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Défense et sécurité intérieure dans les Amériques

Guerre intestine ou querelle de clocher ? Le FBI et le NYPD après le 11 septembre 2001

Turf war or parochialism? The FBI and the NYPD after 9/11
¿Guerra intestina? El FBI y la policía de Nueva York tras el 11-S
Ibrahim Bechrouri

Résumés

Après le 11 septembre 2001, le NYPD, se sentant désarmé et isolé pour faire face à la violence politique, se dota de sa propre force antiterroriste comprenant une division dédiée au renseignement. Cette intrusion du département de police de New York dans le champ du renseignement a créé et ravivé des tensions avec le FBI, qui considérait que la lutte antiterroriste sur le sol états-unien devait se mener sous sa direction. Allant à l'encontre des recommandations du rapport de 2004 de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis (désigné plus communément sous le nom de « rapport sur le 11 septembre »), la rivalité entre NYPD et FBI fut contreproductive pour la lutte contre la violence politique aux États-Unis et a bien failli mener à la réalisation d'un acte terroriste majeur le 11 septembre 2009 à New York.

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Texte intégral

Introduction

1Publié en 2004, le rapport de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis a désigné le manque de coordination et les rivalités entre les différents acteurs de l'antiterrorisme états-unien, et en particulier entre le Federal Bureau of Investigation (FBI) et la Central Intelligence Agency (CIA), comme l'un des principaux facteurs ayant permis à Al-Qaïda de mener son projet à bien (Kean T. et L. Hamilton, 2004). Cette faille avait en fait été identifiée immédiatement après le 11 Septembre, comme le démontre les sections 203, 504 et 905 du Patriot Act adopté en octobre 2001 (U.S. House of Representatives, 2001) ainsi que la création du Department of Homeland Security (DHS) fin 2002, pour réunir plusieurs agences fédérales et coordonner la lutte antiterroriste (Laurent Y.S., 2014 : 91). La collaboration entre acteurs de l'antiterrorisme devint ainsi un enjeu crucial de sécurité intérieure. Dès lors, comment expliquer que le 11 septembre 2009, presque une décennie plus tard, le même manque de coordination et les mêmes rivalités aient bien failli permettre un nouvel attentat dans la ville de New York ?

2Pour le comprendre, il faut revenir à la fin de l'année 2001, au département de police de New York (NYPD). Raymond Kelly, qui était déjà à la tête du NYPD lors des premiers attentats du World Trade Center en 1993, est rétabli à ce poste par Michael Bloomberg, qui vient de remporter les élections municipales juste après le 11 septembre. Bloomberg donne toute latitude à Kelly pour mettre le NYPD en capacité de protéger la ville contre le terrorisme. Le nouveau chef de la police en veut au FBI, qui n'a pas jugé bon de partager avec le NYPD des informations sur une possible attaque terroriste visant la ville. C'est ce qui le pousse à contacter son ami David Cohen, ex-directeur adjoint de la CIA qui avait tenté d'alerter sur la dangerosité d'Oussama ben Laden. Ensemble, ils mettent sur pied, au sein même du NYPD, une division dédiée à la lutte antiterroriste par la collecte et l'analyse du renseignement : l'Intelligence Division (ID). Au travers de l'ID, Cohen souhaite « reconstruire une nouvelle CIA dans un monde post-11 septembre » (Kassem R., 2012).

3Les rivalités entre acteurs du FBI et du NYPD se forment d'autant plus facilement qu'elles s'inscrivent dans le système fédéral états-unien, propice à l'émergence de rivalités de pouvoir entre institutions dont les juridictions locales et fédérales s'entrecroisent (Gordzins M., 1960 ; Kincaid J., 1990 ; Conlan T., 2017). L'ID du NYPD, un service de police municipale, travaille indépendamment du FBI, une agence fédérale dédiée au maintien de l'ordre, et fera souvent preuve de défiance à son égard. La récolte du renseignement à l'intérieur des États-Unis est par ailleurs la chasse gardée du FBI, qui est également engagé, avec d'autres agences fédérales, dans des missions de lutte antiterroriste depuis les années 1970 (Naftaly T., 2005).

4S'appuyant sur des sources primaires (entretiens, témoignages, rapports, documents officiels, films) mais surtout secondaires ainsi que sur de nombreux entretiens et discussions informelles tenues lors d'un travail de terrain réalisé entre février 2013 et novembre 2019, cet article vise à expliciter les relations entre le NYPD et le FBI après le 11 septembre et leurs conséquences sur la sécurité nationale. Il s'agit d'explorer les raisons du manque de collaboration entre le NYPD et le FBI, les rivalités de pouvoir entre les deux acteurs et leur évolution dans le temps, mais aussi la manière dont ces rivalités ont affecté la lutte contre le terrorisme.

5Cet article est le résultat d'une approche géopolitique de la question, soit l'étude de conflits et de rivalités de pouvoir sur (et parfois pour) des territoires, à plusieurs niveaux d’analyse spatiale. Cette méthode transdisciplinaire permet aussi de contextualiser ce sujet dans le temps et donc dans l'histoire. Dans cet ordre d'idées, cet article emprunte à diverses disciplines comme l'histoire, la géographie, la sociologie et les sciences politiques.

6C'est ce qui fait en partie son originalité, mais cet article est également le seul qui explicite, en français, la relation du FBI et du NYPD autour des questions antiterroristes après le 11 septembre 2001. En anglais, le travail journalistique d'Adam Goldman et Matt Apuzzo, cité dans l'article, permet de comprendre cette relation de pouvoir. Néanmoins, il omet de la contextualiser et de la critiquer de manière nuancée, notamment parce qu'il affiche un certain parti pris pour le FBI.

