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Chapitres clefs de la vie d’un physicien : Jean-Pierre HANSEN

Témoignage recueilli le 27 avril 2022 par Benjamin Rotenberg et Denis Guthleben, avec la participation de Valérie Burgos et Delphine Blanchard
Key chapters in the life of a physicist : Jean-Pierre HANSEN Interview with Jean-Pierre HANSEN
Denis Guthleben et Benjamin Rotenberg

Texte intégral

Itinéraire de Jean-Pierre Hansen

Enfance et orientation initiale

Comité pour l’histoire du CNRS (CHC)

1Commençons si vous le voulez bien par le commencement : vos années de formation.

Jean-Pierre HANSEN (JPH)

2Le Luxembourg était un pays de la sidérurgie. A l’école primaire, vers la fin des années 1940, on apprenait que le Luxembourg était le septième producteur mondial d’acier pour une population de 300 000 habitants.

3Mon père était élève à l’École des mines de Paris (EMP), qui donne sur le Jardin du Luxembourg. Et donc mes parents pensaient qu’il serait logique que le fiston continue dans la même voie. En 1960, j’ai eu mon Bac à Luxembourg. Le Bac Luxembourgeois diffère un peu du Bac Français puisqu’on est bilingue, donc tout est enseigné en allemand et en français et par « interpolation », comme je dis toujours, en anglais. Le Luxembourgeois un peu cultivé parle couramment allemand, français et anglais ainsi que le patois luxembourgeois, évidemment, que les Allemands ne comprennent pas.

4A l’Athénée Grand-Ducal (lycée) de Luxembourg, j’étais très attiré par l’histoire de l’art et l’archéologie, mais aussi par les mathématiques, grâce à un excellent professeur. Mon père très pragmatique, m’a conseillé l’option scientifique et de réserver ma passion des arts pour les week-ends ! Il restait à choisir l’endroit adéquat pour ma formation d’ingénieur. Mon premier choix était Paris (j’avais une offre du Lycée Louis le Grand pour les années de prépa). Ma mère ambitieuse aurait souhaité que je prépare une entrée à l’X. Mais en 1960 (année de mon Bac), on approchait de la fin de la guerre d’Algérie ; Paris vivait déjà les « Nuits bleues » de l’OAS (Organisation armée secrète) et tout ça. Il y avait pas mal de violences et comme mes parents étaient des gens plutôt inquiets, ils m’ont dit : « Ce n’est pas le bon moment pour aller à Paris, il faut que tu choisisses un autre endroit pour ta formation d’ingénieur. ». Il y avait à l’époque beaucoup de Luxembourgeois qui allaient soit à l’École Polytechnique Fédérale de Zurich (EPFZ), ou à l’université de Liège (ULg), créée par Napoléon et qui avait à l’époque la réputation d’être moins pour les « fils à papa » que Zurich. J’ai accepté ce conseil. À l’époque, on écoutait ce que conseillaient les parents, beaucoup plus que maintenant, et comme j’ai eu des parents merveilleux, j’ai choisi Liège.

5En septembre 1960 je débarque à Liège, qui est une ville intéressante à de nombreux égards, mais qui a aussi des défauts ; on a vu ça quand il y a eu les inondations terribles récemment. Je me suis inscrit pour les études d’ingénieur. On n’était pas très nombreux. C’était un peu comme les classes prépas à Paris, mais c’était intégré dans l’université. C’est d’ailleurs la même organisation à Cambridge (on y reviendra). Mais certains cours me « barbaient » carrément. Je dois dire qu’entre-temps, mon père était décédé dans un accident de voiture et je me sentais moins obligé de suivre ses volontés en un certain sens. Je suis allé voir Paul Ledoux qui est un astrophysicien parmi les plus influents de la deuxième moitié du XXe siècle et un enseignant hors du commun.

6Je lui ai dit : « Ecoutez, je ne suis pas très à l’aise avec les études d’ingénieur » et c’est lui qui m’a suggéré de passer en licence de physique.

7Paul Ledoux était vraiment un homme extraordinaire, il m’a donné le bon conseil et j’ai immédiatement viré vers la physique. Il y avait d’ailleurs une année de moins, la licence était en quatre ans plutôt qu’en cinq et ça s’est très bien passé. J’ai beaucoup apprécié les cours qu’on donnait alors à Cointe, une colline au-dessus de Liège, qui abritait un observatoire qui était à l’époque un des meilleurs observatoires du monde, avec un groupe de physiciens et d’astrophysiciens remarquable, dirigé par Polydor Swings. J’ai beaucoup aimé l’astrophysique, bien sûr, mais je n’avais pas vraiment envie de faire de l’astrophysique toute ma vie. J’ai gardé un excellent souvenir de ces quatre années passées à Liège. La vie sociale était aussi assez agréable.

8Mais après quatre ans, j’ai décidé de rejoindre Paris, parce que la plupart de mes copains luxembourgeois étaient basés à Paris pour étudier le droit, la médecine, certains pour des écoles d’ingénieurs, etc. Et donc j’avais envie de les revoir et d’être avec eux, parce que je les avais un peu perdus de vue à Liège. En arrivant à Paris, j’ai vu qu’il y avait un DEA (diplôme d’étude approfondie) de physique théorique. Je me suis inscrit, je ne sais pas s’il existe encore, il était déjà basé à l’époque à Jussieu, mais il y avait encore les fameuses « halles au vin ». Certains cours se tenaient dans ces halles, et d’autres étaient enseignés à Orsay. Donc on faisait des aller-retours via la ligne de Sceaux. Je me suis rapidement aperçu que ce qu’on nous enseignait, je l’avais déjà appris en grande partie à Liège. Donc j’étais assez « paresseux » et j’ai quand même été classé dans les quatre premiers. Le major, c’était Eugène Cremmer, que vous connaissez ; il était d’ailleurs aussi d’origine luxembourgeoise : (Kremer en luxembourgeois). Normalien, il était le meilleur ; il est resté à l’École Normale toute sa vie, il n’a jamais bougé. Et puis en deuxième année, la plupart des cours se tenaient à Orsay à l’époque, au LPTHE, qui est le Laboratoire de physique théorique et des hautes énergies, bâtiment 211. Là, je suis tombé sur un professeur qui a eu une forte influence sur moi, à savoir Bernard Jancovici, dont vous avez certainement entendu parler. Normalien, Il avait travaillé, comme presque tous les chercheurs en physique théorique, dans le domaine des particules élémentaires. Il venait de se reconvertir à la mécanique statistique. En deuxième année, on avait un « parrain », c.à.d. quelqu’un qu’on pouvait aller voir et avec qui on pouvait discuter. Je lui ai confié que je souhaitais aussi travailler dans le domaine des particules élémentaires Il m’a répliqué : « Et la « méca. Stat »., ça ne vous intéresserait pas ? »

Bernard Jancovici

Bernard Jancovici

©Jean-Pierre Hansen

9Je me suis alors souvenu du cours de Paul Ledoux à Liège qui insistait énormément sur les aspects « méca. Stat. ». J’ai répondu : « Ah oui, j’aimais bien », et j’ai suivi le conseil de Bernard Jancovici, qui est décédé il y a six ou sept ans ; quelqu’un de très rigoureux, avec qui j’ai collaboré quand je me suis fixé au LPTHE. J’ai bien fait de suivre son conseil. Ensuite, il fallait rédiger une thèse de troisième cycle. Alors là, je suis tombé sur Dominique Levesque, élève et bras droit de Loup Verlet, mon futur directeur de thèse d’état. À l’époque, Verlet était à New York. Il travaillait à New York University, en particulier avec Joël Lebowitz et Jerry Percus. C’est là où il a posé les bases théoriques et numériques de son célèbre algorithme de la « Dynamique Moléculaire » (MD). Lui aussi s’était reconverti à la « méca. stat. » en proposant, dès 1959 la célèbre équation HNC (“hyper-netted-chain”) pour calculer la structure d’équilibre de systèmes fortement corrélés. Cette même équation a été proposée la même année par deux groupes américains, mais Loup a été le seul à proposer un “one man show”.

10Il s’était d’abord concentré sur des méthodes de Monte-Carlo (MC), puis il a bifurqué vers la dynamique moléculaire dont il a été un des trois pionniers. C’est Berni Alder qui a été le premier, avec Tom Wainwright, au Lawrence Livermore Laboratory, à proposer, en 1957, la dynamique moléculaire, mais pour des systèmes de « sphères dures » uniquement, c.à.d. des systèmes purement entropiques. C’est une découverte majeure qu’avec des sphères dures, autrement dit sans échelle d’énergie, on pouvait observer un comportement complexe et en particulier la transition vers un état cristallin à haute densité.

11Beaucoup de scientifiques distingués n’y croyaient pas à l’époque. Je reviendrai tout à l’heure à Alder, car j’ai eu le privilège de travailler avec lui sur un projet. Le groupe autour de Verlet entretenait d’excellentes relations avec Alder, et Loup disait toujours qu’Alder était le « Patron » dans le domaine de la simulation numérique !

Berni Alder

Berni Alder

Avec Martine et Esther, son épouse à Erice

©Jean-Pierre Hansen

12La méthode de Monte-Carlo avait été introduite par Metropolis et collaborateurs dans un article historique paru en 1953.

13Pendant que Verlet publiait à NYU avec Lebowitz et Percus l’article qui jette les bases de la dynamique moléculaire des systèmes continus et le fameux algorithme qui est depuis universellement utilisé, son élève, Dominique Levesque effectuait son service militaire civil au LPTHE d’Orsay où il m’a pris en charge pour la thèse de 3e cycle. Dominique venait d’Angers, et était monté à Paris faire sa licence de physique avec Verlet. C’était son premier élève. Dominique est quelqu’un d’adorable et de discret Je l’ai rencontré dans les couloirs du LPTHE. Il m’a proposé comme sujet l’étude de l’état fondamental de l’He-3 et de l’He-4 par une méthode de Monte-Carlo variationnelle. C’est mon premier article, paru en 1968 dans Phys. Rev.

Loup Verlet

Loup Verlet

Physicien français

©Jean-Pierre Hansen

14Quand Verlet est revenu de NYU. Il m’a suggéré un sujet pour ma thèse d’État. À l’époque, c’était plus facile de trouver des emplois en recherche que maintenant. J’ai d’abord été assistant de Philippe Meyer, qui dirigeait le LPTHE. Membre de la famille de la Banque Lazare et grand collectionneur d’art, il avait fui la France pendant l’occupation Nazie et avait été formé à Harvard. A son retour à la libération, il avait été nommé professeur à Orsay, qui faisait partie à l’époque de l’université de Paris (Sorbonne). J’étais chargé des travaux dirigés pour son cours de mécanique quantique.

