1L’histoire et l’entreprise de la communication scientifique sont souvent abordées à partir de celle de la revue, qui est sa Success Story la plus incontestable. Plus de 350 ans après la naissance du Journal des Sçavans à Paris et de Philosophical Transactions à Londres, nous comptons aujourd’hui plus de 30 000 revues scientifiques, à comité de lecture (Johnson, 2018).
2Qu’ils soient historiens des sciences (Fyfe, 2017), sociologues des sciences (Gingras, 2018) ou bien chercheurs en sciences de l’information (Meadows, 1979) (Boukacem-Zeghmouri, 2015), tous les spécialistes de l’information scientifique s’accordent à souligner la capacité de ce vecteur créé au XVIIème siècle à se développer et à s’adapter aux époques qu’il a traversées. Cette convergence des analyses repose en grande partie sur le fait que l’évolution s’est faite sans renoncement aux quatre fonctions fondamentales de la revue : enregistrement, certification, diffusion et archivage (Herman, 2020).
3Les travaux de Derek John de Solla Price (Price, 1962) ont mis la revue scientifique au cœur de ses analyses qui ont largement contribué à l’ériger en objet de recherche, défini comme le vecteur de diffusion de l’information scientifique dans le domaine des sciences et de la santé (STM). Les mesures de la science proposées par le physicien pour démontrer son accroissement exponentiel ont reposé sur le comptage des revues et de leurs articles, comme unités de production de la connaissance scientifique.
4La revue scientifique contemporaine est le plus souvent numérique et elle a connu ces soixante dernières années plus d’évolutions qu’elle n’en a connues sur les trois premiers siècles de son histoire. Cette évolution repose sur des facteurs sociaux, technologiques, économiques et politiques qui ont façonné l’environnement dans lequel se développe la communication scientifique contemporaine.
5Or, lorsque l’on se penche sur cette évolution avec des outils d’analyse critique, plusieurs facteurs permettent d’observer que la publication tend à se dissoudre au profit d’une granularité plus fine, celle de l’article et jusqu’à son contenu, fragmenté en unités d’information scientifique numérique. Ainsi, n’assisterions-nous pas à la fin de la publication scientifique telle que nous l’avons connue jusqu’ici, à savoir rattachée au modèle « Revue » qui en définit à la fois la nature, le statut et la légitimité ? Ne serions-nous pas les témoins de la fin de la publication scientifique, telle que nous l’avons connue ?
6Cette question n’est pas nouvelle. Déjà en 1992, à l’aube d’Internet, Richard Smith (Smith, 1992), éditeur scientifique du célèbre British Medical Journal (BMJ) posait la question de la fin des revues scientifiques qui, selon lui n’était pas si lointaine avec la numérisation généralisée et l’accès à distance qu’il entrevoyait. En 2015, c’est au tour de Harlan Kumholz (Kumholz, 2015) de s’émouvoir de la caducité de la revue scientifique, tant du point de vue de la diffusion que du point de vue de la certification, deux de ses fonctions essentielles : « We have arrived at the juncture where medicine and science need new vehicles for the dissemination of knowledge. These new approaches will enable us to separate the wheat from the chaff in order to better serve the public » écrit-il.
7Si l’on admet la fin de la publication scientifique comme hypothèse scientifique, notre cadre d’analyse repose sur le paradigme de l’information et de la communication qui aborde la publication scientifique comme une production culturelle, qui fait le lien entre le fait scientifique, social, technique et économique, et qui la soumet à des logiques industrielles (Boukacem-Zeghmouri, 2015). Cette approche permet de prendre en compte un ordre d’information qui implique de nouvelles modalités de production et de diffusion, sans pour autant les isoler de leurs contextes et de leurs modèles économiques et éditoriaux (Miège, 2000). Elle est donc à même de saisir de quelle manière les mutations de cette industrie vers une industrie des contenus agissent sur la dispersion matérielle de la revue, du fait de sa soumission à des logiques socio-techniques et socio-économiques (Rebillard, 2019).
