1Vers la fin des années 1820, après l’éclatement de la Grande Colombie, le Venezuela devient un État indépendant. De 1830 à 1958, le pays fut gouverné par vingt-huit présidents militaires et trois présidents civils. Ces derniers sont écartés du pouvoir par des coups d’État qui mettent fin à leurs mandats. Avec la fin de la présidence du général Marcos Pérez Jiménez en 1958, commence la plus longue période de gouvernements civils au Venezuela, le transfert du pouvoir politique se faisant sans violence et par le biais d’élections générales. Cependant, en 1992, un coup d’État manqué, conduit par le lieutenant-colonel Hugo Chávez, montre que les militaires sont toujours intéressés à la participation politique.
2Le monde militaire et le monde politique vénézuéliens gardent des rapports étroits, liés principalement au développement du pays. Dans la littérature spécialisée, on identifie au moins trois moments historiques marquants dans la culture politique vénézuélienne, du point de vue militaire. D’abord, l’indépendance du Venezuela et les batailles de la campagne de libération de la Nouvelle-Grenade (aujourd'hui la Colombie) fondent une pensée héroïque et épique concernant l’armée dirigée par Simón Bolívar entre 1810 et 1823 (Langue F., 2009 : 247). Plus tard, la dictature de Juan Vicente Gómez (1908-1935) marque le terme du XIXe siècle au Venezuela, avec la fin des caudillos régionaux, la création d’une nation centralisée, une élite politique domestiquée et un pays pacifié (Olavarria J., 2007). Enfin, sous le gouvernement de Marcos Pérez Jiménez (1952-1958), le Venezuela entre dans la modernité urbaine grâce à un vaste et ambitieux programme d’infrastructures, le pays connaissant alors un moment d’ordre et de sécurité civile. Son régime militaire, à la poigne de fer, représente l’ordre et le progrès dans l’imaginaire politique des Vénézuéliens (Langue F., 2009 : 247). Ainsi, nous partons de l’hypothèse suivante : dans la culture politique vénézuélienne, l’armée joue un rôle valorisé positivement par rapport au progrès du pays (Irwin D. et F. Langue, 2005). Cette valorisation peut être mise en évidence en reconstituant les transformations de la notion de défense nationale, ce qui nous amène à regarder l’action prétorienne dans l’ordre politique vénézuélien (Cardozo A., 2014).
3Nous avons choisi comme point de départ la fin de la dictature militaire de Marcos Pérez Jiménez en 1958. La fin de ce régime a permis aux nouveaux groupes gouvernants de démarrer un processus de subordination des militaires au monde civil, pour aboutir, à la fin des années 1960, à une séparation des intérêts civils (politiques) et des intérêts des Forces armées (défense du territoire). À partir du début des années 1980, une période d’incertitude conduit cette séparation des intérêts à la dérive lorsque les militaires, accompagnés de certains groupes civils, ont reconsidéré la défense nationale comme un élément fondamental du développement du pays. Ainsi, à partir de l’an 2000, l’ordre politique entre dans une ère définie par la participation prédominante des Forces armées aux affaires de l’État. À partir d’ouvrages sur l’histoire politique du Venezuela, d’entretiens avec des hommes politiques et des officiers militaires ainsi que de publications de l’État vénézuélien (deux Constitutions, lois et décrets), nous analysons ici la défense nationale comme une institution qui sert d’orientation normative aux acteurs politiques.
4En 1958, à la fin de la dictature militaire de Marcos Pérez Jiménez, l’une des principales tâches du nouveau gouvernement consiste à intervenir dans les Forces armées pour assurer leur subordination au contrôle civil. Ainsi, durant la période du gouvernement provisoire, de 1958 à 1959, et pendant le premier gouvernement issu des élections, celui de Rómulo Betancourt (1959-1964), des efforts ont été faits pour former une administration civile et des Forces armées conformes à cette nouvelle organisation. En 1958, le décret 288 a supprimé l’état-major général des Forces armées et créé l’état-major général conjoint des Forces armées (República de Venezuela, 1958). Le terme « conjoint » n’était pas simplement un adjectif ajouté à l’ancien nom ; le changement signifiait le démembrement d’un groupe unique qui prenait des décisions sur les affaires militaires. Le décret donne aux commandants généraux de chaque Force « le commandement, l’organisation, l’administration et l’instruction de chaque branche de l’organisation militaire » (Ibid., article 4). Le pouvoir de l’institution a été dilué en faisant de l’état-major général un organe consultatif sans capacité de commandement. Le gouvernement avait copié le modèle d’organisation de l’armée états-unienne, où aucun commandement n’exerce le contrôle sur l’ensemble des forces armées et où l’action civique de l’armée est privilégiée, sans créer de liens avec la conduite politique du pays (Tarre Briceño G., 1994 : 107-108).