15Ensuite, quand Verlet est revenu, j’ai été recruté au CNRS sans difficulté, car Verlet faisait partie du Comité national, et la concurrence était faible. À l’époque, on était nommé attaché de recherche, qui n’était pas une position permanente, contrairement à la situation actuelle où les chercheurs sont des fonctionnaires. Comme sujet de thèse, Verlet m’avait proposé de calculer le diagramme de phases complet d’un système de Lennard-Jones, en utilisant la méthode de Monte-Carlo classique. Ce potentiel semi-réaliste couvre, dans l’espace température - densité, les 3 phases habituelles, gaz, liquide et solide, contrairement à un potentiel purement répulsif en 1/R12 examiné par Bill Hoover aux États-Unis. À l’époque notre projet constituait un véritable tour de force.

16A Orsay on avait à notre disposition d’abord un ordinateur UNIVAC 1107, puis 1108, et finalement 1110. Mais ces UNIVACS, en avance sur les IBM de l’époque, ne valaient pas les performances d’un vulgaire téléphone portable actuel ! Alors Verlet avait trouvé des astuces. On travaillait en langage machine, plutôt qu’en Fortran, ce qui nous apprenait aussi à mieux comprendre comment fonctionnait un ordinateur. Donc, après deux ans de calculs intensifs, nous avions obtenu un diagramme de phases complet du potentiel de Lennard-Jones, Verlet me dit : « Ça suffit maintenant, tu as suffisamment de résultats convaincants ; il est temps que tu soutiennes ta thèse ». Habituellement un travail de thèse prenait 4 ou 5 ans à l’époque ! Grâce à Loup, j’étais déjà au CNRS et j’ai soutenu ma thèse début juillet 1969, sous la présidence de Jacques Yvon. Normalien, Yvon enseignait en classe prépa à Henri IV dans les années 1930 et pendant ses temps libres, il faisait de la recherche en « méca. stat. » Il avait dix ans d’avance sur les américains Born et Green, mais il publiait dans une obscure revue française – Nouvelles Technologies (si je me souviens bien), que les américains ne connaissaient évidemment pas. Après la guerre, il est devenu professeur d’université et plus tard, il est devenu haut-commissaire à l’énergie atomique. C’était un homme extraordinaire qui a travaillé tout seul sur des sujets d’avant-garde.

17Yvon présidait donc mon jury de thèse et il était, c’est important pour plus tard, un des scientifiques influents qui ont soutenu l’idée d’une ENS à Lyon ; tout comme Jacques Friedel. Nous y reviendrons.

Départ pour les États-Unis : 1970

18En 1970, je suis parti un an aux États-Unis, comme « post-doc » à Cornell University(CU), qui est une des grandes universités de l’Ivy League des Etats-Unis. J’y ai rencontré beaucoup de gens, en particulier, Mike Klein, qui est resté un de mes plus fidèles amis. Il était de passage à Cornell en route vers le Canada. Mike est Britannique né en 1940, qui a d’abord émigré aux États-Unis puis au Canada. Il a maintenant les trois nationalités. Il avait entendu parler de la dynamique moléculaire. Quelqu’un lui avait dit : il y a un « dynamicien moléculaire » à Cornell. Mike a donc voulu me voir et on est devenu amis “at first sight”.

19Ensuite, à Cornell, j’ai fait aussi la connaissance de Neil Ashcroft, un autre Anglais qui est un remarquable physicien du solide. Le directeur du département de physique « matière condensée », était encore un Anglais, Geoffrey Chester, émigré aux États-Unis, très pris par l’administration. Il avait un thésard, Roy Pollock, dont il ne pouvait pas s’occuper suffisamment. Il m’a proposé d’encadrer Roy et ça a très bien marché. Roy était Texan et un peu plus jeune que moi. C’est quelqu’un avec qui j’ai beaucoup collaboré après mon retour à Paris. Il vient régulièrement en France, on a eu de nombreux échanges. Il était aussi attiré par la France, car c’était un cycliste accompli ; Il faisait des tours de toute la France en bicyclette. Nous sommes toujours en contact. On y reviendra plus tard, parce qu’on a fait pas mal de choses ensemble.

20J’ai aussi fait la connaissance de Kenneth Wilson, qui est à l’origine de la théorie des exposants critiques. Il était jeune prof à Cornell et il habitait un appartement voisin du mien, mais c’était quelqu’un d’assez renfermé. Je ne me doutais pas qu’il allait recevoir le prix Nobel de physique quelques années plus tard. On se disait bonjour, sans plus… Wilson a développé à Cornell la théorie du groupe de « renormalisation » qui lui a permis de calculer les exposants critiques avec une précision incroyable. Mais je n’ai pas vraiment interagi avec lui.

21D’autres physiciens éminents dont j’ai fait la connaissance à Cornell sont Michael Fisher (encore un Anglais émigré !), Benjamin Widom et Bob Richardson. Fisher et Widom étaient des précurseurs de la découverte de Wilson sur les phénomènes critiques et beaucoup de chercheurs dans ce domaine pensaient qu’ils auraient dû partager le prix Nobel avec Wilson. Bob Richardson était le grand expert des très basses températures et il s’intéressait à l’He-3 liquide. Le séminaire hebdomadaire de son équipe se tenait à 21h ! et je le fréquentais puisque mes premiers travaux avaient porté sur l’He-3 et l’He-4 solides. Ces séminaires étaient passionnants. L’équipe de Richardson a découvert qu’à très basse température l’He-3 devenait super-fluide comme l’He-4, observation très inattendue qui leur a valu le prix Nobel en 1996. J’ai aussi interagi avec Mark Nelkin, proche de mes intérêts en « méca. stat. ».

22Voilà, juste pour souligner qu’on rencontrait beaucoup de gens intéressants à Cornell. Cela m’a beaucoup enrichi.

23Pendant mon séjour à Cornell, la onzième conférence de physique statistique, une conférence tri-annuelle, avait lieu à Chicago en avril 1971 ; je m’y suis rendu avec Mark Nelkin. Cette 11e version marquait le triomphe de la dynamique moléculaire, avec des “plenary lectures” de Joël Lebowitz, Loup Verlet et Aneesur Rahman ; avait démarré, peu avant Verlet, la dynamique moléculaire des systèmes à potentiel continu au Argonne National Laboratory. Aneesur et Loup étaient très amis, mais leurs objectifs scientifiques n’étaient pas les mêmes.

24A Chicago, j’ai aussi fait la connaissance de David Chandler. Pour la petite histoire, j’étais assis en train d’écouter l’exposé de quelqu’un que je ne citerai pas. Et devant moi - j’étais installé dans les bancs arrière (on était jeunes, donc on ne se mettait pas au premier rang !) - il y avait un autre jeune qui se retourne vers moi et me dit : « He doesn’t know what he is talking about. » Je lui ai répondu « I agree » C’était David Chandler, qui est devenu comme ça par accident, un ami très intime avec qui on a beaucoup échangé tout au long de nos carrières. Chaque fois qu’on bougeait, l’autre suivait par curiosité. Un peu plus jeune que moi, David était quelqu’un de remarquable. Je reparlerai de nos visites mutuelles plus loin.

25A Chicago, j’ai aussi rencontré Eduardo Waisman qui était un élève de Joël Lebowitz et a résolu un problème fondamental concernant des systèmes coulombiens. Eduardo est aussi devenu un très grand ami. Il a quitté assez tôt la science pour devenir consultant. Il habite avec sa famille depuis longtemps à Madrid ; il est Argentin d’origine, qui a dû fuir son pays au moment du putsch de Juan Perón.

CHC

26Il y a eu l’Argentine…

JPH

27Oui, on en a souvent en Argentine. Ce n’est pas une région très stable.

Retour à Paris en 1971

28En septembre 1971 je suis rentré à Paris et j’ai épousé Martine, issue d’une vieille lignée aristocratique, le 22 décembre 1971. Nous nous sommes installés dans un petit appartement rue d’Assas, proche de la ligne de Sceaux que j’empruntais tous les jours pour me rendre à Orsay, et rejoindre le groupe Verlet au LPTHE.

29Le dernier à rejoindre le groupe, Jean-Jacques Weis était aussi luxembourgeois. Les amateurs d’humour prétendaient que Verlet recrutait de la main-d’œuvre luxembourgeoise.

CHC

30Il y avait une raison à ça ?

JPH

31Non, c’est une coïncidence.

32Il y avait Dominique, bien sûr, il y avait Daniel Schiff, qui était d’ailleurs parti avec Verlet à New-York et Jacques Vieillard-Baron. Jacques était le seul membre ancien élève d’une grande école (X). C’était un homme extrêmement sensible, qui avait été envoyé comme lieutenant en Algérie pendant la guerre d’Indépendance. Il a vu des horreurs commises des deux côtés, qu’il n’a jamais vraiment pu oublier C’était horrible. Il s’est suicidé quelques années plus tard. Il avait tellement souffert de voir ces atrocités qu’il s’est immolé par le feu.

33En dehors de ce drame, l’atmosphère au sein du groupe était merveilleuse, parce que Verlet était quelqu’un de très ouvert et disponible. Il ne nous considérait pas comme ses subordonnés, mais comme des collaborateurs.

34J’ai gardé un excellent souvenir de ces années à Orsay. Loup Verlet m’a bien évalué. Il a compris que je n’étais pas du même calibre que lui (sans me le dire évidemment). Mais il a réalisé que j’avais apparemment un don, c’est qu’une fois que j’avais compris quelque chose, ce qui prenait plus de temps que pour lui, je savais l’expliquer mieux que lui et la plupart des collègues. J’avais un certain sens de l’exposé. C’est vrai que j’aime beaucoup exposer, c’est un peu du théâtre. J’aime bien être devant un auditoire, les gens vous écoutent et si vous parlez bien, ils vous écoutent avec d’autant plus d’attention. Donc en 1973, Loup m’a dit : « Il y a deux emplois de prof vacants à Jussieu, c’était l’université Pierre et Marie Curie à l’époque, tu devrais te présenter. » Avec son soutien, j’ai été élu. J’ai bénéficié de la loi Edgar Faure. Puisque les profs d’université sont des fonctionnaires en France et en tant que luxembourgeois, je ne pouvais normalement pas être prof, mais j’ai bénéficié de cette fameuse loi qui a introduit l’exception à la règle des fonctionnaires. Et donc j’ai été parmi les premiers étrangers à en profiter. L’autre personne qui en a profité, tout le monde le connaît, c’est un chimiste de Harvard qui se rendait régulièrement à Strasbourg, à savoir Martin Karplus. Il a pu devenir professeur à temps partiel, il partageait son temps entre Harvard et Strasbourg et a reçu le prix Nobel de chimie. Nous sommes restés en contact. Je l’ai retrouvé plus tard à Cambridge.

