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Défense et sécurité intérieure dans les Amériques

Colombie post-accord de paix : gouvernement Duque (2018-2022) et sécurisation de la région frontalière avec le Venezuela

Post-conflicto en Colombia y estrategia de seguridad en la región fronteriza con Venezuela
Post-conflict in Colombia and security strategy in the border region with Venezuela
Charles Capela

Résumés

L’article porte sur les fondements et effets (géo)politiques de la stratégie de sécurité du gouvernement Duque, au pouvoir en Colombie depuis 2018, et plus particulièrement sur la situation à la frontière avec le Venezuela. Suite à la démobilisation de la guérilla des FARC, la reconfiguration des rapports de force entraîne une dynamisation des organisations et des flux illégaux à cette frontière, faisant de cette région une des plus affectées par la violence politique et criminelle en Amérique latine. Les principaux enjeux de la politique dite de stabilisation, mise en œuvre ces dernières années, sont élucidés au regard des perspectives tracées par l’accord de paix signé en 2016. Le renforcement des institutions publiques et la militarisation des territoires frontaliers, dans ce contexte transitoire, semblent en effet se faire au prix du renoncement aux réformes structurelles visant à réduire les tensions générées par l’iniquité de la société colombienne.

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Texte intégral

1Iván Duque Márquez a pris ses fonctions de président de la Colombie en août 2018, près de deux ans après la signature de l’accord de paix censé mettre fin à la confrontation entre l’État et la guérilla des Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC), à la suite d’un conflit armé interne ayant fait 260 000 morts et des millions de déplacés depuis les années 1960. Dans ce contexte transitoire, le pays connaît toutefois un regain de violence lié aux difficultés inhérentes à la mise en œuvre des réformes convenues au terme des négociations en 2016. Cette violence s’inscrit dans la reconfiguration des rapports de force entre groupes illégaux de diverses natures et se prolonge par l’incapacité des pouvoirs publics à garantir l’État de droit dans les régions autrefois tenues par les FARC. L’expansion des structures criminelles est particulièrement remarquable dans les territoires limitrophes avec le Venezuela, où la crise économique et politique a jeté des milliers de familles sur les routes de l’exil. Situées au carrefour d’une multitude de flux transnationaux, en partie nourris par le trafic de drogue, et en proie aux velléités stratégiques des différents acteurs qui s’y disputent la mainmise sur les rentes illicites, ces régions figurent ainsi parmi les plus affectées par la violence politique et criminelle en Amérique latine, aux dépens des conditions de vie des populations locales, indigènes et migrantes déjà vulnérables.

2Visant à surmonter l’inertie des formes exclusives de régulation des rapports sociaux ayant prolongé la guerre sur des décennies, l’accord conclu en 2016 prévoyait d’accroître la participation citoyenne dans la prise de décision politique et de soutenir les projets de développement locaux, afin de réduire les tensions alimentées par la concentration du capital au sein de la société colombienne. À l’inverse, le gouvernement Duque a fait de sa politique de sécurité (Política de Defensa y Seguridad para la Legalidad, el Emprendimiento y la Equidad, PdS) l’axe central de son action, prétendant traiter les nouveaux défis sécuritaires par le renforcement des institutions publiques et la lutte contre les organisations illégales dans les zones les plus touchées par la pauvreté et la violence. Cette tâche est d’autant plus complexe pour les départements frontaliers avec le Venezuela que les niveaux historiquement faibles de contrôle étatique de ces territoires, la rupture des relations diplomatiques avec Caracas, puis la pandémie de Covid19, y ont accentué l’emprise des structures criminelles et des factions rebelles encore en armes. La stratégie dite de stabilisation, fondée sur la militarisation des pratiques sécuritaires et, en l’occurrence, sur l’interdiction des activités et l’endiguement des mobilités transfrontalières jugées menaçantes par le gouvernement, a alors été promue comme le moyen le plus efficace de faire respecter la loi, au risque de nuire à la légitimité de l’État tant cela l’écartait des méthodes auparavant entérinées pour pacifier le pays.

3Considérant les incidences du processus de ré-institutionnalisation post-accord de la violence organisée en Colombie et celles de la conjoncture vénézuélienne sur les niveaux de sécurité à la frontière entre les deux pays, la réflexion qui suit porte sur l’usage tactique qu’a fait l’exécutif colombien des mesures prévues par l’accord de 2016. L’influence des représentations stratégiques portées par les opposants à la PdS gouvernementale, notamment justifiée par les problématiques tenant aux circulations vers et depuis le Venezuela, semblait contrevenir aux principes négociés en amont. On en examine l’impact sur les modalités de sécurisation de l’espace frontalier en question, très délicat à intégrer et administrer du fait des diverses échelles auxquelles se déploient les phénomènes et réseaux politiques et socio-économiques, légaux et illégaux, qui le façonnent.

4L’article s’ouvre sur un panorama des principaux enjeux de sécurité à la frontière au moment de l’élection du président Duque, suivi d’une étude des termes et des effets de l’inflexion stratégique opérée par le nouvel exécutif quant à la politique de paix définie en 2016. On voit ensuite comment l’emploi de la force militaire relève du dispositif de gestion de crise relatif à la compétition pour le pouvoir politique plus que de l’action publique d’État pleinement engagée sur la voie du post-conflit. Fondée sur une synthèse des nombreuses informations disponibles en source ouverte, cette humble lecture géopolitique de la stratégie de sécurité du gouvernement Duque interroge la place de la violence dans l’organisation contemporaine de l’espace politique colombien. Cela revient, en dernière instance, à évaluer les effets de l’alternance démocratique de 2018 sur la concrétisation des dispositions approuvées en 2016.

