet de loi sur l’immigration porté par M. Darmanin sera bien débattu (voir « Kiosque », in H&M, n° 1340), Enfin, perspectives présidentielles obligent, le ci-devant ancien Premier ministre, Édouard Philippe, joue des coudes en dénonçant « une immigration du fait accompli » – nouvelle version de l’immigration subie – et préconise de revoir l’accord de 1968 qui facilite les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants algériens sur le territoire français (L’Express, 5 juin). Proposition qualifiée de « gadget » par Daniel Cohn-Bendit (LCI, 18 juin). « Il s’aligne sur des positions défendues à droite par un axe allant d’Éric Ciotti à Marine Le Pen, en passant par Éric Zemmour » commente Arthur de Laborde (Europe 1, 7 juin).

Le silence et les mots d’un maire

9Ainsi, chacun a ses petits plans bien en poche et dégaine à la moindre occasion. Sur les plateaux télé, dans les tribunes politiciennes, l’inepte mijote à gros bouillon et l’absurde est servi à la louche, n’aidant pas à y voir plus clair. Comme après ce sombre 8 juin 2023. Parce que l’agresseur est un étranger, chaque étranger devient un assassin potentiel et l’immigration une menace pour la sécurité publique. Si le lien entre immigration, réfugiés, demandeurs d’asile et délinquance ou attentats était aussi systématique, les statistiques de la délinquance devraient exploser en Allemagne qui accueille 25 fois plus de réfugiés syriens que la France, rappelle François Héran (France Inter, le 13 juin, voir aussi « Et si la France prenait vraiment “sa part” dans l’accueil des réfugiés ? », in De Facto, n° 33, juin 2022).

10Bien sûr, la logique politique qui vise à instrumentaliser l’actualité pour remplir son fonds de commerce est par tous partagée. Mais la question a été posée : ne fallait-il pas, par décence, attendre ? Un jour ; deux jours… et préserver l’essentiel, ne pas profaner le sacré : le besoin de se rassembler, de communier, de penser aux victimes, aux familles, aux proches ? La décence n’exigeait-elle pas le silence ? Comme le rappelait dans son « Humeur du matin » (France Culture, le 9 juin) Guillaume Erner : « Se taire, cela n’est pas possible dans la société du commentaire. Et pourtant chacun sait, au fond de lui, que la seule attitude qui vaille, en pareil moment, c’est le silence et le recueillement. […] Mais s’il faut des mots sur ce qui s’est déroulé hier, alors ceux-ci ne peuvent être que ceux de Dostoïevski : “Si l’harmonie de l’univers suppose la souffrance et la mort d’un seul enfant, je rends mon billet.” […] La souffrance, la mort d’un enfant, c’est le dialogue terrible d’Ivan et Aliocha dans Les frères Karamazov. Qui est ce dieu qui a créé un monde où les enfants meurent ? […] La souffrance d’un enfant, c’est le scandale métaphysique absolu, et face à ce scandale, il n’y a que deux choix, nous dit en substance Dostoïevski, la prière ou le refus de Dieu et de son monde, la mécréance militante, le blasphème magistral face à ce soi-disant créateur qui a créé un monde à ce point insupportable qu’un enfant peut y mourir. […] Face à l’enfant martyr, les personnages de Dostoïevski ne veulent rien comprendre, “je veux rester devant le fait, dit à ce sujet Ivan Karamazov, il y a longtemps que j’ai décidé de ne pas comprendre”. C’est peut-être cela la sagesse ultime : Que l’on croit au ciel ou pas, accepter de dire que la mort d’un enfant résiste à l’intellection, comprendre en somme que l’on ne comprend pas. »