5La réintégration dans l’institution militaire des officiers opposés à la dictature fut un autre mécanisme visant à assurer le contrôle civil sur les Forces armées. L’ancienneté de ces officiers a été reconnue et leurs salaires perdus ont été payés. Certains de ces officiers sont devenus des partisans du nouveau gouvernement, accédant à des postes élevés au sein de l’institution et servant finalement de commissaires politiques du gouvernement. Une autre décision a été de limiter la durée du service des officiers à trente ans, ce qui a permis d’accélérer le départ des officiers de haut rang liés à la dictature et d’empêcher, grâce à la rotation, la consolidation des leaders et de favoriser la promotion des jeunes générations. Ces stratégies d'intervention dans la structure du pouvoir des Forces armées se sont accompagnées d’une amélioration des conditions d’organisation : équipement, quantité et qualité de l’enseignement, augmentation des salaires, sécurité sociale, plans de logement (Ibid. : 110-111). Il n’y a pas eu de chasse aux sorcières et, à cette époque, l’entrée dans le monde militaire est devenue une stratégie d’ascension sociale pour les moins privilégiés de la société vénézuélienne.
- 1 Tentatives de coup d’État : 25-28 juin 1961, à Barcelona. Le 4 mai 1962, à Carúpano. Du 2 au 6 juin (...)
6La loyauté des militaires envers le nouveau gouvernement est rapidement mise à l’épreuve, d’abord lors des soulèvements militaires de 1961 et 19621. Lors de la guérilla inspirée et matériellement soutenue par Cuba, ces conflits, ainsi que l’intervention dans la structure du pouvoir du monde militaire, ont entraîné une transformation du concept de défense nationale. Sous la dictature, elle avait été définie comme la protection du pouvoir politique (militaire) par la police secrète. Désormais, la défense nationale consiste à tester la puissance de feu des Forces armées pour protéger un gouvernement civil élu qui tente de s’établir. Le rôle professionnel de l’armée se concentrait alors strictement sur la défense, en l’éloignant de la politique et de l’administration de l’État. Ce fut un changement fondamental pour le nouvel ordre politique.
7À la fin des années 1960, la guérilla était en déclin et un processus de pacification réussi est devenu possible, marqué par la participation des anciens guérilleros à la vie politique (Gil J., 1978 : 41). En un peu plus de dix ans, les élites des partis ont réussi à mettre en place les conditions nécessaires au développement de l’organisation armée et de ses membres dans une atmosphère d’« abstention mutuelle », dans laquelle les intérêts des militaires ainsi que ceux du gouvernement et des partis étaient soigneusement délimités. Autrement dit, les partis ne feraient pas de prosélytisme politique au sein des Forces armées et les Forces armées n’entreraient pas dans la mêlée politique, se consacrant exclusivement à l’accomplissement de leur mission de défense nationale (Arroyo E., 1988 : 298).
- 2 Instituto de Altos Estudios de la Defensa Nacional, fondé en 1972.
- 3 Consejo Nacional de Seguridad y Defensa, fondé en 1976.
8Au milieu des années 1970, le conflit de la guérilla étant terminé, la question à laquelle il fallait répondre était la suivante : quel serait le rôle de l’élite militaire en temps de paix ? Dans un premier temps, l’attention des militaires s’est portée sur les frontières avec la Colombie, la Guyane et le Brésil, lieux où ils pouvaient concrétiser leur volonté et leurs capacités opérationnelles. Parallèlement, l’Institut des hautes études en défense nationale (IAEDEN)2 et le Conseil national de sécurité et défense (CONASEDE)3 ont été créés, ce dernier étant conçu en tant qu’organe consultatif auprès de la présidence de la République. La création de l’IAEDEN a signifié un progrès technique dans la capacité d’intervention armée, suite à la création de diplômes d’enseignement supérieur en sciences militaires, auparavant inexistants au Venezuela. En conséquence, les responsables de l’instruction militaire ont proposé d’abandonner certains modèles importés et d’adopter les idéaux de l’élite militaire locale. Ainsi, ils ont cherché à élargir le concept de sécurité et de défense en le liant aux questions du développement, soulignant que le premier ne pouvait être réalisé sans le second. À cette époque, le modèle éducatif orienté vers « l'action civique des armées » (calqué sur celui des États-Unis), a commencé à être remplacé par « la participation active au développement national », un modèle que l'on a appelé « autochtone » (Yépez J., 1988 : 344-345). Ce modèle s’est concrétisé par la création du Plan Éducatif Andrés Bello qui, selon l’un de ses créateurs, le général de brigade Jorge Ernesto Osorio García, directeur de l'Académie Militaire dans les années 1970, était une réponse de l’institution à :
(…) l’absence d'un rôle défini, l’absence de fixation d’objectifs et l’ignorance du monde politique dans la gestion de l’appareil de sécurité et de défense de l’État (...) Dans les années 1970, les Forces armées, soutenues par une élite académique formée dans les meilleurs instituts du monde, grâce au boom économique de ces années-là, se sont efforcées d’atteindre un grand objectif : l'équilibre définitif des relations entre civils et militaires. Sachant que cela dépend de la consolidation, de la professionnalisation de l'officier et de son incorporation dans la société civile émergente. L’institution a consacré des années, des vies, des volontés et des destins à cet objectif (...) [puisque] le rôle historique de l’armée dans la progression de la nation n’est pas compris (...) comme un outil de développement national (Machillanda J., 1993 : 4).