Atomisation de la violence depuis la signature de l’accord de paix avec les FARC

5En 2018, la situation sécuritaire en Colombie est marquée par un processus de redéfinition des violences, désormais commises dans le cadre de foyers conflictuels disséminés sur le territoire (INDEPAZ, 2021 : 16), sur fond de fragmentation concurrentielle du paysage criminel depuis la démobilisation des FARC. Si la violence a globalement diminué en intensité par rapport aux niveaux atteints avant 2016, l’ordre non étatique se renforce dans de nombreuses régions du pays soumises à la prédation de divers groupes illégaux, donnant une logique plus hétérogène aux dynamiques antagonistes. À l’échelle locale, les décennies de conflit ont abouti à la configuration d'ordres sociaux dans lesquels gouvernent, de facto, des acteurs privés. Héritages de l’effet cumulé des processus conflictuels antérieurs, ces contextes facilitent l'émergence d’autres formes de conflictualité et l’incursion de nouveaux groupes armés dans les territoires, exposant les communautés à un contrôle social de plus en plus brutal, erratique et insécurisant (García Pinzón V. et Trejos L., 2021 : 96). On assiste en outre à une augmentation de la violence dans les régions périphériques du pays, singulièrement notable à la frontière avec le Venezuela, où l’on relève une recrudescence des actions violentes de la part de toute une gamme de groupes illégaux comme des forces de sécurité. À cela s’ajoutent les retombées de l’effondrement économique et des tensions politiques au Venezuela depuis le milieu de la décennie passée, pour faire de cet espace frontalier l’objet d’une attention sécuritaire particulière.

  • 1 À ce propos, on peut se référer aux travaux de Fernán González, du Centro de Investigación y Educ (...)

6Percée d’innombrables points de passage informels – les trochas –, la ligne qui sépare la Colombie et le Venezuela, longue de plus de 2 000 kilomètres, traverse de riches écosystèmes qui suscitent la convoitise des investisseurs de l’agro-industrie et de l’extraction minière. Peu urbanisée, caractérisée par la transnationalité et la présence intermittente d’un État à la formation et l’intégration notoirement contrastées dans le temps et l’espace1, la région abrite une population pauvre qui entretient une relation distante avec les capitales et doit souvent recourir à l’économie informelle pour subsister. Les opportunités qui s’offrent aux habitants, à la faveur des multiples entreprises illégales de capitalisation des flux transfrontaliers, constituent autant de sources de revenus pour les bandes criminelles qui y concentrent donc une grande part de leurs forces et de leurs activités, dans une quasi impunité.

7Ces dernières années, la plus importante guérilla colombienne encore active, l'Ejército de Liberación Nacional (ELN), a étendu son influence des deux côtés de cette frontière ; milices paramilitaires, anciens membres des FARC restés dans le maquis, organisations criminelles transnationales et forces parapolicières vénézuéliennes complètent la mosaïque mouvante des groupes armés illégaux influents dans la région. Pour eux, l’intérêt stratégique des territoires frontaliers – dont l’intégration même transgresse la division politique et administrative des États – tient à « la non-homogénéité de l’espace […], confirmée, augmentée ou créée par l’imposition de frontières, qui fait que toute discontinuité spatiale, séparant et unissant, appelle au passage, au franchissement, à la mise en valeur des différences » (Chouvy P.A., 2019 : 7). La région est ainsi devenue un pôle d’attraction pour les nombreux acteurs souhaitant s’emparer du butin du trafic de drogue et de combustible, de la contrebande, de l’extorsion ou encore de l’exploitation minière illégale, comme pour ceux qui s’en servent de refuge. La frontière apporte donc une dose d’asymétrie supplémentaire à la confrontation entre les structures illégales et les Forces Armées, déjà complexifiée à l’échelle locale par la corruption des institutions publiques. Dans ce cadre, alliances et affrontements entre acteurs armés se succèdent au gré de l’évolution de leurs relations, fluctuantes car fondées sur le profit criminel plus que sur l’affinité idéologique.

Figure 1 : Espace frontalier partagé entre la Colombie et le Venezuela

Figure 1 : Espace frontalier partagé entre la Colombie et le Venezuela

Source : Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/​wiki/​File:Colombia_Venezuela_map.svg#file

8En 2018, dans le département du César (figure 1), les organisations paramilitaires telles que Los Rastrojos subissaient la pression armée de l’ELN, après avoir pris le dessus sur la plus importante structure narco-paramilitaire colombienne, le Clan del Golfo (ou Autodefensas Gaitanistas de Colombia), grâce à leur complicité avec les autorités politiques et frontalières. Après la capture de son chef « Otoniel » en 2021, une forte proportion des membres du Clan actifs dans le secteur aurait été absorbée par la guérilla de l’Ejército Popular de Liberación (EPL) et Los Rastrojos. Ces groupes, soutenus par de puissants acteurs mafieux opposés au processus de paix, participaient à l’occasion à la contre-insurrection malgré leur démobilisation officielle en 2006 (PARES, 2020 : 27).

