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Dossier

Du côté de chez l’accueillant 

Contribution à une histoire du sens pratique de l’hospitalité
Michel Hastings, Bénédicte Héraud y Anne Kerlan
p. 9-15

Resumen

Redonner la parole aux accueillants ; interroger l’acte d’accueillir dans sa pesanteur historique… voici quelques-uns des objets de l’enquête actuellement menée au sein de l’Institut d’histoire du temps présent. Fondée sur des archives et des témoignages locaux, cette enquête vise à mieux connaitre celles et ceux qui ont fait l’expérience de l’accueil des étrangers en France, du milieu des années 1960 au début des années 1980. Si les politiques et des discours publics se durcissent durant la période, c’est sur le terrain local que s’expérimente l’hospitalité. Les pratiques des accueillants du passé offrent ainsi une réserve d’inspiration face aux défis contemporains de l’accueil.

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  • 1 Pour une présentation plus complète du projet et un premier bilan d’étape, voir Bénédicte Héraud, « (...)

1Nous présentons ici les principaux éléments d’une enquête collective intitulée Accueillir les étrangers en France, 1965-1983, actuellement menée au sein de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), et qui, parvenue à mi-parcours, nous semble déjà en mesure de livrer quelques premières pistes de réflexion. Cette enquête mobilise le réseau des correspondants départementaux de l’IHTP, une spécificité historique de l’unité de recherche, en activité depuis plus de 70 ans et la naissance du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd’hui composée essentiellement d’enseignants agrégés d’histoire et d’archivistes, l’équipe des correspondants a donc été sollicitée autour d’un projet quadriennal que sous-tend une triple ambition scientifique1.

Le point de vue de la société d’accueil

2Tout d’abord, sortir des catégories classiques de la seule immigration, afin de retenir celle d’étranger, volontairement plus floue et saturée de représentations contradictoires. Parler d’étranger ouvre en effet le spectre des altérités et des identités naturalisées en plaçant au cœur de l’analyse les imaginaires sociaux du « eux » et du « nous », à partir desquels les sociétés construisent les catégories de classement et de jugement qui permettent les traitements politiques, juridiques et symboliques à la fois de l’Étranger comme essence même de la différence, et des étrangers en tant que subjectivités et trajectoires personnelles. Ensuite, cette enquête souhaite renverser le regard. Elle part du point de vue de la société qui accueille, des collectivités et institutions qui, en différents lieux du territoire français, ont eu à construire et penser l’accueil des étrangers non seulement en inventant des dispositifs spécifiques, mais aussi en produisant des récits collectifs, des cadres d’énonciation qui traduisent leurs expériences propres des rapports à l’étranger. Enfin, ce programme de recherche se propose de travailler au niveau local (municipal, départemental) et d’appréhender la problématique de l’accueil « vue d’en bas », dans les réalités territorialisées, au plus près des expériences de terrain, susceptibles de dévoiler « la part d’accommodement » dont se saisissent les acteurs locaux dans l’application des mesures nationales ou dans leur souci de réinventer des traditions culturelles autochtones.

  • 2 Voir aussi Hommes & Migrations, n° 1313, « 1983 : le tournant médiatique », janvier-mars 2016.

3À ceci s’ajoute le choix d’un segment temporel particulier. Ancrée résolument dans l’histoire du temps présent, l’enquête débute autour de 1965, après la décolonisation, pour s’achever jusqu’au début des années 1980 (1983, année de la Marche pour l’égalité et contre le racisme mais aussi de la percée du Front national lors des élections municipales, a symboliquement été choisie comme borne finale2). La période choisie est une période de transition où peut s’observer l’évolution des politiques françaises d’accueil et des discours liés à la figure de l’étranger. Pour grossir le trait, on pourrait dire que l’on passe d’une pratique de l’accueil inconditionnel hérité de la Seconde Guerre mondiale à une idéologisation des politiques migratoires à des fins nationales.

4Cette enquête collective a donc pour objectif de restituer, à travers une exploitation intensive des archives locales et des témoignages oraux, la polyphonie des pratiques et des représentations de l’accueil des étrangers, dans le cadre d’un régime d’historicité caractérisé par l’arrivée de nombreux exilés venus d’Amérique latine et du Sud-Est asiatique, par une montée institutionnelle des politiques de contrôle et de régulation de l’immigration, et un renforcement de la politisation de la thématique de l’étranger. Nous souhaitons dans cet article revenir sur quelques éléments constitutifs de la problématique de l’enquête, et sur lesquels un certain nombre de résultats peuvent, nous semble-t-il, déjà être mis en discussion.

