1« Vous entrez ici en tant que soldat, avec vos camarades, avec vos frères d’armes […]. La France reconnaissante vous accueille. » C’est par ces mots, prononcés par le président de la République, que 80 ans après son exécution par des soldats allemands, le résistant Missak Manouchian est entré au Panthéon, mercredi 21 février 2024, aux côtés de Mélinée, son épouse, et de 23 résistants exécutés le même jour de 1944. « Quand la guerre éclate, Missak Manouchian s’engage. Ivre de liberté et enivré de courage, enragé de défendre le pays qui lui a tout donné », ajoute Emmanuel Macron. Missak Manouchian, rescapé du génocide arménien, rejoint la Résistance communiste au sein de la main-d’œuvre immigrée, la MOI. Il est mort apatride. Les 23 autres résistants étaient arméniens, espagnols, italiens, juifs roumains, hongrois ou polonais, français… « Être français, ça ne tient pas à l’origine, à la religion, au prénom, mais à la volonté » a insisté le président (France info TV, le 21 février).

2Dans les commentaires figure la réponse du journaliste Luc Chagnon (Franceinfo) à une question de @Médusé : « Si on qualifie Missak Manouchian d’apatride, c’est parce que les rescapés du génocide arménien de 1915 avaient interdiction de revenir dans leur pays, la jeune Turquie. Missak Manouchian avait demandé à être naturalisé Français, mais ses deux demandes ont été rejetées par les autorités françaises. » Il faut croire que Manouchian n’en voulait pas au « pays qui lui a tout donné ». Dans sa dernière lettre adressée à Mélinée, il écrit : « Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. »

Bling-bling, spectacle et zapping

3Le 19 février, Marine Le Pen annonçait sa présence à la cérémonie d’hommage à ces résistants, communistes et étrangers (lemonde.fr, 19 février). Pour le président, « les forces d’extrême droite seraient inspirées de ne pas être présentes, compte tenu de la nature du combat de Manouchian », même si le Rassemblement national (RN) « n’est plus ouvertement antisémite et négationniste », « l’esprit de décence, le rapport à l’histoire devraient les conduire à faire un choix » précise Emmanuel Macron (L’Humanité, le 18 février).

4Si le RN de fifille ne serait plus le FN de papa (les spécialistes en débattent), l’actualité parle d’elle-même. Toujours inspirant, François Sureau sur France Inter, le 11 mars, reconnaît avoir « eu du mal quand même à voir la même semaine faire voter avec l’extrême droite la loi sur l’immigration qui en réalité réduit l’étranger à être à la fois un risque, une menace et un objet de doute, pour immédiatement après, dans les flonflons portés par les légionnaires de la 13^e demi-brigade, voir Manouchian porté au Panthéon. Oui, j’ai du mal à penser deux choses à la fois ». Et pour ne pas bouder son plaisir, voici ce que l’académicien pense de la panthéonisation : « Je suis un adepte de la dépanthéonisation, je pense qu’il faudrait les en faire sortir les malheureux […]. Les en faire ressortir, leur rendre leur vérité humaine, c’est ça un exemple pour le citoyen ! » À propos de la douteuse « beauté » attribuée par Léa Salamé à la cérémonie : « D’abord je suis passé à côté pour des tas de raisons, je vous parlais de l’imposture… si vous voulez, bien sûr c’est beau, une part de moi vibre », poursuit François Sureau qui « vibre davantage […] à la figure monolithique et immobile du Général comme un bloc, “chu d’un désastre obscur”, le jour de la panthéonisation de Jean Moulin : la simplicité. Quand vous parlez du symbole, je trouve que le symbole serait plus fort si les cérémonies étaient plus simples, mais c’est un autre débat ».

