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Texte intégral

1Le 2 décembre 1823, le président James Monroe déclarait aux Européens :

« C'est seulement lorsque nos droits sont atteints ou sérieusement menacés que nous ressentons l'offense ou faisons des préparatifs pour notre défense. Les événements de cet hémisphère nous touchent nécessairement de plus près ; le système politique des puissances [européennes] alliées est à ce point de vue essentiellement différent de celui de l’Amérique. […] Nous devons donc à la bonne foi et aux relations amicales existant entre les États-Unis et ces puissances de déclarer que nous considérerions toute tentative de leur part pour étendre leur système à une portion quelconque de cet hémisphère comme dangereuse pour notre paix et notre sécurité ».

  • 1 Selon la définition du CNRTL/CNRS : « Ensemble des moyens militaires mis en œuvre pour défendre l'i (...)

2Expression, à cette date, de la fraternité avec les jeunes États du sud, cette déclaration fut accueillie alors avec un certain enthousiasme en Amérique latine. Observons en quoi et comment depuis l’ère des indépendances américaines, la question de défense1 a été posée dans les Amériques à la croisée des relations internationales et des affaires interaméricaines. Au nord, Washington annonçait d’emblée que sa propre sécurité induisait de la projeter sur l'ensemble du continent. Mais au-delà de la diversité des statuts et des positionnements des acteurs, la représentation d’un périmètre de défense qui serait hémisphérique a été partagée par les autres États du continent depuis le XIXe siècle, certes à des échelles variables. Rappelons à ce titre la fondation des sociétés républicaines en Amérique du sud dans les années 1862-1864, en réaction aux agressions des monarchies européennes en République Dominicaine et au Mexique en 1861 (Sánchez Barberán M., 2020). Pensons également au rôle joué par les États-Unis dans le règlement des guerres interaméricaines telle la conflagration de la Triple Alliance dans le Cône sud (1865-1870) ou celle du Pacifique (1879-1884) à la fin du XIXe siècle, ainsi qu’à l’action déterminante des groupes régionaux de contact et de la diplomatie panaméricaine lors du conflit ultérieur du Chaco boréal (1932-1935) ou durant la guerre qui opposa le Pérou à l’Équateur en 1941-1942 (Bignon F., 2020). La défense dans les Amériques, qu’il s’agisse des doctrines ou de leur mise en œuvre, a été ainsi pensée depuis le XIXe siècle aux échelles globale, continentale, nationale et locale, comme c’est généralement le cas pour les puissances. Mais la dimension hémisphérique de la défense, particulière à ce continent, marque sa singularité. C’est une donnée structurante des relations interaméricaines et internationales, dont la relation asymétrique a été et demeure génératrice de fortes tensions et de graves conflits depuis deux siècles.

  • 2 Nous reprenons pour ce dossier la définition de la militarisation selon Michael Sherry (1997), comm (...)

3Dès lors, l’autre donnée qui caractérise l’histoire de la défense dans les Amériques et qui est conjointement à l’interface des échelles globale et locale dans la durée, prend corps dans l’articulation structurelle entre défense et sécurité intérieure. L’institution militaire a été un acteur majeur de ce processus d’hybridation en Amérique latine avant même la Seconde Guerre mondiale, conduisant à l'émergence d’États militaires dans le sous-continent (Rouquié A., 1980), où certaines forces armées ont formé de véritables « partis militaires » (Rouquié A., 1982). À l’inverse, au nord, l’armée est surtout représentée comme étant séparée de la politique, soumise à la direction civile par son « professionnalisme » (Huntington P., 1957 ; Janowitz M., 1960). Cependant, bien qu’elle existât avant la guerre froide, l’imbrication entre défense et sécurité intérieure a été théorisée et institutionnalisée à la suite de l’élaboration de la doctrine de sécurité nationale en 1947, qui combinait agression externe et menace interne. Certes, pour nombre d’acteurs, la défense nationale, fondée sur la désignation d’un ennemi identifié exogène et la projection de la puissance régionale, demeura et reste prioritaire (Blasier C., 1983). Mais la défense tournée vers la sécurité intérieure et la lutte contre un « ennemi intérieur » a été largement enseignée dans les écoles de guerre en Amérique latine et adaptée aux situations locales, faisant des sociétés latino-américaines un théâtre de guerre froide de haute intensité, de la crise guatémaltèque en 1954 à la révolution nicaraguayenne dans les années 1980 (Spencer D., 2004 ; Brands H., 2010). Depuis la fin de la guerre froide, la lutte contre le communisme a été élargie à la « guerre » contre les narcotrafiquants, la délinquance ordinaire, puis le terrorisme élargi aux opposants politiques (militants écologistes, leaders paysans ou autochtones, etc.), et étendue désormais à la répression des migrants. Les doctrines militaires appliquées à ces « guerres », telle la doctrine de « low-intensity conflict », reviennent au nord par l’application de la sécurité intérieure aux questions de migration et de trafic de stupéfiants, menant à une militarisation2 de la frontière (Dunn T., 1996). En dépit du contrôle civil de l’armée, le militarisme et l’économie militaire sont critiqués comme étant des forces dominantes de la société et de la politique états-uniennes, depuis l’établissement de l’état de sécurité nationale (Sherry M., 1997 ; Bacevich A., 2005).

