Introduction

1Dans un contexte qualifié par Frédéric Vanderberghe de « digitalisation techno-capitaliste contemporaine » (2006, p. 12), l’humain·e hyperlié·e, hyperconnecté·e et hypersollicité·e consacre une place de choix aux #ChatonsMignons au sein de ses espaces socionumériques.

2La présence de ces animaux de compagnie à quatre pattes pose la question du rapport de l’humain·e à l’animal et à sa mise en visibilité sur les réseaux socionumériques. Les chats sont photographiés, filmés, détournés, mémifiés, remixés et les mèmes de chats – caractérisant au départ une culture de geek – sont désormais à la portée de tous et toutes.

4Ces pratiques de nature participative interrogent plus précisément le rôle que l’image et la musique jouent au sein des échanges. Dans cet article, nous formulons l’hypothèse d’un tournant musical au sein des procédés mémétiques, qui augmenterait considérablement le capital attentionnel. Le rôle des émotions au sein de ces échanges participatifs est essentiel, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de mèmes musicaux. Le partage de musiques au sein des communautés numériques implique une convergence de l’état émotionnel des publics. La contagion émotionnelle liée aux musiques partagées peut donc être considérée comme un moteur de viralité. En mettant en scène des émotions et en suscitant d’autres réactions en retour, le partage de musique s’inscrit dans une expérience mémétique virale. L’émotion musicale se voit ainsi orchestrée par les algorithmes au service d’un capitalisme affectif. Porteuses de valeurs affectives, les musiques sont devenues des indicateurs puissants de ce qui touche les individus ; transformées en données, elles deviennent un capital précieux pour les plateformes et leurs partenaires économiques. Explorons donc les différentes modalités d’interactions réalisées à partir de Meow Cat Memes – ces mèmes musicaux de #ChatonsMignons – afin de mettre au jour leurs potentialités d’affecter les publics.

Des chats qui inspirent les univers musicaux (et inversement ?)

5Le chat a été une source d’inspiration depuis des siècles, au sein de plusieurs univers musicaux (musique classique, jazz, variété). Ces divers « lieux de mémoire » musicaux – selon l’expression de Pierre Nora (1984) – ont inspiré une production artistique dont la réalisation peut s’inscrire dans un processus mémétique.

6Certaines références sont très anciennes, comme celle de l’orgue à chats. À savoir qu’au xvi^e siècle, lors d’une fête religieuse à Bruxelles, était exposé un orgue vivant formé de chats enfermés séparément dans des caisses étroites [fig. 1]. Les queues étaient liées à des cordes correspondant aux touches. En pressant sur les touches de l’instrument, on tirait les queues des chats pour créer une mélodie (ou plutôt un cri de douleur). Chaque animal avait une tessiture particulière. Dans ce premier exemple, c’est le miaulement réel du chat qui est à la base de la création musicale.

7Dans l’histoire de la musique classique, les chats ont également une place de choix. La parodie musicale attribuée à Gioachino Rossini intitulée Duo des chats en est un exemple. Dans cette pièce très connue pour deux sopranos, les paroles se composent uniquement d’onomatopées de miaulements. Cette forme d’imitation qui transforme les chanteuses en chats fonde le caractère humoristique du morceau. L’animalisation de l’humain est également une pratique répandue dans les formes contemporaines de Meow Cat Memes.

8Le chat peut aussi être représenté à l’aide d’un instrument de musique. C’est le processus utilisé dans le conte musical Pierre et le loup de Sergueï Prokofiev, dans lequel un instrument est attribué à chaque protagoniste. L’instrument choisi pour mettre en musique le chat est la clarinette.