Similitudes et efforts de coordination entre FBI et NYPD

Une approche semblable de l'antiterrorisme

7Après le 11 septembre, le FBI comme le NYPD ont développé de nombreuses tactiques pour lutter contre la menace terroriste. Le NYPD créa sa division du renseignement ainsi que son bureau de l'antiterrorisme et recruta pléthore d'analystes, d'agents de terrain et d'informateurs. Il investit désormais environ 200 millions de dollars par an dans la lutte contre le terrorisme, dont 60 millions dédiés au renseignement (Mark-Viverito M. et al., 2017 ; Mark-Viverito M. et V. Gibson, 2017).

8Le FBI, dont la mission consistait avant tout à lutter contre la grande criminalité avant 2001, a réorienté la plus grande partie de ses moyens vers l'antiterrorisme. L'agence fédérale a assigné 4 000 de ses 11 500 agents spéciaux à la lutte contre le terrorisme juste après le 11 septembre (Deflem M., 2004 : 80). Tout comme le NYPD, elle recruta de nombreux informateurs, passant de 1 500 en 1975 à 15 000 en 2011 (Stabile E., 2014 : 244). Le FBI, qui comptait 40 % d'agents de plus en 2014 qu'en 2001, a triplé le nombre d'agents affectés à l'analyse du renseignement. La moitié de ses ressources est désormais dédiée à l'antiterrorisme (Janbek D. et V. Williams, 2014 : 302). En ce qui concerne le cadre légal, le FBI comme le NYPD ont reçu des accommodations leur donnant une large marge de manœuvre pour lutter contre la menace terroriste, notamment par la surveillance, au travers d'allégements des règles encadrant leurs activités apportées respectivement par le Patriot Act (Reitman J., 2021) et la révision du système Handschu de 2003 (Haight C., 2003).

  • 1 Entretien avec George, ex-cadre de l'Intelligence Division du NYPD souhaitant garder l'anonymat, hi (...)
  • 2 Ibid.

9Les stratégies antiterroristes du FBI et du NYPD présentent de nombreuses similitudes (Human Rights Watch et Columbia Law School Human Rights Institute, 2014 : 19). Le FBI comme le NYPD ont utilisé leurs informateurs pour espionner les communautés musulmanes. Ils ont ciblé certains groupes ethniques sur la base de leurs liens, réels ou supposés, à l'islam. Ils ont cartographié la présence des communautés musulmanes aux États-Unis et à New York (Aaronson T., 2013 : 44). Ils ont recruté des informateurs au travers d'entretiens volontaires menés avec des individus de confession musulmane à qui ils proposèrent ensuite, en échange de leurs services, des compensations financières ou sous forme d'aide pour leur statut migratoire (Currier, 2016). Le FBI et le NYPD ont mis en place une Police de Proximité Orientée vers les Communautés (PPOC) en direction des populations musulmanes qui ont parfois servi de couverture à des opérations de surveillance (Akbar A., 2015 : 859 ; Zirin D., 2013)1. Du point de vue technique, le FBI et le NYPD disposent d'outils capables de détecter la radioactivité et les ont utilisés dans et aux alentours de mosquées (Bazian H., 2012 : 187 ; Francescani C., 2013)2. Ils ont mobilisé les réseaux sociaux comme outil de surveillance en faisant, entre autres, créer de faux comptes à leurs informateurs qui engageaient ensuite des conversations avec des musulmans. Enfin, le FBI et le NYPD ont également fait usage de caméras de surveillance, d'outils de reconnaissance faciale, de micros espions ou encore d'International Mobile Subscriber Identity-catchers (IMSI-catchers), utilisés pour intercepter les données téléphoniques (Apuzzo M. et A. Goldman, 2013 : 196 ; Newton L., 2015 : 158 ; Joh E., 2014 : 48-49 ; Mccormack S., 2015 ; Cook J., 2013 ; Darran S., 2018 ; Zetter K., 2015 ; Cabral L. et D. Sutcliffe, 2015). Cette liste n'est pas exhaustive et les deux agences utilisent également d'autres outils de façon indépendante.

  • 3 Entretien avec Alain Bauer, Président du Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche Strat (...)

10Néanmoins, à partir de cette liste, il est possible de compter six tactiques antiterroristes utilisées par le NYPD et le FBI. Le recrutement et le déploiement d'informateurs dans les espaces perçus comme musulmans, la cartographie des communautés musulmanes, le PPOC à des fins de surveillance, les entretiens volontaires, l'usage de technologies permettant de repérer la menace et la surveillance des espaces virtuels (Akbar A., 2013). À cela, il faut ajouter l'internationalisation du NYPD et du FBI dans le but de combattre le terrorisme. En 2004, le FBI avait des agents stationnés dans les ambassades états-uniennes de 52 pays (Deflem M., 2004 : 88). À la même période, le NYPD utilisait ses relations avec des services de police à l'étranger pour placer une vingtaine d'officiers dédiés à la lutte antiterroriste dans une dizaine de pays (Winston A., 2018)3.

11Ces nombreuses similitudes pourraient nous amener à penser qu'il existe une vision commune du FBI et du NYPD sur les questions d'antiterrorisme, ce qui faciliterait un partenariat apaisé entre les deux acteurs. Mais bien au contraire, ces similitudes créent doublons et redondances qui sont autant de sources de conflits qui s'ajoutent aux rivalités entre acteurs. C'est sur un autre modèle qu'un partenariat entre le FBI et le NYPD existe.

La Joint Terrorism Task Force

12En 1980, le FBI et le NYPD décidèrent de créer la première Joint Terrorism Task Force (JTTF) à New York. À cette époque, le NYPD et le FBI travaillaient séparément sur la menace représentée par des groupes nationalistes portoricains. Il existait alors une rivalité entre les deux agences qui complexifiait inutilement les enquêtes.