Pour une pragmatique de l’hospitalité

  • 3 Martin Deleixhe, Aux bords de la démocratie : contrôle des frontières et politique de l’hospitalité(...)
  • 4 « Accueillir autrement », in Hommes et Migrations, n°1261, mai-juin 2006.

5La notion d’hospitalité est aujourd’hui devenue totémique, capable de rallier aussi bien celles et ceux qui entreprennent courageusement de défier le « délit de solidarité », que les chercheurs en sciences sociales qui redécouvrent une valeur politique et morale, dangereusement évidée en période de pressions migratoires par le réarmement du référentiel national et son cortège de mesures destinées à resserrer les frontières, ainsi que des fantasmes propices à la prolifération des « passions tristes ». De nombreux travaux philosophiques et théoriques se sont récemment emparés de la notion d’hospitalité afin d’en rappeler, au-delà des controverses sur ses définitions et ses modalités d’application, la portée profondément humaniste, démocratique et républicaine3. Toutefois, réinterroger le sens de l’hospitalité en ces temps de brutalisation des droits humains, menée au nom d’impératifs de sécurité et de souveraineté nationale, ne doit pas faire oublier qu’elle n’est pas seulement un idéal mais aussi une expérience sociale. Historicisée, fondée sur la rencontre, dans des contextes déterminés, avec un autre venu d’ailleurs, l’hospitalité est génératrice d’un répertoire foisonnant de conduites individuelles ou institutionnelles, d’émotions plus ou moins socialement partagées, de dispositifs officiels ou spontanés, temporaires ou durables, de réinventions nécessaires des lieux et des temporalités4.

  • 5 Marjorie Gerbier-Aublanc, « Un migrant chez soi », in Esprit, n° 446, juillet-août 2018, pp. 122-12 (...)
  • 6 On trouvera des pistes méthodologiques très stimulantes dans Nicolas Dodier et Agnès Camus, « L’adm (...)

6En travaillant sur le fait d’accueillir plutôt que sur celui d’être accueilli, en interrogeant le point de vue de celles et ceux qui ont eu à aider, secourir, loger, soigner, éduquer des étrangers, notre enquête entend saisir les rapports pratiques à l’hospitalité, aussi bien ceux qu’instaurent une profession particulière, un mandat électif, un engagement associatif et militant, que ceux qui découlent d’une action individuelle traduisant humblement la manière « d’ajuster son mode de vie ordinaire à la présence de l’autre5 ». Une pragmatique de l’hospitalité permet ainsi de saisir le « sens pratique » des différentes initiatives d’accueil, en les articulant aux représentations, justifications et horizons d’attente que les acteurs invoquent lors du travail de mise en récit de leur expérience6.

  • 7 Mary Douglas, Comment pensent les institutions, Paris La découverte, 1999.
  • 8 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Seuil, 2012.
  • 9 Didier Fassin, « Les économies morales revisitées », in Annales HSS, n° 6, novembre-décembre 2009, (...)
  • 10 Sur l’usage de cette méthodologie formulée par Clifford Geertz, voir Michel Hastings, « Que faire d (...)
  • 11 Didier Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard-Seuil, (...)
  • 12 Lauren Berlant (dir.), Compassion. The Culture and Politics of Emotion, New York/London, Routledge, (...)
  • 13 Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (196 (...)
  • 14 Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, (...)