- 4 L’Acción Democrática et le Comité de organización política electoral independiente, partis politiqu (...)
- 5 Un cas exemplaire : José Vicente Rangel, Seguridad, defensa y democracia, Editorial Centauro, 1980. (...)
9Les militaires commençaient à se tailler un nouveau rôle qui n’était pas défini par les civils. Parallèlement, depuis le milieu des années 1970, les partis opposés à l’AD et au COPEI4 ont réagi contre la doctrine d’abstention mutuelle entre civils et militaires. Ces partis ont défendu le droit de vote dans le secteur militaire, appelant à l’intégration des civils et des militaires dans la tâche commune de perfectionner la démocratie, de défendre le territoire et d’entreprendre le développement économique. Ces trois tâches ont parfois été réunies sous le nom de « doctrine de sécurité nationale » (Arroyo E., 1988 : 303)5.
- 6 Cordiplan : Office central de coordination et de planification (1958-1999). Remplacé en 1999 par le (...)
- 7 La seconde moitié des années 1970 est marquée par la hausse des prix du pétrole, suite à la décisio (...)
10Malgré ces événements, l’existence du Conseil national de sécurité et défense ne s’est pas traduite par un lien entre les programmes militaires et les politiques du Cordiplan, le bureau de la présidence de la République chargé de coordonner le développement national6. De même, les activités de formation de l’IAEDEN, qui liaient la sécurité au développement et impliquaient aussi bien les civils que les militaires, ne se sont pas non plus traduites dans des programmes concrets, ni même dans les recommandations aux institutions associées au développement national (Gil J., 1986 : 8). Cependant, les militaires hautement qualifiés commencent à être nombreux et leur affectation aux frontières, le plus souvent dans la jungle, où les conditions de travail sont rudes, n’est pas vue d’un bon œil par les officiers. Ainsi, au début des années 1980, il était courant de voir des militaires occuper des postes dans l’administration publique, soit en vertu de leur formation apolitique, de leurs capacités techniques et de leur sens de la discipline, soit simplement parce que l’élite civile au pouvoir ne savait pas quoi faire des officiers de la République, condition qui a augmenté leur intérêt pour des domaines, des professions et des occupations parallèles (Arroyo E., 1988 : 298). La pratique de la stricte séparation des intérêts entre les sphères militaire et civile, qui commençait à peine à prendre forme, semblait toucher à sa fin. Tout cela ne s’est pas passé dans le dos de l’élite civile au pouvoir. Elle était principalement occupée par la crise économique du pays, la lutte partisane pour le pouvoir et la transformation de l’argent public en richesse privée (Malavé H., 1987 : 433)7.
- 8 La R-83, l’Alianza Revolucionaria Militares en Acción (ARMA), l’Ejército de Liberación del Pueblo d (...)
11Un nouvel impératif éthique commence à s’instaurer parmi les militaires, le devoir de guider le développement du pays. Ce nouvel impératif signifie la création de convictions, la diffusion de valeurs et la conversion de leurs semblables. Évidence historique de ce processus : la formation de loges militaires conspiratrices, entre 1972 et 1992. On en compte au moins huit (Irwin D. et I. Micett, 2011)8. Ces groupes partagent une vision de l’avenir du pays et du rôle que doivent y jouer les militaires, conditions indispensables pour l’essor d’un mouvement politique consacré à la prise du pouvoir. Nous sommes donc confrontés à un deuxième changement de la notion de défense nationale, désormais en tant que mécanisme de participation des Forces armées au développement du pays. Cette notion, qui mêle la défense et le développement national, a constitué une partie essentielle du discours des militaires lors des tentatives de coup d’État de 1992. Ce discours a accompagné Hugo Chávez et son mouvement jusqu'à son élection lors de la campagne présidentielle de 1998. Il s’incarne ensuite dans la nouvelle Constitution nationale de 1999 et le cadre juridique qui en découle. À partir de cette année-là, une nouvelle définition historique de la défense nationale prend son essor dans la société vénézuélienne. Dans les pages qui suivent, nous montrons le cadre juridique qui la soutient et ses conséquences dans la pratique politique.
- 9 La victoire d’Hugo Chávez a signifié d’abord la perte progressive du contrôle de l’État par les deu (...)
12En 1999, après la victoire d’Hugo Chávez aux élections présidentielles, une assemblée nationale constituante est créée au Venezuela pour rédiger une nouvelle Magna Carta9. Le changement constitutionnel légalise la participation politique de l’Armée et légitime la nouvelle doctrine de défense nationale, comme nous le verrons plus loin. Pour apercevoir les changements mis en œuvre à ce moment-là, il convient de souligner que dans la précédente Constitution, celle de 1961, le rôle des militaires était défini à l’article 132 de la manière suivante :
Les Forces armées nationales constituent une institution apolitique, obéissante et non délibérative, organisée par l'État pour assurer la défense nationale, la stabilité des institutions démocratiques et le respect de la Constitution et des lois, dont l'observation est toujours au-dessus de toute autre obligation. Les Forces armées nationales sont au service de la République, et en aucun cas d'un individu ou d'un parti politique (Constitution, 1961).