Le Pen au Panthéon, Leggeri et Sorel au RN

5Le 26 mars, un mois après la panthéonisation de Manouchian, le RN organisait ses « États généraux de l’immigration ». Sur scène, il alignait « ses nouvelles recrues, censées donner une impression de crédibilité et de dynamique. Il y a là Fabrice Leggeri, ex-patron controversé de Frontex, recyclé en numéro 3 de la liste de Bardella aux européennes […]. Et puis Malika Sorel. Elle lève longuement le bras et mime le signe “V” de la victoire, quand l’animateur de la sauterie présente ses états de service » (Libération, 5 avril). À chaque fois, la presse n’a cessé de recourir au terme « belle prise ». Fabrice Leggeri ? « Belle prise ». Malika Sorel ? « Belle prise ».

6Aurélien Poivret, dans Le Républicain lorrain du 18 février, à propos de Leggeri, parle même de « grosse prise. Inattendue et symbolique ». Le RN aurait fait « coup double […]. Sur la forme d’abord, avec l’arrivée d’un haut fonctionnaire de 55 ans, diplômé de Normale Sup et de l’Ena […]. Sur le fond, ensuite, en mettant sur le thème majeur du RN – “l’immigration incontrôlée” – le visage de celui qui a été en charge du contrôle des frontières de l’Union européenne quand il était à la tête de Frontex ». Mazette !

8Sur le « fond », la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et Utopia 56 déposaient, le 23 avril, une plainte pour complicité de crimes contre l’humanité et complicité de torture contre l’ancien patron de Frontex. Les deux associations lui reprochent « d’avoir activement facilité des refoulements illégaux en mer de bateaux de migrants dans le cadre de ses fonctions » (Franceinfo et Le Monde). Elles l’accusent d’avoir livré des migrants aux Libyens, alors que « les Nations unies avaient établi que ces personnes étaient exposées en Libye aux risques de violence, de détention arbitraire de torture et d’esclavage. [Fabrice Leggeri] aurait aussi facilité le refoulement de bateaux de la Grèce vers la Turquie en refusant […] de relayer leurs signaux de détresse. Il aurait de plus dissimulé ces opérations sans les mentionner dans les rapports de l’agence Frontex ». Ces accusations reposent notamment sur un rapport de l’Office européen de lutte antifraude « qui avait d’ailleurs conduit à la démission de Fabrice Leggeri en 2022 » (France Culture, 24 avril, journal de 8h00).

9Le 23 avril sur Franceinfo, Emmanuel Daoud, avocat de la LDH, déclare, ce qui est « grave, c’est de laisser mourir des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants en Méditerranée, c’est de favoriser leur transfert forcé vers des centres d’esclavage en Libye. […] À partir du moment où ils sont dans des bateaux, on ne doit pas les refouler, on doit les accueillir et on doit les sauver. Monsieur Leggeri l’a oublié et il devra en répondre ». Le 23 avril, sur son compte X, Fabrice Leggeri affirme que « le RN est le seul rempart contre le terrorisme intellectuel que l’extrême-gauche et ses ONG font peser sur la France et sur l’Europe pour démanteler l’idée même d’un contrôle des frontières ».

10Sortie du diable Vauvert, comme aurait dit Léon Zitrone, Malika Sorel se voit catapultée numéro 2 de la liste frontiste pour les européennes. La « belle prise » est une quasi-inconnue du grand public. Membre du Haut conseil à l’intégration sous Sarkozy, elle se présente comme une ci-devant « conseillère » de François Fillon, « jusqu’à ce qu’on apprenne que Sorel avait tapé à la porte du gouvernement d’Emmanuel Macron avant d’échouer au RN » (Libération, 5 avril). « La dauphine identitaire de Jordan Bardella », qui tient un discours radical sur l’immigration depuis des années, aurait « nettement enjolivé son parcours pour enfin décrocher une place éligible aux élections européennes », rapporte Le Monde (5 avril). « J’assume d’avoir voulu servir la France où je suis » déclare Malika – n’était le manque d’humilité, ces mots auraient été plus appropriés dans la bouche d’un Missak. Éconduite, Malika Sorel considère désormais que le président de la République est « à l’opposé de ce que je porte en termes de principes républicains et de laïcité » (huffingtonpost.fr, 27 mars). Le 22 octobre 2016, l’émission Réplique d’Alain Finkielkraut recevait M^me Sorel et Magyd Cherfi. Ce dernier, en fin d’entretien, lâcha à propos de ses parents : « Malika, vous manquez d’empathie. »