10La musique de variété aime, elle aussi, se référer à l’animal. Le chat est admiré ou gentiment moqué, selon les genres. Georges Brassens manifestait beaucoup d’affection pour les chats dans ses chansons. Le chat est également un protagoniste récurent dans les Fabulettes d’Anne Sylvestre. On se souvient encore de « Cats in the Cradle » d’Harry Chapin, « Cat People (Putting Out Fire) » de David Bowie, ou pour revenir dans un registre francophone : « Viens là joli minou » de Joe Dassin, « Le chat » du groupe Pow Wow, « Le matou revient » de Steve Waring – chanson par ailleurs réinventée par Aldebert avec son titre « Le retour de Pépette ». Bien évidemment, le but n’est pas ici d’être exhaustif, mais de souligner la forte présence de l’animal dans l’imaginaire musical collectif.

11Les univers fictionnels ont aussi tissé des liens forts entre le chat et la musique. Dans différents aspects de la culture populaire, que ce soit dans les jeux vidéo, au cinéma ou dans les séries télévisées, les chats sont associés à la musique. On pense notamment à la musique du film Chat noir, chat blanc d’Emir Kusturica, au générique de la série Téléchat : « Y’a qu’une télé, c’est téléchat », ou dans un autre registre, à la chanson « Smelly Cat » de Phœbe, dans la série télévisée Friends (« Tu pues le chat », en version française). Là non plus, il n’est pas utile de lister toutes les références musicales ayant un lien avec une réalisation mettant en scène un chat. Soulignons plutôt que celles-ci ne bénéficient pas toutes du même succès. Les grosses productions pèsent plus lourd dans la mémoire collective, et ces dernières sont alors plus susceptibles d’inspirer la pratique mémétique.

13Les Meow Cat Memes se nourrissent de ces différents lieux de mémoire pour créer de nouvelles formes mémétiques jouant sur la mélodie des miaulements et/ou sur le rythme (et aussi sur la danse, par association). Le remix de miaulements réels, l’animalisation de chants et/ou la réappropriation de références musicales apparaissent comme des ingrédients de choix au service de la mémétique (inter)musicale.

La musique dans le projet de recherche #ChatonsMignons

15Dans le cadre d’un projet de recherche (Simon, 2024), un corpus de 4 000 publications partageant une image de chat a été constitué pour saisir les ingrédients de cette viralité (méthode mixte articulant veille quotidienne et recherche par mots-clés – sur Twitter, Instagram et TikTok – durant une période de quatre mois : d’octobre 2021 à janvier 2022). Notons qu’un quart de ce corpus général est composé de mèmes. Le corpus de publications d’Instagram ne s’est réalisé qu’à partir d’images fixes (sans musique d’accompagnement – cette fonctionnalité n’ayant été ajoutée par l’application qu’en 2023). Le corpus réalisé sur TikTok réunit quant à lui 1 306 publications. La musique est présente dans une majorité des bandes-son qui y sont intégrées. Cette (inter)musicalité fait précisément l’objet de notre réflexion ici, et sera mise en lien avec la question de l’évolution de la construction et du partage des mèmes.

Affordances technodiscursives et écritures sonores sur TikTok

17TikTok – qui appartient à l’entreprise chinoise Bytedanse – est une application qui a vu le jour en 2016 en Chine. En 2020, elle est l’application la plus téléchargée au monde, devant Facebook. En 2022, elle atteint presque deux milliards d’usager·es. Son nom chinois « Douyin » signifie littéralement « courte vidéo vibrato ».

18TikTok permet de créer et de partager de courtes vidéos où la bande-son a une place centrale. La richesse plurisémiotique de ce réseau socionumérique repose ainsi sur des composantes visuelles, textuelles ainsi que sonores (bruitages et/ou musiques).

19Pour réaliser un « clip », l’usager·e choisit une bande-son avant d’insérer l’image. L’insertion de cette bande-son s’appuie sur plusieurs processus distincts :

• utilisation d’un son issu de la sonothèque libre de droits de TikTok (sonothèque organisée par thématiques : « gaming », « relax », « mignon », etc. ; par styles musicaux : « électronique », « hip hop », etc., ou par succès : « TikTop » – ou « tendances » des musiques les plus virales), reprise de ces sons de manière remixée ;

• bande-son automatiquement ajoutée puisque composant la vidéo partagée (original sound) ;

• insertion d’un son original autre superposé à l’image (enregistrement original) ;

• ou insertion d’une musique non libre de droits grâce à une astuce détournant les fonctionnalités de la plateforme (publication d’un original sound avec une musique connue par exemple – ce qui correspond une forme d’affordance inversée).

