- 1 Ce texte fait partie du projet DICYT Regular 032296_F (2022-2024) : Cortar y pegar fuentes en la pr (...)
1Au Chili, le projet de Constitution a été rejeté dans des proportions surprenantes (61,89 %). C’est aussi l’opportunité d’établir un nouveau cadre normatif incorporant les droits fondamentaux à l’accès, la production et la circulation de l’information au système médiatique et aux plateformes qui s’est perdue, quelque chose d’inédit face à la rare régulation des communications au Chili jusqu’à aujourd’hui.
2En termes communicationnels, le processus a été affecté par les désordres de l'information propres aux réseaux sociaux, mais il a également été perçu à partir des biais d'information introduits par un système médiatique conservateur, fortement concentré et centralisé. La campagne de l’apruebo n'a pas non plus réussi à communiquer clairement ses objectifs et ses horizons, ni à contextualiser le processus et encore moins à développer un storytelling. En ce sens, le système médiatique chilien n'est pas très éloigné de la réalité latino-américaine, car les hauts niveaux de concentration médiatique sont étroitement liés à la structure politique, culturelle et économique de chaque pays et finissent par structurer ces mêmes sphères.
3La communication n'explique pas la large différence du résultat du plébiscite ‒ et leurs facteurs politiques, sociaux, économiques et culturels ‒ mais l’espace médiatique du pays entrave la circulation des opinions favorables au changement, un phénomène que nous proposons d'aborder par la compréhension de la production d'informations qui circulent dans les médias et les réseaux sociaux chiliens.
4Nous présentons ici de brèves réflexions sur l'environnement informationnel pendant le processus constituant (du 15 novembre 2019 au 4 septembre 2022), une séquence qui comprend une campagne présidentielle (2021) et la première année du gouvernement de Gabriel Boric (2022). Cette perspective est fondée sur des recherches récentes sur les routines journalistiques, les dérégulations du système médiatique et la culture de l'information du pays.
- 2 Territoire ancestral historiquement revendiqué par le peuple mapuche. Il s'étend sur le centre-sud (...)
5Dans son discours inaugural, la première présidente de la Convention constitutionnelle, Elisa Loncón ‒ une femme d'origine mapuche et linguiste ‒ a salué le pays en langue mapudungun. Ce geste a été le prétexte, sur les réseaux sociaux et dans les médias, pour délégitimer l’organe constituant en le liant aux troubles dans le wallmapu2. Au-delà de cet épisode, et bien que les tendances aient été plus équilibrées dans la presse numérique, le camp de l'opposition a progressivement gagné de l'espace dans un récit d'instabilité et de désordre et les médias se sont indéniablement orientés en faveur du rechazo.
6Ce cadrage répète le traitement de l'actualité des mobilisations sociales de l’octobre chilien (2019) et s’est reproduit durant la campagne présidentielle. En témoignent les discussions que la droite a installées sur la « tyrannie de la majorité », les alertes sur la menace de voir le pays dériver vers une situation proche de celle du Venezuela ou les commentaires pessimistes sur les scénarios économiques. Elles se construisent à partir des titres, des chapôs, de l'utilisation de sources principalement officielles, du cadrage conservateur et de tout un appareillage journalistique anxiogène. La réalité est présentée comme une menace de débordement dans les médias traditionnels, la télévision ou la presse.
7Dans ce scénario, la désinformation, plus erronée qu'inexacte, s'est développée tout au long du processus constituant, tant sur le personnel constituant que sur les travaux de la Convention (de supposées soirées de débauche), les articles (fin de la propriété privée) ou le plébiscite (les cartes d’électeurs). L'extrême droite a aussi eu recours à une intense activité de bots sur Twitter, dans un but anti-démocratique, par exemple les brigades numériques cherchant à modifier le comportement et la perception des adversaires les plus directs de Kast.
8Dans la lignée des gouvernements de l'ex-Concertación (1990-2010), et malgré une communication plus directe via réseaux socio-numériques, le gouvernement Boric privilégie les médias traditionnels, comme les journaux El Mercurio et La Tercera ou les grandes chaînes de télévision et de radio. Le site de journalisme politique ExAnte, fondé par Cristián Boffill ‒ un journaliste de premier plan dans le pays ‒, proche du monde des affaires, semble émerger dans ce travail de définition de l'agenda public.
9Tout cela montre que, dans l'environnement informationnel chilien, il existe un ordre qui cherche à entraver et à ralentir le changement social.