13Un cadre du NYPD et un agent spécial du bureau du FBI à New York se rencontrèrent pour discuter d'un éventuel partenariat qui aboutit à la conceptualisation et à la création de la JTTF (FBI, 2015). Cette alliance rationalisa les efforts de maintien de l'ordre des deux acteurs et permit de nombreux succès sur les fronts du maintien de l'ordre et de la lutte contre la criminalité (Graff G., 2011). La JTTF avait aussi joué un rôle crucial dans l'enquête suivant les attentats de 1993, dans l'un des parkings souterrains du World Trade Center (Miller C. et al., 2002). Le succès de cette première JTTF permit son développement sous l'égide du FBI dans les années qui suivirent. Le 11 septembre 2001, le FBI comptait déjà 35 partenaires au sein de 33 JTTF, basées dans différentes villes des États-Unis. En 2014, largement sous l'impulsion de Robert Mueller, directeur du FBI de 2001 à 2013, le FBI comptait plus de 100 partenaires dans 104 JTTF, basées dans autant de villes états-uniennes (Janbek D. et al., 2014 ; Graff G., 2011).

  • 4 Entretien avec Victor, cadre du DHS souhaitant garder l'anonymat, printemps 2017.

14C'est à New York, dans les bureaux du FBI, que la JTTF la plus importante est basée. Un agent spécial du FBI y supervise des employés du NYPD (25 % de la JTTF) et du FBI, mais aussi d'autres organes chargés du maintien de l'ordre et du renseignement (Goldman A., 2016)4. Du temps de Raymond Kelly, entre début 2002 et fin 2013, les agents du département de police de New York qui travaillent au sein de la JTTF sont exclusivement issus du Counterterrorism Bureau (CTB) du NYPD. Ils obtiennent des prérogatives plus importantes en accédant au statut de marshal fédéral et ont accès à davantage d'informations.

15La JTTF réunit différentes compétences et domaines d'expertise au sein d'une même unité. Elle permet également de partager et de centraliser un certain nombre d'informations de façon rationnelle et d'en ouvrir l'accès à un nombre relativement restreint de personnes qui auront la capacité de la diffuser à différents acteurs de l'antiterrorisme. En ce sens, les JTTF semblent suivre les directives du Patriot Act ainsi que les recommandations du rapport de la commission du 11 septembre.

16Mais la JTTF ne constitue pas un partenariat sur un pied d'égalité entre tous les acteurs. Le fait que les JTTF se situent toujours dans des bureaux du FBI, quand cela est possible, est indicatif du fait que l'agence fédérale est aux commandes. Légalement, c'est le FBI qui décide des informations que peuvent partager les officiers du NYPD qui font partie de la JTTF avec leurs collègues et même leurs supérieurs. Si on ajoute à cela les problématiques liées à la sensibilité de certaines informations qui ne peuvent être accessibles qu'après avoir obtenu des habilitations de sécurité très poussées, la transmission de l'information de la JTTF au NYPD peut prendre des mois, voire des années (Henry V., 2002). Cela crée parfois une relation de travail compliquée entre les officiers du NYPD faisant partie de la JTTF et leurs collègues du département de police.

Entre différends réels et guerre de clocher

Les différends du NYPD et du FBI sur la question de l'usage des informateurs

17La collaboration entre le FBI et le NYPD au sein de la JTTF ne passait pas par la division du renseignement (ID) mais par le Counterterrorism Bureau (CTB). C'est pourtant l'ID qui avait le plus d'intérêt à travailler avec le FBI sur les questions d'antiterrorisme puisqu'elle assure avant tout la récolte du renseignement. Matt Apuzzo, l'un des journalistes qui a permis de révéler l'existence du programme de surveillance du NYPD, résume ainsi la situation :

  • 5 Entretien avec Matt Apuzzo, journaliste au New York Times à l'origine des révélations sur le progra (...)

Au moment où nous écrivions [NDR : au sujet du programme de surveillance, de 2011 à 2013], les agents du FBI et du NYPD avaient une relation incroyablement bonne. Dans bien des cas, ils se considéraient comme des frères d'armes, en particulier au sein de la JTTF. Le problème, c'était l'ID5.

  • 6 Entretien avec Wilson, ex-cadre de l'ID du NYPD souhaitant garder l'anonymat, printemps 2017.

18En dehors de la JTTF, l'ID entretenait tout de même une relation avec l'agence fédérale, notamment lorsqu'il était question d'informateurs. Ces derniers, contrairement aux agents sous couverture, n’ont pas le statut d’employés au sein des agences pour lesquelles ils travaillent. Certains affirment d'ailleurs collaborer avec plusieurs agences à la fois, dont le NYPD, le FBI et le DHS (Crudele J., 2016). Pour Wilson, ex-cadre de l'ID qui a souhaité rester anonyme, la police de New York « a les meilleurs informateurs », meilleurs que ceux du FBI donc6. Ce n'est pourtant pas l'avis de l'agence fédérale, qui a régulièrement témoigné d’expériences négatives avec les informateurs du NYPD.

19Par exemple, dans le cadre de l'opération antiterroriste ciblant Jose Pimentel, le FBI avait considéré que l'informateur du NYPD était trop impliqué dans la planification de l'acte terroriste. Pimentel tenait un blog ayant pour sujet l'islam et diffusant des idées violentes. C'était un homme solitaire, maladroit et en situation de grande précarité. Il avait certes fait les louanges d'Oussama Ben Laden, ex-leader d'Al-Qaïda, mais avait aussi assuré qu'il avait été suivi par une sorcière jusqu'à sa conversion à l'islam. Ces visions auraient alors cessé mais son état de santé mentale restait préoccupant puisqu'il avait alors tenté de se circoncire lui-même. En 2009, au vu de ces éléments troublants, le NYPD et le FBI décidèrent d'enquêter de manière plus poussée sur Jose Pimentel.