35Je me suis installé au 5e étage de la tour 16 de Jussieu dans le petit laboratoire de physique des liquides créé par Savo Bratos. Verlet m’avait dit : « Rejoins-le, comme ça tu pourras renforcer ce labo qui ne compte qu’une poignée de chercheurs ». J’avais un petit bureau agréable avec une vue sur Montmartre. Quelques jours après mon installation, quelqu’un frappe à ma porte, c’était Pierre Turq, que je ne connaissais pas et qui avait entendu parler des simulations numériques. C’était un des premiers chimistes à s’y intéresser. Il était installé à l’époque au laboratoire de physico-chimie du bâtiment F, à l’autre bout du campus de Jussieu. Nous avons beaucoup discuté, découvert des intérêts communs et sommes devenus amis. Pierre était d’une grande curiosité et s’intéressait vivement aux nouvelles méthodes numériques, qu’il n’a pas vraiment pratiquées lui-même, mais il a eu beaucoup d’élèves et de collaborateurs qui ont pratiqué ce « sport » au fil des années.

Pierre Turq

Pierre Turq

©Jean-Pierre Hansen

Les workshops du CECAM : un point focal

36Venons-en au Centre européen de calcul atomique et moléculaire (CECAM), créé en 1969 à Orsay, par Carl Moser, qui était chimiste et avait travaillé avec un groupe de chimistes théoriciens de Paris-Nord. Carl était Américain et a commencé à organiser des workshops animés par un certain nombre de chercheurs internationaux compétents pour le sujet du workshop.

37Je dois avouer immédiatement que Verlet n’aimait pas du tout Moser : il trouvait que c’était un operator, et il a boycotté le CECAM, suivi par ses collaborateurs pendant un certain temps. Mais parmi les participants des workshops, il y avait des amis qui sont venus nous voir au LPTHE, en particulier Aneesur Rahman, grand ami de Verlet. Il passait au moins autant de temps avec le groupe Verlet qu’avec les autres participants des workshops.

Groupe Verlet

Groupe Verlet

JPH, Dominique Levesque, Loup Verlet, Jean-Jacques Weis) a été prise en décembre 2013 à l’Institut Henri Poincaré (colloque organisé lorsque JPH a reçu le Berni Alder CECAM prize)

©Jean-Pierre Hansen

38C’est à travers le CECAM que j’ai fait pour la première fois la connaissance de Ian McDonald qui est devenu ensuite mon collaborateur le plus assidu, puisqu’on a rédigé ensemble les quatre éditions de l’ouvrage “Theory of Simple Liquids”.

39Ian était venu passer six mois à Paris pour participer à des workshops du CECAM en 1974. Un soir il est venu dîner chez nous. Au cours de la conversation, il m’a dit : « Ecoute, j’ai une proposition d’Academic Press d’écrire un livre sur l’état liquide ; veux-tu m’accompagner ? » Je ne sais pas pourquoi il m’a demandé à moi ; on se connaissait à peine à l’époque. Je sais que Martine regardait ça d’un mauvais œil, parce que j’étais prof, donc j’avais de l’enseignement à faire en plus de la recherche. Malgré ses réticences, j’ai fini par accepter et avec Ian nous avons rédigé la première édition en 18 mois ; elle est parue en 1976 et est devenue une espèce de « best-seller », tant le sujet était novateur. Dans les éditions suivantes, on échangeait systématiquement les parties couvertes par le co-auteur dans la précédente édition. Le sujet s’enrichissait par ailleurs d’édition en édition.

Ian McDonald

Ian McDonald

©Jean-Pierre Hansen

40À l’époque, mon anglais n’était peut-être pas encore tout à fait au point. Je n’avais pas encore passé onze ans à Cambridge ! J’ai dit un jour à Ian : « Tu sais, tu es un maniaque (tout devait être d’une clarté étincelante), je suis désolé que tu doives parfois corriger des passages que j’ai écrits » Il m’a répondu : « Rassure-toi, ton anglais est meilleur que celui de 90 % des Britanniques. » Comme c’était quelqu’un qui n’était pas du tout flatteur, j’ai l’impression que c’était presque vrai. On a donc rédigé ces quatre éditions, mais on a aussi écrit dix articles ensemble, dont certains sont souvent cités. Mais Ian a eu une carrière étrange. Il a commencé à Royal Holloway College, qui était un collège de l’université de Londres, un peu aux confins de Londres. Ils étaient deux avec Konrad Singer, un autrichien qui avait fui en Angleterre pendant l’occupation Nazie. Et à eux deux ils avaient créé un petit groupe à Royal Holloway College. Ian McDonald est écossais, comme son nom l’indique, mais sa mère était anglaise et ses parents se sont rencontrés en Inde, du temps où l’Inde faisait partie de l’Empire. Il ne s’intéressait pas à faire carrière. C’était quelqu’un de très cultivé et qui s’intéressait à beaucoup de choses. Il n’a jamais dépassé le grade de lecturer, qui est équivalent à maître-assistant, malgré ses nombreux travaux.

41Ian McDonald est la personne avec qui j’ai le plus travaillé. On n’était pas vraiment amis parce qu’on avait des caractères assez différents. On s’entendait bien. Vers la fin, il a aussi perdu son épouse, Susan O’Gorman. Je retournais assez régulièrement à Cambridge après mon retour à Paris. Ian était Fellow de Trinity College, où il était admissions tutor. Trinity, c’est bien sûr le College le plus prestigieux d’Oxford et de Cambridge. Ils ont eu plus de 30 prix Nobel. Ian était donc chargé des admissions des élèves. Il avait deux secrétaires à temps plein. Il avait un appartement merveilleux dans le coin juste au-dessus du jardin du Master du Collège. Il avait à la fois une vue sur ce jardin et sur Saint John’s, le 2e plus prestigieux College de Cambridge C’est là où on travaillait, en particulier sur la dernière édition de notre livre publié en 2013. Le décès de Ian il y a trois ans marque l’arrêt d'éventuelles nouvelles éditions.

Courvertures des quatre éditions de Theory of simple liquids (TOSL)

Courvertures des quatre éditions de Theory of simple liquids (TOSL)

©Jean-Pierre Hansen

CHC

42Quelles suites sont envisagées ?

JPH

43Un autre participant régulier des workshops du CECAM était Giovanni Ciccotti, un physicien théoricien de l’Université de Rome « La Sapienza ». En fait il avait un appartement à Paris, car son épouse, Nicoletta, préparait une thèse de lettres. Giovanni est un théoricien rigoureux, qui s’intéressait aussi à la simulation numérique, sans la pratiquer lui-même. Nous sommes devenus amis et vers la fin des années 1990 j’ai passé (avec Martine) un semestre sabbatique très fructueux à « La Sapienza », au sein de son département.

44Et puis j’ai aussi fait la connaissance de Daan Frenkel, qui était d’Utrecht. Il avait commencé une thèse expérimentale et a bifurqué vers la théorie à travers ces fameux workshops. Plus tard, Il est devenu mon successeur sur la Chaire de chimie théorique de l’université de Cambridge. Tout le monde connaît Daan, reconnu universellement comme un des piliers de la simulation moléculaire, couronné récemment par la prestigieuse Médaille Boltzmann. Le CECAM nous a donc apporté beaucoup de contacts, malgré les réserves de Loup Verlet.

45Verlet a cessé, du moins provisoirement, ses recherches en physique en 1974, pour se tourner vers d’autres sujets. Il s’est d’abord intéressé au cerveau et à la psychanalyse. Puis il s’est intéressé à l’histoire des sciences Il a rédigé deux livres : « La Malle de Newton » en 1993, et « Chimères et Paradoxes » en 2007. En étudiant les principia mathematica, Loup a découvert que Newton avait examiné une discrétisation des lois de la gravité, qui correspondait exactement à l’algorithme utilisé par Verlet en dynamique moléculaire ! Comme quoi les grands esprits se rencontrent !

46Pendant ce temps, Verlet a effectué quelques allers-retours, en revenant un peu à la physique en collaboration avec Dominique Levesque sous la pression du Comité National du CNRS. Loup était quelqu’un d’une rapidité d’esprit incroyable. Il ne finissait jamais ses phrases, c’était déjà la prochaine qui était en route. Il avait vraiment des capacités exceptionnelles et beaucoup d’autres intérêts. C’était un remarquable alpiniste. D’ailleurs, il a fait une chute de cordée où deux de ses camarades sont morts. Il a survécu et a été à l’hôpital pendant des semaines. Loup était aussi un excellent musicien et jouait à la fois du clavecin et du violoncelle. Sa sœur, Blandine Verlet, était l’une des meilleures clavecinistes françaises. Loup s’intéressait à tout. C’était quelqu’un d’universel. Quand un sujet commençait à l’ennuyer, il passait à autre chose. Il n’y a pas beaucoup de gens de ce calibre. Il est entré à l’École normale à dix-huit ans, tout en changeant en classes prépas des lettres vers les sciences. Je suis convaincu que la simulation numérique a été plutôt bien accueillie en France (malgré quelques réticences) parce que la communauté scientifique se rendait compte que Verlet était une personne hors du commun, et donc qu’il fallait le prendre au sérieux.

47J’aimerais juste vous faire part de quelques statistiques concernant mes thésards au cours de ma carrière. J’ai eu mon premier thésard en 1975, à savoir Patrick Vieillefosse qui était un ulmien très doué ; nous avons publié quatre articles ensemble, basés sur sa thèse. Il a été recruté au CNRS, mais plus tard il a démissionné pour se concentrer sur l’enseignement comme maître-assistant. Globalement je n’ai encadré que 14 thésards en France et plus tard 8 thésards à Cambridge ; en tout vingt-deux thésards, ce qui est relativement peu comparé à de nombreux collègues plus « gourmands ».

48En France, mes thésards étaient tous masculins (désolé), mais je me suis rattrapé en Grande-Bretagne où j’ai respecté la gender equality : quatre femmes et quatre hommes. Et parmi ces quatre femmes, deux étaient de loin les meilleures parmi ces huit thésards. J’ai ainsi appris par l’expérience que les femmes sont (au moins) les égales des hommes en sciences.