7Faire de l’acte d’accueil une équation réaliste, susceptible d’une approche d’ethnographie historique, exige deux précautions préalables. La première consiste à solidement historiciser les pratiques et les imaginaires sociaux de l’accueillant, la seconde à les rapporter aux cadres cognitifs, normatifs et axiologiques de l’époque considérée. Pour le dire autrement il s’agit, d’inscrire le rapport d’accueil dans ce que l’habitus de l’accueillant, la culture et la mémoire des institutions7 ont dessiné comme matrice épistémique singulière. On le sait, l’étranger a toujours été le produit d’une nomenclature, d’un travail d’identification, de nomination et de classement. Ces procédures taxinomiques sont réalisées à partir de lexiques qui traduisent et véhiculent ce que Pierre Bourdieu appelait une « pensée d’État8 ». Si l’étranger fut constamment saisi par ces protocoles d’assignation, qu’en est-il de l’accueillant ? Nous montrerons que l’acte d’accueillir ne se commet pas en apesanteur historique et idéologique, que l’accueillant et son expérience singulière se trouvent eux-mêmes enrôlés dans des luttes symboliques de définition, ainsi que dans des configurations d’« économies morales » qui prescrivent les conduites et pratiques légitimes et dénoncent celles qui seront qualifiées de déviantes. Si l’on considère avec Didier Fassin, « l’économie morale comme la production, la répartition, la circulation et l’utilisation des sentiments moraux, des émotions et des valeurs, des normes et des obligations dans l’espace social9 », il devient donc pertinent d’analyser le « capital accueillant » au prisme d’une « description dense10 » de la cohérence et de la signification des systèmes symboliques qui constituent les langages culturels des différents protagonistes de l’accueil. Le fait qu’entre 1965 et 1983, accueillir l’étranger ait été successivement appréhendé « par le haut » à travers les questions de l’immigration dite de travail, du regroupement familial, du retour au pays, puis des droits de l’homme, (avant de connaitre dans les années 1990 le paradigme de la « raison humanitaire11 ») explique les déplacements observés dans les émotions12 et les valeurs mobilisées lors des expériences d’accueil ainsi que les changements de légitimité accordées à telle ou telle figure de l’accueillant. L’enquête montrera ainsi comment, au niveau local, celles et ceux qui effectivement « croisèrent les étrangers », eurent à penser et agir dans un autre régime d’opportunité que celui de la « politisation feutrée » des grands commis de l’État13. Que disent en effet les circulaires Marcellin-Fontanet (1972), la suspension de l’immigration de 1974, le regroupement familial de 1975 et les lois du retour de 1977-1979 aux acteurs qui manifestèrent à Trouhans, en Côte-d’Or, en solidarité avec les travailleurs turcs ? Parle-t-on au village les mêmes codes sémantiques que dans les services d’immigration de la Préfecture14 ? A-t-on affaire au même étranger ? Se concentrer sur le point de vue de l’accueillant, au plus près des contingences de la rencontre, permet de dévoiler les parts de bricolage et de recyclage qui font l’accueil dans ses différentes expressions pratiques et symboliques.

L’accueillance comme épreuve

  • 15 Thierry Paquot, « De l’accueillance. Essai pour une architecture et un urbanisme de l’hospitalité » (...)

8En adoptant le pas de côté qui consiste à étudier l’accueil de l’étranger à travers le prisme de celui ou celle qui fait acte d’accueillir, notre enquête souhaite comprendre la nature de l’expérience à laquelle il ou elle se soumet. Quelles que soient les formes pratiques que revêt l’accueil – politique de guichet, soutien associatif, secours alimentaires, prise en charge hospitalière ou scolaire, embauche professionnelle, encadrement militant, etc. –, le fait d’accueillir l’étranger, dans son étrangeté et souvent sa vulnérabilité, « travaille » le sujet accueillant. Ce que nous appellerons ici, à la suite de Thierry Paquot, du terme aujourd’hui oublié d’« accueillance15 », renvoie d’abord aux ressources à la fois matérielles et symboliques, personnelles et institutionnelles que l’accueillant mobilise lors de son expérience d’accueil. Le potentiel d’accueillance sera également défini par l’ensemble des dispositions socio-culturelles, émotionnelles et éthiques qui déterminent le comportement de l’accueillant et lui permet de donner du sens à ses logiques d’action. Qu’il soit l’agent d’une administration localisée, le membre d’une association ou un simple particulier indigné par un fait d’actualité, l’accueillant construit ses expériences d’accueil de l’étranger à partir de grammaires intériorisées et de stratégies visant des objectifs plus ou moins explicites.

  • 16 Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • 17 Danio Martuccelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Coli (...)