9La violence et la criminalité dans le Catatumbo (Norte de Santander ; figure 1) étaient alimentées par la dispute pour le contrôle de la production de coca et de cocaïne, et celui des trochas, des terres d’élevage extensif et de la culture du palmier à huile. Les combats entre l'ELN, EPL et Frente 33 (dissidence exFARC) y expliquaient les nombreuses violations des Droits Humains recensées depuis 2016. Nouveaux agents de la violence armée apparus durant les pourparlers entre les FARC et le gouvernement Santos de 2012 à 2016, les groupes d’anciens combattants farianos, qualifiés de dissidents après avoir refusé ces négociations, rassembleraient 2 600 combattants et 2 000 miliciens environ, répartis en une trentaine de formations sur le territoire national et au Venezuela (El Tiempo, 2020). Leur présence dans le pays voisin remonte à l’arrivée au pouvoir de Hugo Chávez, qui considérait la guérilla comme un allié stratégique contre une éventuelle intervention étrangère dirigée par la Colombie ou les États-Unis. Les FARC y ont ensuite établi leur base arrière au moment de l’offensive contre-insurrectionnelle lancée par le président Álvaro Uribe (2002-2010), bénéficiant de la permissivité de l’armée vénézuélienne également intéressée au partage des richesses captées par les rebelles (International Crisis Group, 2019).

10Dans l’Arauca (figure 1), important couloir de transit pour la cocaïne, étaient actives en 2018 d’autres dissidences exFARC basées au Venezuela, comme le Frente Décimo Martín Villa, ainsi que l’ELN, de plus en plus impliquée dans l’exploitation minière illégale dans le bassin de l’Orénoque. Affaiblie par les opérations de l’armée colombienne et les coups portés par les paramilitaires et les FARC depuis le début du siècle, l’ELN s’était retranchée dans ses enclaves traditionnelles de la région frontalière entre le Venezuela et la Colombie, où l’extorsion de l’industrie pétrolière lui a permis de se développer depuis les années 1960. Comptant quelques 2 350 combattants, ce groupe adopte à présent des logiques stratégiques bien distinctes de chaque côté de la frontière : il défie ouvertement l’État colombien, tandis qu’il agit en « acteur paramilitaire qui soutient et défend le gouvernement bolivarien » (Aponte González A., 2021). Pour Aponte González, il existerait même une « relation de codépendance » entre l’ELN et Caracas, fondée sur la faiblesse de l’État vénézuélien et la nécessité, pour les insurgés, de contrôler les espaces transfrontaliers indispensables au financement et à la défense de la guérilla. Ainsi, les combattants elenos seraient parvenus à s’enraciner dans l’Apure vénézuélien et à accroitre leur influence tout le long de la frontière, de l’Amazonas au Zulia. Enfin, le Vichada, autre voie stratégique majeure pour l’exportation de la drogue via le Venezuela, connaissait en 2018 une intensification de la violence criminelle, et, plus au Nord, l’ELN et le Clan del Golfo étendaient leur influence à La Guajira.

Stabilisation sécuritaire, paradigme stratégique en trompe-l’œil

11L’Acuerdo final para la terminación del conflicto y la construcción de una paz estable y duradera (AdP), signé en 2016, nourrissait l’ambition de neutraliser les facteurs de reproduction de la violence politique dans le pays. Le texte faisait de la fin du conflit avec les FARC l’opportunité de procéder aux transformations du régime politique et du système de relations socio-économiques pour que les tensions, face à toute impulsion réformatrice, ne soient plus aussi systématiquement dissipées par la violence réactionnaire. L’approche différentielle de l’entreprise, illustrée par l’expression « paix territoriale », visait à construire celle-ci « par le bas » selon Sergio Jaramillo, Haut-commissaire pour la paix de 2012 à 2016. Ainsi, « la question non résolue de la propriété foncière et en particulier sa concentration, l’exclusion de la paysannerie et le retard de développement des communautés rurales » (AdP, 2016 : 3) étaient identifiés comme causes structurelles du conflit ayant contribué à l’essor du narcotrafic. Divers mécanismes institutionnels inclusifs ont alors été élaborés pour favoriser la concertation avec les populations locales, en particulier dans les zones rurales les plus affectées par la violence. Les programmes de développement territorial (Programas de Desarrollo con Enfoque Territorial) et de substitution volontaire des plantations illicites (Programa Nacional Integral de Sustitución de Cultivos Ilícitos) ont donc été pensés comme des outils de planification participatifs privilégiant les projets conduits par les habitants, en coordination avec les autorités locales et régionales. Dans cette optique, la notion de sécurité retenue était celle dite intégrale, ainsi présentée :

Une conception moderne, qualitativement nouvelle, de la sécurité, qui, dans le cadre de la fin du conflit, repose sur le respect de la dignité humaine, la promotion et le respect des Droits Humains et la défense des valeurs démocratiques, notamment en ce qui concerne la protection des droits et des libertés des personnes impliquées en politique, et en particulier de celles qui deviennent opposants politiques au terme de la confrontation armée (AdP, 2016 : 38 [traduction]).

12Cette perspective se distingue des stratégies plus répressives des gouvernements Uribe et Santos (2010-2018) : les négociateurs de l’accord ont placé le citoyen (plutôt que la nation ou l’État) au centre de la politique de sécurité post-conflit et insisté sur le fait que la garantie des conditions du débat démocratique constituait une des principales missions des Forces Armées.