10La transformation de l'écosystème médiatique au Chili s'accompagne de processus politiques visant à cimenter le rétablissement de la démocratie et à tenir la promesse d'un développement inclusif pour surmonter les inégalités inhérentes à un pays latino-américain et son accès particulier à la promesse de la modernité. Depuis la promulgation de la Constitution de 1980 par la junte civilo-militaire, la sphère publique est soumise à une politique de concurrence pour les audiences, renforcée au cours des premiers gouvernements de la Concertación. Le rôle des médias dans le façonnement de la sphère publique est de neutraliser le changement social et de contribuer à la stabilité démocratique.
11Ce processus a affecté des routines journalistiques uniformes qui connaissent peu de variations entre les régimes autoritaires et démocratiques. On observe, par exemple, une récurrence d’articles qui communiquent à peine plus d'une source, la plupart du temps officielle, répétitive et négociée avec les institutions publiques et privées. Les sources confidentielles et non identifiées sont aussi massives.
12Cette récurrence se traduit par des relations familières avec les sources, une faible habitude de vérification des informations, un fort contrôle des éditeurs sur le processus de production de l’information et une organisation verticale des rédactions. Le jugement professionnel s’établit par la coïncidence du matériel journalistique avec d'autres médias. Il révèle les fortes pressions pour augmenter les audiences de la part du marché publicitaire, des propriétaires et de la précarisation du travail (Mellado C., 2012) et, dans une moindre mesure, du système politique. Si la censure directe n'est pas perçue, les pressions conduisent à l'autocensure.
13Les changements dans la routine journalistique au Chili font référence à la numérisation du processus de production, à l'accélération et au volume des nouvelles dans un cycle de production 24/7. Elles génèrent une individualisation de la prise de décision, même si la réunion de rédaction continue de fonctionner comme filtre collectif. Le travail de reportage se réduit (Mellado C., 2012 : 390) et les stratégies d'écriture supposent une logique d'essais et d'erreurs pour l'élaboration de textes, plus longs et moins orientés vers le scoop (Greene M.F., Lecaros M.J. et M.F. Cerda, 2022). Les publics ont également été largement intégrés au processus de production de l’information, que ce soit par une relation plus directe avec les journalistes, les metrics ou une communauté d'utilisateurs construite par l'utilisation de canaux de messagerie directe ou de réseaux sociaux.
14L'environnement informationnel chilien actuel se caractérise donc par une routine journalistique en pleine reconfiguration, ce qui n'a pas signifié un changement profond de ses priorités et a renforcé son caractère conservateur. En outre, les configurations de la sphère publique opèrent également à travers les dérégulations du système médiatique.
15Comme beaucoup d'autres pays de la région, le Chili dispose d'un système de communication caractérisé par une relation étroite entre les médias privés et le pouvoir politique. La configuration médiatique de la sphère publique s'inscrit dans un contexte de graves difficultés économiques, qui ont entraîné une diminution de la participation de l'État dans les médias publics, la fermeture de journaux et une baisse des audiences et des recettes publicitaires. Cela se manifeste également dans différentes études selon lesquelles plus de 2 500 journalistes, rédacteurs et autres travailleurs des médias ont perdu leur emploi en deux ans seulement (Avendaño D. et C. Solís, 2020). Déjà en 2011, 35 % des journalistes avaient de 2 à 4 emplois parallèles (Mellado C., 2012 : 389). Cette réalité entraîne des menaces et des risques concrets pour la sécurité du travail journalistique, qui ont été aggravés par la pandémie de COVID-19. Cette précarité progressive a affecté leur autorité et leur crédibilité. Au cours de la dernière décennie, les coupes budgétaires, la diminution des équipes, la multifonctionnalité et la fusion des salles de rédaction ont accru la pression pour atteindre les paramètres de consommation.
16Ces pressions s'exercent dans un écosystème médiatique devenu plus dynamique. En plus d'intégrer de nouveaux acteurs technologiques internationaux, de nouveaux acteurs étrangers ont intégré le système médiatique traditionnel. Mais cela ne change rien à la forte concentration à laquelle le pays est historiquement habitué. Il existe plus de 700 stations de radio, 200 fréquences de télévision et environ 70 quotidiens, dans lesquels opère le duopole des groupes El Mercurio S.A. et Copesa (Consorcio Periodístico de Chile S.A.). Bien qu’ils se partagent le marché de manière presque égale, Copesa participe à d'autres secteurs économiques (supermarchés, centres commerciaux, banques, télécommunications et commerce de détails) (Becerra M. et G. Mastrini, 2017).
17Cette description coïncide avec un espace médiatique chilien de taille réduite, fortement concentré en holdings et lié au champ politique, tant par la propriété que par le marché publicitaire commercial. Cependant, une multitude de projets journalistiques ont émergé à la suite de l'octobre chilien de 2019, visant à diversifier les voix émergentes et remettre en question l'agenda politique et médiatique centralisé.