13En revanche, les constituants de 1999 ont donné une liberté juridique à la participation politique des militaires en redéfinissant le rôle de l'institution à l'article 328 :
La Force armée nationale est une institution essentiellement professionnelle, sans militantisme politique, organisée par l’État pour garantir l’indépendance et la souveraineté de la Nation et assurer l’intégrité de l’espace géographique, par la défense militaire, la coopération au maintien de l’ordre interne et la participation active au développement national, conformément à la présente Constitution et à la loi. Dans l'accomplissement de ses fonctions, elle est au service exclusif de la Nation et en aucun cas d’une personne ou d’un parti politique (Constitution, 1999).
14Une comparaison des deux articles montre que les termes « apolitique, obéissante et non délibérative » ont été remplacés par « sans militantisme politique », ce dernier indiquant l’interdiction d’adhérer formellement à un parti politique. L’article de 1999 légalise toutefois la liberté des hommes et des femmes en armes de délibérer, d’exprimer leurs opinions et d’intervenir dans les affaires régies par l’administration publique, car il est de leur devoir de participer activement au développement national. D’autres changements entre les deux Constitutions sont fondamentaux pour comprendre le rôle des militaires dans le Venezuela contemporain. Tout d’abord, l’interdiction d’exercer simultanément l’autorité militaire et civile a été abolie (Constitution de 1961, art. 131). Puis, le nouveau texte attribue aux Forces armées la compétence exclusive pour la promotion des militaires de haut rang (Constitution de 1999, art. 331), retirant ce pouvoir constitutionnel historique à l’Assemblée nationale. En plus, les Forces armées se voient conférer la pleine autorité sur l’utilisation des armes, et pas seulement des armes de guerre, retirant ce contrôle à l’administration civile de l’État (Ibid., art. 324). Également, des pouvoirs de police administrative et d’enquête criminelle sont attribués à l’institution militaire (Ibid., art. 329). Plus encore, elle établit un privilège de procédure pour les généraux et les amiraux, en attribuant à la Cour suprême de justice le devoir d’indiquer s’il y a lieu ou non de mener des poursuites judiciaires (Ibid., art. 266, ord. 3) ; enfin, elle adopte un vieux concept autoritaire de la doctrine de sécurité nationale, globalisante et englobante, selon lequel tout ce qui se passe dans le pays concerne la sécurité de l’État, y compris le développement économique et social (Ibid., art. 326), définition de la défense de la nation qui n’existait pas dans la Constitution de 1961 (Brewer-Carías A., 2015 : 234-235).
15La Constitution de 1999 accorde le droit de vote aux militaires, contrairement au texte de 1961. L’article 330 stipule que « les membres des Forces armées nationales en service actif ont le droit de vote conformément à la loi, sans pouvoir se présenter à des élections ni participer à des actes de propagande, de militantisme ou de prosélytisme politique ». Ce refus de participer à des actes de nature partisane était un des piliers pour ceux qui s’opposaient à la participation des militaires en politique. Toutefois, cette limitation a été précisée par la Cour suprême de justice (Tribunal Supremo de Justicia, TSJ) à la suite d’une demande de protection constitutionnelle (amparo) déposée devant la Chambre constitutionnelle le 28 mars 2014, visant à :
(...) suspendre immédiatement et définitivement la poursuite de l’acte inconstitutionnel et arbitraire émanant du ministre de la Défense et des commandants militaires, d’inclure et d’impliquer les Forces armées nationales (FAN) dans le débat politique, en violation des articles 328 et 330 de la Constitution, acte qui oblige également les membres des FAN en tant que personnes physiques à violer ces articles, ce qui constitue une violation des droits de tous les militaires en service actif de rester à l’écart de la participation à des actes de propagande, de militantisme ou de prosélytisme politique (TSJ, 2014 : 3).
16À cet égard, la chambre constitutionnelle de la Cour a statué :
(...) la participation des membres des Forces armées nationales bolivariennes à des actes à but politique ne constitue pas une atteinte à leur professionnalisme, mais plutôt un des piliers de la participation démocratique et protagonique qui, aux fins de la République bolivarienne du Venezuela, sans aucune discrimination, représente le droit de tout citoyen, dont un militaire en activité n’est pas exclu en raison du profit de sa citoyenneté, de participer librement aux affaires politiques et à la formation, à l’exécution et au contrôle de l'administration publique – comme le prévoit l’article 62 de la Constitution de la République du Venezuela – ; en outre, l’exercice de ce droit constitue un acte progressif de consolidation de l’union civile-militaire, surtout lorsque leur participation est dûment autorisée par la hiérarchie de l’institution dont ils font partie (Ibid. : 15).
17La décision de la Cour souligne le processus soutenu de légalisation de la participation de l’Armée à la politique du pays et, par conséquent, à l’administration des ressources de l’État. Ce cadre de légitimité juridique est complété par la Loi organique sur la sécurité nationale de 2002 (Ley orgánica de seguridad nacional, Losn), qui, dans l’article 2, établit un lien entre la sécurité intérieure et le développement national :
La sécurité de la Nation se base sur le développement intégral et est la condition, l’état ou la situation, qui garantit la jouissance et l’exercice des droits et garanties dans les domaines économique, social, politique, culturel, géographique, environnemental et militaire ainsi que des principes et valeurs constitutionnels par la population, les institutions et chacune des personnes qui composent l’État et la société, avec une projection générationnelle, au sein d’un système démocratique, participatif et protagonique, sans menaces pour son existence, sa souveraineté et l'intégrité de son territoire et autres espaces géographiques.