8L’hypothèse que nous faisons dans cet article est donc que nous serions les témoins de l’émergence d’une industrie des contenus – en lieu et place de celle de la publication - fondée sur le numérique, qui vise à mieux être en phase avec la dynamique et la pluralité des formes de communication scientifique contemporaines. Cette industrie des contenus repose sur les plateformes numériques, où la définition de la publication ne dépend plus seulement du modèle de la revue fondée par la matérialité du papier. Cette définition glisserait vers une unité plus fine, celle de l’article voire de l’information scientifique numérique. Cette unité, l’information scientifique numérique, fait partie du workflow d’une plateforme, est enrichie de métadonnées, et équipée de standards. Elle devient le nouveau « grain » de la communication scientifique avec le lequel le chercheur est confronté à un nouveau mode d’administration de la preuve scientifique.
9Cette hypothèse est pensée pour les domaines STM et ne peut être transposées en ces termes à d’autres domaines comme les Sciences Humaines et Sociales (Frandsen, 2019). Le présent texte propose donc de développer cette thèse en démontrant que la « dissolution » de la publication scientifique au profit de l’information scientifique numérique est une nouvelle étape de l’évolution de la communication scientifique dans les domaines STM.
10L’article reviendra sur la question de la fragmentation pour la situer dès les premières étapes de l’évolution de la revue scientifique, et donc bien plus en amont de sa numérisation. L’analyse montre ensuite de quelle manière le Libre Accès, facilite le processus de fragmentation et lui permet d’être opérant sur les contenus même de l’article. Dès lors, l’article s’attache à montrer comment la médiatisation, corollaire des deux logiques précédentes, agit sur l’accélération et l’attribution de la valeur au fragment. La dernière section de l’article revient enfin sur les phénomènes de la prédation et des articles générés automatiquement qui traversent le modèle de la revue et questionnent sur sa capacité à garantir l’intégrité de ses contenus. La conclusion de l’article soulignera l’enjeu crucial de ce phénomène qui repose sur la préfiguration de nouvelles formes de validation scientifiques qui se redéfinissent à l’extérieur du modèle de la revue, et à l’intersection des champs scientifique, social et médiatique.
11Le processus de fragmentation de la revue scientifique est souvent associé à la mise en place des plateformes numériques des éditeurs, apparues au début des années 2000 (Frandsen, 2019). Pour tordre le cou à cette idée reçue, nous citerons le travail inédit réalisé par May Katzen dans les années 1980 (Katzen, 1980) autour de l’étude historique de l’évolution de la revue Philosophical Transactions, de 1665 et jusqu’à la fin des années 1930. Cette recherche a montré comment l’évolution des pratiques de la science agissait sur de l’évolution des formes de présentation des articles scientifiques, leur donnant toujours plus d’autonomie et conduisant à l’organisation de leurs contenus vers la structure IMRAD actuelle. Ce travail a permis à Jack Meadows (Meadows, 1985) de désigner l’article scientifique d’artefact archéologique, objet qui porte l’empreinte de la pratique de l’activité scientifique et de sa communication. A ce titre, il permet de repérer et d’observer les périodes de ses évolutions. L’évolution du statut de l’article vers une unité autonome de l’information, et le début de l’autonomisation de ses contenus (ex. références, résumés, formats, etc.) sont donc le reflet des évolutions de la pratique scientifique, de la structuration sociale des communautés scientifiques et la mécanisation progressive de la production même de la revue.
12L’un des aspects les plus intéressants du travail de Katzen pour l’étude de la fragmentation de la revue est que les jalons de l’évolution des contenus des articles reposent, en grande partie, sur l’introduction de nouvelles techniques. Ceci, soit dans les pratiques des sciences elles-mêmes, soit dans les techniques d’impression et d’éditorialisation de la revue. L’introduction des plateformes d’éditeurs dans le système de la publication scientifique n’est donc qu’un prolongement d’un processus ancien qui va connaître une nouvelle dynamique.