20Du côté du NYPD, l'ID décida de détacher un informateur au cas Pimentel. Il devint son voisin de palier à Harlem et lui apporta, pendant deux ans, un soutien quotidien, allant jusqu'à développer une relation d'amitié avec lui. L'informateur enregistra 400 heures de conversation avec Pimentel, certaines sous l'influence de marijuana fournie par l'informateur. Pimentel décida finalement de fomenter un acte terroriste lors du dernier mois de sa relation avec l'informateur. L'informateur récolta de nombreux propos violents exprimés par Pimentel qui pouvait permettre de l'incriminer, mais surtout après qu'ils aient consommé du cannabis ensemble. L'informateur du NYPD lança en premier l'idée de commettre un attentat en disant vouloir utiliser une bombe (Goldstein J., 2012). Il épaula ensuite Pimentel dans l'ensemble du processus d'assemblage d'une « bombe tuyau ». Il alla acheter les ingrédients avec Pimentel, lui expliqua toutes les étapes de confection de la bombe et lui apprit même à faire des trous avec une perceuse. L'ensemble de l'opération se déroula dans le logement de l'informateur.

21Le FBI procéda autrement. Il effectua une surveillance constante des courriels de Pimentel avant d'envoyer des agents de la JTTF l'interroger directement. En 2010, soit un an après le début de l'opération, l'ID du NYPD présenta au FBI le travail de son informateur et lui proposa une collaboration opérationnelle. Le FBI refusa cette première proposition et en refusa une seconde formulée en 2011, lorsque Pimentel avait déjà commencé la construction de l'explosif. En octobre de la même année, Pimentel fut arrêté par le NYPD dans l'appartement de l'informateur.

22Lors d'une conférence de presse suivant l'arrestation de Pimentel, le NYPD fit exploser, de manière sécurisée mais spectaculaire, non pas une mais trois « bombes tuyau » similaires à celle confectionnée par Pimentel et l'informateur. La différence résidait dans le fait que la bombe de Pimentel avait été confectionnée à l'aide d'une centaine de têtes d'allumettes, comme indiqué dans les instructions fournies par le magazine Inspire d'Al-Qaïda, quand celle du NYPD avait pour base de la poudre à canon. La méthode indiquée dans le magazine Inspire est en fait inefficace car même avec 30 000 têtes d'allumettes, il n'y a aucune chance de déclencher une explosion létale avec une bombe tuyau. D'ailleurs, même si ce type d'explosif fonctionne avec de la poudre à canon, les dégâts qu'il peut causer sont très limités. C'est pour cela que le NYPD en a fait exploser trois pendant sa conférence de presse. Le but était de donner l'impression d'une menace réelle, écartée in extremis par le travail du département de police.

23Des officiels du FBI ont émis l'hypothèse que cette conférence de presse du NYPD était une démonstration de force visant à provoquer l'agence fédérale, qui avait refusé de travailler avec le département de police sur le cas Pimentel. Pour le FBI, l'informateur du NYPD avait dépassé les limites, en consommant des drogues avec Pimentel et en s'impliquant trop dans le projet d'attaque terroriste. Cela pouvait donner l'impression que Pimentel avait été piégé par le NYPD, ce qui pouvait poser problème légalement. Le FBI avait du mal à croire qu'un personnage comme Pimentel, fragile et maladroit, pouvait fomenter un attentat de lui-même. Paul Browne, alors porte-parole du NYPD, rétorqua que les accusations du FBI visant l'informateur du NYPD étaient fausses et qu'il avait effectué son travail dans les règles. Malgré ces éléments, Pimentel décida de plaider coupable et, en mars 2014, il écopa d'une peine de seize ans de prison (Mueller J. et M. Stewart, 2016 : 99 ; Rashbaum W. et J. Goldstein, 2011 ; Goldstein J., 2012 ; Markon J., 2011 ; McKinley J., 2014).

Une critique du FBI qui pose question

24Que le FBI accuse le NYPD d'avoir pris au piège Pimentel est surprenant puisque l'agence fédérale a adopté une approche similaire à plusieurs reprises. Prenons le cas de James Cromitie et de ses trois complices, des hommes en situation financière et mentale précaires, arrêtés par le FBI en 2009. Poussés par un informateur qui les avaient menacés, qui leur avait promis des sommes conséquentes ainsi qu'un certain nombre de cadeaux, et leur avaient fourni de faux explosifs, ils avaient prévu de commettre une série d'attentats dans l'aire métropolitaine de New York, ciblant entre autres des synagogues situées dans le Bronx. Au cours du procès qui suivit leur arrestation, la juge en charge du dossier avait déclaré :

Seul le gouvernement aurait pu transformer en terroriste M. Cromitie, un homme dont la bouffonnerie est positivement shakespearienne dans sa portée. Je crois, sans l'ombre d'un doute, qu'il n'y aurait pas eu de crime ici si le gouvernement ne l'avait pas instigué, planifié et mené à bien (Harris P., 2011).

25Dans cette affaire, les accusés reconnus coupables ont d'ailleurs reçu la peine minimale, qui s'élève tout de même à 25 ans de prison (Ibid.). En 2014, le rapport Illusion of Justice, rédigé par Human Rights Watch et l'Université de Columbia, affirmait que le FBI avait « encouragé, poussé et parfois même payé » des musulmans dans le but de « transformer des individus respectueux de la loi en terroristes ».

26Au vu de ces éléments, on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles le FBI critique de manière si véhémente l'usage que fait le NYPD de ses informateurs. Cette critique apparaît comme l'une des formes que prend la rivalité entre les deux acteurs de l'antiterrorisme engagés dans un conflit larvé. L'Intelligence Division (ID) a permis au NYPD de se positionner à la fois comme organe de maintien de l'ordre et de renseignement. Le FBI, qui était le seul acteur à assumer pleinement ces deux rôles aux États-Unis, avait vu d'un mauvais œil l'arrivée d'un concurrent peu coopératif dans une ville aussi importante que New York. À cet égard, des documents du FBI révélés par The Intercept montrent que le FBI s'inquiétait de perdre sa primauté face à d'autres acteurs (Aaronson T., 2017).