9Il nous semble donc intéressant de convoquer la notion d’« épreuve » afin de qualifier ce travail de l’expérience accueillante sur le sujet, et comprendre ce qu’accueillir non seulement veut dire mais peut faire sur les agents de l’accueil. Les épreuves sont souvent définies comme des défis biographiques, socialement produits, inégalement distribués, que les individus affrontent sous contrainte. La contrainte renvoie ici moins à la soumission à un ordre donné qu’à l’ensemble des normes et valeurs qui déterminent les comportements sociaux. Les épreuves constituent des formes de tests à travers lesquels les individus valident une part d’eux-mêmes (compétence professionnelle, estime de soi, valeurs familiales, croyances religieuses ou idéologiques). Comme l’ont rappelé les travaux de Luc Boltanski, Eve Chiapello16 ou Danilo Martuccelli17, l’épreuve permet de rendre compte de l’inscription concrète sur les vies individuelles des grandes transformations sociales. Elle est un concept opérateur qui permet d’articuler l’histoire collective et les parcours personnels. L’accueil des étrangers – et avec lui la réception des diverses catégories de classement et de jugement qui les segmentent en réfugiés, immigrés, travailleurs saisonniers, exilés – est la rencontre plus ou moins instituée entre des mouvements de population qui trouvent leurs origines dans des logiques souvent lointaines, et des individus dont les trajectoires de vie (professionnelles, militantes, sociales) ont diversifié les bagages culturels mis à leur disposition pour interpréter le sens de cette rencontre.

10Concevoir l’accueillance comme une épreuve, c’est donc faire l’hypothèse, que semblent d’ailleurs confirmer de nombreux témoignages oraux, que le fait d’accueillir l’étranger est intimement lié à l’idée d’une formation et d’une transformation de soi, à une forme d’exercice et d’apprentissage, spirituel et social. On comprend bien que la notion d’épreuve serait inopérante si elle devait se dissoudre dans le sens commun et le foisonnement des expériences vécues rapidement qualifiées de difficiles. L’accueillance est épreuve parce qu’elle est tout d’abord historique. Elle s’inscrit dans un contexte politique tout autant qu’un feuilleté de moments dont il convient de restituer la sédimentation et la hiérarchisation. L’expérience de l’accueil est donc située au carrefour de multiples temporalités : le temps des législations, le temps des élections, le temps des événements locaux, le temps des conflits internationaux, le temps des biographies individuelles. L’accueillant dispose donc plus ou moins consciemment d’une frise de chronologies enchevêtrées qui lui offrent de multiples clés justificatives et interprétatives pour s’orienter dans le monde social de son expérience. L’impératif d’hospitalité peut ainsi répondre à des exigences éthiques forgées dans des matrices très diverses dont il usera sélectivement.

Différents « jeux d’échelles »

  • 18 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard- Seuil, 19 (...)
  • 19 Liora Israel, « Faire émerger le droit des étrangers en le contestant, ou l’histoire paradoxale des (...)

11L’accueillance est épreuve parce qu’elle propose également une articulation singulière entre les échelons nationaux et locaux, individuels et collectifs. L’enrôlement de l’acte d’accueillir dans ces différents « jeux d’échelles18 » permet de retrouver les éléments d’une histoire de vie sociale, à travers le récit des épreuves qui lui sont spécifiques. Entre 1965 et 1983, l’histoire des migrations ressemble ainsi à une marqueterie de textes et de mesures de plus en plus contraignants, de mots d’ordre et de programmes politisant et polarisant la question de l’immigration, mais aussi de dynamiques nouvelles de mobilisations collectives et d’engagements associatifs autour de la cause des étrangers19. C’est dans le cadre de ce périmètre macro et micro, toujours mouvant de possibles et de pensable, que l’accueillance inscrit ses pratiques et ses représentations, qu’elle prend sens aux yeux des acteurs eux-mêmes.

12Il y enfin une épreuve de l’accueillance parce qu’il y a un travail effectif des et sur les individus dans la rencontre avec l’étranger. Accueillir l’étranger ce n’est pas seulement s’interroger sur ce que l’accueillant fait à l’étranger mais aussi sur ce que ce dernier fait à l’accueillant. Il convient donc aussi de restituer les différences entre les réponses formulées par des acteurs confrontés à des jeux de rôles plus ou moins contraignants, ce qui amène à penser que l’accueil est aussi échange et réciprocité.