20Il existe par ailleurs différents modes de publications (privé, public, business) et fonctionnalités d’ajustement des contenus (au niveau de l’image : vidéo, compilation d’images fixes, filtres ; et au niveau de la bande-son : effets vocaux, voix off réalisée grâce à la synthèse vocale, découpages de l’extrait musical inséré, réglages : volume, vitesse, synchronisation du rythme, etc.). Les musiques sont formatées en boucles, ce qui permet – comme pour le GIF animé (Gomez-Mejia, 2019) – de donner une illusion d’infini, d’ancrer les mélodies dans les mémoires et ainsi de favoriser leur viralité.

21Le succès du réseau socionumérique TikTok repose en grande partie sur sa composante sonore, qui donne à la musique un nouveau statut dans le partage de contenus : son potentiel mémétique. Dans le langage courant, on parle désormais de « mèmes » pour désigner les thèmes musicaux les plus connus. L’importance accordée à la musique tient en grande partie par sa proposition de trends mises à la disposition des usager·es grâce au moteur de recherche de sons. Cette fonctionnalité permet de réutiliser la bande-son d’une vidéo en ayant connaissance des autres vidéos qui l’ont incorporée. La reprise de sons et de musiques prend ainsi une valeur sociale, car elle s’inscrit dans une volonté de s’intégrer à une communauté numérique.

22Cette pratique met aussi en évidence le désir de visibilité en vue d’augmenter le capital attentionnel. Le succès de l’application a bouleversé l’industrie musicale de manière forte : si TikTok a lancé de nombreuses nouvelles célébrités (Doja cat, Kimberly Loaiza, Gayle, DJ Alan Walker, Pacil, etc.), le réseau est aussi exploité par les « anciennes » stars du monde musical, et la plateforme a même sorti en 2022 un album CD, vinyle et streaming sur le marché de la musique traditionnelle (TikTok Classics. Meme and Viral Hits, 2022). Les usager·es lambda désirent également leur part de visibilité, rêvant d’être propulsé·es au rang de personnalités célèbres. La veille de « tendances », la réutilisation de sons « TikTop » et le remix de chansons connues (souvent en mode sped up pour créer des speed songs, ces musiques accélérées caractéristiques des contenus partagés sur TikTok) sont des moyens couramment utilisés par les tiktokeur·ses en demande d’attention et, en termes technodiscursifs, d’engagements (d’abonnements, de « j’aime », de partages, de commentaires, etc.). La recherche d’attention devient de la sorte une quête poursuivie à la fois par les usagers et usagères lambda, les influenceurs et influenceuses, les stars, les producteurs et productrices, et les plateformes, qui, de manière indirecte, font du chiffre d’affaires grâce à la revente des données.

23La dynamique affordancielle qui est en jeu sur la plateforme TikTok met de plus en évidence plusieurs mécanismes technologiques et sociaux qui sont à interroger en lien avec la problématique (inter)musicale : si la configuration technologique permet plus ou moins de liberté et de créativité au niveau de l’écriture sonore, elle permet aussi de générer de la complicité grâce au moteur de recherche de musiques ; quant à son fonctionnement algorithmique, il privilégie des « tendances » musicales dans le but d’attirer l’attention.

24Une synthèse de l’analyse de notre corpus de Meow Cat Memes partagés sur la plateforme TikTok nous a permis d’affiner l’analyse de cette interrelation entre musique, sociabilité, affectivité et capital attentionnel.