11Et il y eut le discours du maire d’Annecy. François Astorg s’exprima devant « plus de 4 000 personnes » (France Bleu Pays de Savoie, 11 juin) : « Ennio, 2 ans, Alba, 2 ans, Ettie, 3 ans, Peter, 22 mois, mais aussi Yussuf, 78 ans et Manuel, 72 ans, […] et c’est d’abord en leur nom que nous sommes rassemblés ici, en ce moment […]. Mes premières pensées sont donc pour eux, pour leurs familles, pour leurs proches. Annecy vient de vivre une tragédie qui a touché notre ville, notre pays et le monde entier. Car avec les blessures de Ettie, Peter et Manuel, ce sont le Royaume‐Uni, les Pays‐Bas et le Portugal qui sont aujourd’hui dans la douleur. […] Annecy est aujourd’hui une famille, […] ce lieu nous permet aujourd’hui de faire preuve d’une vraie solidarité. Il n’y a pas d’autre choix que de répondre par l’unité, par la communion et par l’espoir. […] Être réunis, dans ces moments difficiles, dans ces moments de peine indicible et de drame, c’est faire le choix de l’avenir, contre celui de la destruction. C’est bâtir, plutôt que haïr. […] Preuve en est enfin, notre présence ici, les uns auprès des autres, les uns avec les autres, pour outrepasser la douleur. Nous sommes ensemble. Nous ferons face ensemble. […] Devant une telle horreur les mots peuvent paraître impuissants. […] Comment mettre les mots justes sur un événement qui dépasse l’entendement, sur un comportement qui méprise les fondements de la raison humaine ? […] L’empathie et le courage, à l’heure où je vous parle, forment le premier rempart contre la folie humaine. […] Mais il y a un autre devoir. Celui de refuser d’un bloc le désespoir, la haine, la facilité de certains discours. Nous ne devons pas céder à la tentation de la défiance, de la peur, d’une autre forme de lâcheté intellectuelle. Au contraire. Nous devons regarder devant, nous montrer dignes et encore plus forts dans l’épreuve qu’il nous faut affronter. »

La parole, rempart de la démocratie ?

12Dimanche 28 mai, Patrick Boucheron consacrait son émission à « la parole politique », avec pour fil conducteur « Démosthène, la démocratie et nous ». Démosthène, « le plus grand orateur de l’Antiquité, une bête de rhétorique » annonce l’historien au Collège de France : « Et la rhétorique […], ça nous intéresse aujourd’hui, quand on assiste, incrédules et honteux, à la déchéance de la parole publique, quand la véhémence se dégrade en clash et la parole spectacle en comédie d’une langue appauvrie. Car nous savons bien qu’il n’y a pas de bon gouvernement sans parler vrai, nous le savons depuis si longtemps que nous donnons parfois un nom propre à cette espérance politique. Ce nom est Démosthène. » Mais voilà, rappellent Patrick Boucheron et ses invités : Démosthène et ses philippiques, contre Philippe II de Macédoine, n’ont pas été entendus, la parole n’a pas été « le rempart de la démocratie ». « Le coup a raté » et de débattre « de la place de l’intellectuel dans la cité et du rapport entre le savant et le politique ».

13Les intellectuels d’aujourd’hui seraient-ils plus écoutés que le vieux Démosthène ? Certainement non, tant les études académiques sur l’immigration restent sans effets dans le débat public et les décisions politiques. Ainsi, « pourquoi le lien entre immigration et délinquance est une illusion », demandent Arnaud Philippe et Jérôme Valette (Conversation.com, 21 mai). Les deux économistes rappellent que « la perception » d’un lien entre immigration et délinquance repose sur une surreprésentation des étrangers dans les statistiques sur la délinquance (« 14 % parmi les auteurs d’affaires traitées par la justice, 16 % dans ceux ayant fait l’objet d’une réponse pénale et 23 % des individus en prison » en 2019), alors qu’ils ne sont que 7,4 % dans la population totale.

14À propos de surreprésentation des étrangers, Benoît Hamon, aujourd’hui directeur général de l’ONG Singa sur France Info, le 12 juin, déclare : « Observons quand même que 7,7 % de la population en France est étrangère. Sur tous les créateurs d’entreprise, 15 % sont des étrangers. » Même si, se référant à l’Insee, l’émission « Le vrai du faux » du 13 juin de France Info ramenait la statistique à 10 %, la surreprésentation demeure et il faudrait, selon la même logique qui condamnerait l’immigration pour être plus délinquante, faire venir à soi les étrangers pour leur esprit d’entreprise… Bienvenue en Absurdie !