49J’aimerais aussi parler d’une brève interaction que j’ai eue avec Laurent Schwartz dans un contexte plus « politique ». Sous le premier gouvernement de François Mitterrand en 1981, ses alliés communistes et les syndicats voulaient créer le « corps unique » dans l’enseignement supérieur. C’est-à-dire que dans l’enseignement supérieur, on débutait comme assistant, puis promu maître-assistant, et finalement professeur, mais uniquement à l’ancienneté. Le concept de « mérite » était aboli. Laurent Schwartz était un homme de gauche, premier mathématicien français à recevoir la médaille Fields. Il a pris la tête d’une « contre-offensive » en réunissant une vingtaine de personnes dans les nouveaux locaux des sciences de la vie de l’ENS, en face du 24, rue d’Ulm, avec l’accord de son directeur. Nous nous réunissions toutes les deux semaines sous la présidence de Laurent pour organiser la contre-propagande et attirer autant de collègues que possible. Nos efforts se sont avérés fructueux, car le projet gouvernemental de corps unique a été finalement abandonné. Le bon sens l’a emporté.

50Juste avant, en 1980-81, j’ai passé une année sabbatique à l’ILL, l’Institut Laue-Langevin, sur invitation de Philippe Nozières, qui avait été mon « parrain » au CNRS. Il m’a beaucoup soutenu tout au long de ma carrière. Il s’entendait aussi très bien avec Verlet, même s’il n’était pas très convaincu par la simulation numérique en « méca-stat » ; il était très classique. Avec David Pines il est l’auteur de l’ouvrage très connu sur la théorie du solide. C’était un très grand scientifique, qui était entré major à l’ENS un ou deux ans après Verlet, dans la même promotion que Pierre-Gilles de Gennes. A l’ILL, il dirigeait un groupe de physique théorique de la matière condensée. Ce séjour m’a fait beaucoup de bien et m’a permis de découvrir de nouveaux horizons. J’ai rencontré pas mal de gens avec qui je suis resté en contact. Philippe était un des très grands physiciens du solide. Il est décédé en juin 2022.

Partir ou non à Lyon : un choix difficile

51A mon retour à Paris j’ai été contacté par Jean-Claude Lehmann, Directeur de la Physique au siège du CNRS. Le siège du CNRS était basé à l’époque quai Anatole France, dans des locaux beaucoup plus petits que le siège actuel. Lehmann était un ancien élève de l’ENS-Ulm, et plus tard il est devenu directeur scientifique de Saint-Gobain. Il m’a proposé d’être son chargé de mission pour la physique théorique. Je passais une demi-journée par semaine au siège. Un jour un autre chargé de mission m’a parlé d’un projet de transférer l’ENS de Saint-Cloud à Lyon. J’ai dit : « Ah, c’est intéressant, tiens-moi au courant. » Le lendemain, j’ai reçu un coup de fil de Nozières qui me disait : « Il paraît que tu veux partir à Lyon. » Je n’avais pas du tout dit ça, mais cet échange illustrait le mal fou qu’avaient les acteurs du projet à trouver des gens qui étaient prêts à se délocaliser de Paris vers Lyon.

52Nous avons beaucoup discuté de l’idée de partir à Lyon avec Martine. Comme nous ne connaissions pas la ville, nous avons fait un voyage exploratoire en profitant du TGV qui venait de relier Lyon à Paris en deux heures. Ce premier voyage en 1982 nous a déçus et nous avions décidé d’un commun accord de renoncer à cette idée. Mais les porteurs du projet (dont Philippe Nozières) sont revenus à la charge l’année suivante et nous sommes retournés à Lyon avec l’appui d’un « comité d’accueil » dont un normalien du groupe Kastler-Brossel qui était professeur à L’université Claude Bernard de Lyon et qui s’est montré très convaincant. J'oublie son nom, mais il était très sympa, originaire des environs de Lyon. Ils nous ont fait visiter la ville dans de meilleures conditions météorologiques que lors de notre première visite, et finalement nous nous sommes laissés convaincre. Lyon, ancienne capitale romaine des Gaules, entre rivières et collines, a un charme indéniable !

53J’ai d’abord été nommé professeur à l’École normale de Saint-Cloud parce qu’il était prévu que le déménagement vers Lyon n’aurait lieu qu’en 1985. J’étais en fait le premier scientifique à être désigné pour rejoindre la future ENS-Lyon. Il y a eu d’énormes retards dans la construction de l’École à côté la Halle Tony Garnier dans le 7e arrondissement de Lyon, et finalement on n’a emménagé qu’en septembre 1987.

54Guy Aubert, que tout le monde connaît, a été nommé premier directeur de l’ENS-Lyon. C’est un ancien élève de l’ENS-Saint-Cloud et major à l’agrégation de physique. Guy Aubert est une personnalité très forte. Il était basé à Grenoble, où il dirigeait le laboratoire des champs magnétiques intenses au sein du CEA. Pendant des années, il a tenu le record mondial du champ magnétique le plus intense. Guy est un scientifique de premier plan et a des qualités humaines exceptionnelles. On a réussi à le convaincre de prendre en main la future École Normale supérieure de Lyon. Aubert était vraiment l’homme qu’il fallait pour cette tâche. Il a choisi deux adjoints, l’un chargé des études : Bernard Bigot, un chimiste théoricien qui a fait carrière depuis, puisqu’il dirige à Cadarache le TOKAMK ITER, issu d’une collaboration mondiale pour la fusion thermo-nucléaire. Bernard est un remarquable administrateur et un bourreau de travail, avec des journées de treize ou quatorze heures. Ce surmenage explique peut-être son décès récent, à l’âge de soixante-douze ans. Par ailleurs, Aubert m’a demandé d’être directeur adjoint chargé de la recherche. J’ai accepté, même si je ne suis pas particulièrement doué pour les aspects administratifs.

Ouverture de l’École normale supérieure de Lyon : 1987

55L’École a démarré en septembre 1987, avec la première cohorte d’élèves admis au concours d’entrée, et les premiers laboratoires de recherche dans les disciplines scientifiques (les « littéraires » de L’ENS-Saint-Cloud avaient refusé de nous rejoindre à Lyon : en-dehors de Paris, point de salut ? !) : on disposait d’énormément de place. Au laboratoire de physique que j’ai créé à l’époque, nous n’étions que onze au début, et nous disposions de plus de mille m 2. Parmi les théoriciens il y avait Jean-Louis Barrat, un ulmien entré à dix-huit ans à l’ENS, un surdoué qui avait été mon thésard à Paris et avait accepté de me suivre à Lyon. J’avais aussi réussi à trouver un excellent expérimentateur, à savoir Stéphan Fauve qui était caïman à Ulm. On lui a fait miroiter un poste de prof à Lyon ; il n’a pas résisté, et a monté le groupe expérimental sur les instabilités avec l’aide d’un ingénieur de recherche exceptionnel, Claude Laroche. Stéphan est un physicien très compétent et ambitieux avec qui je ne m’entendais pas toujours très bien, mais il a parfaitement rempli son contrat de créer une équipe de physique expérimentale de premier plan. Il est retourné à Paris en 1997 et s’est réinstallé à l’ENS-Ulm ; plus tard il a été élu à l’Académie des sciences.

56Les effectifs du laboratoire de physique se sont renforcés, avec l’arrivée de thésards et la venue de chercheurs confirmés de premier plan, comme Angel Alastuey, Elisabeth Charlaix, et beaucoup d’autres.

57Une personne qui était présente, avant même l’ouverture de l’École, est Jean-François Joanny qui est maintenant prof. au Collège de France et qui était élève de Pierre-Gilles de Gennes (PGG pour les intimes). Un jour, il est venu me voir alors que j’étais encore à Paris en m’expliquant qu’il souhaitait gagner une certaine autonomie vis-à-vis de son patron. Par ailleurs son épouse, directrice des monuments historiques régionaux, venait d’être affectée à la région lyonnaise. Le couple s’est donc installé près de Lyon dès 1985 ; Jean-François a rejoint l’Université Claude Bernard (Lyon-1) en attendant l’ouverture retardée de l’ENSL. Chercheur brillant, Il a beaucoup contribué au succès du laboratoire de physique, jusqu’au moment où il s’est fait « piquer » car il était très reconnu partout en France. Mais il était un peu gêné quand il est venu, il m’a dit : « On m’a fait une proposition très intéressante, j’espère que tu ne m’en veux pas ». Nous sommes restés en bons termes.

58Guy Aubert était vraiment l’homme de la situation. Grâce à lui, l’école a connu un démarrage « foudroyant ». Tout est allé très vite ; en quelques années, le labo de physique est passé de onze à une cinquantaine de personnes, et quand je suis parti en 1997, le laboratoire comptait déjà une centaine de chercheurs, techniciens et thésards.

59En tant que directeur de la recherche, j’ai demandé à Philippe Nozières de présider le Conseil scientifique de l’École. Ce conseil était constitué de scientifiques éminents extérieurs à l’École et se réunissait deux ou trois fois par an pour faire le bilan de la vie scientifique des laboratoires. J’étais le secrétaire de ce conseil.

60L’autre responsabilité que j’avais était de suivre l’évolution de tous les laboratoires de l’École, des mathématiques jusqu’à la biologie, ainsi que les recrutements extérieurs. En particulier j’ai aidé les mathématiciens, dirigés par Denis Serre, à attirer Etienne Ghys, ancien élève de l’ENS-Saint-Cloud à Lyon. Etienne est maintenant secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.

61Cette réussite n’était pas évidente au départ car le projet initial n’intéressait pas la plupart des « ténors » parisiens, à l’exception de Jacques Yvon et Jacques Friedel. Je crois qu’à l’heure actuelle, trente-cinq ans après sa création, l’ENSL est prise au sérieux par tout l’establishment scientifique.

62Au début de l’École j’avais recruté Jean-François Pinton, l’actuel directeur de l’ENSL. Ancien élève de l’ENS-Saint-Cloud, Jean-François travaillait en Allemagne, mais n’avait pas encore soutenu de thèse. Arrivé à Lyon, il a rejoint le groupe de Stéphan Fauve ; ils ont fait du bon travail ensemble. On a compris tout de suite que Jean-François était très ambitieux. Il est l’actuel président (plutôt que directeur) de l’ENS-Lyon, qui ne recrute pas que des normaliens via le concours d’admission, mais aussi des étudiants non-normaliens venant de l’université de Lyon, scientifiques et littéraires confondus.

63N.B : Pinton vient de démissionner de la présidence, pour des raisons de refus de financement d’un projet de recherche par le Ministère.

CHC

64Le soutien financier initial était-il le même qu’au moment où la gauche était au pouvoir ? La droite l’a-t-elle prolongé en 1986 et 1988 ?