#ChatonsMignons : (inter)musicalité mémétique

25Les pratiques d’écriture sonore observées au sein du corpus étudié sont diversifiées (pour rappel, le corpus TikTok initial réunit 1 306 publications). Dans plusieurs publications, la bande-son est en premier lieu celle de la vidéo partagée (original sound), la musique n’est donc pas centrale. Certaines constructions sonores se réalisent ensuite à partir de la synthèse vocale. Ce geste permet de coordonner texte oralisé et image, avec ou sans musique.

26Le corpus est aussi marqué par le partage de créations artistiques remixant de manière originale le vrai miaulement du chat. Ces réalisations ne bénéficient pas du même régime de visibilité. La pratique du remix de miaulements réels est en effet en général assurée par des professionnel·les, et l’usager·e lambda ne fait que le partager. L’artiste The Kiffness réalise des créations musicales originales de ce type, comme dans l’exemple du remix « NumNum cat ». Il réinterprète aussi des thèmes connus. La musique de la série télévisée Squid Game est ainsi reprise à l’aide de miaulements. Le duo French Fuse remixe de la même manière le thème des films Harry Potter avec la « voix » des chats. Ce processus anthropomorphique de mise en musique, réalisé à partir de miaulements réels, est appelé le « miaulement enchanté ».

27D’autres pratiques évoquant la parodie musicale Duo des chats sont des compositions d’onomatopées de miaulements (cette fois artificiels et non réels). Les imitations à caractère humoristique sont réalisées grâce à l’outil informatique (on ne saurait dire si certaines ont été générées grâce à l’intelligence artificielle, mais cela ne nous étonnerait pas). Le miaulement est à nouveau enchanté grâce au numérique (la technologie rend d’ailleurs la pratique mémétique beaucoup plus accessible à tous et toutes). Des mèmes de chats célèbres sont également recyclés dans ce genre de reprises décalées. « Bongo cat », « Mallow meme cat », « Pop cat » sont mis en scène dans de nombreuses vidéos en train de réinterpréter des titres viraux comme « Believer » (du groupe Imagine Dragons). Les covers au style Meow bénéficient d’un large succès grâce à l’alliance de l’intericonicité (la réappropriation d’images connues) et de l’intermusicalité (la reprise musicale). L’animalisation de chants est caractéristique de l’intermusicalité mémétique, que ce soit dans des contextes récurrents (avec par exemple l’enchantement félin du chant de Noël « Chtchedryk » – « Carol of the Bells » en anglais) ou nostalgiques (reprises de tubes anciens pour donner un ton décalé : comme « Voyage, voyage » de Desireless version chat).

28Cette pratique mémétique dépasse d’ailleurs les réseaux socionumériques. Le style Meow est présent dans la publicité (exemples des marques Catsan et Whiskas, toutes deux spécialisées dans les produits destinés aux chats). Plusieurs jeux vidéo proposent un amusement autour de la création musicale (comme My Singing Monsters, un jeu qui permet de jouer de la musique). Le jeu vidéo Duet cats incarne aussi parfaitement cette culture du remix, se réalisant à partir de miaulements enchantés. Le concept d’un jeu musical s’illustre à travers la figure du célèbre mème « Pop cat ».

29Dans le corpus étudié, on retrouve encore l’utilisation de sons ou de musiques issus de la sonothèque libre de droits de TikTok. Ceux-ci sont, selon les cas, repris tels quels, remixés et/ou compilés. Le style le plus représenté est la musique de variété – ou de divertissement – produite par l’industrie musicale afin de toucher un large public.

30Des musiques (hyper)connues issues de la culture populaire de masse sont utilisées pour booster la visibilité des publications. Les processus de citation sont variés : reprise d’extraits, remix (souvent grâce au mode sped up), compilations ou créations par imitation. Ces références intermusicales ont un potentiel viral, et leur reprise est une forme de réappropriation mémétique : musiques de dessins animés (exemple de Tom et Jerry), de films d’horreur (lors du marronnier d’Halloween, des musiques d’horreur et des bruits d’épouvante accompagnent le partage d’images de chats noirs ; voir Simon & Bigey, 2023), musiques issues d’importantes productions cinématographiques plus ou moins récentes (Harry Potter et Squid Game – à nouveau –, Pirates des Caraïbes, Ghostbuster, etc.), tubes de groupes ou de chanteur·ses célèbres (Michael Jackson, les Bee Gees, etc.). Une publication partage aussi une création du jeu Minecraft qui reconstitue le thème du « Nyan cat » grâce à des blocs musicaux.