27L'agence fédérale n'avait pas de problème à travailler avec le CTB du NYPD au sein de la Joint Terrorism Task Force (JTTF) car elle pilotait les opérations. Mais l'ID du NYPD se montrait beaucoup plus indépendante. Dans le quartier de Chelsea à New York, les locaux du JTTF font face à ceux de la division du renseignement du NYPD. Il existe même une passerelle qui connecte les deux bâtiments. Symbole des tensions entre la JTTF et l'ID, les portes de cette passerelle sont restées verrouillées aux deux extrémités, au moins jusqu'à la fin de l'année 2013 (Apuzzo M. et al., 2013 : 153-154).

Rivalités institutionnelles et antiterrorisme

La rivalité qu'entretiennent le FBI et l'Intelligence Division du NYPD

28Normativement, le FBI a la primauté partout aux États-Unis sur les questions de lutte antiterroriste. Les forces de l'ordre locales collaborent avec le FBI qui assure la direction et la coordination des opérations de lutte antiterroriste, notamment au travers des JTTF. La constitution états-unienne, au travers de la clause de suprématie, peut être interprétée comme donnant une autorité plus importante au FBI, agence fédérale, qu'au NYPD, service de police municipal. Pourtant, le FBI précise sur son site internet que « les agences de maintien de l'ordre locales et étatiques ne sont pas subordonnées au FBI » et que « le FBI ne supervise ni ne prend en charge leurs enquêtes » (FBI). Dans la pratique, même si le 11 septembre a montré la nécessité d'une centralisation des efforts d'antiterrorisme, le degré d'autonomie des différents organes de renseignement et de maintien de l'ordre reste important.

29Le FBI doit donc composer avec différents acteurs qui peuvent refuser de collaborer pleinement, voire choisir d'entrer en rivalité avec lui. Même si sa juridiction est limitée à la ville de New York, le NYPD, qui a deux fois plus de personnel à sa disposition que le FBI (Ibid. : 181), s'est positionné, et a été perçu, comme un rival de l'agence fédérale. En réformant l'ID parce qu'il ne faisait pas confiance au FBI pour assurer la sureté de la ville après les ratés de l'agence fédérale qui ont mené au 11 septembre 2001 (Kean T. et Hamilton L., 2004), Raymond Kelly, à la tête du NYPD de janvier 2002 à décembre 2013, a ajouté un acteur d'importance dans le domaine de la lutte antiterroriste par la collecte et l'analyse du renseignement aux États-Unis.

30Le fait que David Cohen, un ancien de la CIA qui a dirigée l'ID de janvier 2002 à décembre 2013, ait adopté une attitude défiante à l'encontre du FBI n'a pas arrangé les choses. En 2003 par exemple, Cohen a demandé au FBI de placer des micros dans une mosquée de New York. Les cadres de l'agence fédérale ont refusé en avançant que, légalement, ils ne pouvaient pas placer de micros dans un lieu de culte s'ils n'avaient pas de preuves concrètes qu'une activité illégale s'y déroulait. Les échangent se crispèrent, Cohen haussa le ton et dit aux cadres du FBI qu'ils devaient être prêts à sortir de leurs règles confortables pour protéger la nation avant de claquer la porte de la réunion. Il revint dans la salle une fois calmé, mais seulement pour mettre un terme à la rencontre (Ibid. : 185). En 2005, Cohen déclarait publiquement : « les fédéraux [NDR : le FBI] travaillent pour nous désormais » (Finnegan W., 2005).

  • 7 L'historique de la rivalité entre CIA et Fbi s'étale sur des décennies (Riebling, M, 2002).

31La direction du NYPD percevait le FBI comme une agence qui avait du mal à se réformer parce qu'elle était freinée par des rivalités de pouvoir internes et une lourde culture bureaucratique. Influencé par la culture de la CIA7, Cohen estimait que le FBI ne comprenait pas l'ampleur de l'enjeu antiterroriste et était donc incompétent en la matière. Il acceptait volontiers les informations que le FBI voulait bien partager avec le NYPD et leur rendait même parfois la pareille. Mais il n'a jamais considéré devoir quoi que ce soit au FBI. Cohen fut approché à plusieurs reprises pour que l'ID assigne certains de ses agents à la JTFF, mais il refusa systématiquement (Apuzzo M. et al., 2013 : 125).

Des rivalités de longue date sur les missions de haute police

32La rivalité entre le FBI et le NYPD a été ravivée par le 11 septembre mais existe en fait depuis la création de l'agence fédérale. Avant 1908, le FBI n'existait pas et le NYPD était, dans les faits, l'agence des forces de l'ordre la plus puissante au niveau national. Dès le début du XXe siècle, dans le but de lutter contre la menace de mafias et de groupes anarchistes et communistes, le NYPD développe des relations étroites avec la police de Londres et d'autres services de police européens. Ses officiers se rendaient en Europe pour apprendre des meilleurs services de police et le NYPD faisait venir la crème des policiers européens à New York pour former ses recrues. Aussi, la police de New York travaillait déjà avec les forces alliées alors que les États-Unis n'étaient pas encore engagés dans la première guerre mondiale (Nussbaum B., 2012).

33Mais à partir des années 1920, le FBI (alors appelé Bureau of Investigation ou BOI), a progressivement supplanté le NYPD comme première agence de maintien de l'ordre aux États-Unis (Ibid.). Le NYPD a mis fin à ses activités internationales au profit de celles du FBI, qui plaçait ses agents dans le monde entier avec l'aval du gouvernement états-unien.

34Le FBI a encore aujourd'hui la possibilité de stationner des agents dans les ambassades des États-Unis à l'étranger. Le NYPD ne peut profiter de ce système et envoie des officiers auprès d'autres institutions, tels que les départements de police ou les agences de renseignement. Grâce au réseau qu'a établi David Cohen lorsqu'il travaillait pour la CIA, mais aussi grâce au prestige du département de police, le NYPD n'a pas, jusqu'à 2010 au moins, essuyé de refus lorsqu'il a demandé à détacher un agent auprès d'une institution étrangère (Kelly R., 2010 : 121).