Migrations : le compromis européen

11Après dix ans de négociations, le Parlement européen adoptait le 10 avril le « Nouveau Pacte sur la migration et l’asile » pour renforcer le contrôle aux frontières extérieures de l’Union européenne (UE). L’objectif est clair et traduit une marotte obsidionale dans la gestion de ces questions, indifférente à la mondialisation du phénomène migratoire (lire Catherine Wihtol de Wenden). Ce « compromis » arrive dans un contexte électoral marqué par le rejet par une partie des opinions publiques de l’immigration. Il faut se mettre au diapason ! Qu’importe si ces politiques migratoires participent d’un désastre chiffré à plus de 40 000 migrants disparus depuis 2014 selon l’Organisation internationale pour les migrations, dont 28 000 en Méditerranée (statista.com). Politiques dont on peut interroger l’efficacité : 1,14 million de demandes d’asile ont été effectuées dans l’Union européenne en 2023, tandis que 380 000 personnes sont entrées irrégulièrement dans l’UE (+17 % par rapport à 2022) selon Frontex. Et le malheur continue : pour empêcher l’arrivée de migrants, les responsables européens ont décidé d’externaliser le contrôle des migrations, en passant des accords avec la Turquie (2016), la Libye (2017), la Tunisie (2023), la Mauritanie et l’Égypte (2024).

12Ce Pacte vise à renforcer les contrôles aux frontières et – nouveauté – ambitionne de mieux huiler le « mécanisme de solidarité » par une répartition d’une partie des demandeurs d’asile entre les États membres qui le souhaiteraient, ou par une aide financière en faveur de l’État dit sous « pression ». Les États qui refuseraient la relocalisation devraient verser une compensation financière de 20 000 euros par personne. « Le Conseil souhaite ainsi qu’au moins 30 000 demandeurs d’asile soient relocalisés » par an, dont « 4 000 demandeurs vers la France » (touteleurope.eu, 10 avril). À noter : ce « mécanisme de solidarité » est déjà « un épouvantail pour les nationalistes (sauf pour les nationalistes italiens ou grecs…) » (lagrandeconversation.com, 15 mars).

13Le Pacte entend accélérer les reconduites des personnes en situation irrégulière et mettre en place un « filtrage » obligatoire avant même que les demandeurs d’asile n’entrent sur le territoire européen. Ainsi, des centres de rétention (ou « hot spots ») seront installés à proximité des frontières de l’UE (30 000 places au minimum). Le requérant saura au bout de cinq jours, « s’il peut faire une demande d’asile ou bien s’il fait l’objet d’une procédure de retour » (touteleurope.eu, 10 avril). Le Pacte ne remet pas en cause le système Dublin : les demandes d’asile continueront à être majoritairement traitées dans les pays d’entrée.

« Mauvais compromis » ?

14Dans l’émission Esprit public (France Culture, 14 avril), Didier Leschi (directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, OFII) a rappelé que « l’UE, en 2012, c’était 1 million et demi de nouveaux titres de séjour, on est monté à 3 millions et demi (immigration familiale, de travail, étudiante), donc on est un continent et une union ouverts ». Il distingue cette immigration légale d’« une deuxième immigration », « en partie anarchique », celle des demandeurs d’asile. Avec le Pacte, cette dernière sera traitée selon la procédure de l’asile à la frontière, « c’est ce qui se passe tous les jours à Roissy ». « Si ce pacte n’avait pas été voté, le risque était une forme de décomposition accélérée de l’Union » a-t-il conclu.

15Pour Catherine Tricot (revue Regards), les migrants ne sont pas l’origine du « risque de délitement » de l’Europe, qui est lié au fait que « nos valeurs [sont] abîmées chaque jour un peu plus » : « Au prétexte de répondre aux inquiétudes et à la poussée de l’extrême droite, nous nous asseyons sur nos principes » et remettons en cause « notre humanisme qui est normalement consubstantiel de nos cultures ». Et de citer la possibilité de « retenir pendant six mois dans les centres de rétention des familles avec des enfants » ou de faire gérer les migrations par des pays où « les migrants seront maltraités, seront l’objet de violences, les femmes de viols, de tortures, de mises en esclavage etc., […] du côté notamment de la Tunisie ou de l’Égypte ».