4Ainsi, loin de se limiter aux domaines traditionnellement associés à la défense (politique étrangère, études militaires), ces caractéristiques de la défense dans les Amériques, sa nature hémisphérique et l’accent mis sur la sécurité intérieure, retombent sur la société tout entière. La sécurité intérieure peut nous servir d’angle d’observation pour comprendre la construction de l’espace public, les politiques urbaines, les systèmes économiques et la transformation des institutions militaires et civiles (Markusen A., 1991 ; Grajales J., 2016). Ces enjeux prennent des qualités particulières dans chaque pays et région, tout en ayant des liens communs dans l’ensemble du continent.

5Les articles de ce numéro abordent la défense et la sécurité intérieure en étudiant les institutions et les groupes, les définitions des ennemis extérieurs et intérieurs et les liens entre la sécurité et l’économie. La question de la relation entre la politique et les forces militaires est omniprésente, parfois explicitement en termes de relations civilo-militaires, ou entre les intérêts commerciaux et la défense. De même, la manière dont la sécurité est conçue ou définie par les groupes politiques et militaires traverse le numéro. Comme le montrent les articles, ces relations et ces liens se révèlent dans les zones frontalières ou pendant les périodes de bouleversements politiques, ou encore lorsque des violences inattendues font apparaître de nouvelles menaces.

6Les liens étroits entre les militaires et les politiques ont été la norme pendant la majeure partie de l'histoire contemporaine latino-américaine. Comme le démontre Andrés Zambrano à partir d'une étude de l'évolution de la doctrine de défense nationale entre 1958 et 2022 au Venezuela, le prétorianisme fait partie intégrante de la politique vénézuélienne. Le retour de l'armée au pouvoir politique au début du XXIe siècle représente non seulement des intérêts pragmatiques et des privilèges économiques, mais aussi des idéaux politiques au sein de l'armée et de l'État vénézuéliens.

7La perspective historique sur les relations entre civils et militaires permet également de clarifier les problématiques contemporaines au Brésil. Adriana Barreto remet en question l'idée selon laquelle les élites civiles étaient hostiles aux militaires au milieu du XIXe siècle. La réorganisation de l'armée, mise en œuvre à la fin de la Régence (1831-1840) et au début du Second Empire, s'est intégrée dans un projet d'État porté par le Parti Conservateur. Ce projet visait à créer un système violent de répression des nombreuses révoltes internes, à imposer des hiérarchies sociales et raciales et à fournir de la main-d'œuvre pour l'agriculture. L'armée brésilienne s'est donc construite en pleine guerre civile, dans des conflits qui sont entrés dans l'histoire comme des rébellions, tandis que sa répression était désignée par le terme encore largement utilisé de « pacification », reprenant en cela une terminologie coloniale de répression violente des soulèvements des populations.

8La composition de l'armée est intrinsèquement une question d'identité politique. En étudiant les formes de mobilisation des hommes pour la marine péruvienne après la prise des îles Chincha par la marine espagnole le 14 avril 1864, Matías Sánchez Barberán montre que la défense ne peut être séparée des relations socio-économiques. La mobilisation des hommes dans ce moment de crise reflète des relations de travail différentes, intimement liées aux idéaux politiques, mais aussi au régime colonial ancien.