JPH

65Oui nous avons été généreusement soutenus pendant toute la période de croissance initiale de l’École. Les littéraires de Saint-Cloud nous ont finalement rejoint dix ans plus tard et ont eu droit à un 2e Campus plus luxueux que le Campus initial des Sciences !

66Martine et moi avons beaucoup apprécié les dix années passées à Lyon. Nous avions un appartement agréable et spacieux dans un bel immeuble ancien du quartier (très conservateur) d’Ainay, au sud de la place Bellecour. Mais nous sentions une certaine indifférence, voire hostilité des lyonnais de souche vis-à-vis des « envahisseurs » parisiens. Je suis convaincu que cette attitude peu accueillante remonte à la sanglante répression des lyonnais par les troupes révolutionnaires parisiennes en 1793. Je pense que cette hostilité a largement disparu parmi les jeunes générations.

67Je suis assez content de mon bilan de directeur de la recherche à l’École. Une de mes dernières actions a été d’attirer le CECAM à Lyon, sous la direction de mon ami Giovanni Ciccotti. Nous avons pu leur offrir un espace adéquat dans une des ailes de l’École, et le CECAM a débarqué avec armes et bagages le 15 janvier 1994. Ce transfert a été un véritable succès et a attiré beaucoup de visiteurs de haut niveau, participants aux workshops.

68De mon côté j’ai souhaité me consacrer à temps plein au laboratoire de physique et à mes recherches personnelles. J’ai démissionné de mon poste de directeur adjoint et j’ai demandé à Guy Aubert de désigner un successeur ; il a choisi le mathématicien Jean Giraud.

69J’avais d’excellents élèves en thèse, issus de L’ENSL, de l’ENS-Ulm ou de l’X (École polytechnique) : Thierry Biben, Lydéric Bocquet, Jean-Noël Roux et Emmanuel Trizac ; tous sont entrés au CNRS. Par ailleurs nous avons reçu beaucoup de visiteurs. Ainsi David Chandler est venu passer trois mois à Lyon avec son épouse Elaine, et nous avons même « pondu » un article ensemble, avec Hong Xu. Parmi les autres visiteurs je citerai Gerhard Kahl (Vienne), qui est devenu un de mes plus proches amis, Hartmut Löwen (Düsseldorf), Paul Madden (Oxford), Alberto Meroni (Milan), Jarek Piasecki (Varsovie) et j’en oublie (avec mes excuses).

Un évènement scientifique fondateur : la Liquid Matter Conference - 1990

CHC

70Il y a quand même eu un grand événement scientifique, en 1990, le Liquid Matter, une conférence que vous aviez organisée à Lyon, c’est ça ?

JPH

71J’ai failli oublier d’en parler ; merci pour le rappel Oui, en 1990, nous avons créé cette première “Liquid Matter Conference” avec Jean-Claude Leicknam du laboratoire de chimie physique de Jussieu, du 7 au 11 juillet 1990. Jean-Claude était le secrétaire particulièrement efficace, et moi j’étais le lyonnais de service ; Guy Aubert nous a beaucoup aidés en mettant à notre disposition le grand amphi de l’École qui pouvait accueillir cinq cents personnes.

72Nous avions fait une estimation et on s’attendait à environ trois cents participants, mais il y en a six cents qui se sont inscrits ! Le problème qui se posait est qu’il n’y avait pas d’amphi assez grand pour les séances parallèles. Leicknam a eu l’idée de louer des tentes parce qu’à l’époque, il y avait encore de la place libre sur le campus. Nous avons réussi à attirer des orateurs de tout premier plan. Entre autres, nous avions invité Pierre-Gilles de Gennes, mais il a décliné en faveur du grand congrès mondial sur les polymères, qui avait lieu au Canada au même moment. L’attribution du prix Nobel de physique était probablement déjà en route.

73Pour le remplacer, nous avons invité Sam Edwards de Cambridge, qui avait été le premier théoricien à s’intéresser aux polymères, un peu avant de Gennes, mais dans un style différent. Sam était très matheux, alors que de Gennes était plus intuitif ; il avait une intuition géniale. Les deux s’entendaient d’ailleurs très bien et se respectaient mutuellement.

74Sam Edwards a accepté de venir à la dernière minute et on est devenus amis à cette occasion. Il a d'ailleurs fait un exposé remarquable. Quand le prix Nobel a été attribué à de Gennes l’année suivante, beaucoup de scientifiques de la communauté des polymères étaient d’opinion que le prix Nobel aurait dû être attribué conjointement à de Gennes et Sam Edwards.

75Entre parenthèses, quand je suis arrivé à Cambridge en 1997, Sam m’a tout de suite invité à son Collège (Gonville & Caius) et m’a présenté à plein de gens importants pour faciliter mon insertion dans ce monde un peu particulier qu’est Cambridge. C’était un grand monsieur ; il est décédé il n’y a pas longtemps.

76La European Physical Society a financé en partie cette première Liquid Matter Conference. Les suivantes ont eu lieu tous les trois ans. La deuxième s’est tenue à Florence, la troisième a eu lieu à Norwich en Grande-Bretagne, la quatrième à Grenade en Espagne, ensuite à Konstanz (Allemagne), à Utrecht aux Pays-Bas, à Lund en Suède. La septième, à Vienne organisée par mon ami Gerhard Kahl, a attiré plus de huit-cents participants ! La neuvième a eu lieu à Lisbonne, la dixième à Konstanz (Allemagne) Ljubljana. La conférence a parcouru toute l’Europe ! Ensuite, il y a eu des difficultés liées au Covid. La onzième devait avoir lieu à Prague en 2020 ; elle a été reportée et transformée en visioconférence. La prochaine est prévue en 2024 à Nijmegen aux Pays-Bas.

77La Liquid Matter Conference est donc rentrée dans les mœurs. J’ai pu me rendre utile au moins une fois !

Elu à Cambridge : 1997

CHC

78En 1997, vous partiez déjà à Cambridge ?

JPH

79Comme je l’ai dit, en 1997, j’ai décidé de partir, mais comme ma Chaire était basée à Lyon (on ne peut pas trimballer une chaire avec soi !), je me suis rendu à Paris pour explorer d’éventuelles nouvelles affectations. Je suis allé voir le secrétaire du Collège de France, basé au siège de l’Académie des sciences à l’époque. J’avais des ambitions, comme vous pouvez le constater. (Rires). J’ai dit au secrétaire : « Est-ce que ce ne serait pas une idée de créer une chaire de modélisation et simulation numérique ? » J’y suis allé au culot ! Le secrétaire m’a répondu : « C’est une bonne idée, à creuser ». Et puis j’ai appris un peu plus tard qu’il y a eu un véto de de Gennes (titulaire très influent du Collège) qui considérait que ce sujet n’était pas digne du Collège de France ! Je n’ai pas beaucoup apprécié, mais je crois que son refus n’était pas dirigé contre ma personne, mais contre le sujet. Par ailleurs nous entretenions de bonnes relations.

80Après cet échec, un véritable « miracle » s’est produit sous la forme d’un coup de fil de Bill Miller, de Berkeley. J’ai passé pas mal de temps à Berkeley avec mon ami David Chandler. Bill Miller était le patron de la chimie théorique, là-bas. Bill est mondialement connu et je l’ai rencontré là-bas au cours de mes séjours avec David.

81Bill Miller me téléphone de Berkeley et me dit : « Tu sais que Cambridge va élire le nouveau professeur de chimie théorique ». C’est une Chaire prestigieuse occupée successivement par le physicien Sir John Lennard-Jones, le mathématicien Christopher Longuet-Higgins et le chimiste David Buckingham qui venait de prendre sa retraite.

82Je lui ai un peu ri au nez. J’ai dit : « Ecoute, je suis d’abord physicien et deuxièmement, pour une chaire aussi prestigieuse, ils ne vont pas prendre le premier venu. » Bill a insisté et j’avais bien compris que David Chandler était derrière cette injonction. Pour une élection sur une “Established Chair” il y a traditionnellement huit membres du jury, dont trois seulement font partie de l’université de Cambridge et les cinq autres viennent de l’extérieur ; Bill Miller était l’un de ces membres extérieurs pour le jury en question.

83J'en ai discuté avec Martine qui était comme moi très anglophile. J’ai conclu : « Pourquoi pas, je pose ma candidature, ça n’engage à rien. » Eh bien, contre toute attente, j’ai été élu ! Il y a toujours des langues qui se délient après, les gens ne savent pas « la boucler », comme on dit. Vulgairement. J’ai appris que parmi la quarantaine de candidats, certains étaient plus forts que moi, à mon humble avis. Je pense qu’ils cherchaient un certain profil, qui devait correspondre au mien.

84Ma Chaire à l’ENS-Lyon était enfin vacante, et a été reprise par Bernard Castaing, qui a été élu depuis à l’Académie des Sciences.

85Martine et moi étions très contents, et nous avons a déménagé à Cambridge. Nous avons emménagé dans une maison Victorienne fort agréable, avec un grand jardin. Nous avons passé presque 11 ans là-bas. J’étais en détachement, puisque, pour des questions de retraite, je continuais à contribuer à la retraite en France. Nous nous sommes facilement intégrés dans la vie sociale un peu formelle des Colleges à Cambridge. J’ai été élu Fellow de Corpus Christi College, un des plus anciens College de Cambridge, créé en 1352, par des citoyens de la ville qui avaient survécu à la terrible peste de 1348. J’ai gardé d’excellents contacts avec le College, qui m’a élu “Life Fellow” au moment de mon retour en France J’y suis retourné souvent depuis, ce qui m’a facilité les contacts scientifiques avec mes collaborateurs et élèves, et en particulier avec mon vieil ami Ian McDonald et avec mon successeur sur la Chaire, Daan Frenkel, tous deux Fellows de Trinity College. J’ai aussi entretenu d’excellentes relations avec le Vice-Chancellor de l’université, Sir Alec Broers, l’équivalent d’un président d’université en France. Le Chancellor a un rôle purement honorifique sans aucun pouvoir ; à l’époque c’était Le Prince Philippe Mountbatten, l’époux de la Reine Elisabeth. J’ai eu l’honneur de le rencontrer, lors d’une visite de laboratoire, et j’ai pu constater qu’il avait une connaissance non négligeable de questions scientifiques.

86Au Department of Chemistry j’ai créé un nouveau centre de chimie théorique en récupérant les locaux de l’ancienne bibliothèque devenus vacants par la création d’une nouvelle bibliothèque ultra-moderne, et en bénéficiant d’une donation substantielle d’un groupe industriel basé près de Cambridge. Nous étions six ou sept Faculty members (dont Michiel Sprik), plusieurs dizaines de thésards et visiteurs, et ma secrétaire omniprésente, Sue Harding, qui me débarrassait avec tact de la plupart des corvées administratives et m’apportait une tasse de thé tous les jours à 11h !