18Donc, la sécurité nationale garantit la jouissance et l’exercice des droits de la population dans les différentes sphères de la vie nationale et les militaires sont appelés à rendre cette garantie effective ; l’institution militaire étant le principal acteur de la sécurité nationale. Comme l’indique l’article 20 :
La Force armée nationale est l’un des éléments fondamentaux de la défense intégrale de la Nation, organisée par l’État pour conduire sa défense militaire en coresponsabilité avec la société. Ses composantes, dans leurs domaines d’action respectifs, sont responsables de la planification, de l’exécution et du contrôle des opérations militaires, dans le but de garantir l’indépendance et la souveraineté de la Nation, d'assurer l’intégrité du territoire et des autres espaces géographiques de la République, ainsi que de coopérer au maintien de l’ordre intérieur. Les lois déterminent la participation de la Force armée nationale au développement intégral de la Nation.
19Ce rôle dans le développement national est ratifié dans la Loi organique de la Force armée nationale bolivarienne (Ley orgánica de la Fuerza armada nacional bolivariana, Lofanb) de 2008, dont l’article 4 stipule :
- 10 Abroge la Loi de 1995 et sa réforme partielle de 2005. La loi de 2008 a été réformée en 2011 et en (...)
La mission fondamentale de la Force armée nationale bolivarienne est de garantir l’indépendance et la souveraineté de la Nation et d’assurer l’intégrité de l’espace géographique, par la défense militaire, la coopération au maintien de l’ordre intérieur et la participation active au développement national10.
20Ainsi, entre 1999 et 2008, le nouveau rapport des militaires avec le pays a reçu une légitimité juridique. Le « développement national-défense de la nation-Forces armées » devient une trilogie qui, grâce au discours et à la pratique politiques, crée un impératif éthique : celui de guider le destin du pays. Cela se traduit par le besoin urgent d’intégrer les membres des Forces armées dans l’Administration et dans la dynamique politique qui façonne le développement national.
21L’élite dirigeante sortante comprend, grâce à la mise en pratique de la nouvelle Constitution de 1999, que le contrôle civil sur le pouvoir militaire avait cessé d’exister au Venezuela. La « participation active [des militaires] au développement national » désormais inscrite dans la nouvelle Constitution, les Forces armées sont devenues un organe ayant le pouvoir de concevoir et d’exécuter des politiques publiques visant à promouvoir le développement et à améliorer les conditions de vie de la population. Les idéaux de la participation militaire en politique et dans la configuration de l’État ont trouvé tous les terrains nécessaires pour se déployer. Cette dernière section décrit la participation des militaires à la vie politique à partir des deux dimensions de la défense nationale. La première, liée à la sécurité extérieure et intérieure du pays ; la seconde, liée à l’administration de l’État pour assurer le développement de la nation.
- 11 Accord bilatéral signé entre les deux gouvernements en 1999, avec pour objectif de mettre fin au co (...)
22La menace extérieure sur la sécurité du Venezuela est définie par l’intention des États-Unis d’Amérique de s’emparer du pétrole du pays par le biais d’une invasion militaire. Cette menace est relayée par un autre ennemi extérieur, le gouvernement colombien, qui, étant un allié des États-Unis (principalement par le biais du Plan Colombie11), sert de base aux troupes nord-américaines, facilitant ainsi une attaque sur le territoire national (Chávez H., 2009). Mais aucune confrontation armée entre les États-Unis et le Venezuela ne s’est jamais matérialisée, donc, ce type de conflit reste dans la rhétorique et fait partie de l’imaginaire latino-américain de l’anti-impérialisme yankee. La menace intérieure se trouve aussi liée à cet imaginaire, en revanche, elle ne se contente pas de rester dans la rhétorique. Dans l’imaginaire politique, cette menace est constituée par des acteurs nationaux formant des coalitions susceptibles de collaborer à une invasion étrangère ou de constituer un gouvernement soumis aux États-Unis. Opérant à partir du territoire national, ils infiltrent l’armée ou déstabilisent le gouvernement et l’économie nationale. Ces acteurs sont représentés par des opposants politiques au gouvernement. Ils sont qualifiés de « cinquième colonne » (Müller A., 2006 : 135). En conséquence, dans la défense nationale, les actions sont axées sur la lutte contre un « ennemi intérieur », c’est-à-dire les opposants politiques.
23La tentative de coup d’État en 2002 et l’arrêt de l’industrie pétrolière en 2003, visant tous deux à écarter Hugo Chávez de la présidence, ont validé l’imaginaire politique qui prétend démasquer l’ennemi intérieur, représentant local d’intérêts étrangers visant le contrôle du pétrole. Même si les gouvernements des États-Unis et de l’Espagne ont réagi favorablement au gouvernement éphémère présidé par l’homme d’affaires Pedro Carmona, produit du coup d’État d’avril 2002 (Aznarez, 2002), les événements montrent qu’il s’agit plutôt d’une opposition politique qui cherche des alliés étrangers pour préserver ses intérêts et non pas des acteurs nationaux inféodés aux intérêts impérialistes.