13Le programme Paz con legalidad du gouvernement Duque, qui a fait office de feuille de route pour la réalisation des dispositions prévues par l’AdP, a remplacé cette orientation par une conception stato-centrée et militariste de la sécurité, caractérisée par le déploiement prioritaire de Forces Armées dans les régions les plus violentes du pays. Pariant sur la dissuasion militaire, l’exécutif comptait améliorer les niveaux de sécurité par la lutte contre les économies illégales, le renforcement de la présence de l’État dans les territoires « non gouvernés » et la promotion de l’entreprenariat privé. En guise de réponse au déficit chronique de sécurité dans les régions pauvres et reculées du pays, cinq Zonas Estratégicas de Intervención Integral (ZEII), ou Zonas futuro (Decreto 2278 de 2019), ont été créées, notamment dans le Catatumbo et l’Arauca. L’objectif déclaré était d’y « protéger la population et garantir une action unifiée, coordonnée, interinstitutionnelle, soutenue et globale de l'État » (Ministerio de Defensa Nacional, 2010 : 14), un État porteur indiscuté de la légalité, dont le « retour » était annoncé comme la panacée.

  • 2 La Declaración sobre seguridad en las Américas présente ainsi la sécurité multidimensionnelle : « (...)

14Cette stratégie d’intervention synergique de diverses institutions étatiques repose sur le concept de stabilisation, né de la doctrine de contre-insurrection du siècle passé, puis développé dans le cadre des politiques sécuritaires dites de « consolidation » (Política de Consolidación de la Seguridad Democrática, entre 2006 et 2010, et Política Nacional de Consolidación y Reconstrucción Territorial, de 2010 à 2014) (Piccolino G. et Ruette-Orihuela K., 2021). Dans son acception la plus large, il s’agit du processus par lequel agences publiques civiles et militaires mobilisent conjointement leurs moyens en soutien des capacités structurelles de résilience d’une société. Les pratiques du gouvernement Duque ont cependant semblé contredire l’idée multidimensionnelle de la sécurité prônée dans ce même sens par les pays membres de l’Organisation des États Américains pour affronter les « menaces hybrides » et transnationales au XXIe siècle (Organización de Estados Americanos, 2003)2. Elles se sont bien inscrites dans le processus d’élargissement de la notion de sécurité en cours depuis les années 1990, qui assigne aux militaires des fonctions de contrôle de l’ordre intérieur, mais les aspects judiciaires et sociaux de la stratégie de stabilisation, réprouvés par les champions de la mano dura pour leur moindre inefficacité supposée, ont été relégués au second plan.

15En fait, cela s’est traduit par une « narcotisation » de la politique de sécurité du président Duque : articulée autour de la désignation de l'ordre criminel financé par les narcodollars comme principale explication de la violence dans les territoires, la PdS s’est avérée essentiellement coextensive de la lutte antidrogue. À ce sujet, Rafael Guarín, conseiller du président en la matière, affirmait d’ailleurs en 2020 que « le problème, ce n’était pas les FARC-EP, c’était et cela reste les économies illicites » (cité par Fundación Konrad Adenauer, 2020 : 30). Le gouvernement a donc investi davantage de moyens dans la lutte contre le crime organisé que pour la mise en œuvre d’autres points de l’accord de paix relatifs à la question narcotique, moins focalisés sur les objectifs sécuritaires à court terme. Bien que l’adoption d’une perspective intégrale, territoriale et différentielle ait été consacrée dans le discours gouvernemental, la primauté a été donnée sur le terrain à l’interdiction militarisée du narcotrafic et aux programmes d’éradication forcée des cultures illicites. De telles options ont marqué un tournant par rapport à l’approche globale de l’AdP, en reprenant les critères d’interprétation et d’intervention propres à la « guerre contre la drogue » des années 1980-1990. D’ailleurs, aucune mention du contexte de transition post-conflit n’apparaît dans le texte de présentation de la PdS, lequel conçoit la sécurité de l’État et des institutions publiques comme une fin et préconise l’usage de la force de coercition publique comme principal procédé pour y parvenir. Une telle promesse d’ordre peut être électoralement payante, mais elle risque fort de se matérialiser au prix d’une restriction des droits des citoyens et du contrôle démocratique de l’action publique (Nateras González M. et al., 2020 : 109).

16En somme, pour la Fondation Paz & Reconciliación (PARES), « la politique de sécurité de Duque reproduit certaines erreurs commises par le gouvernement Uribe et méconnaît les avancées réalisées pendant celui de Santos », faisant planer, dès 2018, un « halo de revanchisme politique » sur les conditions de mise en œuvre de l’accord de 2016 (PARES, 2019). En effet, Iván Duque s’est imposé lors du scrutin présidentiel en se présentant à la tête d’une coalition de droite réunissant le Centro Democrático, parti créé par Á. Uribe, et le Partido Conservador, soit les deux formations politiques ayant mené la fronde contre l’accord « illégitime » négocié par le président Santos et les FARC, considérées comme une firme « narco-terroriste » dénuée de toute essence politique.

17Parmi les principales menaces identifiées par le gouvernement Duque en 2018 figurait aussi l’instabilité politique au Venezuela – où sévit le « castrochavismo », autre figure honnie de l’uribismo – tandis que ce pays s’enfonçait dans la récession économique et l’imbroglio politique. La crise inversait les flux migratoires et facilitait la retraite des groupes illégaux en territoire vénézuélien, hors de portée de l’armée colombienne. Iván Duque s’est d’emblée efforcé d’isoler diplomatiquement Caracas, par exemple en soutenant les démarches du Groupe de Lima, instance multilatérale reconnaissant l’opposant Juan Guaidó comme président intérimaire du Venezuela. Et lors de sa première prise de parole à l’Assemblée Générale des Nations Unies, il a réclamé la fin de la « dictature » au Venezuela (Presidencia de la República, 2018), avant de déployer 5 000 soldats supplémentaires dans le Catatumbo, portant à 15 000 le nombre de militaires colombiens présents dans la région frontalière à ce moment-là.