9Les institutions conçues pour assurer la défense et la sécurité intérieure naissent souvent à la suite de la définition de nouvelles menaces ou d'un ennemi extérieur de l'État. Ses (re)définitions peuvent créer une nouvelle concurrence interne entre les acteurs de police et de sécurité existants. Comme le démontre Ibrahim Bechrouri, après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, des agences diverses ont créé de nouveaux programmes de lutte contre le terrorisme, ce qui a conduit à une guerre intestine entre le NYPD et le FBI. La concurrence et le manque de communication ont failli permettre la réussite d'autres attentats. Cet article met en lumière une institution importante, mais moins considérée, dans la lutte contre le terrorisme aux États-Unis et suggère que les nouvelles menaces ou la violence politique créeront presque toujours des tensions entre des institutions concurrentes ayant les mêmes objectifs.

10Les institutions qui ne font pas officiellement partie de l'État participent à la construction de la sécurité nationale, faisant respecter les normes de sécurité tout en entrant potentiellement en concurrence avec les institutions étatiques. L'étude de Cléa Fortuné sur la privatisation – et une forme de régionalisation – de la sécurité à la frontière entre les États-Unis et le Mexique montre comment les espaces définis en termes de sécurité nationale créent des opportunités pour les entreprises de profiter de nouveaux contrats, tout en contribuant ensuite à la militarisation des espaces définis par les besoins de défense et de sécurité.

11María José Rodríguez explore le lien entre capitalisme et guerre. Le néolibéralisme, démontré dans le cas du Mexique, reflète la logique de la guerre, avec une violence à large spectre qui assure le contrôle social et l'assujettissement des pauvres. Elle interroge ainsi directement le sens donné à la notion de « sécurité intérieure ». En quoi consiste la sécurité ? La sécurité pour qui ? Comment est-elle exercée ? Quels en sont les objectifs ? Dans cette étude, les institutions de sécurisation et de violence vont au-delà de l'État et des entreprises de sécurité nationale et représentent toute la gamme des intérêts commerciaux et politiques du « capitalisme de guerre ».

12Les intérêts économiques ne sont pas toujours le moteur de la politique de sécurité intérieure. L'identification d'une menace extérieure peut prendre la priorité en matière de sécurité sur les exigences des partenaires commerciaux et d'investissement. À l'aide de l'exemple du changement de politique du Canada, qui met fin à ces partenariats avec Huawei pour des raisons de sécurité après une politique favorable à la collaboration avec la Chine à des fins économiques, David Haglund discute de la remise en question actuelle de la mondialisation comme panacée pour résoudre les besoins économiques et de sécurité. Cet article soulève les questions auxquelles sont confrontés l’Amérique et le monde, en termes de nouveaux paradigmes de défense et de sécurité. L'ordre international libéral de l'après-Seconde Guerre mondiale et la promesse d'engagement de l'après-Guerre froide ont cédé à de nouvelles rivalités géoéconomiques. Notamment, ces nouveaux dilemmes de défense s'articulent autour de questions d'intérêts internes, fusionnant la sécurité externe et interne pour le XXIe siècle.

13Les liens entre la défense et la sécurité intérieure ont conduit à une militarisation permanente dans de nombreux États américains. Comme l'illustre Charles Capela avec la Colombie contemporaine, la militarisation de la zone frontalière vénézuélienne a conduit à des inégalités car la criminalité, les crises politiques et économiques ont provoqué une remilitarisation depuis la paix post-2016. Ces structures organisées autour de la violence peuvent empêcher d'autres réformes nécessaires.

14Comprendre les différents groupes impliqués dans la sécurité intérieure, en particulier lorsque la répression clandestine est impliquée, révèle plusieurs défis pour les chercheurs. Les luttes permanentes pour la vérité et la mémoire, les besoins politiques de définir et redéfinir la répression et le pouvoir, et l'utilisation de la recherche universitaire dans les campagnes sociales et politiques ont brouillé et mélangé les définitions. Mario Ranalletti répond à ces problèmes en clarifiant la terminologie autour des « grupos de tareas », des « task forces », des « paramilitaires » et des « escadrons de la mort » pour mieux comprendre la campagne de répression clandestine qui a été menée sous la dictature argentine entre 1975 et 1983.

15La structuration de la défense autour d'ennemis internes identifiés n'est pas propre à l'expérience latino-américaine. L'article de Laure Gillot-Assayag analyse la définition des ennemis internes aux États-Unis au milieu de la guerre froide. Il remet en question la dialectique ami/ennemi à travers l'histoire du procès d'Angela Davis, l'une des fugitives les plus recherchées par le FBI dans les années 1960-1970.