35Pour le NYPD de Raymond Kelly, les agents du FBI stationnés à l'étranger passaient leur temps dans les ambassades et n'avaient pas une approche assez proactive quant à la lutte antiterroriste, alors que les officiers du département de police, avec des moyens plus modestes, étaient envoyés sur le terrain et au plus près des forces de l'ordre locales (Dickey C., 2009). Si un attentat se déroulait à l'étranger, le NYPD voulait avoir un accès rapide aux informations telles que le type d'arme utilisé, le mode opératoire, les failles de sécurité exploitées, etc. Kelly et Cohen ne souhaitaient pas attendre que les agents du FBI en poste dans les ambassades se décident à aller récolter l'information, fassent un rapport sur la situation puis l'envoient à Washington pour qu'il ne soit transmis au NYPD que des semaines plus tard, et ce seulement si le FBI jugeait bon de le faire.

36De son côté, le FBI a régulièrement critiqué le manque de professionnalisme des officiers du NYPD déployés à l'étranger. Dans la deuxième moitié des années 2000, le FBI a soupçonné Dzilansky Mordecai, agent du NYPD stationné à Tel-Aviv, d'avoir été corrompu par le renseignement israélien. Mordecai avait des problèmes de jeu et d'alcool (Dzilansky M. et R. Slater, 2010), ce qui en faisait une cible potentielle pour le Mossad qui avait déjà tenté de corrompre des agents de la CIA par le passé. Toujours selon le FBI, après les attentats de 2005 à Londres, le NYPD a obtenu des informations sur la composition des explosifs de type TATP (triacetone triperoxide) qu'avaient utilisés les terroristes via son agent stationné à Scotland Yard. Ray Kelly s'est empressé d'en parler à la presse, rendant ces informations publiques, ce qui créa de lourdes tensions avec les agences de renseignement britanniques. Elles auraient alors menacé le NYPD, mais aussi le FBI, de ne plus partager leurs informations (Apuzzo M. et al., 2013 : 83).

37Mais Alain Bauer, qui a participé à la mise en place des stratégies d'antiterrorisme post-11 septembre, livre une toute autre version des faits. Voilà ce que m'a confié ce spécialiste du maintien de l'ordre qui continue de conseiller le NYPD mais aussi la Sûreté du Québec et le Los Angeles County Sheriff's Department :

  • 8 Bauer, 2017.

Ils se détestent [NDR : le FBI et le NYPD]. (…) Le FBI considérait que le NYPD entrait sur ses plates-bandes. Et donc, il s'est refusé, depuis le début, à faire autre chose que le partenaire silencieux (…) et y a mis une franche mauvaise volonté. (…) Quand le NYPD a détaché ses officiers de liaison un peu partout dans le monde, il voulait en détacher un à Paris. (…) Les gars du FBI de l'époque ont dit "c'est pas possible, vous ne pouvez pas faire ça, ce serait une rupture, nous ne pourrions plus travailler ensemble" enfin un sketch assez développé et très brutal. Juste après les attentats de Londres de 2005, le dossier est arrivé sur le bureau du ministre de l'intérieur et (…) il y avait une note qui disait "par ailleurs, le FBI insiste sur le fait que le chef de la police de Londres veut renvoyer l'officier de liaison du NYPD qui ne serait pas étanche et aurait trop parlé". Par chance j'étais présent et j'ai dit "bon bah on a qu'à l'appeler (NDR: le chef de la police de Londres)", ce mec est totalement injoignable en permanence et ce jour-là il répond au téléphone. (…) On est sur haut-parleur dans le bureau du ministère de l'intérieur. Je lui dis "il paraît que tu veux renvoyer les mecs du NYPD qui sont chez toi parce qu'ils te créent des ennuis" il me répond "mais ça va pas ?! (…) j'en ai demandé un deuxième, ils me sont extrêmement utiles". Donc, en flagrant délit de mensonge, le FBI a été renvoyé dans ses 42 mètres et un officier de liaison [NDR : du NYPD] a été installé à la préfecture de police de Paris.8

38Si l'on s'en tient au récit de Bauer, le FBI a pu chercher à discréditer le NYPD auprès de partenaires internationaux dont il était jusqu'alors l'un des principaux interlocuteurs (Nussbaum B., 2012). La juridiction géographique du FBI s'étend sur l'ensemble du territoire états-unien, y compris sur ses ambassades situées à l'étranger. Cela permit à l'agence fédérale d'établir des relations privilégiées avec ses homologues étrangers. L'internationalisation du NYPD, dont la juridiction géographique se limite légalement à la ville de New York, est venu questionner cet état de fait.

Une rivalité lourde de conséquences

Impacts sur le travail de la JTTF

39La rivalité du FBI et l'Intelligence Division (ID ou division du renseignement) du NYPD a aussi affecté leurs efforts communs en matière de lutte antiterroriste. La collaboration entre le FBI et le NYPD au sein de la Joint Terrorism Task Force (JTTF) ne passait pas par l'ID mais par le CTB (Counterterrorism Bureau). C'est pourtant l'ID qui avait le plus d'intérêt à travailler avec le FBI sur les questions d'antiterrorisme puisqu'elle assure avant tout la récolte du renseignement. Matt Apuzzo, l'un des journalistes qui a permis de révéler l'existence du programme de surveillance du NYPD, résume la situation de la sorte :

  • 9 Entretien avec Matt Apuzzo, journaliste au New York Times à l'origine des révélations sur le progra (...)

Au moment où nous écrivions [NDR : au sujet du programme de surveillance, en 2011-2013], les agents du FBI et du NYPD avaient une relation incroyablement bonne. Dans bien des cas ils se considéraient comme des frères d'armes, en particulier au sein de la JTTF. Le problème était l'ID9.

  • 10 Entretien avec Henry, ex-cadre du NYPD souhaitant garder l'anonymat, automne 2015.