13De même, dès l’arrivée d’Internet, une proposition de « déconstruire » la revue scientifique pour élaborer un nouveau modèle de publication, plus adapté à la flexibilité du Web et à ses facilités de diffusion se fait entendre. La proposition de W. T. Smith (Smith, 1999) s’inspire de l’archive ouverte arXiv ; elle fragmente les revues en articles que l’usager pourrait retrouver à travers une interface à l’aide de mots clés. Le développement de la proposition de l’auteur est celle d’une plateforme de publication, où l’unité d’information est l’article.
14Il n’a donc pas été anodin de voir Reed Elsevier lancer sa plateforme numérique ScienceDirect en 2004 officiellement et de promouvoir dès 2010 son projet Article of the Future1 pour lequel il a expérimenté un modèle de revue numérique natif qui permet d’envisager l’article comme un ensemble de médias articulés, reliés entre eux : texte, photos, images 3D, vidéos, son…Le projet expérimental a joué un rôle déterminant dans le fait de passer de l’article PDF « fac simili » du papier à l’article numérique, bénéficiant pleinement des potentialités du Web.
15L’attribution de métadonnées, puis la mise en place de standards technologiques, à commencer par le Digital Object Identifier (DOI), ont également contribué à cette dynamique de fragmentation. Ces « badges » d’une publication qui est devenue un objet technologique complexe, fait de différentes couches qui sont autant de médiations techniques, sont devenus des repères caractéristiques et des garants de la fiabilité et de la légitimité du contenu scientifique.
16Le travail et l’investissement des éditeurs autour du développement et de l’intégration de ces standards - et donc de l’organisation de ces médiations techniques - à leurs contenus est à souligner. Ils leur permettent de garder une maitrise sur ce qui est éligible à la définition de ce qu’est l’information scientifique et à sa standardisation. Pour reprendre l’image employée par Jean Devèze (Devèze, 1983) dans un texte de 1983 qui garde toute son actualité, il s’agit de maitriser des « autoroutes interdites aux cyclistes ». Dès lors, la valeur de l’information scientifique dépend intrinsèquement de ces standards, de ces « symboles ». De même que la plateforme acquiert une fonction attributive de la valeur symbolique pour ces articles.
17L’enjeu est tel pour les groupes de l’édition scientifique privée que leurs stratégies de concentration des dix dernières années sont moins orientées vers l’acquisition de contenus, que sur l’acquisition des savoir-faire technologiques dédiés au développement du Workflow des plateformes et de leurs standards (Posada, 2018). A l’instar d’autres filières industrielles dont le développement repose sur le numérique, le Data Analytics et l’Intelligence Artificielle sont actuellement au cœur des attentions et des stratégies de développement de ces plateformes. Ainsi, encore une fois, à la tête du n° 1 de l’édition scientifique, Elsevier, on retrouve non pas un professionnel de l’édition scientifique, mais une spécialiste du Data Analytics2. La dimension socio-symbolique de l’information scientifique est donc précisément au cœur des nouvelles stratégies inter-filières de rachats et de concentration du marché de l’édition scientifique, permettant aussi la constitution de conglomérats technologiques à visée monopolistique.
18Le monopole de la diffusion entre les mains des groupes privés de l’édition scientifique pendant les décennies « papier » n’est plus. Le développement et la légitimation politique du Libre Accès et la généralisation du modèle de la plateforme dans la diffusion des articles ont eu pour effet d’introduire un plus large panel d’acteurs dans le système de la communication scientifique. La diffusion des articles scientifiques par les éditeurs cohabite avec celle des plateformes d’archives ouvertes thématiques (ex. arXiv), des archives ouvertes institutionnelles (ex. Orbi), des serveurs de pré-prints (ex. biorXiv), des bibliothèques pirates (ex. Sci-Hub), des plateformes de réseaux sociaux grand public (ex. Twitter) ou bien celles des réseaux sociaux académiques (ex. ResearchGate).