16Les études présentées dans ce dossier s’inscrivent généralement dans un cadre national ou régional. Mais les parallèles, les rapprochements, les convergences vérifient le plus souvent la singularité hémisphérique historique dont il a été question en introduction. Cela étant, le lecteur pourra observer, au fil du dossier, combien l’hybridation entre défense nationale et sécurité intérieure a conduit à la militarisation d’espaces, de lieux et de secteurs de la société (Saliba F., 2022), donnant à l’expérience américaine contemporaine une dimension qui va bien au-delà du seul hémisphère. Ce processus de militarisation des sociétés étant observable dans les Amériques dans la longue durée.

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Bibliographie

Bacevich, Andrew J., The New American Militarism : How Americans Are Seduced by War, New York, Oxford University Press, 2005.

Bignon, François, La guerre Pérou-Équateur et la nationalisation des frontières andines (1933-1942), thèse université Rennes 2, 2020.

Blasier, Cole, The giant's rival : the USSR and Latin America, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1983.

Brands, Hal, Latin America's Cold War, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

Dunn, Timothy J., The Militarization of the U.S.‐Mexico Border, 1978‐1992 : Low‐Intensity Conflict Doctrine Comes Home, Austin, University of Texas Press, 1996.

Grajales, Jacobo, Gouverner dans la violence. Le paramilitarisme en Colombie, Paris, Karthala, 2016.

Huntington, Samuel P., The Soldier and the State : The Theory and Politics of Civil- Military Relations, New York, Vintage, 1957.

Janowitz, Morris, The Professional Soldier : A Social and Political Portrait, Glencoe, Free Press, 1960.

Markusen, Ann, et al., The Rise of the Gunbelt : The Military Remapping of Industrial America, New York, Oxford University Press, 1991.

Rodríguez Rejas, María José, La norteamericanización de la seguridad en América latina, México, Akal, 2017.

Rouquié, Alain, Les partis militaires au Brésil, Paris, Les Presses de Sciences Po, 1982.

Rouquié, Alain, L'état militaire en Amérique latine, Paris, Seuil, 1980.

Saliba, Frédéric, « Comment le président "AMLO" militarise le Mexique », Le Monde, Paris, 10 février 2022.

Sánchez Barberán, Matías, Républicanisme sud-pacifique : tensions atlantiques, projets politiques Pérou, Bolivie et Chili. Années 1860, thèse EHESS, Paris, 2020.

Sherry, Michael S., In the Shadow of War : The United States since the 1930s, New Haven, Yale University Press, 1997.

Spencer, Daniela (coord.), Espejos de la guerra fría : México, América Central y el Caribe, México DF, Miguel Ángel Porrúa, 2004.

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Notes

1 Selon la définition du CNRTL/CNRS : « Ensemble des moyens militaires mis en œuvre pour défendre l'intégrité du territoire national et assurer la sécurité de la population ».

2 Nous reprenons pour ce dossier la définition de la militarisation selon Michael Sherry (1997), comme étant « le processus par lequel la guerre et la sécurité nationale sont devenues des préoccupations obsédantes et ont organisé les mémoires, les modèles et les représentations qui ont façonné les domaines de la vie nationale » (traduction libre de Michael Stricof).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Luc Capdevila et Michael Stricof, « Défense et sécurité intérieure dans les Amériques »IdeAs [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 28 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/ideas/13209 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideas.13209

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Auteurs

Luc Capdevila

Luc Capdevila (UMR CNRS 6051 ARENES) est professeur d'histoire contemporaine à l'université Rennes 2. Spécialiste d'histoire sociale et des représentations, ses recherches portent plus particulièrement sur les dynamiques sociales et culturelles des sociétés en guerre en Amérique latine. Il a notamment publié récemment : Una guerra total: Paraguay, 1864-1870. Ensayo de historia del tiempo presente, Buenos Aires, Sb Editorial, 2020, 512 pages [nouvelle édition dans la colección “Paraguay contemporáneo”] ; Paraguay bajo la sombra de sus guerras. Historia, memoria y construcción política, siglos XIX/XXI, Buenos Aires, SB Editorial, 2021, 276 pages.
luc.capdevila[at]univ-rennes2.fr

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Michael Stricof

Michael Stricof est Maître de conférences en civilisation des États-Unis à Aix-Marseille Université. Spécialiste de l’histoire politique, ses recherches portent sur le développement des budgets militaires et le rôle de la défense dans la politique étrangère. Récemment, il a co-dirigé avec Isabelle Vagnoux, U.S. Leadership in a World of Uncertainties (Palgrave, 2022).
michael.stricof[at]univ-amu.fr

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