31Des musiques à connotation « mignonne » sont quant à elles reprises car associées au type de contenu (le #ChatonMignon), comme la chanson « Baby Shark » ou « The Cuppycake Song » – musique chantée par une petite voix d’enfant. La tonalité affective des musiques utilisées est souvent appropriée au contenu (vidéo comique avec son joyeux, vidéo insolite accompagnée d’un son chargé de suspense, etc.).

32La compilation de deux musiques peut ensuite se mettre au service de la tension narrative suscitée par les images. On propose de parler de comparaison intermusicale, qui se met au service du récit de manière décalée. Un post utilise ainsi une musique douce représentant un #ChatonMignon, puis une musique énergique représentant un félin beaucoup plus féroce. La comparaison ludique entre deux réalités « opposées » crée une sorte de fiction humoristique, dans laquelle les usager·es sont censé·es se projeter collectivement. Cette entrée comparative est l’une des recettes de la construction mémétique.

33Parmi les musiques reprises, plus de la moitié peuvent être interprétées comme virales, celles-ci ayant fait l’objet de plus de 1 000 réutilisations dans la création d’autres publications (le seuil des 1 000 partages observé est ici arbitraire et nous invite aussi à supposer que ces bandes-son aient été classées dans la catégorie « TikTop »). On peut citer comme exemple le titre « Monkeys Spinning Monkeys », propulsé par la plateforme TikTok (plus de 26 millions de vidéos réalisées à partir de ce son en janvier 2024). Ces formes de reprises musicales peuvent être qualifiées de mémétiques – la musique donnant la possibilité aux tiktokeur·ses de s’inscrire dans une communauté numérique tout en recherchant la viralité.

34Plusieurs chansons accompagnant les chats mis en scène dans le corpus étudié figurent par ailleurs parmi les 10 « tendances musique » les plus virales en 2022 (classement publié par la plateforme) : « Astronomia », une chanson russe créée par Tony Igy en 2020, utilisée pour créer des mèmes vidéo (vidéo de départ de danse avec un cercueil porté) ; « Oh No », un extrait musical remixé par Capone à partir du tube « Remember (Walkin’ In The Sand) » (du groupe The Shangri-Las, 1964). Cette musique exprime pour les initié·es le ressenti que les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. L’effet est souvent comique, à l’image de « Ievan Polkka », une chanson d’animé japonais jouée par le personnage populaire Hatsune Miku. Cette musique est connue par sa reprise, en 2007, dans un mème vidéo dans lequel un chat blanc (renommé « Vibing cat ») danse au rythme des tambours d’un batteur de rue. Plusieurs vidéos faisant partie du corpus étudié s’inspirent de ce mème grâce à une mise en abyme. Le chat domestique est posté devant un écran (mobile ou tablette) où défile la vidéo virale et ce dernier est filmé en train de « danser » de la même manière que le « Vibing cat ». Inutile de préciser que la danse soutient ici la force de l’intermusicalité mémétique.

35Ces catégories montrent que la construction mémétique peut se réaliser en fonction de différents objectifs – qui peuvent par ailleurs être liés – où l’émotion joue un rôle central : le défi de créativité, le désir d’appartenance à une communauté et la recherche de viralité.