19Cette « implosion » des lieux de diffusion de l’article, dans une version ou une autre de son cycle de vie (pré-print, post-print auteur, post-print éditeur), se retrouve dans les résultats des requêtes des moteurs de recherche des usagers qui ne vont donc pas nécessairement consulter un article depuis la plateforme de l’éditeur. Pour le béotien, dépourvu du jargon désormais complexe de la publication numérique et en Open Access, la scène peut paraître illisible et incompréhensible.
20Les stratégies de « branding » - éprouvées par les éditeurs - constituent une des réponses apportées par les nouveaux acteurs de la publication scientifique, à commencer par les serveurs de pré-prints (Boukacem-Zeghmouri, 2019a). Outre le fait d’attribuer à leurs articles des DOI qui leur garantissent autonomie et visibilité dans leur circulation sur le Web, de faire appel à une rhétorique promouvant l’accélération, ils développent des services de nature éditoriale pour « outiller » les communautés scientifiques. Ils expérimentent également des formes d’évaluation par les pairs ouvertes pour apporter la certification aux pré-prints déposés (ex. Peer Community In : https://peercommunityin.org/).
21Filiation d’arXiv, modèle originel, la nouvelle génération de serveurs de pré-prints s’est appuyée à cette stratégie pour développer leur visibilité et leur valeur symbolique auprès des communautés scientifiques. Le succès de bioRxiv ne peut être évoqué sans aborder la présence du suffixe « Xiv » dans son nom.
22La pandémie de la Covid-19 a justement donné à voir comment des journalistes non spécialistes pouvaient méconnaître, voire confondre, le statut des pré-prints issues de la plateforme bioRxiv avec le statut d’articles faisant l’objet d’une publication (et donc d’une validation) sur une plateforme d’éditeur. La représentation de la science légitime et de ses vecteurs de diffusion est donc mêlée à celle de l’automatisation, de la normalisation et de la mise en données, conséquence de la fragmentation de la publication scientifique et de la généralisation de la plateforme. C’est aussi la preuve, s’il en était besoin, que dès lors que l’article est équipé de standards technologiques, la définition de son statut et de sa légitimité - et donc de sa valeur symbolique - ne dépend plus de la revue, comme mécanisme de distribution de la valeur, mais de sa propre valeur et de la valeur de la plateforme qui le diffuse.
23L’attribution de citations aux pré-prints et la prise en compte de cette dernière dans les « moulinettes » des plateformes des grands éditeurs scientifiques et de leurs bases de données bibliométriques (ex. Scopus et Dimension) en est peut-être l’illustration la plus évidente de leur valeur à la fois symbolique et marchande. Et même si cette valeur est parfois mise à mal par des prescriptions politiques (Watson, 2021), elle est de plus en plus répandue dans les pratiques de citation de certaines communautés scientifiques.
24De même, les grands groupes de l’édition scientifique qui travaillent à la transition de la publication vers l’Open Access et à maintenir leur position dans ce marché, ont très bien saisi ce glissement de valeur et puisent dans la marque de la revue de quoi développer leur stratégie. Un des exemples les plus récent est donné par M. Khelfaoui et Y. Gingras dans un article (Khelfaoui, 2020) qui montre comment l’éditeur Nature, fort de son prestige et de sa plateforme, a lancé de nouveaux titres de revues en Open Access. Ces titres, produits dérivés en quelque sorte, n’ont pas le même prestige que les revues phares de la marque. Ils permettent néanmoins à l’éditeur d’élargir son catalogue de titres en Open Access, avec des prix de publication sans commune mesure avec ceux de la revue éponyme de l’éditeur, Nature, qui sont de l’ordre de 10.000 $
D.R.