24Le conflit de ces années-là s’est développé dans un ordre politique autoritaire qui a pris son essor dès 1999, marqué, principalement, par de nouvelles marges de manœuvre des Forces armées. Le conflit n’a pas été défini par une opposition démocratique face à un pouvoir autoritaire, ni par une opposition déloyale face aux défenseurs de la nation. Le conflit a été défini par un ordre autoritaire, dans lequel les forces politiques qui s’affrontent n’agissent et ne se définissent qu’à partir des places qu’elles occupent dans cet ordre. Autrement dit, les acteurs se trouvent dans une condition d’anomie face à la violence du conflit. Il n’y a pas de transcendance dans l’agir au-delà de la survivance face à la brutalité. Dans la dynamique concrète, le conflit était axé davantage sur un processus de remplacement de l’élite dirigeante que sur l’empêchement d’une dérive autoritaire du système politique. Cette affirmation doit être comprise en distinguant les différents pans de l’opposition au gouvernement d’Hugo Chávez. Il existait de nombreux autres acteurs politiques qui se distinguaient des partis politiques qui visaient traditionnellement le pouvoir (AD et COPEI) et de leurs sphères d’influence au sein des syndicats et du monde de l’entreprise privée. Par exemple, des groupes de citoyens sans but lucratif et d’orientations diverses (étudiants, groupes de droits humains et civils, associations de professionnels de la presse, etc.). En revanche, au sein des dynamiques politiques nationales, certains conflits – dont l’issue est déterminante dans la configuration du système – sont centraux tandis que d’autres sont périphériques. Dans les principaux affrontements entre l’opposition et le gouvernement, les groupes qui luttaient pour la démocratie au Venezuela se trouvaient très certainement dans une position périphérique, au moins jusqu’en 2006, lorsqu’une nouvelle opposition politique commence à se mettre en place.
25De cette manière, la tentative de coup d’État en 2002 et l’arrêt de l’industrie pétrolière en 2003 avertissent le gouvernement que l’ennemi a infiltré l’État, ce qui rend impératives et inévitables la politisation de l’Armée et la militarisation de l’Administration. Ce processus a été fondé sur la mise à la retraite et le jugement des personnes qui se sont engagées dans les deux événements, en permettant au gouvernement de les remplacer par des fonctionnaires à sa botte. Deux cas sont à remarquer, d’abord les militaires de haut rang impliqués et suspects d’avoir un lien avec celles-ci ; puis, certains magistrats à la Cour Suprême de Justice (TSJ).
- 12 Parmi les nouveaux magistrats du TSJ figurent : Luis Velásquez Alvaray et Luis Franceschi (ex-déput (...)
- 13 En revanche, ce n’est pas le cas du général Lucas Rincón Romero, ministre de la Défense et l’offici (...)
26Dans le premier cas, une Commission parlementaire a été créée pour enquêter sur les événements du 11 au 13 avril 2002. Cette commission a constaté qu’un coup d’État est survenu à cette date-là. En conséquence, le Procureur général de la République demande la mise en examen d’à-peu-près une vingtaine de militaires impliqués dans les événements d’avril. Tout d’abord, les généraux Efraín Vásquez Velazco (commandant général de l’armée au moment des événements), Pedro Pereira Olivares (général de l’armée de l’air), ainsi que les amiraux Héctor Ramírez Pérez et Daniel José Comisso Urdaneta, tous les quatre protagonistes du mouvement putschiste. Mais les mises en examen n’auront pas lieu, parce que pour juger des militaires de haut rang, la Cour Suprême de Justice doit indiquer s’il y a lieu ou non de procéder à des poursuites judiciaires. C’est là qu’apparait le second cas. Le 14 août 2002, sur les vingt juges qui composent l’Assemblée plénière de la Cour Suprême, onze ont soutenu la thèse selon laquelle Hugo Chávez avait quitté le pouvoir de son plein gré durant la tentative de coup d’État en 2002. Ce jugement, rédigé par le magistrat Franklin Arrieche, nie l’existence du putsch et, en conséquence, empêche d’accuser les militaires de sédition (Tribunal Supremo de Justicia, 2002). En représailles, le 20 mai 2004, profitant de sa majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement réforme la loi organique du TSJ et modifie la composition de sa chambre plénière. La réforme fait passer le nombre total de magistrats de vingt à trente-deux, les douze nouveaux magistrats étant favorables au gouvernement12. De plus, le magistrat Franklin Arrieche, auteur de la décision du 14 août 2002, qui nie la tentative de coup d’État, est destitué par l’Assemblée nationale qui l'accuse de fournir de fausses informations à l’occasion de sa nomination devant le pouvoir législatif. Arrieche a été un cas exemplaire pour les autres magistrats de la Cour Suprême de Justice. Tous les militaires impliqués dans les événements d’avril 2002, ou supposés avoir des liens avec ceux-ci, ont été mis à la retraite13.