Configurations et figures d’accueillants

  • 20 Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
  • 21 « Associations : lieux méconnus de savoir et d’expertise sur les migrations », in Migrations et Soc (...)

13Cette enquête vise à mieux connaitre celles et ceux qui eurent à faire l’expérience sociale de l’accueil des étrangers du milieu des années 1960 au début des années 1980. Le projet entend, à partir du terrain local, de ses archives et de ses témoignages, contribuer à dessiner une cartographie des « mondes » de l’accueillance. Le terme de « monde », que nous reprenons à Howard Becker20, présente l’avantage d’analyser l’accueil comme une action collective. C’est aussi une rencontre coproduite dans laquelle l’individu accueillant se trouve, de manière plus ou moins délibérée, au cœur d’un paysage de collaboration, liant les différents acteurs qui, à des titres divers, concourent à l’existence et au fonctionnement des dispositifs et entreprises d’accueil. Les scènes locales constituent des lieux d’observation particulièrement pertinents pour identifier et analyser les chaines de coopération, des plus institutionnalisées aux plus éphémères, qui se nouent autour de la question de l’accueil des étrangers dans la cité. Il est nécessaire de comprendre aussi bien la manière dont s’organisent des manifestations collectives de solidarité que des partenariats dans le cadre de politiques municipales novatrices. Prenons trois exemples : la problématique de l’accueil des étrangers a développé un tissu associatif particulièrement dense dont l’histoire commence lentement à être connue21. Mais, à côté de l’activité des organisations nationales, a émergé au fil des ans, une multitude d’associations culturelles et humanitaires locales dont le travail quotidien commence dans les années 1970 à se rationaliser et à se professionnaliser. Dans certaines municipalités pionnières comme Mons-en-Barœul alors dirigée par Marc Wolf, elles participeront activement aux premières initiatives, semées d’embûches, en faveur de l’octroi d’une citoyenneté locale et d’une participation politique plus active des populations étrangères.

  • 22 Nonna Mayer, Pascal Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, (...)
  • 23 Axelle Brodiez-Dolino, « Qui sont les personnes sans domicile en France depuis 1945 ? Éléments de r (...)
  • 24 Emmanuelle Santelli, Les descendants d’immigrés, Paris, La Découverte, 2016.

14Ce travail d’intégration est également contemporain de la politisation et de la mise en problème par certaines formations partisanes de la question des étrangers en France22. Les archives locales montrent toute la diversité des configurations politiques dans lesquelles s’inscrivent les phénomènes de mobilisation en faveur de l’accueil des étrangers. Municipalités rouges ou blanches, histoires et traditions autochtones, cultures politiques locales interfèrent non seulement dans les processus de fabrique des conditions d’accueil mais également dans l’élaboration des imaginaires locaux de l’étranger. Les politiques de logement, centrales à l’époque23, engagent les équipes municipales dans des projets qui font débat. Le rôle des médias (notamment la presse quotidienne régionale, les décrochages de FR3) est ici manifeste et malheureusement trop peu étudié. La couverture journalistique d’un fait divers permet aux sociétés locales de structurer leurs opinions, de se doter de porte-parole et d’organiser des opérations publiques qui eurent parfois des échos au niveau national. De même, enfin, les réseaux créés par les migrants déjà installés offrent un accueil communautaire aux nouveaux arrivants, sur la base d’anciennes solidarités villageoises, tribales ou familiales, renforçant bien souvent les territoires de l’entre-soi24. Ces modalités collectives d’accueillance parviennent à construire un champ local d’hospitalité dont une analyse fine permettra de repérer les interactions et les tensions, le marché interne des biens symboliques, le rôle des groupes inducteurs qui en assurent la régulation interne et en facilitent les actions auprès des autorités officielles.

  • 25 Stéphane Beaud, La France des Belhoumi, Paris, La Découverte, 2018.
  • 26 Au risque sinon de projeter sur les décisions antérieures des problématiques et des enjeux liés au (...)

