1L’Échappée est le nouveau long-métrage d’Anthony Chen. À travers sa riche filmographie, le réalisateur singapourien met en scène des personnages en marge, déracinés, étrangers au lieu où ils évoluent. Deux employés migrants vont se rencontrer à Londres dans l’Hotel 66 (2009) de Chinatown. Dans Ilo Ilo (2013), Theresa, une aide à domicile philippine, a dû quitter son pays pour travailler à Singapour. Dans Wet Season (2019), une relation amoureuse est née entre une enseignante malaisienne et son élève, toujours à Singapour, et dans Un hiver à Yanji (2023), trois jeunes gens étrangers de la province se sont liés d’amitié dans la préfecture autonome coréenne de Yanbian.

2Avec l’adaptation sensible du roman d’Alexander Maksik, La mesure de la dérive (A Marker to Measure Drift), Anthony Chen nous conduit cette fois sur les traces de Jacqueline (Cynthia Erivo), une jeune femme libérienne ayant fui in extremis la guerre et qui tente de survivre clandestinement sur une île grecque. Son regard sombre et hagard erre sur d’immenses plages bondées de touristes. Cette rescapée à la dérive (comme le signifie le titre original), fille d’un riche énarque libérien, est devenue le fantôme d’elle-même. Son quotidien se trouve bien loin du luxe passé de sa vie de privilégiée. Elle doit s’adapter à la précarité en recourant, avec toujours plus d’inventivité, au système D.

3De sa rencontre avec Callie (Alia Shawkat), une immigrée américaine, va naître une amitié tendre permettant à la jeune femme de se réouvrir peu à peu au monde. Callie est guide et raconte l’antiquité grecque aux touristes en leur faisant visiter des ruines archéologiques, vestiges du riche passé de la Grèce. Toutes deux immigrées, les deux femmes se reconstruisent loin de leur terre natale. Meurtrie, démunie et honteuse de la précarité de sa situation, Jacqueline s’invente une nouvelle vie. Mais le mensonge va se craqueler, laissant apparaître sa véritable histoire. Au fil de ses errances, on accède par touche à son paysage intérieur dévasté. Ses traumas et ses angoisses les plus profonds ressurgissent au moyen de flash-back qui ponctuent le récit. Le montage virtuose d’Hoping Chen, collaborateur de longue date d’Anthony Chen, rend la narration fluide et sensible.

4Peu de dialogues sont employés pour raconter la vie brisée de ce personnage cabossé par la violence de la guerre. Le ressenti de sa douleur passe visuellement par sa gestuelle, par le rythme du récit plombé par une fatigue aussi mentale que corporelle. Cynthia Erivo incarne avec force et subtilité la puissance de ce personnage enfermé dans un lourd mutisme, conduit à se libérer grâce à celle qui va accueillir sa parole avec bienveillance.

5Le cinéaste raconte avec grâce et justesse le basculement d’une vie, la force et l’impact d’une main tendue vers l’autre, la portée d’une écoute sans jugement. Pour échapper à la violence sociale de la vie en exil, sa protagoniste, qui n’est jamais représentée en victime, déploie un étonnant élan de survie. Sa puissance et sa résilience sont soulignées par ce film qui évite tout misérabilisme.