40Après 2001, les officiers du département de police évoluant au sein de la JTTF ont pu accéder, de manière limitée, aux Sensitive Compartmented Information Facilities (SCIF). En 2005, après qu'un officier du NYPD détaché à la JTTF eut partagé des informations issues du SCIF pendant un meeting de l'Intelligence Division (ID), le FBI décida de suspendre l'accès à cette source d'information aux agents du département de police pendant plusieurs mois. Cela a poussé Raymond Kelly à s'attaquer encore une fois aux prérogatives du FBI en devenant, en 2008, le premier département de police états-unien à avoir son propre SCIF10. Cette démultiplication des SCIF à New York n'était pourtant pas nécessaire. Elle a été le résultat de rivalités de pouvoir et a représenté une déperdition de moyens qui auraient pu être utilisés à meilleur escient.

41Du temps de Kelly et Cohen, les agents de la JTTF se sont souvent trouvés pris entre leur allégeance au NYPD et leur collaboration avec le FBI. Ce fut le cas pour l'officier Parola qui formait, avec un agent du FBI, un duo reconnu comme particulièrement efficace par le gouvernement des États-Unis. Parola s'opposa plusieurs fois à David Cohen, qui est techniquement son supérieur hiérarchique. Il percevait le manque de limites que Cohen fixait aux opérations de l'ID comme une menace au bon fonctionnement de la JTTF. Lors d'une réunion, la légalité d'une opération de l'ID fut questionnée et Cohen déclara qu'il n'était pas soumis aux règles du FBI, qui constituaient d'ailleurs un obstacle à la sécurité. Parola lui répondit que, s'il n'était pas tenu de respecter les règles du FBI, il existait « une constitution aux États-Unis » (Apuzzo M. et al., 2013). Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que les tensions entre le FBI et l'ID ont fini par se propager à la relation entre le Counterterrorism Bureau (CTB), dont étaient issus les officiers du NYPD rattachés à la JTTF, et l'ID. Ainsi, une initiative censée établir une collaboration inter-agences au bénéfice de la lutte antiterroriste lui a en fait été préjudiciable car elle a fini par créer la discorde au sein même d'une de ces agences.

42Les rivalités du FBI et du NYPD ont donc parfois eu des effets contreproductifs sur les capacités d'antiterrorisme des deux agences. Mais les conséquences les plus préoccupantes de ces rivalités furent révélées au grand jour au cours de l'opération antiterroriste visant à arrêter Najibullah Zazi en 2009.

Le cas de Najibullah Zazi

43D'origine afghane, Najibullah Zazi est arrivé aux États-Unis en 1996, alors qu'il était âgé de 11 ans. Naturalisé états-unien, Zazi a d'abord été fier de sa nouvelle patrie mais a changé d'opinion après avoir pris connaissance des horreurs perpétrées au nom de la guerre contre la terreur menée par l'administration Bush (Ibid.). Avec deux amis, il se rendit en Afghanistan en 2008 pour rejoindre les talibans. L'organisation terroriste les convint de retourner aux États-Unis dans le but de perpétrer un acte terroriste (Silber M., 2012).

  • 11 Entretien avec Faiza Patel, alors co-directrice du programme Liberty and National Security au Brenn (...)

44Les plans de Zazi sont presque immédiatement découverts grâce à la coopération de différents acteurs de l'antiterrorisme. Il m'a été confirmé au cours de mon premier entretien avec Faiza Patel, co-directrice du Liberty and National Security Program du Brennan Center for Justice, que l'identification de Zazi et de ses complices n'avait été possible que grâce à des informations livrées par les services de renseignement britanniques au sujet d'une adresse email utilisée par le suspect. Cette adresse a ensuite été mise sous surveillance par la National Security Agency (NSA), qui a transmis les informations à la CIA, qui a décidé de les partager avec le FBI11. Jusque-là, la diffusion d'informations et la coopération entre ces différents acteurs de la lutte antiterroriste ont permis de lutter efficacement contre une menace concrète pour la sécurité intérieure des États-Unis. La suite de l'affaire va démontrer, au contraire, que le manque de coopération entre acteurs de l'antiterrorisme a eu des conséquences désastreuses sur la gestion de la menace.

45Le 9 septembre 2009, Don Borelli, qui dirige la JTTF de New York, est informé par le bureau du FBI de Denver que Najibullah Zazi a loué un véhicule pour se rendre à New York. Le 10 septembre, Zazi atteint les alentours de la ville. L'objectif de la JTTF est de parvenir, sans éveiller ses soupçons, à fouiller le véhicule de Zazi avant qu'il ne puisse pénétrer dans la ville de New York avec un potentiel engin explosif. Les agents du NYPD au sein de la JTTF avaient proposé de réaliser le contrôle mais, même s'ils étaient mieux formés pour ce genre d'opérations, Don Borelli décida de confier cette tâche à l'autorité portuaire qui fait également partie de la JTTF. L’autorité portuaire est également compétente sur les tunnels et ponts permettant de pénétrer à New York.

46Les officiers de l'autorité portuaire attendent Zazi au sud de Manhattan mais il décide d'emprunter le pont de Washington, au nord. Ils ont donc peu de temps pour se replacer et donner l'impression à Zazi qu'il s'agit d'un contrôle de routine afin de ne pas éveiller ses soupçons. Mais le FBI ne parvient pas à indiquer précisément la position de Zazi. Paniqué, l'agence fédérale ordonne la fermeture du pont. Zazi est finalement repéré et son véhicule est contrôlé, mais il se rend compte qu'il a été spécifiquement ciblé. Pire encore, l'autorité portuaire ne dispose pas du matériel nécessaire pour repérer le TATP, composant explosif que transporte Zazi, et le laisse donc repartir (Apuzzo M. et al., 2013).

47L'ex-chef de la police de New York, Raymond Kelly, pense que tout a été fait pour garder Zazi en dehors de la juridiction du NYPD pour que le FBI puisse s'attribuer les mérites de son arrestation. C'est pour cela que le contrôle du véhicule de Zazi a été confié à l'autorité portuaire et non au NYPD (Kelly R., 2015 : 260). Ce dernier avait pourtant les ressources humaines permettant de couvrir l'ensemble des points d'entrée de la ville et, surtout, le matériel et l'expertise permettant de repérer du TATP.