27Un indicateur de la politisation de l’Armée est la démonstration de force des hauts commandants dans les médias. Ainsi, les mises en scène prétoriennes sont fréquentes. En voici deux exemples. Le 6 décembre 2007, le président Hugo Chávez dénigre la victoire de l’opposition lors du référendum sur la réforme de la Constitution de 1999, une initiative présidentielle rejetée par 50,7 % des électeurs. « Sachez profiter de votre victoire, car vous la remplissez déjà de merde. C’est une victoire de merde et la nôtre, appelez-la une défaite, mais c’est une victoire du courage », a déclaré Chávez accompagné du haut commandement militaire14. Le 5 juillet 2020, jour de l’indépendance du Venezuela, Vladimir Padrino López, ministre de la Défense, affirme que l’opposition vénézuélienne à l’Assemblée nationale ne pourra plus accéder au pouvoir politique tant qu’il y aura des « Forces armées comme celles que nous avons aujourd’hui (...) anti-impérialistes, révolutionnaires et bolivariennes »15. Dans le prétorianisme, les Forces armées (ou du moins celles qui ont le commandement effectif de grandes unités de combat) deviennent l’arbitre principal des conflits générés par l’accès au pouvoir politique (Buttó L., 2014 : 48).
28La militarisation de l’Administration est envisageable selon un double processus : (1) la participation en tant que fonctionnaires élus et non élus, (2) la grandeur des Forces armées en tant qu’organisation. Toutes les deux nous renvoient à l’influence de l’Armée sur l’élite politique du pays. Dans le cadre de leur participation en tant que fonctionnaires, entre 2000 et 2020, des postes de la haute Administration ont été occupés par au moins cinquante militaires. Ils ont, notamment, été ministres, députés à l’Assemblée nationale, gouverneurs d’État, président de PDVSA, magistrat à la Cour suprême de justice, vice-président et président de la République. Il ne s’agit pas seulement du nombre de postes, mais de l’importance relative qu’ils ont dans le gouvernement16. L’image ci-dessous est suggestive.
Image 1 : Réunion pour évaluer les conditions du système électrique national suite à un blackout dans plusieurs régions du pays. Palais de Miraflores, 16 mars 2019.
Crédit : Présidence de la République. Source : @NicolásMaduro, Libre de droit.
On reconnaît notamment, en haut de la table, le Président Nicolás Maduro, en haut du côté gauche de l’image, Tareck El Aissami (vice-président de la République), Hector Rodriguez (gouverneur de l’État de Miranda), Cilia Flores (première dame du Venezuela), puis une dame non identifiée, suivie par Erika Farías (maire de la municipalité de Libertador), le général Carlos Leal Tellería (commandant des milices bolivariennes), Alexis Rodríguez Cabello (général de l’armée) et un militaire non identifié. Ensuite, du côté droit de l’image, du haut vers le bas, 7 militaires, parmi eux (identifiés en note de presse), Vladimir Padrino (ministre de la Défense), Jesús Suárez Chourio (commandant général de l'armée), José Ornelas (chef d’état-major), Pascualino Angiolillo (secrétaire du Conseil de défense de la nation).
- 17 Seguros Horizonte (1956) et Financiadora de Primas Horizonte (1972) dédiées aux polices d'assurance (...)
- 18 En 2005, l’Empresa Mixta Militar Venezolana de Proyectos de Tecnología (Tecnomar), en 2008 l’Empres (...)
- 19 Dans le domaine de l’alimentation : le complexe industriel Tiuna I et II, et l’entreprise agricole (...)
29L’accroissement de la participation de l’Armée dans la gestion des ressources de l’État et la gestion des politiques publiques est le résultat de leur redimensionnement en tant qu’organisation. Entre les années 1950 et 1970, une série de sociétés gérées par les militaires pour servir exclusivement les Forces armées ont été créées ; parmi elles, des compagnies d’assurances, des agences de voyages, des usines de munitions et des fournisseurs de produits et de services domestiques pour les officiers17. Sous les gouvernements d’Hugo Chávez, des entreprises de télécommunications et d’ingénierie informatique ont été créées pour la fabrication, l’assemblage et la remotorisation de véhicules et, une autre, pour le développement de logements. Dans tous les cas, elles étaient destinées aux membres des Forces armées18. C’est depuis le gouvernement de Nicolás Maduro que des sociétés militaires ont été créées pour s’occuper des questions clés de l’État, auparavant sous la responsabilité des ministères, la plupart encore sous contrôle civil. Entre 2013 et 2017, 13 sociétés militaires ont été créées dans les domaines les plus divers : communication électronique, transport de marchandises, chaîne de télévision, services sociaux, banque, imprimerie. Les plus importantes d’entre elles sont celles consacrées à l’importation et à la commercialisation de denrées alimentaires, aux bâtiments et travaux publics19 et à tout ce qui concerne les activités pétrolières, gazières et minières, ces dernières par le biais de la Compagnie anonyme militaire de l’industrie minière, pétrolière et du gaz, Camimpeg (Compañía Anónima Militar de Industrias Mineras, Petrolíferas y de Gas) (Control ciudadano, 2018).