Cambridge un bilan très positif

87Au cours de ces onze années, j’ai encadré huit thésards, dont quatre femmes, tous excellents, mais deux des jeunes femmes étaient vraiment « au-dessus du lot » : Rosalind Allen avait été “Top First” (major) en “Natural Science Tripos” (licence) à Cambridge. Elle a fait depuis une carrière académique brillante ; nous sommes restés en contact et échangeons des nouvelles régulièrement. Natasha Denesyuk avait été major en mathématiques à l’université de Moscou, et avait obtenu une bourse pour venir faire une thèse à Cambridge. Elle était incroyablement douée et rapide, tout en profitant de la plus grande liberté trouvée en Angleterre. Elle est ensuite partie à l’université du Maryland comme post-doc et s’est finalement fixée aux États-Unis.

88Nous avons reçu beaucoup de visiteurs à Cambridge. Parmi eux Pierre-Gilles de Gennes que j’ai fait inviter pour délivrer la prestigieuse Linnett Lecture, une conférence invitée annuelle. PGG est resté une dizaine de jours à Cambridge, hébergé par le verdoyant Sidney-Sussex College, et il a vu beaucoup de monde. Quelques années plus tard j’ai convaincu la Cambridge Philosophical Society d’élire PGG membre d’honneur de cette Société prestigieuse qui remonte à 1821 ; et considère que cet honneur est supérieur au prix Nobel. Il se faisait qu’à l’époque j’étais membre du comité de la société et donc en mesure de proposer des candidats. PGG a été dûment élu et la cérémonie a eu lieu dans le plus grand amphi de Cambridge, qui devait contenir plus de mille personnes. Je crois qu’il a beaucoup apprécié, et il a retrouvé à cette occasion son vieil ami Sam Edwards qui l’a invité à dîner après la cérémonie.

89Parmi les autres visiteurs marquants je dois citer Benjamin Rotenberg, ci-présent. Benjamin était entré major à l’ENS-Ulm. En 2e année les élèves de l’École doivent effectuer un stage d’un semestre dans une université étrangère Benjamin a choisi de me rejoindre à Cambridge, avec l’accord de Pierre Turq. Il s’est parfaitement intégré dans mon laboratoire de chimie théorique et j’ai été impressionné par ses capacités. Il a été co-auteur de plusieurs articles de mon groupe, et nous sommes restés très proches depuis. Je suis ravi qu’il participe activement à cette interview.

90Après cinq ans passés à Cambridge, je se suis devenu éligible à l’Académie des sciences de Grande-Bretagne et du Commonwealth, la Royal Society, sans avoir la nationalité britannique. J’ai été élu en 2002 et admis avec d’autres élus lors d’une cérémonie au Siège de la RS sur Carlton House Terrace non loin de Buckingham Palace. La RS, créée en 1660, est la plus ancienne Académie des sciences du monde, depuis l’Antiquité, abstraction faite des Lincei de Rome, fondée par Galilée ; l’Académie des Lincei a été interrompue par les guerres napoléoniennes et n’a été refondée qu’après la réunification de l’Italie. Comme l’Académie des sciences française, la RS admet aussi des “Foreign Members” qui ne résident pas en Grande Bretagne. En France les résidents étrangers ne sont pas éligibles à l’Académie des sciences, sauf en tant que membres étrangers, ce qui me semble injuste.

Retour en France en 2008 : semi retraite

91Martine et moi avons passé onze années très heureuses et fructueuses à Cambridge, et cela nous a permis de nous rapprocher de notre fille qui réside et travaille à Oxford (“the other Place”). Alors, pourquoi sommes-nous repartis en France ? Pour une sombre raison bureaucratique. Parce que j’étais en régime de détachement à Cambridge, payé par les britanniques, détaché par l’administration française, en continuant de régler mes contributions mensuelles à la retraite. Tous les trois ans, je devais envoyer une demande de renouvellement du détachement. Quand j’ai atteint mes soixante-cinq ans, j’ai renouvelé ma demande qui a été accordée dans un premier message de l’administration française. Mais quelques jours plus tard, je reçois un « rectificatif » de l’administration stipulant que les profs d’université en France sont considérés en surnombre après soixante-cinq ans, et que le renouvellement de ma demande était refusé. Ah, la bureaucratie ! Nous avons donc dû rentrer en France plus tôt que prévu, car l’idée (fort légale) de toucher simultanément une retraite française et un traitement anglais me répugnait, et aurait d’ailleurs entrainé des complications fiscales.

92Nous sommes donc rentrés à Paris en 2008. Il fallait trouver un point de chute académique, mais les propositions se faisaient rares ! Je ne souhaitais pas réintégrer mon ancien laboratoire à Jussieu qui avait beaucoup « grossi » et s’était transformé en laboratoire de physique théorique de la matière condensée. Je pensais éventuellement à l’ESPCI (École supérieure de physique et de chimie industrielles de Paris), mais je n’ai pas reçu d’offre concrète.

93Et c’est mon vieil ami Pierre Turq qui m’a dit : écoute, tu viens chez nous. Nous étions restés en contact pendant mes années à Cambridge, et il était venu nous rendre visite avec son épouse Laure. Le laboratoire de chimie physique qu’il dirigeait était à l’époque basé dans le bâtiment F à Jussieu. J’avais un bureau et je m’y rendais pratiquement tous les jours. J’ai encadré à distance ma dernière élève à Cambridge, Anna Oleksy. J’ai continué des collaborations avec plusieurs personnes en France et à l’étranger, en particulier Barbara Capone, Jean-Marc Bomont, Daniele Coslovich, Joe Dzubiella, Gerhard Kahl, Giorgio Pastore et Carlo Pierleoni, mais surtout avec des membres de mon laboratoire d’accueil, Olivier Bernard, Vincent Dahirel, Benjamin Rotenberg, Mathieu Salanne et j’en oublie. Cette période de « semi-retraite » a été très fructueuse, du moins jusqu’au décès de Martine, le 24 avril 2017, après une longue et courageuse lutte contre le cancer.

Les écoles d’été : trois expériences indélébiles

94J’aimerais un peu évoquer quelques-unes des « écoles d’été » auxquelles j’ai participé tout au long de ma carrière scientifique.

95Pour les écoles d’été, il y en a trois qui m’ont beaucoup impressionné. L’une d’entre elles, c’est Erice en Sicile. C’est un endroit magique. Martine et moi étions des admirateurs passionnés de la Sicile, de ses paysages spectaculaires, en particulier autour de l’Etna continuellement en éruption, de ses temples grecs, de ses églises et mosaïques médiévales, et tant d’autres attraits. Erice se dresse à six cent mètres d’altitude surplombant la Méditerranée sur la Côte ouest et abrite un centre de physique de renommée mondiale. Nous y étions à l’occasion des soixante-cinq ans de Mike Klein. On fête cette année ses quatre-vingts ans, avec deux ans de retard à cause du Covid. Malheureusement je n’y participe pas, car je ne suis plus en forme pour affronter un long voyage.

96Le deuxième centre d’écoles d’été est basé à Trieste, à l’ICTP (International Centre for Theoretical Physics) que j’ai aussi fréquenté assidûment.

97Le troisième centre d’écoles d’été est basé à Varenna, sur le lac de Côme (il semble que l’Italie exerce un « monopole » des écoles d’été agréables !). Le centre de Varenna occupe la villa Monastero, une villa ancienne qui a été reprise par la Société italienne de physique dans un cadre particulièrement agréable. J’y ai enseigné six fois et fait de nombreuses rencontres.

98Les workshops de ces centres italiens durent en général deux semaines.

99CHC

100En école, il y a eu les Houches aussi ?

101JPH

102Bien sûr, l’Italie n’a pas le monopole des prestigieuses écoles d’été ! En 1989 nous avons organisé avec Dominique Levesque et Jean Zinn-Justin l’école d’été “Liquids, Freezing and the Glass Transition”. Jean était à l’époque en charge du centre des Houches.

103Les écoles d’été des Houches duraient 4 semaines à l’époque. La nôtre comportait dix cours de quatre leçons, et séminaires respectivement d’une heure trente. Les dix cours étaient enseignés par (dans l’ordre) Ian McDonald (Cambridge), Matthieu Ernst (Utrecht), David Oxtoby (Chicago), David Chandler (Berkeley), Wolfgang Goetze (Munich), Benjamin Widom (Cornell), Paul Madden (Oxford), Ferenc Mezei (Berlin), Daan Frenkel (Amsterdam) et Peter Pusey (Saint-Andrews). Ces cours portaient sur des aspects théoriques, numériques ou expérimentaux. Les séminaires étaient présentés par Giovanni Ciccotti (Rome), Pierre Chieux (ILL, Greoble), José Teixeira (Saclay), Henk Lekkerkerker (Utrecht), Austin Angell (University of Arizona), Lesser Blum (University of Puerto Rico) et Liliane Léger (Collège de France). Ces intervenants étaient tous des scientifiques de tout premier plan, et beaucoup d’entre eux ont déjà été évoqués plus tôt dans cette interview.

104Ces cours et séminaires étaient suivis par cinquante-deux jeunes participants, dont beaucoup sont devenus des scientifiques de haut niveau. Parmi eux je citerai deux de mes plus brillants thésards ; Jean-Louis Barrat et Jean-Noël Roux ; Hartmut Loewen (avec qui j’ai beaucoup interagi plus tard), ainsi qu’Alberto Meroni (Milan), Peter Holdsworth (ENS-Lyon) et Ali Alavi (Cambridge et Institut Max-Planck à Stuttgart). Nous avions eu du mal à accueillir le jeune Ali, car son père avait été ministre du Shah et le nouveau régime l’avait déchu de sa nationalité, ce qui compliquait sa venue en France.

105Ali était en plus le plus jeune participant. Il a fait une carrière exceptionnelle.

L’univers de la physique : une prédominance masculine obsolète

106CHC

107C’est vrai que c’est quand même un milieu extrêmement masculin.

108JPH

109Vous avez entièrement raison. Il est vrai que pendant longtemps, il y avait très peu de femmes dans les domaines de physique théorique. Il y a eu quelques exceptions. Au LPTHE (Laboratoire de physique théorique et hautes énergies) d’Orsay, Dominique Schiff, l’épouse de Daniel Schiff (ancien membre du groupe Verlet) était devenue directrice du Laboratoire.