25La dynamique de fragmentation de la publication est un processus continu qui ne s’arrête pas nécessairement au niveau de l’article. Ce dernier peut à son tour être au cœur du processus pour se voir déconstruit en fragments dès lors qu’ils sont « équipés » de métadonnées et de standards qui leur attribuent le statut d’unité d’information, et qui ont donc une valeur. Un texte de Robert B. Allen (Allen, 2015) développe en 2015 avec clarté cette idée pour les serveurs de pré-prints en proposant d’écarter la notion de document au profit d’une information structurée qui permettrait une représentation directe des contenus scientifiques. Les relations sémantiques signifiantes et significatives entre les informations représentent l’enjeu de cette proposition et le recours à des ontologies constitue sa valeur ajoutée dans la mesure où elle en assurerait la dynamique et la mise à jour de l’information. La plateforme de pré-print deviendrait ainsi une base de connaissance, voire un outil épistémologique, en lieu et place de la revue.
26Cette approche questionnerait-elle également l’article, comme vecteur de diffusion de l’information scientifique ? Sans doute, mais là encore la question n’est pas nouvelle. Un texte de Peter Medawar publiée en 1963 (Medawar, 1963) remettait déjà en question l’article, en le qualifiant de « fraude », car ne restituant pas fidèlement le cheminement du raisonnement scientifique de nature hypothético-déductive dans sa structure IMRAD, qui elle relève d’une démarche inductive. C’est donc cette « narration » erronée de la recherche qui est au cœur de la critique de Peter Medawar. L’article est également ciblé par une critique d’obsolescence car incapable de restituer la complexité d’une science de plus en plus sophistiquée, dynamique, outillée, fondée sur les techniques de simulation, de visualisation, bref computationnelle (Somers, 2018).
27De par leur ancrage technologique, la fragmentation et l’ouverture de la publication scientifique sont des facteurs qui sont de nature à se combiner. Toutes deux appuyées au phénomène de la « plateformisation » (Rebillard, 2019). Ils favorisent l’accélération de la diffusion de l’information scientifique par sa médiatisation (Boukacem-Zeghmouri, 2019b).
28De nombreux intermédiaires, acteurs du Web et extérieurs au monde de l’édition scientifique traditionnelle, sont aujourd’hui impliqués dans ce processus de médiatisation. Moteurs de recherches (ex. Google), réseaux sociaux grand public (ex. Twitter), réseaux sociaux académiques (ex. ResearchGate), plateformes de publication (ex. ScienceOpen), Editeurs Open Access (ex. Plos), Editeurs vidéo (ex. JOVE), éditeurs de Data Journals (ex. Copernicus) ou bien de Blogs. Ils se positionnent aux côtés des acteurs historiques et des communautés de chercheurs et forment une nouvelle écologie avec ses codes et ses manières de faire. Ils jouent un rôle crucial dans la médiatisation de l’information scientifique aux côtés des médias traditionnels (télévision, presse, radio). Sur ces plateformes, la revue scientifique et ses objectifs symbolique et socio-politique (Brienza, 2015), cèdent la place au contenu, voire au micro-contenu : respectivement l’article, ou bien sa figure, son schéma, sa vidéo, son jeu de données, identifiés par un DOI, sont partagés, commentés, etc.
29Pour bien comprendre ce phénomène, il nous faut aussi rappeler l’ancrage social de cette médiatisation ; elle est le reflet de la place grandissante des plateformes numériques dans les pratiques sociales des chercheurs qui développent un rapport plus consumériste vis à vis de l’information scientifique (Nicholas, 2017) (Talja, 2021). Des travaux soulignent précisément comment le champ l’information scientifique devient perméable au champ médiatique (Boukacem-Zeghmouri, 2019a) et comment les auteurs s’adaptent à cette fonction sociale et développent des formes d’écriture scientifique attentives à intégrer les standards capables de véhiculer la médiatisation de leur article et de ses contenus (Kembellec, 2019) (Rakotoary, 2019).