15Pour en revenir à la délinquance, Arnaud Philippe et Jérôme Valette rappellent les « nombreux facteurs » explicatifs de « cette surreprésentation sans que le statut d’immigré ne soit en lui-même lié à une probabilité plus forte de commettre une infraction » : certains délits ne peuvent être commis que par des étrangers (notamment en matière de droit au séjour) et enregistrent un taux de résolution de quasi 100 %, partant, « elles peuvent faire l’objet d’un ciblage particulier lors de pressions politiques à l’amélioration des statistiques, comme lors de la mise en place de la “politique du chiffre” entre 2002 et 2012 ».

16Autre argument qui ne devrait pas désarmer, lui, les tenants de la fermeture des frontières, les corrélations entre âge (jeune), genre (homme), précarité et délinquance : trois caractéristiques spécifiques de l’immigration qui conduisent à plus de délinquance, aussi bien chez les étrangers que… chez les natifs.

17En revanche, l’impact du « traitement différencié » – discriminatoire pour le dire plus crûment – des immigrés à toutes les étapes du système pénal (depuis les contrôles jusqu’aux peines prononcées) , mais aussi… « dans les médias » expliquent, pour le premier, une part de cette surreprésentation et renforce, pour le second, « les croyances initiales sur le lien entre immigration et délinquance en reportant plus systématiquement les infractions commises par les immigrés ou en divulguant de manière plus fréquente l’origine des suspects lorsqu’ils sont immigrés ». Ces biais étant éliminés, les auteurs affirment, recherches en sciences sociales à l’appui, que « l’immigration n’est pas à l’origine d’une augmentation des taux de délinquance ».

18À l’heure où l’extrême droite et une partie de la droite sont déjà vent debout contre une des mesures préconisées par le projet de loi Darmanin (régularisations des travailleurs sans papiers dans les métiers en tension, voir « Kiosque », in H&M, n° 1340), les auteurs montrent à partir de deux études, l’une au Royaume-Uni, l’autre en Italie, que « la régularisation entraîne une baisse des infractions », l’accès au marché du travail étant déterminant pour expliquer, « entièrement » « une baisse significative des infractions générant des revenus, telles que les vols et les trafics ».

Empathie émotionnelle ?

19Si les Démosthène des temps présents ne sont pas écoutés, qu’en est-il de l’artiste, comme fenêtre ouverte, par l’émotion cette fois, sur l’intelligence et la compréhension du monde, comme le propose, depuis 2017, L’Atelier des artistes en exil ? Les réalités migratoires et de l’exil seraient-elles alors plus accessibles ? Ainsi, l’exposition Mères d’exil à la Cité Miroir de Liège « présente le travail de 30 artistes, de 15 nationalités différentes. Parmi eux, 20 sont issus de l’Atelier des artistes en exil. […] L’exposition s’étoffe aussi d’œuvres d’artistes de renommée internationale et d’artistes liégeois qui ont choisi l’exil comme source d’inspiration. Avec une multitude de supports (installations, BD, peintures, vidéos, sculptures, créations textiles, photographies…) », rapporte boulettesmagazine.be (18 avril). Et de citer Adelin Donnay, artiste et habitant de Crisnée, qui s’inspire des migrants qu’il observe et côtoie dans sa vie quotidienne : « “Moi je ne connais pas la guerre, pas la dictature donc je ne sais pas me mettre à leur place. Moi qui me perds à Bruxelles, si je dois y aller, c’est toute une affaire. Eux, ils sont à des milliers de kilomètres de leur pays, dans un milieu hostile. Je n’imagine pas tous les risques qu’ils prennent pour quitter le danger qu’ils avaient dans leur pays.” Sa série Exodus traduit toute l’empathie de l’artiste pour son sujet. »

20Tel est l’enjeu de la nouvelle exposition permanente du Musée national de l’histoire de l’immigration : permettre, à travers une scénographie renouvelée, alliant informations et émotions, histoire et art, de mieux connaître, à tout le moins de se familiariser « avec les grandes questions qui animent nos sociétés contemporaines », et éviter d’entrer en Absurdie ; peut-être…