18L’hostilité des intentions ainsi affichées par Bogota entrait dans le cadre plus large d’une stratégie de valorisation de la Colombie en tant que pivot géopolitique régional allié des États-Unis. Cette frontière sépare en effet deux pays dont les relations avec l’« Oncle Sam » sont antinomiques : alors que le néo-populisme bolivarien conteste la puissance hégémonique états-unienne sur le continent, l’exécutif colombien en est un fidèle auxiliaire. Washington a, du reste, contribué à leur déstabilisation et pacification respectives depuis le début du siècle, en imposant de lourdes sanctions économiques au Venezuela chaviste – désigné « menace extraordinaire contre la sécurité nationale et la politique extérieure des États-Unis » depuis 2015 (Executive Order 13692) – et en promouvant le Plan Colombia par lequel a été renversé le rapport de force entre la guérilla et les Forces Armées colombiennes. Depuis lors, les administrations Obama et Trump ont soutenu le processus de paix en Colombie, même si la position du second s’est faite plus critique à partir de 2017, autrement plus inquiet qu’il était de l’évolution du trafic de cocaïne et de la radicalisation du régime au Venezuela.

Militarisation et précarisation de la paix

  • 3 Lien de la vidéo publiée le 29 août 2019 à l’occasion de la déclaration de Márquez annonçant la cré (...)

19On dénombrait en 2019 une trentaine d’organisations armées illégales actives dans l’espace frontalier entre la Colombie et le Venezuela (PARES, février 2020 : 7). La violence y était principalement alimentée par les affrontements entre les groupes exFARC, l’ELN et les structures héritières du paramilitarisme. Depuis cette date, de nouvelles divisions sont apparues entre les factions dissidentes des FARC, dont la plupart des combattants présents dans la région se rassemblent désormais autour de deux pôles rivaux. D'un côté, le réseau dirigé par Miguel Botache Santillana, alias « Gentil Duarte », puissant militairement, contrôle de larges territoires ; de l’autre, la Segunda Marquetalia formée à l’été 2019, à l’initiative de commandants historiques des FARC tels que Luciano Marín Arango, alias « Iván Márquez ». Ce dernier a justifié le retour à la lutte armée « en réaction à la trahison par l'État de l'accord de paix de La Havane. Nous n'avons jamais été vaincus militairement ni idéologiquement, c'est pourquoi le combat continue »3. Un troisième groupe exFARC est actif dans l’espace qui nous intéresse : le Frente Décimo, particulièrement entreprenant dans l’Apure depuis le milieu des années 2010. L’ELN y a aussi multiplié les actions armées depuis 2018. Le processus de paix avec cette guérilla semble compromis depuis que le président Duque a rompu le dialogue après l’attentat à la voiture piégée qui a fait 21 morts à l'école de police de Bogota en janvier 2019 (Verdad abierta, 2019).

20Le gouvernement colombien faisait état, pour la période 2017-2021, de 330 000 hectares de coca détruits et de plus de 1 500 tonnes de cocaïne saisies (Jiménez Martín C. et Zuluaga Nieto J., 2021 : 255), invoquant même, pour 2020, une année record dans la lutte contre la drogue. Pourtant, la superficie totale des champs de coca dans le pays restait proche des 200 000 hectares en 2021, selon l’administration états-unienne ; et l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime estimait l’exportation colombienne de cocaïne à plus de 1 200 tonnes annuelles, désignant le Norte de Santander comme le principal département producteur de coca en 2019 (ONDCP, 2020). Avec la détérioration de la situation sécuritaire dans les régions concernées, ces chiffres démontraient une nouvelle fois l’échec de la stratégie antidrogue militarisée, invalidant la thèse selon laquelle l’interdiction du narcotrafic améliore à coup sûr les niveaux de sécurité.

  • 4 En 2020, 182 assassinats de « leaders sociaux » ou de défenseurs des droits ont été recensés en Col (...)
  • 5 Pour reprendre l’expression de Jorge E. Delgado, 2015 : 410.

21Les Zonas Futuro avaient été créées pour ancrer l’autorité de l’État dans les zones post-FARC. Dans la pratique, le modèle a paru fondé sur le même type d'opérations militaires lancées contre la guérilla par le passé. L'intervention des pouvoirs publics s’y est de nouveau limitée à une présence militaire, souvent provisoire, pas assez doublée de l’action des institutions judiciaires pour être décisive, comme en attestent les nombreux assassinats de « leaders sociaux » et d’anciens guérilleros en cours de réinsertion4. Faute d’implantation territoriale pérenne, les Forces Armées n’ont pas été en mesure de protéger les populations, se retrouvant en situation de « rivaliser en tant que prestataires de services »5 publics avec des organisations dont la puissance financière leur permet de surmonter rapidement les pertes subies.

22Cette politique de sécurité se résume donc pour l’essentiel à une militarisation des territoires contraire à la perspective dessinée par les programmes de développement territorial (PDET) et de substitution des cultures illicites (PNIS) conçus en 2016. Ainsi, l’emplacement des ZEII a fait coïncider deux figures antagonistes, ces « Zonas Futuro pour faire la guerre et les PDET pour construire la paix » (Libreros Jiménez G., 2021 : 25). Si la réforme rurale prévue par l’AdP visait à consolider l’autonomie des territoires, la stratégie du gouvernement Duque a plutôt entretenu les tensions entre les forces de sécurité et les communautés locales présumées complices des structures illégales. Les méthodes répressives allant de pair avec l’intensification de la violence discrétionnaire, une partie de la population a fini par assimiler les forces de l’État à une hostile faction armée parmi d’autres. En outre, les aides financières ont été insuffisantes pour accompagner les paysans engagés dans une production légale alternative ; les plus démunis d’entre eux ont repris la culture de la coca, avec ce que cela induit en termes de maintien de l’influence des groupes illégaux sur l’ordre local. La légitimité alors perdue par l’État a pu se reporter sur ces derniers, protecteurs de fait des cultivateurs, en particulier dans les régions où ils sont nombreux à avoir adhéré au PNIS, comme dans le Norte de Santander.