15Au sein de ces différents mondes de l’accueillance, il conviendra enfin de reconnaitre à sa juste valeur le rôle de certaines individualités : figures sociales d’une profession emblématique des dispositifs et pratiques de l’accueil des étrangers, personnalités locales, passeurs et médiateurs anonymes d’hospitalité, figures incarnatives de l’accueil dont les archives publiques ou personnelles ont parfois conservé la trace, dont, plus fréquemment, les témoignages oraux conservent la mémoire. Que l’on songe aux assistantes sociales si présentes dans les dispositifs institutionnels d’aides, aux membres du bas clergé qui s’insurgèrent contre le silence de leurs autorités, aux édiles municipaux qui se lancèrent avec un volontarisme rare dans des initiatives en faveur de l’intégration des étrangers, aux militants qui prolongèrent le travail de secours par des actions de mobilisation, aux enseignants du primaire qui accueillirent dans leurs classes de jeunes enfants qui ne parlaient pas le français25. Ces individualités doivent pouvoir bénéficier d’un traitement socio-biographique afin de reconstruire les trajectoires et les valeurs qui les ont conduites à participer à ces multiples expériences de l’accueil. Notre enquête engrangera les récits de vie d’accueillants afin d’obtenir la mise en mots d’expériences publiques et intimes, devenues aujourd’hui parcelles de mémoire que l’actualité s’emploie à réécrire. C’est en effet dans le pari d’une fécondité des télescopages « maîtrisés26 » entre le passé et le présent, entre l’expérience vécue de l’accueil et les piqures de rappel de nos rendez-vous manqués avec les populations étrangères que nous estimons pouvoir glaner les « fragments d’un discours d’accueil » élaborés au fil de la vie.

Conclusion

  • 27 Abdelmalek Sayad, « Qu’est-ce qu’un immigré ? », in L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, v (...)
  • 28 Hervé le Bras, L’invention de l’immigré, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2012.
  • 29 Catherine Wihtol de Wenden, Migrations, une nouvelle donne, Paris, éd. de la Maison des sciences de (...)
  • 30 Alfred Schütz, L’étranger. Un essai de psychologie sociale (1944), Paris, Allia, 2017, p. 36.

16Dans un article devenu classique, Abdelmalek Sayad s’interrogeait sur ce qu’était un immigré, produit de constructions sociales complexes, projection kaléidoscopique d’images paradoxales27. Est-il possible d’envisager une approche historique et sociologique de « l’invention de l’accueillant28 » ? C’est le pari de cette enquête. L’accueillant fut trop longtemps le point aveugle des travaux sur la manière dont la société française a fait de l’étranger « le problème » de sa propre identité. Le temps nous semble venu de montrer qu’en amont des « nouvelles donnes » migratoires29 qui bouleversent aujourd’hui l’hospitalité éthique et politique de la République, la fabrique historique de l’accueillant, dans un contexte de raidissement normatif, éclaire d’une lumière nouvelle le sens de ce qu’Alfred Schütz nommait « l’improbable et nécessaire rencontre30 ».

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Notas

1 Pour une présentation plus complète du projet et un premier bilan d’étape, voir Bénédicte Héraud, « Nouvelle enquête du réseau des correspondants de l’IHTP : Accueillir les étrangers en France, 1965-1983 », in La Gazette des Archives, n° 248, 2017, pp. 69-82.

2 Voir aussi Hommes & Migrations, n° 1313, « 1983 : le tournant médiatique », janvier-mars 2016.

3 Martin Deleixhe, Aux bords de la démocratie : contrôle des frontières et politique de l’hospitalité, Paris, Classiques Garnier, 2016 ; Joan Stavo-Debauge, Qu’est-ce que l’hospitalité ? Recevoir l’étranger à la communauté, Montréal, Liber, 2017 ; Benjamin Boudou, Politique de l’hospitalité. Une généalogie conceptuelle, Paris, CNRS éd., 2017 ; Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, La fin de l’hospitalité. L’Europe, terre d’asile, Paris, Flammarion, 2018.

4 « Accueillir autrement », in Hommes et Migrations, n°1261, mai-juin 2006.

5 Marjorie Gerbier-Aublanc, « Un migrant chez soi », in Esprit, n° 446, juillet-août 2018, pp. 122-129 ; Véronique Bontemps, Chowra Makaremi, Sarah Mazouz (dir.), Entre accueil et rejet : ce que les villes font aux migrants, Lyon, Le passager clandestin, 2018.

6 On trouvera des pistes méthodologiques très stimulantes dans Nicolas Dodier et Agnès Camus, « L’admission des malades. Histoire et pragmatique de l’accueil à l’hôpital », in Annales ESC, vol. 52, n° 4, 1997, pp. 733-763.