30Or, la visibilité et l’impact médiatique qu’acquière l’information scientifique sur ces plateformes participe de sa valorisation. La vitesse et l’étendue de sa circulation médiatique nourrissent des indicateurs différents de ceux traditionnels de la citation. Ces nouveaux indicateurs, dits Altmetrics, viennent couvrir un angle mort de la valeur d’usage de l’information scientifique et nourrissent un nouveau champ de recherche (Thelwall, 2016).
31Traduite en indicateurs de la valeur médiatique de l’information scientifique, la médiatisation devient la nouvelle injonction des discours d’ouverture de la science avec l’expression « Publize or Perish » (Boukacem-Zeghmouri, 2017). Ainsi, les Altmetrics ont retenu l’attention des agences de financement (CE, 2016) et se font une place dans les politiques d’évaluation de la recherche, comme cela a été illustré par la Chine au début de la pandémie de la Covid-193. Les communautés de chercheurs sont donc invitées à communiquer leurs travaux dans les termes d’une participation au débat public et médiatique, dont les retombées peuvent agir sur l’agenda politique (McKiernan, 2016).
32Plus fondamentalement, et pour mieux rejoindre la question qui occupe cet article, la médiatisation numérique contribue également au processus de fragmentation de la publication scientifique. Elle constitue d’une certaine manière une nouvelle dynamique par le processus de « dilution éditoriale » (Rebillard, 2019) que les pratiques de diffusion et de partage permettent en creux. La médiatisation de l’information scientifique est donc également le reflet d’évolutions dans l’organisation sociale et culturelle des sciences où un changement d’échelle opère dans ce qui définit une information scientifique. Il est à la fois révélateur d’évolutions dans les modalités de la pratique des sciences et des nouvelles formes d’organisation et d’institutionnalisation de la recherche qui agissent dans la définition et l’attribution de la valeur de l’information scientifique.
D.R.
33L’actualité de la publication scientifique est agitée depuis plusieurs années par deux phénomènes distincts qui contribuent, ensemble, à interroger l’intégrité et donc la pérennité et l’opérationnalité du modèle de la publication scientifique.
34Le premier phénomène est celui des revues prédatrices, apparues au début des années 2000 et dont la définition vient d’être fixée : “Predatory journals and publishers are entities that prioritize selfinterest at the expense of scholarship and are characterized by false or misleading information, deviation from best editorial and publication practices, a lack of transparency, and/or the use of aggressive and indiscriminate solicitation practices” (Grudniewicz et al., 2019).
35Estimées à plus de 14.000 titres dans le monde4, elles viennent gangrener un système de publication scientifique dont elles miment les symboles et les attributs de légitimité : ISSN, facteur d’impact, DOI, etc. L’aspect le plus inquiétant du phénomène est que les articles qui sont soumis à ces revues, quelle que soit leur qualité initiale, ne subissent pas d’évaluation par les pairs. De fait, des articles de qualité discutable se retrouvent « publiés » sur le Web, indexés par les moteurs de recherche, consultés par des internautes qui accordent du crédit à des contenus qui empruntent les attributs de contenus scientifiques légitimes. Des études ont démontré la présence de titres de revues prédatrices dans les bases de données internationales de référence (Frandsen, 2017). La pénétration du système de la publication scientifique par les revues prédatrices est donc bien réelle et elle justifie le développement d’un « marché de la démarcation », qui propose des produits et des services capables de distinguer les « bonnes » et les « mauvaises » revues scientifiques (Boukacem-Zeghmouri, 2021).