  • 6 Mécanisme de justice transitionnelle élaboré pour juger les crimes commis durant le conflit armé in (...)

23Reflet de l’adoption restrictive de la politique sécuritaire de stabilisation, tout cela illustre la ligne de conduite du gouvernement dans ce qu’elle a de plus partisan, consistant par ailleurs à entraver la mise en œuvre de l’AdP par le biais institutionnel. Pressé par le Centro Democrático, l’exécutif a activement participé à la bataille législative pour la définition du cadre réglementaire de concrétisation des mesures ratifiées en 2016, mais auxquelles l’uribismo est opposé. On citera, par exemple, la Reforma Rural Integral, la Jurisdicción Especial para la Paz6, la place de la Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común (parti politique fondé par d’anciens guérilleros farianos) au Congrès, ou encore la refonte du cadastre vouée à régulariser la propriété foncière en zone rurale, dont l’informalité et la concentration sont sources d’innombrables conflits. À la désorganisation institutionnelle ainsi entretenue s’est donc ajoutée l’allocation de budgets parcimonieux, pour aboutir à une application sélective de l’accord de 2016, par ajustement de ses dispositions au projet politique uribista. Aussi l’AdP s’est-il trouvé subordonné aux priorités stratégiques du gouvernement – comme les plans de développement territoriaux l’ont été à la lutte contre le « narco-terrorisme » – au moyen d’une réinterprétation du processus de paix et de ses conditions de réalisation, entrainant la suspension des réformes de fond qu’il instituait.

Barriérisation de la frontière et maintien de l’emprise criminelle sur la région

24Le gouvernement Duque a également mis à profit les relations avec les États-Unis et le Venezuela pour justifier l’option sécuritaire militarisée chère à son camp politique. En avril 2019, Donald Trump a enjoint son homologue colombien de renforcer sa politique contre le narcotrafic en déclarant : « La Colombie a un nouveau président (…). Il a dit qu’il allait arrêter les drogues. Mais plus de drogue est exportée aujourd’hui depuis la Colombie qu’avant son arrivée à la présidence. Il n’a donc rien fait pour nous » (McDermott J., 2019). Coup de pression sans doute superflu tant l’alliance stratégique entre les deux pays, et la proximité des deux exécutifs pour ce qui est du prohibitionnisme antidrogue, ne souffraient d’aucune ambigüité. De plus, une des principales difficultés pour lutter efficacement contre le narcotrafic dans la région frontalière avec le Venezuela n’est pas de l’unique responsabilité de Bogota : l’absence de coopération entre les autorités colombiennes et vénézuéliennes complique d’autant plus la question qu’une action stratégique coordonnée est nécessaire à l’interruption de flux qui, par nature, sont transnationaux. Mais la rupture des relations bilatérales en a éloigné les possibilités à court terme, et les dirigeants ont renoué avec la « diplomatie du microphone » et les injures réciproques du temps où gouvernaient Uribe et Chávez.

25En février 2019 s’est produit l’un des incidents les plus spectaculaires ayant contribué à tendre les relations entre les deux exécutifs ces dernières années. Les heurts déclenchés par la tenue du « concert humanitaire » organisé par Guaidó sur le Puente Internacional Tienditas, qui relie Cúcuta et Urena, ont alors causé plus de 300 blessés. Caracas a rompu les relations diplomatiques avec Bogota dans la foulée, accusant le gouvernement Duque d’exacerber la crise au Venezuela pour y créer les conditions d’une intervention impérialiste. Par la suite, l’envoi de troupes vénézuéliennes à la frontière, après la publication de clichés semblant démontrer la complicité de paramilitaires colombiens avec Juan Guaidó, a modifié la conjoncture sécuritaire régionale, sur fond d’autoritarisme croissant du gouvernement Maduro. La sécurisation des départements frontaliers opérée dans ce cadre y a bouleversé les équilibres criminels et, de ce fait, produit de nouveaux conflits. Los Rastrojos, par exemple, étaient parvenus à construire une relation de connivence avec les autorités locales vénézuéliennes : en échange de la non intervention en politique, du maintien de l’ordre dans les territoires sous leur contrôle et du partage des gains illicites avec les militaires et les responsables politiques, on les laissait mener leurs activités. Cet accord tacite a expiré après la révélation des activités de Guaidó du côté colombien de la frontière, qu’il aurait franchie début 2019 avec l’aide de cette organisation (PARES, 2020 : 23).