110J’aimerais revenir un moment sur l’un des conférenciers, dont nous avons déjà parlé, mon vieil ami David Chandler de Berkeley ; David était quelqu’un d’exceptionnel avec des intérêts très variés. C’était un joueur de tennis remarquable avec un classement national élevé (avant l’ère “Open”) ; un excellent pianiste de Jazz et un collectionneur d’œuvres d’art, en particulier de photographes célèbres, comme Edward Steichen. J’ai pu le surprendre en lui apprenant que Steichen n’était pas américain (même s’il a surtout travaillé aux États-Unis) mais luxembourgeois.

111David et son épouse Elaine habitaient une maison magnifique sur les collines au-dessus de Berkeley, avec vue plongeante sur le Golden Gate. Il a lutté courageusement pendant vingt ans contre un cancer de la prostate, et est décédé prématurément le 18 avril 2017. Un colloque a été organisé en sa mémoire au Saint-John's College de Cambridge en 2018.

Les Houches 2002

Les Houches 2002

Liste sur la photo des Houches (en 2002, à l’occasion des 60 ans de JPH), de gauche à droite : Rosalind Allen, Gilles Zérah, Jean-François Dufrêche, Bernard Bernu (devant), Reimar Finken (derrière), Emmanuel Trizac, JPH (assis), Jean-Noël Roux, Gilles Chabrier, Lydéric Bocquet, Jean-Louis Barrat

©Jean-Pierre Hansen

112J’aimerais aussi brièvement évoquer une autre réunion aux Houches (qui n’était pas une école de quatre semaines).

113En avril 2002 mes amis, collaborateurs et élèves avent organisé un Colloque de deux semaines à l’occasion de mes soixante ans. Beaucoup de participants de l’école de 1989 étaient présents (en particulier David Chandler, Giovanni Ciccotti et Daan Frenkel). Nous profitions d’un temps printanier. J’ai été surtout touché par la présence de mon ami Israélien Yasha Rosenfeld. Vers la fin des années 1980 Yasha avait développé la “fundamental measure theory” en mécanique statistique des systèmes complexes qui a eu un grand impact. J’avais fait sa connaissance lors d’un de ses passages à Paris et il m’avait invité en Israël qu’il m’a fait découvrir. Nous étions très proches. Il avait fait le long voyage pour venir me voir aux Houches (accompagné de sa fille), alors qu’il était atteint d’un cancer en phase terminale. Quelques semaines plus tard, en juillet j’ai reçu un message de son épouse m’annonçant son décès, qui m’a profondément ému. Yasha donnait l’exemple d’une rare et profonde amitié. J’ai tenu à lui rendre hommage dans le cadre de cette interview.

Yasha Rosenfeld

Yasha Rosenfeld

Dans la vieille ville de Jérusalem de gauche à droite : JPH, avec Yael Rosenfeld, Martine Hansen.

©Jean-Pierre Hansen

Enseignement et recherche : statuts et conditions, des réalités nationales diverses

114CHC

115Nous avions parlé, à l’issue de la conférence quand j’étais venu ici, puisque vous avez justement la vision du laboratoire, de l’organisation de la recherche, du statut des chercheurs en France. C’est une chose sur laquelle vous aviez un petit peu réagi en disant que vous n’étiez pas forcément d’accord avec l’évolution.

116JPH

117L’idée, c’est vraiment que les chercheurs à temps plein, et ce qui se fait dans la plupart des pays d’ailleurs, puissent après un certain nombre d’années, profiter de la connaissance du terrain pour transmettre par l’enseignement.

118Je ne sais pas si vous êtes d’accord. Je crois que ce n’est pas déraisonnable, parce qu’en France, on a le statut, rarissime en Europe, de chercheurs à temps plein à vie.

119Ailleurs on attend que les chercheurs fassent de l’enseignement, parce que les deux fonctions sont intimement liées. Mais bon, c’est une opinion. C’est peut-être parce que j’étais moi-même d’abord chargé de recherche au CNRS avant de devenir professeur, et je ne l’ai jamais regretté.

120CHC

121Si on compare avec les États-Unis…

122JPH

123Oui, ça n’existe pas vraiment, des postes permanents de chercheurs dans les universités américaines. Par contre il en existe dans des entreprises privées qui font de la recherche.

124CHC

125C’était juste pour savoir comment vous jugiez cela, vous qui portez un regard international.

126JPH

127Les conditions de l’enseignement ne sont pas les mêmes partout. Il y a des pays où les charges d’enseignement sont lourdes. Par exemple en France, un prof d’université a une charge annuelle de cent quatre-vingt-douze heures équivalent TD, ce qui est beaucoup. Heureusement que pour les membres de l’Institut universitaire de France (IUF), la charge d’enseignement est réduite à un tiers, et j’en ai bénéficié. A Cambridge la charge d’enseignement annuelle des professeurs est particulièrement réduite, mais les cours se concentrent sur l’essentiel ; les « détails » sont traités pendant les « supervisions » de groupes de deux ou trois élèves dispensés par les « lecturers » de leur College.

128Aux États-Unis les charges d’enseignement dépendent des universités, mais elles sont généralement assez lourdes, surtout pour les jeunes “Assistant Professors”.

129CHC

130J’avais aussi noté que quand vous arrivez à Cambridge, qui est quand même une Chaire de chimie, vous recevez le grand prix de la Société française de physique (SFP), derrière. Je trouvais que c’était un clin d’œil… C’est en 1998 ?

131JPH

132Ce n’était pas le grand prix de la SFP, mais le « prix spécial » réservé aux étrangers actifs en France. Il a été créé par un président de la SFP qui était Industriel1. J’étais membre de la SFP, et je suis allé le voir pour attirer son attention sur le fait que les étrangers actifs en France n’étaient pas éligibles. Il a trouvé que cette situation était en effet inadmissible, et il a créé ce fameux « prix spécial ». Le premier récipiendaire était Alex Grossmann, originaire de Yougoslavie et basé à Marseille, un expert reconnu mondialement pour ses travaux sur la turbulence et en particulier le concept des « ondelettes ». J’ai été le deuxième récipiendaire, juste au moment où j’avais « émigré » à Cambridge.

133Les prix de l’Académie des sciences étaient aussi réservés à des chercheurs de nationalité française. Après que mon installation à l’ENS-Lyon se soit avérée fructueuse, Philippe Nozières, mon « Parrain », a essayé de trouver un moyen pour que je puisse recevoir un prix de l’Académie, tout en étant luxembourgeois. Il a constaté que le prix de l’État avait été créé après la Révolution, sous le Consulat ; or à l’époque le Luxembourg avait été annexé à la France, comme « département des forêts ». Avec cette astuce, Philippe m’a rendu éligible pour ce prix que j’ai reçu en 1990 sous la Coupole. Je lui en suis resté très reconnaissant.

134Il y a beaucoup de scientifiques en France qui ont la double nationalité. Mais pendant longtemps le Luxembourg interdisait la double nationalité, peut-être parce que nous sommes si peu nombreux ! Mais avec la croissance de la population (le Luxembourg compte actuellement six cent mille habitants) due essentiellement à l’immigration, les pouvoirs publics ont changé d’avis et autorisent la double nationalité depuis une vingtaine d’années. J’aurais donc pu acquérir la double nationalité à mon retour en France après Cambridge, mais je ne voyais pas d’intérêt en fin de carrière. Après tout, nous sommes tous Européens !

135Physicien, chimiste, théoricien : quelles différences ?

136CHC

137Le groupe que vous aviez créé dans les années 1970, dans vos reche Michel Broyer (https://fr.wikipedia.org/​wiki/​Michel_Broyer)rches sur les liquides, a été repris dans la suite du groupe Paris VI au moment où vous êtes allé à Lyon ?

138JPH

139En effet. C’est ce que nous disions tout à l’heure, c’est devenu le labo de la matière condensée.

140CHC

141Et puis il y a aussi… Physicien, chimiste, théoricien ? C’est ce que je disais pour Loup Verlet notamment, c’est très étonnant, quand on va à l’Institut de chimie du CNRS, il est considéré aussi comme l’un des pères fondateurs de la chimie théorique. Moi, on me l’a beaucoup présenté comme un chimiste théoricien.

142JPH

143Oui parce que les chimistes ont très vite compris l’importance de la simulation numérique, tels Pierre Turq (que nous avons déjà évoqué) et Alain Fuchs.

144CHC

145Du coup, les bons chimistes sont des physiciens ?

146(Rires)

147JPH

148Il y a une chose qui est intéressante, c’est que si vous consultez l’Académie des sciences en France, elle distingue différents groupes : les chimistes sont avec les sciences de la vie, alors que les physiciens sont avec les mathématiciens.

149Alors qu’en Grande-Bretagne, à la Royal Society, les chimistes sont avec les sciences physiques. On voit moins les limites ou les différences entre la chimie et la physique en Grande-Bretagne qu’en France.

150CHC

151En France, on a eu quelqu’un qui s’appelait Auguste Comte.

152JPH

153Ah oui, il classe les maths, puis la physique en tête de la liste des disciplines.

154CHC

155Je ne sais pas si vous avez aussi des informations et questions en complément.

156JPH

157J’ai aussi entretenu des relations scientifiques avec Robert Dautray, que vous connaissez bien, au Centre de recherche de Limeil du CEA. A l’époque je m’intéressais beaucoup aux plasmas ultra-denses, et j’ai publié plusieurs articles sur le sujet qui avaient apparemment attiré l’attention des chercheurs de Limeil. Dautray a insisté pour que je devienne conseiller scientifique à Limeil. Pendant un certain temps je m’y rendais une fois par semaine, ce qui n’était pas très commode du point de vue transport.

158CHC

159Justement, il n’y a pas eu le Collège de France, mais il y a eu à un moment l’Institut universitaire de France.

160JPH

161Oui j’ai été élu dans la 2e promotion de l’IUF. Heureusement, parce que cela réduisait de deux tiers le service d’enseignement un peu lourd des professeurs.

162C’est Claude Allègre qui a créé l’IUF. C’est la seule chose positive qu’il ait réalisée, parce qu’il a fait pas mal de choses compliquées, pas particulièrement reconnues d’un point de vue scientifique…

163CHC

164C’est quelqu’un qui fait l’unanimité, en général, quand on fait passer des entretiens comme le vôtre. À ce moment-là, le ministre, c’était Hubert Curien, dont vous n’avez pas parlé, mais que vous connaissez peut-être.