18Ainsi, la liberté de la presse coïncide avec la liberté d'entreprise et la concurrence pour l'audience. Dans le domaine des communications, l'État chilien a défini sa participation en suivant le paradigme du développement induit par la technologie numérique. Cette vision des communications (dé)régulées par le marché a suivi la dynamique du retour de la démocratie dans une perspective de politique publique plus préoccupée de réguler les communications analogiques que la convergence des plateformes. Bien que l’État définisse les politiques de télécommunications et de développement numérique, il n'aborde pas les normes réglementaires permettant de gérer les nouveaux espaces de circulation de l'information. Les principaux défis se situent dans les sphères économiques, politiques, socioculturelles et technologiques du secteur des communications, mais il faut désormais mettre l'accent sur le caractère public et les conséquences qui en découlent pour l'exercice des libertés, l'accès à l'information, son importance pour la démocratie et le vivre ensemble. C'est ce que confirme un aperçu de la culture informationnelle du pays.
19La non-régulation des communications au Chili est un facteur crucial en raison d'une exposition permanente, accélérée et multi-écrans aux informations. Elle est également en jeu dans la forte critique de l'écosystème médiatique, qui s'ajoute à la dépréciation de la profession avec des mobilisations devant les principaux médias (lors de l’octobre chilien de 2019) et des critiques formulées en direct (à la télévision), dans le courrier des lecteurs ou des tribunes dans la presse écrite. Les journalistes sont perçus comme faisant partie de l'élite nationale.
20Ainsi, la confiance dans les informations a chuté de 15 points en 2020 par rapport à l'année précédente, probablement en lien avec le conflit social de 2019. Seules 38 % des personnes interrogées les trouvent crédibles et les médias du duopole affichent des taux d'insatisfaction plus élevés encore (Fernández Medina F. et E. Ñúñez-Mussa, 2022). En même temps, les consommateurs perçoivent très peu d'indépendance des médias par rapport au système politique, un diagnostic auquel n'échappent pas les réseaux socio-numériques, perçus comme jouant un plus grand rôle dans la discussion politique au fil des ans.
21La consommation d'informations s'est également diversifiée et fragmentée au quotidien. Si la télévision reste centrale dans la consommation d'informations politiques spécifiques, tant en termes de volume de consommation que de perceptions, la pénétration d'Internet (notamment via les smartphones, principal dispositif de consommation d'informations) a diversifié les plateformes, les formats et les sources. Pour la première fois en 2020, les réseaux socio-numériques sont devenus la source d'information la plus référencée. Les journaux et les magazines, quant à eux, souffrent d'une baisse de leur lectorat tandis que la radio maintient son taux d'écoute. Les sites web des médias sont les plus concurrentiels, connaissant une forte augmentation des visites uniques ainsi que du temps de consommation des informations (alors que le temps de lecture moyen des journaux diminue également). Ce scénario de consommation des nouvelles met aujourd'hui à l'épreuve la routine journalistique ainsi que les modèles économiques des médias et toute stratégie électorale ou politique.
22En ce qui concerne le processus politique actuel, les médias traditionnels du Chili ont opéré à partir de discours établis sur la gouvernabilité politique, l'incertitude économique et les menaces sociales. Ils ont renforcé les lignes éditoriales conservatrices, traitées dans une routine journalistique très homogène. Ils reproduisent ce travail dans la sphère numérique, même s’ils modifient profondément leur façon de procéder. On observe des signes de diversification de l'écosystème numérique et des transformations dans la production comme dans la consommation d'informations, orientées vers l'instantanéité, l'interactivité et l'accélération du flux.
23Dans ce scénario, le débat médiatique a été politisé par les mouvements sociaux depuis le milieu des années 2000. La discussion s'est installée dans des espaces médiatiques dont il avait été exclu. Néanmoins, le pluralisme est d'une faiblesse inquiétante, tant au niveau structurel qu'au niveau de l'agenda médiatique et de la provenance des sources ; aussi faible que la diversité interne des salles de rédaction des médias grand public (en termes de genre, minorités ethniques ou capital culturel).
24Cela participe à la déconnexion entre les élites et les citoyens et invite à discuter de la manière dont la citoyenneté est affectée par les liens entre les différents acteurs de la sphère publique dans cette écologie médiatique, la nouveauté qui s'ajoute à ce qui est historiquement connu comme un système médiatique concentré, conservateur et élitiste, et les désordres informationnels qui sapent la qualité de l'information, la confiance et la crédibilité des médias.