26Mais le plus important déploiement militaire dans l’espace frontalier côté vénézuélien, depuis 2018, est advenu à l’occasion de l’opération Escudo Bolivariano 2021 lancée par Caracas pour expulser les dissidents exFARC du Frente Décimo. Ces derniers patrouillaient pourtant avec les militaires vénézuéliens depuis des années, mais il semble que leur rivalité avec la Segunda Marquetalia, dont les dirigeants entretiennent des relations haut placées avec le chavisme, ait motivé l’attaque (Human Rights Watch, 2021). En mai, quand les forces de sécurité se retirèrent, le bilan était contrasté : certes, le Frente Décimo est affaibli, mais il est parvenu à se maintenir, et la confrontation a surtout mis au grand jour les limites de l'armée vénézuélienne, précarisée et instrumentalisée par le régime (Insight Crime, 2021). Les affrontements du printemps 2021 ont aussi donné à voir combien le gouvernement Maduro ne contrôlait pas les groupes illégaux dont il avait longtemps toléré la présence : l’alliance stratégique avec les FARC dégénérait en une lutte acharnée entre factions concurrentes, accentuant l’instabilité géopolitique de la région frontalière. En vérité, les grands gagnants de l’opération ont bien été la Segunda Marquetalia et l’ELN, dont les zones d’influence au Venezuela étaient également lorgnées par le Frente Décimo (León A., 2021).

27À l’instar de ce qui était arrivé avec les FARC, l’expansion de l’ELN au Venezuela s’était faite sans véritable opposition de la part du gouvernement bolivarien. Plus récemment, les rebelles ont tiré parti des attaques de l’armée vénézuélienne contre Los Rastrojos et l’EPL à la frontière avec le Norte de Santander, ainsi que des effets de la pandémie de Covid19. Le 14 mars 2020, Iván Duque a en effet annoncé la fermeture des sept points de passage légaux de la frontière pour freiner l’expansion du virus ; cette décision a stimulé la circulation transfrontalière par les sentiers clandestins contrôlés par les groupes illégaux, prouvant qu’il est impossible de fermer un tel espace frontalier et d’y interrompre les dynamiques informelles locales. Plus loin en territoire vénézuélien, dans l’Arco Minero del Orinoco (État de Bolívar), la présence des guérilleros avait été consentie par Caracas et les acteurs économiques locaux, qui percevaient leur présence comme la garantie d’un certain ordre dans la région, alors théâtre d’une vague de violence entre sindicatos criminels, et comme un moyen efficace de drainer la richesse produite vers l’élite au pouvoir (Insight Crime, 2021).

28Après que les affrontements entre le Frente Décimo et l’ELN pour le contrôle des activités illégales dans l’ouest vénézuélien ont débordé en Colombie en 2021, Iván Duque a annoncé le 3 janvier 2022 l'arrivée de deux nouveaux bataillons de l'armée de Terre pour participer au renforcement de la sécurité à la frontière, avec les soldats du Comando Específico de Norte de Santander créé en juillet 2021. Ils viendraient s’ajouter aux 14 000 militaires déjà déployés dans le département pour lutter, entre autres, contre le Frente 33 – responsable de l’explosion d’une camionnette piégée dans les locaux de la 30e brigade de l'armée à Cúcuta, faisant 34 blessés le 15 juin 2021, et des coups de feu tirés non loin de là, quatre jours plus tard, sur l’hélicoptère dans lequel se trouvaient le président Duque et plusieurs ministres (La Opinión, 2021). L’ensemble des forces massées à la frontière par les deux gouvernements, consécutif au « surinvestissement des frontières comme icônes de souveraineté » (Medina L., 2020 : 7), augmentait pourtant le risque qu'un accrochage tourne à la crise interétatique, sans, de surcroit, réduire les niveaux de criminalité et de violence. En définitive, comme l’écrivent les analystes de PARES :

La présence des Forces Armées d’un côté et de l’autre de la frontière ne signifie ni contrôle ni souveraineté ; tout laisse à penser que, dans ces régions éloignées, l’argent est le ciment de la société et que celui qui en dispose en quantité impose sa loi ; ici, ce sont les guérilleros et les narcotrafiquants (PARES, février 2020 : 74).

Considérations finales

29Tiraillé entre la critique de l’accord émanant de sa famille politique et l’obligation légale d’appliquer les dispositions approuvées en 2016, Iván Duque a usé du discours stratégique contemporain sur la stabilisation, en en domestiquant la mise en pratique par l’adoption de méthodes sécuritaires plutôt classiques, afin d’en éluder certains effets indésirables à ses yeux. Si, d’un côté, l’effacement de la distinction entre sécurité publique et défense nationale – corrélatif à l’approche sécuritaire des problèmes socio-économiques et à la militarisation des solutions – sert bien la cause conservatrice, de l’autre, la barriérisation de la frontière avec le Venezuela a permis d’éviter la dilution de la souveraineté également provoquée par l’application intégrale des notions de sécurité multidimensionnelle et de stabilisation (Manero E., 2020 : 62, 66). En ne s’appropriant que partiellement de tels concepts, l’exécutif a pu mettre en œuvre de façon sélective les mesures prévues par l’AdP, tout en affirmant son opposition au gouvernement Maduro. Notons que l’étanchéité de cette frontière est toutefois restée chimérique, tant l’espace qu’elle traverse est ordonné selon des normes alternatives et des logiques réticulaires, elles-mêmes produits de la sédimentation de dynamiques conflictuelles en constante mutation et de l’articulation multiscalaire des flux qui le sillonnent.

30Malgré l’évolution du contexte en Colombie depuis le démantèlement des FARC, le président Duque a imposé un maniement répressif des phénomènes considérés comme menaçants, conforme au cadre uribista d’interprétation des raisons de la colère dans le pays. L’approche a placé les Forces Armées au centre d’une stratégie de pacification, fondamentalement axée sur l’interdiction des activités illégales, et contribué à différer les réformes inclusives préconisées avant 2018. À l’imaginaire post-conflit, affranchi de l’emprise de la guerre, s’est ainsi opposé l’impératif sécuritaire post-accord justifié par la nature criminelle et immédiate des menaces pesant, selon le gouvernement, sur l’intégrité des institutions et des mécanismes d’action publique en charge de la protection des territoires. Ce renoncement aux transformations convenues en 2016 est soutenu par les partisans du maintien des hiérarchies sociales établies, tels ceux intéressés à la préservation de la formule extractiviste d’usage de la terre et d’accumulation. Il implique une moindre redéfinition du périmètre du politique que celle à laquelle s'engageait l’AdP.