37Il faut souligner que, dans les réalisations rencontrées, il existe souvent une correspondance entre le rythme de l’image et le rythme de la musique. Le rythme accéléré accompagne par exemple des compilations d’images de chats. Les mélodies sont en outre pour la majorité en mode majeur. Le rythme et la mélodie peuvent ainsi être corrélés à leur valeur affective. Les Meow Cat Memes reprennent des musiques entraînantes et transmettent des émotions positives (joie, surprise, excitation). La charge émotionnelle positive des musiques semble ainsi avoir un lien direct avec leur potentiel de viralité.

38Cette possible corrélation entre caractéristiques musicales et valeurs affectives est interrogée à travers la schématisation ci-dessous [fig. 3]. Le « Groovy Cli&cat » correspond à ce croisement entre mode majeur et tempo rapide, qui va susciter des émotions positives et favoriser le clic.

39On propose ainsi de décliner la notion « Clic&cat » (Simon, 2024) – définie en tant qu’action génératrice d’attention relative à un contenu lié au chat – en « Groovy Clic&cat », notion correspondant quant à elle à une action génératrice d’attention relative à une musique associée au chat, à charge émotionnelle positive.

40Cette hypothèse d’une émotion positive portée par des caractéristiques musicales se vérifie avec les phénomènes (plus que) viraux de mèmes récents (propulsés en décembre 2023) réalisés à la manière du « Nyan cat » : « Maxwell The Cat Theme », « Happy happy happy cat », ou encore « Chipichipichapachapadubidubidabadaba ». Ces mèmes de chats associent une image formatée en boucle à une musique entraînante de manière unie (c’est bien l’image et la musique qui forment le mème). L’image détourée est proposée pour faciliter le détournement créatif, et la musique est le moteur de la participation.

41Pour terminer dans un autre registre : les musiques à caractère viral peuvent également être mises au service de formes d’activisme numérique, qui, selon les exemples rencontrés, correspondent à des formes d’investissement contestataire de collectifs militants poursuivant des objectifs plus ou moins vertueux (formes d’activisme combattant le racisme ou au contraire portées par la droite extrémiste).

42Cette caractéristique engagée de la musique sur TikTok a déjà été analysée par Laurence Allard (2021), qui s’inspire des philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) pour parler de « ritournelle », en tant que geste solidarisant les publics et pouvant se mettre au service d’une cause. Dans la continuité de ces réflexions, nous soulignons les liens existants entre contagion de la charge émotionnelle d’une musique et possibilité d’adhésion à des valeurs idéologiques.

43C’est le cas de la bande-son « This is… Éric Zemmour ». Cette dernière a été utilisée à plus de 600 reprises dans des publications visant à dénoncer les valeurs portées par ce candidat politique (racisme, misogynie, homophobie, etc.). Une publication issue du corpus étudié met ainsi en scène une bagarre de chats accompagnée du texte suivant : « Quand ton chat est pote avec tous les autres sauf le plus foncé. »

44Un usage mémétique d’un chant de marche militaire allemande intitulée « Erika » (chant interdit en Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale) a encore été rencontré dans des formes de discours que l’on pourrait associer au néonazisme. Cette musique reprise de manière fidèle ou altérée accompagne une imagerie de chats associés à Adolf Hitler – les #Chadolf #Kitler – qui, selon les cas, représentent un chat à la petite moustache noire ou s’étirant la patte comme s’il réalisait un salut hitlérien (Simon, 2023). L’idéologie est portée à la fois par l’image et la musique.

Conclusion

45La réalisation ainsi que la circulation de Meow Cat Memes sur les réseaux socionumériques sont marquées par des valeurs esthétiques, socioaffectives et collaboratives. Notre analyse d’un corpus de #ChatonsMignons permet de mettre au jour des processus caractérisant la vie des mèmes au sens large, et plus particulièrement le rôle joué par la musique dans ces productions. Au sein de communautés affectives rassemblant des usager·es qui sont constamment en train de partager, de faire circuler ou d’aimer du contenu qui les touche, la musique occupe une place privilégiée. Elle permet de tisser des liens forts pouvant aller dans certains cas jusqu’à l’activisme numérique (le partage viral de la musique « Erika » en est un exemple flagrant).