30La rente pétrolière est la principale ressource de l’État vénézuélien et la principale source de revenus en devises étrangères du pays grâce aux exportations. Par conséquent, le cas de Camimpeg est un bon indicateur de l’ampleur et de l’importance qu’a pris la participation militaire dans l’administration des ressources de l’État. En 1976, Pétroles du Venezuela (Petróleos de Venezuela Sociedad Anónima, Pdvsa) a été créée pour coordonner, superviser et contrôler les activités liées au pétrole dans le pays. En 1999, cette société est devenue la seule ayant un statut constitutionnel (Constitution, 1999 : art. 303), fonctionnant comme une société holding de l’industrie pétrolière, rattachée au ministre du Pétrole. Ce schéma a été rompu en 2016 lorsque la compagnie pétrolière Camimpeg a été créée. Rattachée au ministère de la Défense, elle est dissociée du cadre du secteur énergétique et pétrolier national (República de Venezuela, 2016).
31Dans ses statuts, Camimpeg comprend toutes les activités des industries pétrolières, gazières et minières, ayant ainsi les compétences de Pdvsa et de ses filiales. Le risque est de voir ces entreprises spécialisées disparaître progressivement (Brewer-Carias A., 2021 : 467). En outre, en 2016, la Chambre administrative de la Cour suprême de justice a exclu la Camimpeg du contrôle fiscal du Contrôleur général de la République, au motif qu’il s’agit d’une « entreprise militaire », la laissant sous le contrôle du Contrôleur général des Forces armées nationales bolivariennes (TSJ, 2016).
- 20 L’institution est comprise aussi bien comme « les usages et les modes, les préjugés et les supersti (...)
32L’aperçu historique des changements de la défense nationale en tant qu’idéal qui guide l’action dans l’ordre politique permet d’apporter trois contributions à la compréhension du Venezuela contemporain. D’abord, la défense nationale est un idéal qui fait partie du prétorianisme compris comme une institution depuis un point de vue anthropologique20. Puis, cette institution est prédominante ou subordonnée aux autres dans l’ordre politique du pays, selon le moment historique étudié. Par conséquent, le prétorianisme n’a pas cessé de faire partie du système politique vénézuélien après 1958, lorsque le gouvernement militaire de Marcos Pérez Jiménez a été renversé et que l’alternance électorale des gouvernements civils a été établie. La pratique prétorienne a été subordonnée à la domination des partis politiques dans les années 1960 à 1980. Toutefois, cela ne signifie pas que les élites civiles et militaires ont réussi à résoudre la question militaire en ce qui concerne le pouvoir politique. Cette condition du système politique vénézuélien a été mise en évidence dans les années 1990, avec les tentatives de coup d’État et l’entrée dans l’arène politique du Mouvement Cinquième République (Movimiento quinta república), qui a porté les militaires putschistes au pouvoir par les urnes. Ainsi, le retour du prétorianisme est devenu une réalité en 2000, avec la victoire électorale d’Hugo Chávez, et semble s’approfondir et trouver une stabilité à la fin des années 2010, avec le gouvernement de Nicolás Maduro.
- 21 La vision partagée du rôle des militaires envers le développement du pays a été remarquée, vingt an (...)
33Une dernière contribution souligne l’importance de la dimension normative dans la dynamique politique. Les changements historiques de la doctrine de la défense nationale montrent que le retour de l’Armée au contrôle de l’État ne répond pas seulement à des intérêts pragmatiques, tels que le pouvoir et les privilèges économiques. Il existe des idéaux qui motivent et orientent le secteur militaire vers le monde de la politique. Ces idéaux, dans le cas du Venezuela depuis 1999, ont même été inscrits dans la Constitution et dans les textes juridiques. Pour les Forces armées vénézuéliennes, passer d’un rôle centré sur la défense militaire à l’impératif éthique de guider le développement du pays signifiait la formation de convictions, la diffusion de valeurs et la conversion de leurs semblables (Acosta M., 2006 : 154). Cela a permis la formation d’un groupe qui, avec une vision partagée de la réalité, s’est consacré à la construction d’un avenir alternatif qui inclut nécessairement la prise du pouvoir politique. Au tout début, il s’agissait d’une opération d’influence tant au sein des Forces armées que dans la sphère publique, où les militaires qui souhaitent entrer en politique deviennent les porteurs et les défenseurs éventuels de l’utilité, de l’opportunité et même de la nécessité des fins qu’ils énoncent. L’impératif éthique des militaires comme guides de l’avenir du pays est donc une tâche de construction d’un monde commun, de collaboration et d’empathie avec d’autres acteurs politiques. Voilà une façon autre de comprendre l’ascension des militaires au contrôle de l’État vénézuélien et de la défense nationale comme élément de valeur pour la construction d’une sphère politique où les Forces armées, d’une manière secondaire ou prédominante, ont toujours été présentes21.
Cardozo, Alejandro, « El imaginario pretoriano : Cultura política y sistemas de representación en el Estado Cuartel (1952-1958) », Mundo Nuevo, vol. 4, n° 15, 2014, p. 183‑226.
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