36Le second phénomène est celui des faux articles (Fake publications), générés automatiquement et publiés sur les plateformes d’éditeurs, mis au jour par des recherches en informatique qui ont mis en place une méthode en mesure de les détecter (Labbé, 2013). Cette recherche féconde pour la compréhension des mutations de la publication scientifique s’est prolongée et a permis d’observer que le phénomène perdure. Il semble échapper à la vigilance des éditeurs car les articles ne sont pas toujours détectés et lorsqu’ils le sont ne sont pas toujours rétractés (Cabanac, 2021).
37Le point commun entre les phénomènes de prédation et de fausses publications se situe dans le fait que les protagonistes mêlent leurs contenus à des contenus réels, légitimes et valides, issus de « vraies » revues (Boukacem-Zeghmouri, 2021b). Dans le cas de la prédation, de vrais articles déjà publiés sont traduits puis ajoutés à la revue pour venir garnir ses contenus. Dans le cas de la Fake publication, de faux articles reprennent de vraies références (Cabanac, 2021).
38Ces deux phénomènes peuvent être appréhendés comme le signe de l’industrialisation extrême de la filière de la publication scientifique, mais aussi comme le signe de la caducité du modèle de la revue qui ne parvient plus à garantir l’intégrité de l’information scientifique. La revue est irrémédiablement entrainée à être mêlée à la Fake Science et aux Fake News, caractéristiques d’une nouvelle étape dans la révolution de la production des connaissances et le signe de la crise de nos sociétés contemporaines (Hopf, 2019).
39Les mutations de la publication scientifique occupent une grande partie des recherches autour du domaine de l’information et de la communication scientifique. Les études qui se penchent sur ce phénomène sont nombreuses et émargent à plusieurs domaines disciplinaires. Le lancement du Centre of Journaology5 est l’exemple le plus récent de cette dynamique de recherche pluridisciplinaire autour des revues.
40En posant la question provocatrice de la fin de la publication scientifique, le texte a souhaité traiter par une approche info-communicationnelle, d’un angle mort des analyses jusque-là proposées : celui du glissement du modèle de la revue vers celui de la plateforme numérique, où l’information scientifique numérique, équipée de ses métadonnées et de ses standards technologiques, devient le contenu autour duquel de nouveaux modèles de communication scientifique peuvent s’envisager. Cette « dilution éditoriale » observée dans d’autres filières industrielle (Rebillard, 2019) marque l’avènement de la fin du monopole de la publication pour l’attribution du statut de légitimité et de valeur symbolique du contenu. La « Revue » devient ainsi moins le vecteur de la diffusion de l’information scientifique qu’un lieu de structuration et de convergence des stratégies des différents acteurs impliqués dans une industrie du contenu, qui prend le relais d’une industrie de la culture.
41Cette évolution représente un enjeu crucial pour le chercheur qui de fait de cette composition doit construire de nouveaux modes d’administration de la preuve qui est soumise à de nouvelles modalités d’évaluation et de légitimation. Elles tentent de s’adapter à l’implosion des lieux de production et de diffusion de l’information scientifique, mais aussi à la nature promotionnelle des logiques médiatiques. Ces nouveaux modes se définissent donc aussi à l’extérieur du modèle de la revue, à l’intersection des champs scientifique, social et médiatique.
42L’enjeu scientifique de cette mutation est que « l’ordre du discours » - au sens foucaldien - jusque-là donné par la ligne éditoriale de la revue scientifique, est dès lors donné par l’usager qui, à l’aide des outils de requêtes et des algorithmes, « agence » les contenus dont il a besoin, et qui lui permettront de composer sa démonstration. Dans cet agencement, on retrouve des informations scientifiques de différents statuts, elles-mêmes ancrées dans l’agencement des acteurs impliqués dans sa production et sa diffusion. Certaines sont validées, tandis que d’autres ne le sont pas ou n’ont pas vocation à l’être. L’évaluation par les pairs (Peer Review) devient ainsi la prochaine question à laquelle notre analyse s’attèlera pour comprendre comment elle tente de maintenir sa fonction et son rôle dans la communication scientifique contemporaine.