7 Mary Douglas, Comment pensent les institutions, Paris La découverte, 1999.

8 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Seuil, 2012.

9 Didier Fassin, « Les économies morales revisitées », in Annales HSS, n° 6, novembre-décembre 2009, p. 1257.

10 Sur l’usage de cette méthodologie formulée par Clifford Geertz, voir Michel Hastings, « Que faire de la description dense ? », in Guillaume Devin, Michel Hastings (dir.), 10 concepts d’anthropologie en science politique, Paris, CNRS éd., 2018, pp. 13-37.

11 Didier Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard-Seuil, 2010.

12 Lauren Berlant (dir.), Compassion. The Culture and Politics of Emotion, New York/London, Routledge, 2004. Voir également, Didier Fassin, « Compassion and repression. The moral economy of immigration policies in France », Cultural Anthropology, vol. 20, n° 3, 2007, pp. 403-417.

13 Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (1962-1981), Paris, Belin, 2009. L’exemple peu connu du Comité Lyautey, composé majoritairement d’anciens fonctionnaires « de la coloniale » montrerait également la manière dont les cultures institutionnelles construisent les représentations de leurs agents.

14 Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, 2005.

15 Thierry Paquot, « De l’accueillance. Essai pour une architecture et un urbanisme de l’hospitalité », in Thierry Paquot, Chris Younès (dir.), Éthique, architecture, urbain, Paris, La Découverte, 2000, pp. 68-83.

16 Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

17 Danio Martuccelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2006 ; « Les deux voies de la notion d’épreuve en sociologie », in Sociologies, vol. 15, n° 1, 2015, pp. 43-60.

18 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard- Seuil, 1996.

19 Liora Israel, « Faire émerger le droit des étrangers en le contestant, ou l’histoire paradoxale des premières années du GISTI », in Politix, n° 62, 2003, pp. 115-143 ; Mathilde Pette, Fabrice Eloi, « Pôles d’organisation et engagement dans l’espace de la cause des étrangers », in Sociétés contemporaines, n° 1, 2016, pp. 5-35.

20 Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.

21 « Associations : lieux méconnus de savoir et d’expertise sur les migrations », in Migrations et Société, n° 170, 2017.

22 Nonna Mayer, Pascal Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.

23 Axelle Brodiez-Dolino, « Qui sont les personnes sans domicile en France depuis 1945 ? Éléments de réponse au prisme lyonnais », in Vingtième siècle, n° 138, 2018, pp. 109-126.

24 Emmanuelle Santelli, Les descendants d’immigrés, Paris, La Découverte, 2016.

25 Stéphane Beaud, La France des Belhoumi, Paris, La Découverte, 2018.

26 Au risque sinon de projeter sur les décisions antérieures des problématiques et des enjeux liés au contexte historique et aux représentations de l’étranger actuels.

27 Abdelmalek Sayad, « Qu’est-ce qu’un immigré ? », in L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, vol. 1, Bruxelles, De Boeck, Editions universitaires, 1991, pp. 31-81.

28 Hervé le Bras, L’invention de l’immigré, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2012.

29 Catherine Wihtol de Wenden, Migrations, une nouvelle donne, Paris, éd. de la Maison des sciences de l’homme

30 Alfred Schütz, L’étranger. Un essai de psychologie sociale (1944), Paris, Allia, 2017, p. 36.

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Referencia en papel

Michel Hastings, Bénédicte Héraud y Anne Kerlan, «Du côté de chez l’accueillant »Hommes & migrations, 1323 | 2018, 9-15.

Referencia electrónica

Michel Hastings, Bénédicte Héraud y Anne Kerlan, «Du côté de chez l’accueillant »Hommes & migrations [En línea], 1323 | 2018, Publicado el 01 octubre 2020, consultado el 29 marzo 2024. URL: http://journals.openedition.org/hommesmigrations/7065; DOI: https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.7065

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Autores

Michel Hastings

Professeur de science politique, Sciences Po Lille-IHTP.

Bénédicte Héraud

Ingénieure d’étude CNRS-IHTP.

Anne Kerlan

Directrice de recherche CNRS, UMR CCJ, EHESS- CNRS.

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Derechos de autor

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