48Kelly affirme aussi que le département de police n'a été informé des réelles intentions de Zazi qu'après les événements du pont de Washington (Dickey C., 2012). L'ex-chef du département de police ne pensait pas que le NYPD pouvait être maintenu dans l'ignorance concernant un projet d'attaque terroriste sur New York. Il déclarait d'ailleurs à la presse en 2005 « personne n'oserait s'asseoir sur ce type d'information aujourd'hui [NDR : et ne pas les partager avec le NYPD] » (Finnegan W., 2005).

  • 12 L'affaire Zazi pourrait faire l'objet d'un récit plus détaillé, notamment sur les conditions de son (...)

49Zazi sera arrêté quelques jours plus tard dans le Colorado. Cet épisode aurait néanmoins pu représenter un réel danger pour la sécurité de la ville de New York. Imaginons un instant que la bombe de Zazi ait été prête. Il aurait pu la faire exploser en entrant dans la ville de New York ou sur le pont. Indirectement, les rivalités de pouvoir entre le NYPD et le FBI auraient donc pu causer des dizaines voire des centaines de victimes. Dans les faits, ces rivalités ont tout de même permis à un individu dangereux, identifié par les services de renseignement, d'accéder à la ville de New York la veille de la journée de commémoration des attentats du 11 septembre, sans que son véhicule ne soit correctement contrôlé12.

Conclusion

50Le 11 septembre 2001 donna l'opportunité au NYPD de réinvestir des missions de renseignement qui avaient été progressivement transférées au FBI et à d'autres agences fédérales. Mais cette ingérence d'une institution théoriquement locale dans des missions traditionnellement perçues comme étant la chasse gardée d'institutions nationales a attisé, ravivé et alimenté un certain nombre de rivalités de pouvoir. Ces rivalités ont empêché la collaboration efficace du FBI et du NYPD, entravé la lutte antiterroriste et compromis la sécurité nationale états-unienne.

51Cette rivalité met en exergue la difficulté, dans le modèle fédéraliste états-unien, de faire collaborer les différents acteurs institutionnels, à différentes échelles juridictionnelles, pour assurer la sécurité du territoire. Elle indique aussi qu'une avalanche de moyens et un assouplissement du cadre juridique encadrant les activités de police (permettant des processus de sécuritisation, de militarisation et une utilisation poussée des moyens de surveillance) ne permettent pas à eux seuls d'assurer la sécurité intérieure si les acteurs du maintien de l'ordre et du renseignement ne travaillent pas en bonne intelligence. En ce sens, il serait intéressant de reproduire cette analyse avec d'autres agences fédérales et locales, ou même de produire un travail comparant différentes approches de la collaboration entre organes de maintien de l'ordre locaux et FBI.

52Vingt ans après le 11 septembre, les rivalités entre NYPD et FBI semblent s'être apaisées. Le départ de Kelly et Cohen à la fin de l'année 2013 et l'arrivée d'une équipe souhaitant collaborer avec le FBI a mené de nombreux acteurs, dont des avocats et cadres du NYPD avec lesquels j'ai pu discuter en 2015 et 2016, à affirmer que la collaboration entre les deux agences de maintien de l'ordre était désormais la règle et non plus l'exception. Cela semble indiquer que le contexte fédéraliste n'est pas l'unique responsable de l'émergence de rivalités de pouvoir, même s'il y est propice, et que les acteurs occupant une position de pouvoir au sein des institutions concernées ont aussi une part de responsabilité. Il faudra suivre l'évolution de leur relation avec attention à l'heure où les États-Unis doivent composer avec de nouvelles formes de violence politique.

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Notes

1 Entretien avec George, ex-cadre de l'Intelligence Division du NYPD souhaitant garder l'anonymat, hiver 2015-2016.

2 Ibid.

3 Entretien avec Alain Bauer, Président du Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche Stratégiques et conseil pour le NYPD, le Los Angeles Sheriff Department et la Sûreté du Québec, le 9 octobre 2017.

4 Entretien avec Victor, cadre du DHS souhaitant garder l'anonymat, printemps 2017.

5 Entretien avec Matt Apuzzo, journaliste au New York Times à l'origine des révélations sur le programme de surveillance du NYPD, le 22 mai 2017.

6 Entretien avec Wilson, ex-cadre de l'ID du NYPD souhaitant garder l'anonymat, printemps 2017.

7 L'historique de la rivalité entre CIA et Fbi s'étale sur des décennies (Riebling, M, 2002).

8 Bauer, 2017.

9 Entretien avec Matt Apuzzo, journaliste au New York Times à l'origine des révélations sur le programme de surveillance du NYPD, le 22 mai 2017.

10 Entretien avec Henry, ex-cadre du NYPD souhaitant garder l'anonymat, automne 2015.

11 Entretien avec Faiza Patel, alors co-directrice du programme Liberty and National Security au Brennan Center for Justice, le 13 juin 2013 à New York.

12 L'affaire Zazi pourrait faire l'objet d'un récit plus détaillé, notamment sur les conditions de son arrestation et les conséquences concrètes de ce fiasco pour certains individus. Peu d'informations existent sur les conséquences de cet attentat évité de justesse et sur les institutions qui ont bien failli lui permettre d'avoir lieu. De certaines discussions informelles que j'ai pu avoir avec des acteurs liés à l'affaire Zazi et qui souhaitent pour la plupart garder l'anonymat, il en ressort que le FBI et le NYPD ont peu souffert de ses retombées.

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Pour citer cet article

Référence électronique

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Auteur

Ibrahim Bechrouri

Professeur adjoint, City University of New York/Institut Français de Géopolitique (GEODE)
ibechrouri[at]jjay.cuny.edu

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