16Sondages à l’appui, Marc Lazar, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique, pense que l’« inquiétude de l’opinion […] oblige à agir », mais souligne que le compromis marque « une grande victoire » de Giorgia Meloni et traduit « l’offensive des nationaux-populistes » qui, malgré leurs « profondes divisions […] y compris sur ces questions d’immigration », « font passer un certain nombre de leurs thématiques, ce qui aboutit effectivement à ce type de compromis ».

17Pour Magali Lafourcade (magistrate, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme), l’UE n’est ni une forteresse ni une passoire : « En 2022 le nombre de migrants entrés dans l’UE ne représenterait que 0,1 % de la population européenne. » Si « la codification dans le droit de la solidarité est une avancée », que va-t-il se passer « en pratique », ajoutant que « 30 000 migrants à relocaliser ce n’est quand même pas énorme ».

18Côté droit d’asile, ce pacte « va à l’encontre » de la convention de Genève de 1951. Magali Lafourcade dénonce la notion de « pays tiers sûr » qui priverait les requérants du « droit absolu à ce qu’il y ait un examen au fond de [leur] situation personnelle […], c’est-à-dire au vu de la réalité des menaces subies », et non pas à partir d’« un lien éventuel […] avec un pays dans lequel il y a des zones sûres ou avec un pays qui est considéré comme sûr ». Elle ajoute que « les centres de rétention administrative n’étaient pas conformes aux principes liés à l’interdiction des traitements inhumains dégradants […] en particulier pour les familles avec enfants ». Et de prendre pour exemple l’Italie qui, « dans une logique d’endiguement », pourrait construire des hotspots en Albanie, ou nouer « des partenariats » avec la Turquie, la Libye, la Tunisie, la Mauritanie ou l’Égypte.

19Pour Catherine Tricot, ce compromis est un « mauvais compromis » parce qu’il croit éviter « un pacte qui pourrait être encore plus dur » en cas de victoire des extrêmes droites européennes aux prochaines élections, mais « on peut toujours anticiper le pire du pire, mais peut-être qu’on peut se dire aussi que là on a ouvert la porte au pire ».

20Le 10 avril, dénonçant pêle-mêle « immigration de masse », « défi existentiel », « menace pour notre sécurité, notre identité et la stabilité de nos sociétés », le poulain de M^me Le Pen qualifiait le Pacte de « Pacte de submersion ». Pour le RN, ce Pacte n’est pas assez dur. Il préfère faire l’éloge des étrangers lorsqu’ils sont morts – morts certes pour la France – mais refuse aux étrangers du jour le droit de vivre, offrant le bâton et le rejet pour seule réponse. Un peu court. D’ailleurs, Thiery Pech et Annalivia Lacoste de Terra Nova notent que le RN reste silencieux sur « l’ouverture de voies légales d’immigration de travail » orchestrée par les États eux-mêmes, « y compris dans des pays où domine une forte hostilité à l’immigration. C’est ainsi que l’Italie de Giorgia Meloni vient d’accepter 452 000 travailleurs étrangers supplémentaires pour les trois ans à venir. Que la Hongrie de Viktor Orban a créé un statut de “travailleur invité” qui pourrait accueillir, selon lui, jusqu’à 500 000 personnes […]. Que la Pologne qui compte déjà 1,5 million de travailleurs ukrainiens sur son sol passe des “deals” bilatéraux avec différents pays tiers pour faire venir de la main-d’œuvre étrangère. Que l’Allemagne a promis d’attirer chaque année 400 000 travailleurs qualifiés et qu’elle vient d’approuver un plan permettant aux immigrés sans titre de séjour de s’intégrer plus facilement dans le monde professionnel » (lagrandeconversation.com, 15 mars).