165JPH

166Bien sûr ! Oui, c’est quelqu’un de particulièrement dévoué et compétent

167CHC

168C’est quelqu’un avec qui vous avez même peut-être traité à Lyon au moment de la création ? Est-ce qu’il était aussi dans la boucle ? Parce qu’il était ministre en 1984-85…

Les personnalités majeures de ma carrière

169JPH

170On a été très soutenus par le gouvernement lors de la création de l’ENSL. Nous n’avons pas manqué de moyens financiers. C’est un projet qui a été bien mené, même s’il a pris deux années de retard, mais qui a été une réussite. Tout le monde n’était pas du même avis. Je me rappelle avoir rencontré un haut fonctionnaire à l’ancienne École polytechnique, qui hébergeait le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, qui m’a lancé : qu’espérez-vous réaliser à Lyon, dans ce coin perdu ? Votre ENSL ne sera jamais au niveau des Grandes Écoles parisiennes ! Il m’a traité comme si j’étais un débile profond !

171CHC

172D’ailleurs, c’est toujours le siège du ministère de la Recherche.

173JPH

174Ah oui, j’ignorais ; c’est un endroit magique, au cœur du quartier latin avec sa coupole, son observatoire qui fait rêver

175Avant de conclure, j’aimerais revenir brièvement sur le rôle de quelques personnages-clef dans ma carrière.

176Mon « parrain », Philippe Nozières a accepté d’être le premier président du Conseil scientifique de l’ENSL. Il a pris ce rôle très au sérieux et a fait un excellent boulot. Son successeur était Pierre Joliot, tout aussi présent et dévoué à cette tâche importante pour évaluer et aider les laboratoires de l’Ecole.

177CHC

178Lui aussi retourne d’ailleurs tous les jours au laboratoire. Il est toujours à l’Institut de biologie.

179JPH

180C’est un scientifique remarquable ; si vous le voyez, dites-lui bonjour ma part, parce qu’il nous a beaucoup aidés. Nous avons d’ailleurs eu quelques échanges scientifiques en dehors de l’ENSL.

181J’aimerais aussi revenir à Jacques Friedel, votre compatriote, qui avait été président de mon jury de thèse de troisième cycle en 1967. Il était arrivé avec une demi-heure de retard parce qu’il était déjà débordé, mais en s’excusant.

182Savez-vous où et avec qui il a fait sa thèse après la guerre ? Friedel était élève de Sir Nevill Mott, à Bristol en 1950. Mott a eu le prix Nobel quelques années plus tard. A l’époque les scientifiques français étaient obligés de s’expatrier aux USA ou en GB, car la recherche française avait beaucoup souffert sous le régime de Vichy et a mis quelque temps à se reconstruire. Friedel a épousé à Bristol la sœur cadette de l’épouse de Sir Nevill Mott.

183Plus tard, Friedel a encouragé dès le début le projet de création de l’ENSL, et fut l’un des premiers à nous rendre visite (avec son épouse) après l’ouverture de l’Ecole.

184CHC

185Et du coup, le labo de Friedel à Orsay, c’était un lieu que vous fréquentiez aussi ? Il dirigeait le LPS.

186JPH

187En effet. Je me rappelle, qu’autrefois à Orsay, il y avait une espèce de faculty club, à mi-chemin entre le bas et le haut. Il m’avait invité plusieurs fois pour discuter et me conseiller. Je lui dois beaucoup.

188CHC

189Puisqu’on reparle d’Orsay, tout à l’heure, vous avez parlé des ordinateurs que vous aviez au début, à la fin des années 1960.

190JPH

191Les UNIVAC.1107, 1108 et 1110, qui étaient plus performants que les IBM, du moins pour nos applications.

192CHC

193Est-ce que vous pourriez dire un mot aussi de comment l’informatique, pour le calcul scientifique, s’est développée à cette époque, à Orsay ?

194JPH

195On en a déjà parlé au début de l’interview.

196CHC

197Comment les institutions comme le CNRS ont pu accompagner cela ou pas, à l’époque.

198JPH

199Loup Verlet s’intéressait beaucoup à l’informatique parce que c’était son outil de travail. Les UNIVAC d’Orsay disposaient d’un gros tambour tournant sur lequel on pouvait stocker énormément d’information, alors que les bandes magnétiques habituelles ne stockaient qu’environ 1 million de « mots » et étaient de peu d’utilité pour nos simulations numériques.

200CHC

201Avec les cartes perforées ?

202JPH

203Oui, bien sûr, on perforait les cartes de quatre-vingt points. Et pour interpréter les résultats des calculs on ne disposait que des listings encombrants…

204Je me souviens d’une autre action extraordinaire de Loup. J’avais effectué tous les calculs numériques du projet de thèse quand je suis tombé gravement malade (hépatite virale) ; et j’ai dû rentrer à Luxembourg, pour être hospitalisé et soigné pendant trois mois ; j’ai gardé un très mauvais souvenir de cette période pénible. Une fois remis, je me suis précipité à Orsay pour terminer ma thèse. Pendant mon absence Loup avait examiné tous mes listings. Sa curiosité scientifique était telle qu’il ne voulait pas attendre que je sois de retour ; il avait compris que j’étais gravement malade et ne m’en voulait pas du tout, mais il avait déjà tout vérifié. Il s’était assuré que tout ce que j’avais prétendu comme résultat était correct. Et me dit : « C’est tout bon ; maintenant rédige ta thèse ». Des directeurs de thèse aussi engagés, à la fois humains et exigeants sont rares ! J’ai soutenu ma thèse quelques semaines plus tard, début juillet, comme initialement prévu !

205Donc j’ai eu beaucoup de chance. Loup est la personnalité qui m’a le plus marqué. Sans lui nous ne serions probablement pas ensemble ce soir !

206CHC

207Vous avez quand même cité un certain nombre de personnalités assez notoires, mais c’est celle-ci qui est la plus importante.

208JPH

209C’est lui qui m’a vraiment le plus marqué. Loup m’a donné un peu confiance en moi ; en un certain sens il m’a obligé à en avoir. C’est lui qui m’a poussé à postuler pour l’emploi de professeur à Jussieu en 1973.

210Je me souviens aussi qu’on a créé un cours sur le fonctionnement des ordinateurs à Orsay. Loup m’a incité à faire ce cours ; c’était en 1971. Il m’a dit : « Maintenant que tu as bien compris comment ça fonctionne, enseigne ce cours. » À l’époque, il n’y avait pas vraiment d’informaticiens professionnels ; c’étaient généralement des physiciens, les gens qui utilisaient les outils numériques qui s’en chargeaient. J’ai enseigné ce cours pendant un an. Le sujet attirait beaucoup de monde ; j’expliquais comment fonctionnait un ordinateur. Évidemment, à l’époque, c’était beaucoup plus simple que maintenant. Les ordinateurs actuels sont infiniment plus complexes, et je serais bien incapable d’expliquer leur fonctionnement !

211CHC

212S’agit-il du centre de calcul qui avait été créé à Orsay à la fin des années 1960 ?

213JPH

214Oui, c’est bien celui auquel j’ai fait référence plusieurs fois. L’ingénieur qui gérait le centre nous aidait beaucoup ; et nous faisait confiance pour utiliser les ordinateurs UNIVAC pendant la nuit après que les techniciens de jour étaient partis. Cela permettait aux membres du groupe Verlet de faire des calculs de simulation pratiquement toutes les nuits (à tour de rôle).

215Je vous remercie de votre patience au cours cette Interview rondement menée.

216En guise de conclusion, j’aimerais confirmer que j’ai entretenu d’excellentes relations avec le CNRS, tout au long de ma carrière en France, d’abord en tant qu’attaché, puis chargé de recherche à Orsay, de 1967 à 1973 ; ensuite plusieurs de mes élèves ont été recrutés au CNRS à l’issue de leur soutenance de thèse. En « contrepartie », j’ai été membre du Comité national du CNRS pendant trois mandats, à savoir : de 1976 à 1981 dans la section 05 (physique théorique), à partir d’octobre 1987 dans la section 06 (physique de la matière condensée) et à partir d’octobre 1991 dans la section 02 (phénomènes physiques : théorie et modèles). Même si ces missions prenaient pas mal de temps, elles m’ont permis de faire la connaissance de laboratoires et de collègues que je n’aurais pas rencontré autrement.

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Table des illustrations

Titre Bernard Jancovici
Crédits ©Jean-Pierre Hansen
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Titre Berni Alder
Légende Avec Martine et Esther, son épouse à Erice
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Fichier image/jpeg, 52k
Titre Loup Verlet
Légende Physicien français
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Fichier image/jpeg, 25k
Titre Pierre Turq
Crédits ©Jean-Pierre Hansen
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Titre Groupe Verlet
Légende JPH, Dominique Levesque, Loup Verlet, Jean-Jacques Weis) a été prise en décembre 2013 à l’Institut Henri Poincaré (colloque organisé lorsque JPH a reçu le Berni Alder CECAM prize)
Crédits ©Jean-Pierre Hansen
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Fichier image/jpeg, 103k
Titre Ian McDonald
Crédits ©Jean-Pierre Hansen
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Titre Courvertures des quatre éditions de Theory of simple liquids (TOSL)
Crédits ©Jean-Pierre Hansen
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Titre Les Houches 2002
Légende Liste sur la photo des Houches (en 2002, à l’occasion des 60 ans de JPH), de gauche à droite : Rosalind Allen, Gilles Zérah, Jean-François Dufrêche, Bernard Bernu (devant), Reimar Finken (derrière), Emmanuel Trizac, JPH (assis), Jean-Noël Roux, Gilles Chabrier, Lydéric Bocquet, Jean-Louis Barrat
Crédits ©Jean-Pierre Hansen
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Titre Yasha Rosenfeld
Légende Dans la vieille ville de Jérusalem de gauche à droite : JPH, avec Yael Rosenfeld, Martine Hansen.
Crédits ©Jean-Pierre Hansen
URL http://journals.openedition.org/hrc/docannexe/image/8089/img-9.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Denis Guthleben et Benjamin Rotenberg, « Chapitres clefs de la vie d’un physicien : Jean-Pierre HANSEN »Histoire de la recherche contemporaine [En ligne], Articles en pré-publication, mis en ligne le 28 août 2023, consulté le 09 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/hrc/8089

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Auteurs

Denis Guthleben

Directeur délégué au Comité pour l’histoire du CNRS (CHC)

Articles du même auteur

Benjamin Rotenberg

Directeur de recherche CNRS (INC, section 13), responsable de l’équipe Modélisation et expériences multiéchelles du laboratoire PHENIX, porteur du projet ERC SENSES, page personnelle https://phenix.cnrs.fr/annuaire-user/?uid=benjamin-rotenberg, médaille de bronze du CNRS: https://www.cnrs.fr/fr/personne/benjamin-rotenberg

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Droits d’auteur

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