31L’emploi ainsi orienté de la force publique, manifestement inefficace à défendre les bâtisseurs de la paix, résulte en premier lieu du refus des critères d’analyse des sources de la violence retenus par les négociateurs de l’accord de 2016. Pour Duque et ses alliés, la violation de la norme légale en vigueur est plus grave que les origines et les conséquences des faits sociaux frappés d’illégalité, tels que le narcotrafic. Ceux qui ont toujours nié l’existence de motifs politiques à la guerre en Colombie ont donc continué de préconiser le rétablissement militarisé de l’État de droit plutôt que la modification de l’ordre générateur des conflits, soit la garantie du respect homogène de la loi plutôt que la régulation de l’hétérogénéité sociale. Finalement, le statu quo a concouru à perpétuer la violence, comme moteur et mode d’institutionnalisation de l’ordre dans de nombreux territoires, notamment dans les départements frontaliers avec le Venezuela. Et l’incapacité des pouvoirs publics à y éteindre durablement les foyers conflictuels a compromis les gains en sécurité attribuables au processus de paix, semblant condamner la transition à la crise chronique.

32L’issue d’une situation de post-conflit est notamment déterminée par la définition de la sécurité soit comme condition de réalisation d’un nouveau projet de société, soit comme simple indicateur du degré d’obéissance aux règles existantes. La seconde option, prisée par la coalition au pouvoir en Colombie de 2018 à 2022, a entrainé la mobilisation des forces de sécurité afin de sauvegarder l’héritage institutionnel propice à la reproduction du régime de rapports sociaux. Dès lors que la définition de la sécurité met en jeu les critères de conservation de l’ordre social, et que celle-ci passe, en l’espèce, par l’obstruction du processus de paix, la participation des Forces Armées à l’affirmation de la puissance de l’État les amène à intervenir dans ce qui relève des affaires politiques. Dans ces conditions, les réticences du président Duque à endosser la mise en œuvre des mesures pourtant érigées en politique d’État en 2016 ont conduit à assimiler, de fait, l’action publique à la politique gouvernementale, au détriment de la légitimité des institutions en général et de l’armée en particulier.

33Matière au rejet de l’État plutôt qu’à celui de l’exécutif à l’œuvre, cette confondante tendance explique sans doute en partie l’émergence récente de nouvelles formes communautaires de protection et de contrôle territorial. En dérogeant une fois de plus au monopole de la violence légitime, en théorie constitutif d’un État moderne, la formation de gardes paysannes ou indigènes en affaiblit davantage les capacités (et leur portée, parfois pernicieuse, certes) au risque d’ouvrir la voie, en réaction, à l’autoritarisme qui se dresse dans le voisinage. Mais la relative solidité de la démocratie colombienne tient aussi au système de pouvoirs/contre-pouvoirs en place ; l’attachement de nombreux citoyens à la construction d’un avenir en paix pourrait éviter que le militarisme ne perdure au Palais Nariño et que l’accord de 2016 ne reste lettre morte.

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Notes

1 À ce propos, on peut se référer aux travaux de Fernán González, du Centro de Investigación y Educación Popular ; par exemple González, 2014.

2 La Declaración sobre seguridad en las Américas présente ainsi la sécurité multidimensionnelle : « Notre nouvelle conception de la sécurité sur le Continent américain a une portée multidimensionnelle et traite des menaces traditionnelles ainsi que des nouvelles menaces, préoccupations et autres défis pour la sécurité des États de l’Hémisphère ; elle inclut les priorités de chaque État, contribue à la consolidation de la paix, au développement intégral et à la justice sociale et est fondée sur les valeurs démocratiques, le respect, la promotion et la protection des Droits Humains, la solidarité, la coopération et le respect de la souveraineté nationale » [traduction].

3 Lien de la vidéo publiée le 29 août 2019 à l’occasion de la déclaration de Márquez annonçant la création de la Segunda Marquetalia : https://www.youtube.com/watch?v=GuuvCXRYnRc.

4 En 2020, 182 assassinats de « leaders sociaux » ou de défenseurs des droits ont été recensés en Colombie ; pour 2021, le chiffre était de 145 homicides (Defensoría del Pueblo, 2022).

5 Pour reprendre l’expression de Jorge E. Delgado, 2015 : 410.

6 Mécanisme de justice transitionnelle élaboré pour juger les crimes commis durant le conflit armé interne conclu par l’accord de 2016, considéré par ses détracteurs comme un « mécanisme d’impunité » destiné à satisfaire les « désirs de vengeance des FARC ».

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Espace frontalier partagé entre la Colombie et le Venezuela
Crédits Source : Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/​wiki/​File:Colombia_Venezuela_map.svg#file
URL http://journals.openedition.org/ideas/docannexe/image/13714/img-1.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Charles Capela, « Colombie post-accord de paix : gouvernement Duque (2018-2022) et sécurisation de la région frontalière avec le Venezuela »IdeAs [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 30 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ideas/13714 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideas.13714

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Auteur

Charles Capela

Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2, enseignant au Département d’Études des mondes hispanophone et lusophone, chercheur à l’EA1853 Lettres et Civilisations Étrangères.
charles.capela[at]univ-lyon2.fr

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